Dire l’indicible : la Shoah dans la bande dessinée
Approches historiographique, littéraire et didactique
p. 207-224
Texte intégral
1L’enseignement de la mémoire, dans le cours d’histoire, est un sujet sensible qui touche à l’épistémologie de la discipline, mais aussi aux représentations des fonctions de l’École. L’institution scolaire a-t-elle pour fonction de former une « culture commune » et de construire une mémoire collective ? Ou bien doit-elle instruire et développer la rationalité critique ? En France, dernièrement, les différentes injonctions ministérielles au « devoir de mémoire » ont fait redouter une instrumentalisation des sciences historiques1. Ces dernières auraient-elles désormais pour rôle de forger une mémoire commune pour faire rempart au délitement du lien social ? Si les débats se sont cristallisés autour du risque d’un formatage idéologique, il convient de rappeler cependant que les deux ordres de la mémoire et de l’histoire ont l’un et l’autre leur dignité. Lors du colloque « Apprendre l’histoire et la géographie à l’École », qui s’est tenu à Paris en décembre 2002, Jean-Pierre Rioux et Annette Wievorka constatent que « la mémoire est devenue un objet d’histoire » : « Il faudra donc faire demain une histoire de la mémoire, en suivant les règles élémentaires du métier d’historien, et proposer en classe une historisation pas à pas de la mémoire2. » Mais quelle mémoire étudier ?
2Affirmé en 2000 lors du Forum international de Stockholm sur l’Éducation, confirmé en France dans les programmes de primaire en 2002 et dans la lettre de rentrée 2008, l’enseignement de la Shoah semble devenu incontournable :
Transmettre la mémoire du peuple juif, des souffrances et des camps, témoigner encore et encore, reconnaître les fautes du passé et les fautes commises par l’État, ne rien occulter des heures sombres de notre histoire, c’est tout simplement défendre une idée de l’homme, de sa liberté et de sa dignité.3
3Or, exception faite de quelques allusions dans La Bête est morte ! de Calvo, en 1944, et d’un premier témoignage dans The Master Race de Krigstein dès 1955, la bande dessinée a longtemps évité le sujet. Pourtant, avec Maus de Spiegelman, dans les années soixante-dix, ou plus récemment Yossel de Kubert, Auschwitz de Croci ou encore L’Envolée sauvage de Galandon et Monin, la bande dessinée témoigne et adopte des éléments d’une démarche historique, sans pour autant abandonner toute subjectivité littéraire.
4Comment et pourquoi la bande dessinée s’est-elle intéressée à la Shoah ? Quelles furent hier et quelles sont aujourd’hui les motivations des auteurs ? Quel discours développent-ils et quelle distance prennent-ils avec les événements ? En quoi l’esthétique de la bande dessinée leur offre-t-elle un espace privilégié pour « dire l’indicible » ? Quelle réception du « judéocide4 » à travers les albums ? Quels dispositifs didactiques penser pour permettre à l’École la lecture, l’analyse et l’appropriation de tout ou partie d’un corpus ?
5Dans cette perspective, et dans le cadre d’un projet interdisciplinaire en classe de troisième, nous avons envisagé la mise en place de débats interprétatifs et la production de discours à la fois textuels et verboiconiques, à l’aide de logiciels de traitement de texte et d’images.
Motivations et discours des auteurs : quelle distance avec les événements ?
6Comment un sujet aussi grave que celui du génocide des juifs d’Europe peut-il être traité par un médium aussi « léger » que la bande dessinée ? À cette question, Serge Klarsfeld apportait un élément de réponse en 2004 dans sa préface à l’ouvrage du peintre Alec Borenstein5, consacré à la mise en image d’un texte d’un rescapé d’Auschwitz, en déclarant :
Certains repousseront l’idée d’une bande dessinée consacrée à Auschwitz ; ils auraient tort. Toute forme d’expression artistique peut être consacrée à un événement historique à condition qu’elle soit belle et bonne et, dans un tel univers où ne prédomine que l’horreur, le beau et le bon se confondent avec exactitude et véracité.
7Ainsi, le sujet juste effleuré par la bande dessinée dans l’immédiat après-guerre, devient source de sagas dans les années 2000. Pour Jonathan Haudot, qui en 2008 a consacré sa thèse de doctorat aux représentations et aux enjeux médiatico-mémoriels dans les BD traitant de la Shoah, « la bande dessinée semble avoir vraiment trouvé sa place aujourd’hui dans le témoignage ».
Le silence de l’après-guerre
8Le tout récent ouvrage de Lorenzo et Bramardi, Marguerite et Pénélope6, croise le roman de Marguerite Duras, La Douleur, écrit en 1945 et l’opéra de Monteverdi, Le Retour d’Ulysse en sa patrie (1640). Il raconte l’histoire de Marguerite, une jeune bénévole qui vient accueillir les déportés en gare d’Orsay. Chez elle, tous les soirs, elle est confrontée au silence profond de son mari récemment rentré des camps de la mort. C’est sans doute cette aporie des survivants qui explique le silence de la littérature dessinée ou non sur la Shoah dans l’immédiat après-guerre.
9Seules deux bandes dessinées évoquent le génocide à cette époque. En 1943, tout d’abord, Victor Dancette, éditeur de publications pour la jeunesse, souhaite raconter aux enfants la guerre en cours. Il s’adjoint les services du dessinateur Calvo et du scénariste Zimmerman et publie dès la Libération, en 1944, La Bête est morte !. La paisible tribu des Lapins est attaquée par une meute de Loups du pays de la Barbarie, guidée par le « Grand Loup en Fureur ». L’album connaît un franc succès en France et dans le monde. Trois cases7 seulement évoquent très clairement le sort des juifs de France : « les hordes du Grand Loup avaient commencé le plus atroce des plans de destruction des races rebelles ». Cependant, ni l’étendue du génocide, ni la réalité des camps ne sont traitées.
10Si La Bête est morte ! peut passer pour la première bande dessinée où la Shoah est évoquée, les premières planches qui traitent du sujet sont dues au juif new-yorkais Kriegstein en 1955. Les huit pages de The Master Race racontent comment un ancien nazi, commandant d’un camp de la mort, après avoir réussi à fuir la justice, se fait rattraper dix ans plus tard dans le métro de New York. Kriegstein décide de traduire par le dessin ce qu’il a lu à travers les timides témoignages de survivants qu’on tend à l’époque à écarter ou parfois à discréditer, comme ceux d’Olga Lengyel en 1947, ou encore d’Eugène Kogon en 19508.
Le témoignage de la deuxième génération
11Le procès en 1961 d’Adolf Eichmann, responsable de la solution finale, la chasse aux anciens nazis, menée par les époux Klarsfeld à partir de 1968, ainsi que le procès de Klaus Barbie, chef de la Gestapo de Lyon, en 1987, ont contribué à libérer les paroles et à créer en Israël, en Europe ou aux États-Unis une demande de témoignages. Deux bandes dessinées sont ainsi nées de ce devoir de mémoire. En 1972, Spiegelman, dans Breakdowns, publie les premières planches de ce qui deviendra Maus (1986-1991). Fils de déportés juifs polonais, Spiegelman naît après la guerre. Sa mère Anja se suicide en 1968 sans laisser d’explication, alors qu’il a 20 ans. Il se lance dans une sorte de maïeutique profonde en menant l’enquête auprès de son père. Dans une interview donnée au journal Mediapart.fr en juin 2009, Spiegelman explique que « l’idée avec Maus, c’était de faire un long travail narratif qui avait besoin d’un marquepage pour le lire ». Il ne s’agit plus ici de cartoons ou de sketchbooks mais bel et bien d’un récit en images, un graphic novel.
12Entre 1983 et 1985, le mangaka japonais Osamu Tezuka entreprend la rédaction d’une tétralogie : c’est L’Histoire des 3 Adolf. Né en 1928, endoctriné dans sa jeunesse par la dictature de l’amiral Tojo, Tezuka y montre comment une idéologie totalitaire peut s’emparer de l’esprit et des âmes des enfants pour en faire de véritables outils de guerre, de propagande et d’exactions.
13Le personnage principal de l’histoire est le journaliste japonais Sohei Toge, dépêché en reportage pour couvrir les Jeux olympiques de Berlin en 1936. Après son arrivée, il apprend l’assassinat de son frère, étudiant en Allemagne. Toge décide d’enquêter et apprend que son frère détenait la preuve de la lignée juive d’Adolf Hitler. Ses aventures pour remettre la main sur ce précieux document l’amènent à croiser le chemin de deux enfants, deux amis : Adolf Kaufmann et Adolf Kamil. L’un, de mère japonaise et de père allemand, entre dans les Jeunesses hitlériennes ; l’autre, juif, voit son ami partir et s’éloigner de plus en plus de lui. Le lecteur, savamment tenu en haleine, voit grandir et vieillir les personnages sur une période qui va de 1936 à 1983.
Du devoir au travail de mémoire
14Pour beaucoup d’historiens, la notion de devoir de mémoire implique une lecture du passé univoque, proche d’une mémoire officielle. La fin des années quatre-vingt veut y opposer une appréhension plus souple et plus diverse du même passé. La notion de « travail de mémoire », plus neutre et laissant place à un processus, est aujourd’hui plus souvent utilisée.
15Dans les années quatre-vingt, une bande dessinée vient agiter l’univers bien-pensant du devoir de mémoire, il s’agit de Hitler = SS (1987) de Gouriot et Vuillemin, publiée dans Hara-Kiri. Leur propos est de dénoncer les dérives que peuvent engendrer la « commémoration obsessive » et la « concurrence des victimes9 ». Le traitement décalé fait scandale : l’ouvrage est condamné et interdit pour incitation à la haine et à la violence en février 1989. Vuillemin déclarera quelques années plus tard dans le journal Les Inrockuptibles10 que la bande dessinée était une réaction face à l’exclusion d’anciens homosexuels déportés, lors d’une commémoration organisée à Lyon en 1983.
16Toute l’agitation et les procédures judiciaires autour de cette bande dessinée donnent un violent coup de frein à la production ayant trait à la Shoah. Il faut attendre une vingtaine d’années pour que de jeunes auteurs ou d’anciens témoins se mettent à la planche à dessin. Deux événements semblent avoir attisé la flamme chez les cartoonistes : d’une part la commémoration du 60e anniversaire de la rafle du Vél’d’Hiv’en juillet 2002, et d’autre part la commémoration du 60e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz et l’inauguration, à Paris, du Mémorial de la Shoah. Dans le premier cas, la France réaffirmait « la responsabilité et la complicité de l’État français dans la mise en œuvre de la Shoah en France par les nazis11 ». Dans le second, le président Chirac renouvelait « l’engagement de la France à toujours se souvenir du martyr juif » et rappelait « la promesse de notre pays de ne jamais oublier ce qu’il n’a pas su empêcher12 ». Avec la crainte de voir disparaître les derniers survivants de l’Holocauste, un travail de mémoire pouvait commencer.
17À la veille de ces événements, l’album de Croci, Auschwitz (1999), passe pour être la « première BD réaliste sur la Shoah ». Le style est fort, le crayon affûté et si l’auteur affirme « je voulais un rendu réaliste en noir et blanc, sans effets de style. Mon premier souci, plus que la reconstitution historique, a été d’éviter tout voyeurisme13 », le pathos est cependant très souvent sollicité. En tout cas, le vœu est clair : « sensibiliser les nouvelles générations au devoir de mémoire14 ».
18Dans un autre style, celui de la ligne claire, Heuvel signe en 2002 deux albums commandités par la Maison d’Anne Franck à Amsterdam. Les deux ouvrages sont accompagnés de fichiers pédagogiques et constituent, dans les pays anglo-saxons où ils ont été traduits, un support pour aborder la Shoah à l’École. La Quête d’Esther et Un secret de famille racontent la même histoire, celle d’Esther, petite fille juive allemande réfugiée aux Pays-Bas, qui va perdre les siens dans une rafle et tenter de les retrouver et de se reconstruire. Si le premier album se place du côté d’Esther, le second prend le point de vue d’Helena, sa meilleure amie. Toutes les deux sont devenues grands-mères et elles expliquent la Shoah à leurs petits-enfants. La violence n’est jamais dans les images ni dans les textes, mais toujours, beaucoup plus fortement, dans ce qui est suggéré.
19À partir de 2005, environ quinze albums paraissent traitant de près ou de loin du judéocide. On trouve parmi cette production beaucoup de séries : L’Envolée sauvage de Galandon et Monin (2007 et 2008), qui raconte la fuite d’un petit garçon juif à travers la France collaborationniste et résistante ; Opération Vent printanier de Wachs et Richelle (2008 et 2009), qui raconte les jours qui ont précédé et qui ont suivi la rafle du Vél’d’Hiv’. On trouve également la série de Vandermeulen, Fritz Haber, dont les trois premiers volumes parus en 2005, 2007 et 2010 présentent l’antisémitisme allemand des années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, et montrent toute l’ironie du destin de ce chimiste juif allemand, inventeur du zyklo B. Enfin, évoquons le travail très poétique de Gorski, Dans la nuit du champ, en 2005, dans lequel des légumes sont mis en scène dans un potager. Le nazisme devient le « tomatisme » qui répand 212 terreur et extermination parmi les radis, les salades ou les endives promis aux fours. On pourrait également citer la biographie fictive de Kubert, Yossel, 19 avril 1943, parue en 2005. Kubert, âgé de tout juste 12 ans, fuit la Pologne en 1938 avec sa famille avant l’invasion nazie. Dans cet album, à mi-chemin entre la bande dessinée et le carnet de croquis, il est Yossel, l’enfant qu’il aurait pu être, s’il était resté à Varsovie et qu’il eût pu vivre le massacre du ghetto en avril 1943. Ce témoignage fictif fait écho avec la dernière vague de témoignages tardifs qui a débuté vers 1995. Cette « ère du témoin », comme la nomme Annette Wievorka (2002), coïncide avec le sentiment de voir bientôt disparaître les derniers survivants de la déportation. Il faut transmettre aux générations futures pour qu’elles deviennent « témoins des témoins », selon l’expression de Régine Waintrater (2003). C’est justement ce rôle que semblent vouloir se donner les différents cartoonistes récents.
En quoi la bande dessinée offre-t-elle aux auteurs un espace privilégié pour « dire l’indicible » ?
20Se pose alors la question de la réception, en particulier pour un événement de la nature de la Shoah : quoi montrer pour rendre visible l’innommable ? Qu’est-ce qui dans le fonctionnement verbo-iconique spécifique de la bande dessinée peut lui permettre de suggérer, de représenter. En effet, comme l’écrit Pierre Alban Delannoy à propos du travail de Spiegelman : en tant qu’œuvre « post-historique, Maus pose la question de la réception du témoignage15 ». Nous allons tenter de voir comment, au sein de notre corpus, scénaristes et dessinateurs ont procédé pour « attraper » leurs lecteurs, les faire entrer dans une dynamique interprétative.
La question des narrateurs : narrateurs fictifs et distanciation
21Dans Un secret de famille et La Quête d’Esther, les voix des deux narratrices apparaissent la plupart du temps en haut de l’image au sein d’un cartouche très repérable à son fond coloré, le texte étant parfois contextualisé par les visages d’Esther et d’Helena et de ce fait inscrit dans une bulle (fig. 20). Le discours biographique pris en charge par un narrateur intradiégétique, clairement identifié et caractérisé, participe de la mise à distance du sujet évoqué.
22En revanche, Opération Vent printanier propose un récit produit par un narrateur extra diégétique qui disparaît totalement, puisqu’à l’exception du cartouche de première page (« Paris. Janvier 1941 »), aucun commentaire ne vient mettre de distance entre le lecteur et les événements.
23Spiegelman, quant à lui, est à la fois auteur et acteur de l’histoire, engagé dans un double travail biographique puisqu’il se met en scène amenant son père à témoigner pour construire sa propre mémoire. Il est donc présent à l’image, qui plus est à la fois en tant que personnage à part entière et, dans le second tome de Maus, en tant qu’auteur puisqu’il se dessine à sa table, le visage dissimulé par un masque de souris. « Entre l’icône et le symbole, le personnage prend [alors] une valeur ambivalente. » Dans La Fille de Mendel, sorte de testament en images, Lemelman donne la parole à sa mère défunte, lui conférant ainsi en quelque sorte le droit à l’immortalité. Il nous donne à proprement parler sa voix à entendre, avec ses accents, ses expressions yiddish, une voix authentique qui, de ce fait, interpelle directement le lecteur. Cette voix entre en dialogue avec le trait quelque peu naïf et les fragments de réel intégrés à la page16.
24Drancy-Berlin-Oswiecim relate les pérégrinations à travers l’Europe d’un jeune journaliste à la recherche de sens, qui s’impose un véritable travail de mémoire. Cette bande dessinée propose de suivre les pas d’un narrateur paradoxalement à la fois désimpliqué du point de vue de l’histoire et impliqué du point de vue émotionnel, un narrateur présent essentiellement par sa voix, qui raconte son périple vers les camps, sur les traces de l’histoire, dans une sorte de parcours initiatique vers la vie adulte. Ce personnage non identifié, anonyme, récurrent chez Squarzoni, peut alors jouer comme une figure du lecteur, un médiateur.
Le rapport au réel
25Dans Maus, Spiegelman passe d’un réalisme iconique à une convention symbolique. En effet, alors que dans les premières ébauches le souci du réalisme domine, la version définitive est simplifiée et stylisée suivant des stéréotypes littéraires et iconiques immédiatement identifiables, dans un style proche des funny animals déjà utilisés dans les comics books des années soixante au service de la satire sociopolitique. « Spiegelman semble privilégier l’équivalence plutôt que la similarité17 », il met d’ailleurs en scène, dans le tome deux, le processus d’élaboration lorsqu’il nous montre les croquis préparatoires au personnage de Françoise, utilisés comme autant de signes. Ce choix lui permet de rappeler que c’est un témoignage historique, qui s’élabore là, mais aussi une mise à distance du vécu par et dans la littérature.
26Dans Yossel, Kubert intègre lui aussi la représentation de l’élaboration même du récit : celui-ci n’existera que par le biais des crayonnés de Yossel, double fictif de Kubert. Le dessinateur privilégie alors les corps, les visages, les expressions, les regards, comme flottant sur la page, les éléments contextuels étant limités au strict nécessaire.
27La Quête d’Esther représente les camps de manière lissée et édulcorée, avec un souci en quelque sorte documentaire, explicatif. On privilégie les plans du camp, le versement méthodique du Zyklon B ; les personnages conservent forme humaine, comme si l’horreur devait être maintenue à distance pour ne pas laisser l’émotion prendre le pas sur la compréhension. N’oublions pas qu’il s’agit justement là d’une commande pédagogique.
28À l’inverse, Croci pousse son lecteur à ressentir la peur, la violence. Le traitement de ses personnages à bout de résistance, la crudité des scènes d’affrontement ou d’humiliation et les jeux de cadrages extrêmes en sont pour nous la marque. Ainsi, sur la double page qui suit la scène des douches, le choix esthétique de Croci montre des corps violentés, déshumanisés, réduits à l’état d’insectes accumulés en un tas obscène et livrés au feu dans les fosses communes. Le choix de cadrage met en évidence l’accumulation, l’immensité, l’industrialisation du crime que vient heurter la trivialité des échanges. Le lecteur est alors frappé de plein fouet, comme si on lui refusait la possibilité même de se protéger.
29D’autres créateurs font le choix d’un traitement fantastique ou poétique de la réalité des camps. Dans l’album Dans la nuit du champ, la Shoah est présentée comme un récit mythologique raconté de mère à fille et déplacé sur le terrain végétal. Ce qui intéresse en quelque sorte l’auteur est la déréalisation à la fois des faits et des êtres : les personnages s’évaporent.
30Nous n’avons pris là que quelques exemples, mais il apparaît à l’évidence que si les motifs de la Shoah que sont les rails, les rayures, les baraquements, l’accumulation des corps, le marquage des hommes devenus bétail sont récurrents, le rapport à la représentation diffère nettement d’une bande dessinée à l’autre.
Le traitement de la distance historique et de l’écoulement du temps
31Le travail de narration en images, l’insertion du texte ainsi que l’organisation et le traitement des vignettes permettent de faire se croiser plusieurs temporalités sur l’espace de la page et de densifier ainsi la proposition graphique.
32Dans les premières pages d’Un secret de famille, l’analepse est rendue visible et lisible pour le lecteur par un changement de gamme chromatique qui fonctionne comme un signal : les couleurs franches du récit au présent cèdent la place à des gris colorés de transition. Une fois le mécanisme explicité, ces transitions sont abandonnées.
33Dans Maus, la double page permet de faire se télescoper le temps de l’énonciation et le temps vécu, par exemple lorsque Vladek croque, sur la page de gauche18, le refuge aménagé dans la cave, que la page de droite, en analepse, nous montre en situation.
34Dans Drancy-Berlin-Oswiecim, l’image semble faire se percuter temporalités, espaces et souvenirs : le voyage fait resurgir des images qui se croisent, se répondent, s’appellent pour construire une signification, une représentation (fig. 21). Ce fonctionnement graphique en dialogue avec les montages d’images mime en quelque sorte le fonctionnement psychique de la mémoire en train de se construire.
Le travail de l’implicite
35Le discours de la bande dessinée a cette particularité d’être « discontinu, elliptique et saccadé19 », il vise à provoquer une réaction esthétique et, partant, une interprétation du lecteur. C’est ce travail, non seulement de l’espace intericonique mais plus généralement de l’implicite dans les bandes dessinées de notre corpus qui va nous intéresser à présent.
36L’implicite est évidemment très présent dans les pages de Drancy-Berlin-Oswiecim qui font se télescoper sur la page des éléments iconiques de périodes diverses sans fil narratif, sans le moindre commentaire, laissant le lecteur décider lui-même de son parcours. À lui de coopérer pour construire sa propre signification à partir des bribes qui lui sont proposées.
37La planche d’Opération Vent printanier20 qui montre la réception, via le cinéma, de l’horreur des camps, fonctionne elle aussi de manière très implicite et réclame un lecteur coopératif (fig. 22). Aucun commentaire n’accompagne l’image. Le camp et la salle, les voyeurs et les corps regardés sont montrés dans un champ et contrechamp radical presque obscène, que vient renforcer le baiser échangé par les spectateurs. Presque personne dans la salle pour voir ces informations, pas de spectateurs pour le spectacle de la douleur absolue, en écho au refus de voir et d’entendre auquel se sont heurtés les survivants. Un personnage reçoit toutefois les images de plein fouet, même s’il semble rester impassible, contrairement à d’autres. Il a sous les yeux l’aboutissement de la rafle à laquelle il a participé, il se suicidera sur la double page suivante, sans un mot d’explication.
38Dans un style beaucoup plus explicite, La Quête d’Esther laisse toutefois place à l’interprétation du lecteur. Ainsi, l’image évoquant les chambres à gaz reste très « discrète », elle montre l’avant et l’après, le motif de la poupée brisée par la botte de l’officier prenant en charge métonymiquement la violence de l’assassinat de la fillette21. Il est à ce titre regrettable que le commentaire d’Esther vienne expliciter cette ellipse, renforçant l’aspect didactique de l’écriture.
Quels dispositifs didactiques pour permettre la lecture, l’analyse et l’appropriation de tout ou partie du corpus ?
39Le travail effectué au collège avec une classe de troisième en histoire et en français, n’avait pas pour objectif d’enseigner la Shoah à l’aide de la bande dessinée, mais de voir en quoi la lecture puis la production d’un support littéraire esthétique permettait une approche historique et sensible du judéocide.
40Le travail s’est déroulé sur cinq mois. Il a d’abord été introduit par une première étude de six planches extraites de la bande dessinée de Junker, Le Front22, évoquant l’enfer de la guerre des tranchées lors de la Première Guerre mondiale. Cet album, sans texte, a permis d’initier les élèves au langage de la bande dessinée : comment, par exemple, l’image pouvait traduire son, ambiance et émotions.
41Durant le mois de décembre, le programme d’histoire traitait de l’Europe entre les deux guerres et des grandes étapes de la Seconde Guerre mondiale. Ce fut l’occasion d’utiliser quelques planches du corpus pour illustrer divers aspects de la France après le Front populaire, de la montée du nazisme pendant la crise, de l’embrigadement de la jeunesse, de l’antisémitisme et de la Shoah. Afin de créer un véritable bain culturel, axé sur le monde de la bande dessinée, les élèves avaient à leur disposition, sur l’espace numérique de travail (ENT) du collège un cours entier dédié à la Shoah à travers la bande dessinée, sur lequel ils pouvaient retrouver une présentation succincte des œuvres et quelques liens vers des sites spécialisés.
42Avant les vacances de Noël, les élèves ont dû lire intégralement l’album Drancy-Berlin-Oswiecim. Ce choix a été guidé par le projet des auteurs et la facture de l’ensemble. Le langage de l’image proposé reprenait des éléments travaillés avec Junker (l’utilisation de cases complètement blanches ou complètement noires), mais également des planches très dépouillées de cinq à six cases en trois formats (le carré, le 4/3 et le panoramique). D’autre part, les auteurs ayant recours à une symbolisation très forte, cela pouvait permettre une entrée sémiologique intéressante dans la mesure où les symboles employés étaient très souvent répétés à la façon d’images flashes : voie ferrée, liste de noms, grilles, wagons. Enfin, le travail de Squarzoni offrait une possibilité de transfert pour un travail personnel des élèves, le dessinateur se servant beaucoup de photographies retravaillées. Le questionnement qui accompagnait la lecture de l’ouvrage comportait deux orientations. D’une part, il s’agissait de faire comprendre le parcours géographique et intérieur auquel se livrait le narrateur. Les trois lieux visités (le site du camp de Drancy, Dachau et Auschwitz) témoignaient d’une quête de sens et de représentations. Le narrateur se livrait à un véritable travail de mémoire, expérience que nous souhaitions voir partagée entre les élèves. D’autre part, l’analyse d’une œuvre de bande dessinée complète permettait d’en étudier les mécanismes graphiques, iconotextuels et elliptiques : comment fonctionnait une bande ou une planche ? Deux planches mises en regard ? Comment l’image et le texte pouvaient-ils transcrire des émotions ?
43Dans le courant du mois de janvier, un atelier de lecture, suivi d’un débat critique, a été organisé au CDI. Les élèves avaient accès pendant une heure trente à un grand nombre d’exemplaires des ouvrages qui ont composé notre corpus23 . Les élèves ont eu la possibilité de s’exprimer en séance plénière sur ce qu’ils avaient aimé ou non, compris ou pas dans les ouvrages. Pendant ce même mois, ils ont visionné le film d’Alain Resnais Nuit et brouillard (Argos Films, 1956). Ce documentaire nécessitait un minimum de préparation psychologique. Une présentation préalable, la veille, a permis de replacer le film dans un contexte historique et de proposer un questionnaire succinct qui attirait l’attention des élèves sur la structure du documentaire et son ancrage historique. Le débat qui a directement suivi la projection fut l’occasion pour un bon nombre d’élèves d’évacuer certaines tensions. Par la verbalisation, certains d’entre eux, en faisant appel à ce qui avait été précédemment vu en cours, cherchaient des réponses qui demandaient à être approfondies ou, tout simplement, reformulées.
44Les élèves ont alors été invités à réfléchir, a posteriori, sur les images du film. En lieu et place d’une synthèse écrite de ce travail, ils ont élaboré un scénario pour transcrire, en bandes dessinées, un moment ou un sujet du film qui les avait touchés. Les contraintes à respecter étaient les suivantes : deux planches, trois formats de vignettes (carré, 2/3 ou panoramique). La relecture de leur travail avec le professeur de français a permis parfois une recentration sur le sujet ou l’annotation de quelques consignes formelles (travail du texte, reconstruction du récit pour tenir en deux planches).
45En février, enfin, une fois les scenarii finalisés, les élèves ont travaillé trois heures en informatique pour réaliser leurs planches à l’aide du logiciel de traitement d’images paint.net™, logiciel simple, multicouches, intuitif et donc d’appropriation rapide. Ils avaient la possibilité de puiser dans un fonds d’images d’archives, prises sur Internet24 ou capturées depuis le film Nuit et brouillard, en fonction de leur scénario. Ils devaient alors les sélectionner, les retravailler pour leur donner l’aspect de dessins, les recadrer et éventuellement les accompagner de phylactères ou de cartouches. L’ensemble a donné lieu à une exposition au CDI.
46Trois questions essentielles ont sous-tendu cette expérience : doit-on travailler à partir de la bande dessinée en histoire ? Doit-on montrer des images de la Shoah et travailler à partir d’elles ? Qu’apporte alors la bande dessinée pour « dire l’indicible » ?
Doit-on travailler à partir de la bande dessinée en histoire ?
47Dans un sondage réalisé auprès des 28 élèves de la classe, 18 affirment lire de la bande dessinée occasionnellement et 9 n’en lire jamais. Il s’agit par ailleurs de planches isolées, dans des magazines, plutôt que d’albums impliquant une lecture plus suivie et des récits plus complexes. Ils la considèrent dans leur très grande majorité comme un médium amusant, distrayant, qui s’intègre à une lecture de loisir et non à des lectures qui participent de la construction de leurs connaissances. Beaucoup d’élèves ont reproché à la bande dessinée les textes parfois trop longs inscrits dans les phylactères et cartouches.
48Au final, la bande dessinée qui pourrait passer pour un médium privilégié par la jeunesse, en raison de la présence dominante de l’image, ne leur est pas si familière. Elle nécessite une initiation pour permettre à l’élève de s’en saisir afin d’y construire sa compréhension du monde, comme à travers d’autres supports littéraires. Le travail interdisciplinaire, entre histoire et littérature, devient donc nécessaire et porteur de perspectives.
49Le premier devoir à la maison sur Le Front montre que ce travail initial sur la BD a éveillé leur regard et mis en évidence l’efficacité des codes du médium (transcription du bruit, du mouvement, des émotions, symbolisation de la vanité du conflit). Ces premières observations seront réinvesties par les élèves lors de leur lecture libre du corpus concernant la Shoah ainsi que lors de la lecture guidée et intégrale de l’album de Squarzoni.
50Ainsi ont-ils interprété la symbolique animalière choisie par Calvo en rapport avec leurs connaissances des développements du conflit mondial. Ils l’ont également mise en relation avec les choix effectués par Spiegelman. Ils ont réussi à entrer dans le code langagier de la bande dessinée et à comprendre son efficacité, son économie. Comme en témoignent les réflexions suivantes :
J’ai appris que dans une BD, rien n’est laissé au hasard, ne serait-ce qu’un carré blanc ou noir qui, parfois, nous fait comprendre beaucoup de choses .
La BD est plus communicative que ce que l’on pense, non seulement par les textes, mais surtout par l’ image .
C’était une bonne expérience de voir et comprendre les effets stylistiques de l’auteur pour faire comprendre ou parler une scène.
51Globalement, la séquence a été bien perçue par les élèves qui ont su y trouver une source de motivation. L’un d’eux affirme : « J’ai beaucoup aimé le travail effectué cette année autour de la BD, ça m’a fait découvrir un autre genre de lecture et m’a fait découvrir l’autre facette de la BD. »
Doit-on montrer des images de la Shoah et travailler à partir d’elles ?
52La virulence des débats qui ont opposé Claude Lanzmann et Georges Didi-Huberman à propos de l’exposition « Mémoires des camps » en 2001, invite l’enseignant à se poser la question de ce que l’on doit montrer ou non aux élèves. Bon nombre de manuels ont tranché et montrent depuis très longtemps quelques images de déportés dans les camps, de fours crématoires, de corps. Doit-on tout montrer ? La question est certes très large et les bandes dessinées produites par les élèves traduisent ce que souvent ils n’ont pas réussi à exprimer après la projection de Nuit et brouillard.
53Un groupe, par exemple, a décidé de raconter la projection elle-même. On y évoque la préparation, porteuse d’angoisse, avant le visionnage du film et le rejet de rires d’élèves gênés qui, quoique discrets, ont choqué ces élèves (fig. 23). Cette réaction fait d’ailleurs écho au malaise du personnage principal de l’ouvrage de Squarzoni lorsque les groupes de touristes se photographient dans le camp.
Qu’apporte alors la bande dessinée pour « dire l’indicible » ?
54En relisant, plusieurs semaines après, la production des élèves exposée au CDI, nous nous sommes rendu compte que bon nombre d’entre eux avaient transcrit en langage verbo-iconique des émotions qu’ils auraient eu beaucoup de mal à exprimer verbalement, que ce soit à l’oral comme à l’écrit. Le travail de mémoire que nous avions engagé avec eux avait en même temps consisté, en mettant l’objet d’étude à distance, à prendre du recul avec cette dimension émotionnelle exprimée dans les cases, et à trouver des explications et des conséquences en travaillant la séquentialité. Ainsi, alors que Resnais adopte un point de vue très général et un ton très distancié, certains élèves ont réussi à imaginer l’enfer qu’ont pu vivre des enfants de leur âge pris dans la déportation. Ils ont ainsi, dans leur production, modifié la focalisation du film et ont centré leur regard et leur discours sur les plus jeunes avec un effet de dramatisation très fort (fig. 24). Dans la première bande, c’est par le détournement de certaines images du film, par l’ellipse, la distorsion texte/image et les effets de montage que les élèves ont su rendre ce qui les avait bouleversés en tant qu’enfants. Les deux premières vignettes s’enchaînent avec une grande force expressive : l’image d’enfants encore en bonne santé, dans la première case, entre dans un violent contraste avec le corps décharné de la deuxième case. On peut spontanément interpréter cette succession comme un enchaînement cause-conséquence résultant de l’entrée dans le camp, ce qui crée un effet d’ellipse brutal et choquant. Les mots d’amour quotidiens propres aux rituels du coucher des enfants (« Bonne nuit maman, bonne nuit papa ») qui occupent la bulle renforcent la déshumanisation du squelette recroquevillé. Ainsi, cette incursion d’un échange quotidien anodin, familier, est en complet décalage avec l’image, obligeant le lecteur à saisir l’horreur de la situation. L’ajout de phylactères faisant intervenir des locuteurs situés hors champ, participe de la dramaturgie. L’émission d’ordres par l’officier allemand ou le kapo en voix off, crée un effet d’autorité impersonnel qui enferme un peu plus les personnages dans leur condition de victime, sans prise possible sur leur sort. Une indétermination entoure la nature du point de vue. Qui regarde ? Un kapo aux cases un et trois, l’enfant qui vient d’entrer à la case deux ? La case trois semble correspondre au point de vue des gardes du fait de l’appendice de la bulle pointant vers l’émetteur hors champ, en direction du lecteur. Mais elle peut aussi s’interpréter comme un champ et contrechamp par rapport à la case un, comme si l’intérieur du baraquement était vu à travers le regard de l’enfant qui vient d’entrer. Cet éclatement du point de vue est redoublé par l’éclatement des repères temporels. Ainsi, l’ellipse entre la première et la troisième case marque-t-elle la rupture entre deux moments ou entre deux scènes ? Cette incertitude rend l’enchaînement des ordres (« Dépêchez-vous d’entrer ! », « Allez on se lève ! ») d’autant plus violent et contradictoire. Les plans de la bande suivante sur le vide de la chambre à gaz et sa sordide porte d’entrée, créent par contraste, en l’absence de tout texte délimitant une durée de lecture, un effet d’étalement dans le temps, particulièrement lourd d’épouvante et d’horreur. À cet instant, nous en savons plus que les personnages eux-mêmes, qui n’ont pas encore franchi le pas.
55Dans l’ensemble, les élèves ont à l’évidence été extrêmement choqués par la manière dont on a traité les corps des juifs, devenus des objets. Dans les planches, on retrouve, par exemple, presque systématiquement, l’utilisation du bulldozer pour pousser les corps dans les fosses, les accumulations de cadavres désarticulés, déshumanisées, ou les corps décharnés. Certainement pour eux le « moment le plus choquant du film ». Le traitement de l’image par le logiciel, transformant la photographie en croquis, leur a permis en quelque sorte de s’emparer de ces images qui les ont bouleversés, tout en maintenant une distance nécessaire et de les intégrer à un discours personnel.
56D’autres, enfin, se sont emparés habilement des modes énonciatifs elliptiques, présents dans les bandes dessinées du corpus, pour suggérer l’horreur de manière très esthétique en jouant sur les plans, les effets de montage et la ponctuation par le noir (fig. 25). Les deux planches composées par les élèves se focalisent sur le trajet, utilisant de manière métonymique wagons et rails et faisant un usage très modéré du texte, limité à quelques cartouches à la tonalité très neutre. La première planche met en scène le départ vers les camps. La première et la troisième bandes, vues panoramiques en champ et contrechamp du train et des rails, enserrent et dramatisent la bande médiane plus découpée. La vignette centrale de cette bande, de par sa position dans la planche, et de par le recadrage opéré par les élèves sur l’image originale, concentre le regard sur l’effet d’entassement des êtres réduits à l’état de troupeau. La seconde planche, symétrique en quelque sorte de la précédente, suggère, plus qu’elle ne montre, l’arrivée dans le camp. Le choix de l’image des rails croisés venant se perdre dans l’entrée du camp est symboliquement renforcée par sa position entre deux cases noires, entre deux silences. Toute trace humaine disparaît en Nacht und Nebel . Ce sont les slogans nazis qui sont mis en image et la bande de fin en vue panoramique met l’accent sur l’ironie de la devise « Arbeit macht frei » : la seule liberté qu’offrira le travail dans les camps sera la mort. Cet exemple nous semble montrer qu’avec une grande économie de moyens, tout à fait caractéristique du médium proposé, les élèves ont su dire ce qu’ils avaient compris et retenu du film de Resnais et du travail pédagogique mené.
57Dans une interview datée du 17 avril 2010, Galandon, le scénariste de L’Envolée sauvage, s’exprimait à propos du génocide arménien et de son dernier ouvrage, Le Cahier à fleurs25 :
Je pense que la BD est un bon média pour justement traiter de ces sujets. Il permet de garder une certaine forme de distance. […] Un roman impose des images et peut être très violent, peut-être même plus qu’une bande dessinée, même si on propose des images. […] Dans un roman, il y a des descriptions et les images qui vont nous apparaître c’est les nôtres, plus ou moins violentes selon le lecteur.26
58Cette réflexion nous paraît particulièrement pertinente au vu de l’expérience que nous avons menée auprès des élèves. La lecture des albums que nous leur avons proposés leur a permis de choisir leurs images, de construire une réflexion et, plus tard, un discours sur ce temps à part de l’histoire, si difficile à appréhender.
Annexe
Corpus des œuvres étudiées
Calvo Edmond-François, Dancette Victor et Zimmerman Jacques, La Bête est morte !, Paris, Gallimard, 1995 (1re édition : 2 vol., Paris, Éditions G. P., t. 1, Quand la bête est déchaînée, 1944, t. 2, Quand la bête est terrassée, 1945). Croci Pascal, Auschwitz, Emmanuel Proust Éditions, 2002.
Galandon Laurent et Monin Arno, L’Envolée sauvage, 2 vol., Charnay-lès-Mâcon, Bamboo Édition, coll. « Angle de vue », t. 1, La Dame blanche, 2006, t. 2, Les Autours des palombes, 2007.
Heuvel Éric, Van der rol Ruud et Schippers Lies, Un Secret de Famille, Paris, Belin, 2008.
—, La Quête d’Esther, Paris, Belin, 2009.
Krigstein Bernard, « The Master Race », Impact, n° 1, 1955. Kubert Joe, Yossel, 19 avril 1943, une histoire du soulèvement du ghetto de Varsovie, Delcourt, coll. « Contrebande », 2005.
Lemelman Martin, La Fille de Mandel, Éditions çà et là, 2007. Ponchard Grégory et Squarzoni Philippe, Drancy-Berlin-Oswiecim, Bordeaux, Les Requins Marteaux, 2005. Spiegelman Art, Maus, 2 vol., Paris, Flammarion, 1987 et 1992.
Tezuka Osamu, L’Histoire des 3 Adolf, 4 vol., Paris, Tonkam, 1998-1999 (édition originale : 1983-1985).
Wachs Pierre et Richelle Philippe, Opération Vent printanier, 2 vol., Paris, Casterman, 2008 et 2009.
Notes de bas de page
1 Voir J.-P. Husson dans « Les historiens confrontés au “devoir de mémoire” », rubrique du dossier Enseigner la mémoire ?, CRDP de Reims, 2009, dossier consultable sur : www.cndp.fr/crdp-reims/memoire/enseigner/memoire_histoire/05historiens1.htm [consulté le 31 janvier 2012].
2 Ibid.
3 Extrait du discours prononcé par Jacques Chirac le 16 juillet 1995 à l’occasion de la commémoration nationale de la rafle du Vél’d’Hiv’, le 16 juillet 1942.
4 Terme emprunté à A. J. Mayer au sujet de la Shoah : Why Did the Heavens Not Darken ? : The « Final Solution » in History, New York, Pantheon Books, 1988.
5 A. Borenstein et G. Lambert, Jo Wajsblat, l’enfant de la chambre à gaz, Paris, TR Éditions, 2004.
6 C. Lorenzo et L. Bramardi, Marguerite et Pénélope, Paris, Les Enfants Rouges, 2009.
7 La Bête est morte ! : t. 1, Quand la bête est déchaînée, p. 23, bande 3, cases 1 et 2 ; t. 2, Quand la bête est terrassée, p. 23, bande 1, case 2.
8 O. Lengyel, Five Chimneys : The Story of Auschwitz, Chicago, Granada Ziff-Davis, 1947. E. Kogon, Theory and Practice of Hell, Londres, Secker and Warburg, 1950.
9 T. Todorov, Les Abus de la mémoire.
10 Les Inrockuptibles, 24 janvier 1996.
11 Discours de Jacques Chirac du 23 juillet 2002.
12 Discours de Jacques Chirac du 26 janvier 2005.
13 Interview de Pascal Croci dans le cyberjournal Sceneario. com en décembre 2003.
14 Dans le dossier de l’album Auschwitz de Pascal Croci.
15 Maus d’Art Spiegelman. Bande dessinée et Shoah, p. 15.
16 La Fille de Mendel, p. 64-65.
17 P. A. Delannoy, Maus d’Art Spiegelman. Bande dessinée et Shoah, p. 37.
18 Maus, t. 1, p. 112, bande 3, case 1, et p. 113.
19 T. Groensteen, La Bande dessinée mode d’emploi.
20 Opération Vent printanier, t. 2, p. 54.
21 La Quête d’Esther, p. 45, bande 3, case 2.
22 N. Junker, Le Front, Grenoble, Treize étrange, 2003.
23 Voir la liste en fin d’article.
24 La grande majorité des images sur les camps est conservée au Patrimoine photographique, hôtel de Sully à Paris.
25 V. Nicaise et L. Galandon, Le Cahier à fleurs, t. 1, Mauvaise orchestration, Charnay-lès-Mâcon, Bamboo Édition, coll. « Grand Angle », 2010.
26 Public Sénat, « Un monde de bulles », émission du 11 avril 2010.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Écrire dans l’enseignement supérieur
Des apports de la recherche aux outils pédagogiques
Françoise Boch et Catherine Frier (dir.)
2015
Le temps de l’écriture
Écritures de la variation, écritures de la réception
François Le Goff et Véronique Larrivé
2018
Itinéraires pédagogiques de l'alternance des langues
L'intercompréhension
Christian Degache et Sandra Garbarino (dir.)
2017
Ces lycéens en difficulté avec l’écriture et avec l’école
Marie-Cécile Guernier, Christine Barré-De Miniac, Catherine Brissaud et al.
2017
Le sujet lecteur-scripteur de l'école à l'université
Variété des dispositifs, diversité des élèves
Jean-François Massol (dir.)
2017
La lettre enseignée
Perspective historique et comparaison européenne
Nathalie Denizot et Christophe Ronveaux (dir.)
2019