Conclusion
p. 371-384
Texte intégral
1Dans ce qui précède, on a essayé d’interpréter ou de réinterpréter, à l’aide de théories féministes, les récits de voyage en Orient écrits par des femmes de langue française voyageant au cours du xixe siècle et pendant la première moitié du xxe siècle. Grâce à la démarche interdisciplinaire de la recherche féministe, on a aussi tenté de remettre en question certaines perspectives d’interprétation existantes. Au centre de cette analyse se trouve la question de savoir ce que peut signifier la notion d’orientalisme analysée du point de vue du genre. En m’appuyant sur Lisa Lowe et Sara Mills – lesquelles, en se démarquant d’Edward Said, considèrent l’orientalisme comme un discours pluriel –, j’ai tenté de démontrer qu’il n’existe pas de modèle unique de relation de pouvoir entre les colonisateurs et les colonisés. En prenant en compte les femmes voyageuses, on établit un corpus plus hétérogène, qui permet de distinguer des différences dans le degré d’implication lié à l’entreprise coloniale. Présenter l’Orient comme un Autre monolithique n’est plus possible, au moins depuis le début du xxe siècle. Les textes de T. E. Lawrence, d’Arthur Rimbaud, d’Isabelle Eberhardt ou d’Odette du Puigaudeau sont beaucoup trop complexes pour que l’on puisse les réduire à une « image de l’Autre » du pays colonisé. Voyager signifie dans ce cas jouer soi-même le rôle de l’Autre, occuper la position de celui qui est exclu.
2Comme les femmes n’avaient qu’un accès indirect au pouvoir, on peut observer dans leurs textes tout à la fois l’affirmation du colonialisme et des signes de conflits avec celui-ci. Quand une femme se met en route pour traverser l’Orient, la dimension culturelle s’enrichit d’une dimension liée au genre. Le canon orientaliste dominant entre en contact avec des discours qui sont liés à la problématique du genre, ce qui fait apparaître une autre image de l’orientalisme. Les textes de femmes se confrontent au colonialisme et à l’orientalisme à un autre niveau que ceux des auteurs de sexe masculin, car les femmes sont à la fois colonisatrices et colonisées. En tant que représentantes de la domination coloniale, les voyageuses gagnent du pouvoir sur les autres. Elles ont la capacité de mettre entre parenthèses les restrictions liées à leur statut de femme dans les contacts avec l’Autre colonisé, provoquant ainsi un déplacement des relations de pouvoir. C’est pourquoi les femmes étaient aussi complices des relations de domination et d’oppression.
Le départ et la fuite
3Une certaine aisance matérielle dont disposait la majorité des voyageuses, de meilleures communications, une mobilité généralement plus grande, l’existence de colonies de peuplement européennes, enfin une image de la femme en évolution, tout cela a rendu possibles les voyages des femmes dans des pays exotiques. La forme du voyage dépendait évidemment des moyens financiers à disposition. Suzanne Voilquin, la seule femme issue d’un milieu ouvrier, a pu financer son voyage en travaillant comme sage-femme et comme infirmière, mais la plupart des femmes dépendait financièrement de leur mari. Pour celles appartenant à l’aristocratie comme Cristina Belgiojoso ou Valérie de Gasparin, l’argent jouait un rôle secondaire, car il était disponible.
4Parmi les différentes phases de voyage – le départ, la traversée, l’arrivée, le séjour, le retour – c’est le départ qui joue un rôle particulier. Dans les récits de voyage féminins, le thème du départ est intimement lié à celui de la fuite. Le départ et la fuite sont les deux faces de la même médaille. Il n’est pas étonnant, par conséquent, que les conditions et les difficultés du départ soient sans cesse thématisées par les voyageuses. En effet, la situation d’exception liée au voyage provoquait souvent chez les femmes des comportements sortant de la norme. Quitter l’intérieur et s’aventurer dans de nouveaux espaces est un pas vers la liberté. La rhétorique d’autojustification, à l’origine de nombreux récits de voyage féminins, aide à faire ce pas, qui peut se prolonger ensuite à travers l’écriture.
5Les écrits analysés dans cet ouvrage sont assez hétérogènes. Il s’agit de l’écriture de voyage sous forme de récits, lettres, notes de journal ou autobiographies ; ils se distinguent aussi bien par leur statut générique que par l’origine sociale de leur auteure. Dans la plupart des textes, on constate que les actes d’autojustification et de dévalorisation de soi-même alternent avec des manifestations d’opposition et de subversion. Les auteures des récits de voyage se présentent souvent dans leurs textes de manière contradictoire, d’une part en parodiant le discours orientaliste habituel, voire en le conduisant ad absurdum, mais d’autre part aussi en paraphrasant des thèmes misogynes. Leur posture narrative paradoxale correspond à une pratique d’écriture spécifiquement féminine dans un champ littéraire dominé par les hommes. Elaine Showalter résume cela par la notion de « discours à deux voix ».
6Cette « double parole » devient particulièrement perceptible dans les récits de visites dans les harems. L’orientation différente des récits de voyage de femmes a fini par établir un nouveau genre à l’intérieur du genre conventionnel. Comme le harem représente un champ d’expérience exclusivement féminin, auquel les voyageuses sont seules à accéder, la littérature du harem a avancé, grâce à ce privilège lié au sexe, au rang d’un sous-genre spécifiquement féminin à l’intérieur du « genre » récit de voyage en Orient.
Irruption dans un milieu de vie étranger
7Le jugement sur la vie des femmes en Orient, qui est chez Mary Wortley Montagu au début du xviiie siècle encore très positif, s’inverse totalement chez beaucoup de voyageuses du xixe siècle. S’il est vrai que le voyage ressemble parfois à un regard dans le miroir, il n’aboutit pas forcément à une reconnaissance de soi ou à une réminiscence. À la place de l’identification et de la solidarité avec les femmes orientales, les voyageuses soulignent de préférence la différence. Les différences culturelles sont présentées par elles comme des oppositions de fond, d’habitude aux dépens de celles qu’elles décrivent. Par leur mépris pour les femmes indigènes, elles ont contribué à la popularisation et au renforcement des stéréotypes et des préjugés. Les descriptions des harems servent de preuve de l’arriération des femmes orientales et de leur domestication anachronique. L’arrière-fond colonial, mais aussi les modalités de départ des auteures, leur abandon d’un intérieur traditionnel, empêchent l’apparition d’une solidarité, de toute façon assez peu probable. La forte dépréciation des femmes étrangères est sans doute le mécanisme d’autodéfense le plus répandu parmi les voyageuses, il est en général proportionnel aux écarts par rapport à leurs propres expériences. Cristina de Belgiojoso, Olympe Audouard ou Valérie de Gasparin sont de ce point de vue des exemples très parlants.
8La visite du harem marque d’habitude un passage pendant lequel les voyageuses prennent conscience de leur statut. En Orient, elles sont confrontées à un mode de vie qu’elles ont à grand-peine mis à distance depuis peu. La voyageuse retrouve par conséquent en Orient, et au plus tard dans le harem, sa propre problématique d’émancipation. La femme orientale représente l’oppression, l’immobilisme et l’exclusion de l’espace public1. Dans la critique littéraire domine jusqu’à maintenant le discours de l’émancipation : on parle volontiers de l’échappée, du grand départ, de l’autonomie et de la transgression des normes. La prétention de rendre visible l’histoire des femmes aboutit en partie à une histoire des femmes enjolivée, écrite sur le mode de l’identification. Cette histoire cherche à cacher non seulement le racisme évident de la part de certaines femmes, mais aussi une coupure établie entre soi-même et l’Autre. Ce qui aide les voyageuses à se rassurer, c’est justement la démarcation des femmes étrangères. Le racisme devient, par la négative, une garantie de leur propre identité. Jusqu’à maintenant on avait tendance à excuser leur participation aux systèmes d’oppression racistes, leur soutien à l’hégémonie occidentale ou le sentiment de leur propre supériorité culturelle en renvoyant à « l’esprit du temps » colonialiste. Dans un compte rendu récent des Lettres orientales d’Ida Hahn-Hahn, on lit par exemple :
A-t-on ici affaire à – pardon pour l’expression – une raciste en voyage ? […] Mais non ! me suis-je dit ensuite, elle est tout simplement un enfant de son époque ! Une époque où personne ne parlait encore du politiquement correct. Et elle écrit pour les enfants de son époque. Elle porte le racisme presque comme un article à la mode2.
9Si l’on veut voir les femmes non pas seulement comme étrangères à leur propre culture ou comme victimes, mais aussi comme actrices de l’histoire, on ne peut pas éviter de poser la question de leur complicité ou de leur participation au colonialisme. Sans cette notion de complicité, il est impossible de décrire de manière différenciée les positions adoptées par les femmes. On ne peut pas considérer les voyageuses comme un groupe homogène et on ne peut pas attribuer à toutes un certificat de supériorité morale : ce serait une démarche de nature idéologique. Les voyageuses véhiculaient souvent les idéologies les plus contradictoires et elles complétaient leurs observations avec des commentaires qui pouvaient discréditer ou réhabiliter leurs objets, en procédant la plupart du temps selon un mode d’observation simpliste et réducteur. Force est de constater qu’elles se trouvaient dans une situation d’extraordinaire tension : d’une part la libération des rôles sociaux comme réponse à la discrimination, d’autre part une pensée colonialiste résultant de leur situation de privilégiées.
10Dans la plupart des récits de voyage on part de la supposition que l’idée de l’émancipation serait encore étrangère aux femmes orientales ou, pour le formuler autrement, que les opprimées accepteraient tacitement leur oppression, car elles vivraient dans l’ignorance de cette oppression ; elles ne seraient pas encore aiguillonnées par le désir d’émancipation. Pour cette raison, elles ne seraient pas forcément mécontentes de leur situation. En comparaison directe avec les Orientales, les voyageuses se voyaient comme émancipées et éclairées. Mais avec ce refoulement de leur propre oppression elles perdaient la chance de transformer leur séjour en un processus d’apprentissage.
11En ouvrant la porte du harem, un espace interdit et sacré, les descriptions des voyageuses s’apparentent à la violation d’un tabou, à une transgression des frontières sociales. Seule une personne sûre d’en avoir le pouvoir ose accomplir une telle transgression. Le droit de réduire l’Autre culture au rang d’objet d’étude n’est jamais mis en question par les voyageuses. La conviction que leur propre culture est supérieure à l’Autre a visiblement empêché toute réflexion autocritique ; la fuite personnelle devient ainsi une intrusion dans l’espace de l’Autre. L’acte qui apparaissait d’abord comme un acte d’émancipation se transforme en son contraire : il devient un acte d’oppression de celles que l’on visite pour les étudier. La plupart des voyageuses se sentaient, à cause de leur identité sexuelle, presque prédestinées au traitement des « questions de femmes ». Mais très peu d’entre elles étaient réellement des féministes. Hiltgund Jehle résume la question en une formule simple : « Beaucoup de femmes concernées par les questions de femmes ont voyagé, mais ce ne sont pas toutes les femmes qui voyageaient, qui étaient concernées par les questions des femmes3. » Définir toutes les voyageuses comme féministes signifierait les instrumentaliser au profit de ce mouvement. Écrire sur la « féminité », au sens de se limiter à la description du cadre de vie des femmes, peut en effet résulter aussi d’une compréhension très traditionnelle des rôles sexuels.
12Se prononcer sur la situation sociale de la femme étrangère veut dire, tout d’abord, comprendre sa propre situation. Autrement dit, la position de la femme étrangère peut constituer un puissant instrument de polémique féministe. La dissymétrie entre les sexes en termes de pouvoir est toutefois présentée dans les récits de voyage comme un problème individuel, que les auteures prétendent avoir déjà résolu. L’oppression de la femme est ainsi individualisée ; quant au conflit colonial, il disparaît derrière les stratégies de la « guerre des sexes ». Interpréter le cadre de vie de la femme orientale comme résultant de l’addition du harem, du voile et de la polygamie, ne donne bien entendu qu’une image fragmentaire. Percevoir la femme orientale de manière différenciée est difficile pour les voyageuses, car leur point de départ est l’idée d’un islam fondamentalement hostile aux femmes. La femme orientale est par conséquent perçue comme un être en dehors de l’histoire, une esclave de la tradition sans individualité propre. Elle devient ainsi un symbole de la féminité non émancipée, emmitouflée dans le voile.
13La différence entre les femmes européennes et orientales est conçue dans ce cadre comme une différence essentielle, voire ontologique4. L’expression « femme orientale » ou « femme européenne » suggère déjà en soi une homogénéité factice. S’il serait grotesque de vouloir résumer les femmes européennes ou américaines sous le label collectif « femmes chrétiennes », il serait tout aussi réducteur de parler de manière abstraite du « harem », de l’« Orient » ou du « monde musulman ».
14Les pays dont il est ici question sont des pays de colonisation européenne ; toutes les voyageuses ont profité d’une manière ou d’une autre du colonialisme. Les tendances émancipatrices et eurocentristes se croisent donc dans leurs textes en se perturbant mutuellement. L’autonomie, l’ouverture et la responsabilité des auteures de récits de voyage, qui ont été tant vantées, montrent ici leurs limites. J’irais même jusqu’à affirmer que chez les femmes voyageuses, l’appartenance culturelle et politique compte en fin de compte plus que le genre.
15Le concept de féminocentrisme n’est pour cette raison pas tout à fait opérant. Il est vrai que beaucoup de voyageuses analysent la situation sociale des femmes indigènes. Mais la relation entre les voyageuses et la population locale ressemble souvent à la relation entre les parents et les enfants, car les voyageuses se donnent volontiers l’air maternel en consignant ainsi une fois pour toutes la prétendue nature infantile de leurs hôtesses.
16Les voyageuses du xixe siècle ne pouvaient imaginer l’avenir des territoires colonisés qu’en termes d’assimilation au modèle français, ce qui impliquait aussi la reprise du modèle d’émancipation à l’occidentale. L’ingérence dans la culture étrangère, en ce qui concerne la position sociale de la femme, se limitait (et cela ne concerne pas seulement le xixe siècle) à la problématique du voile, du harem et de la polygamie. Jusqu’à notre époque, cette question focalise encore l’attention des chercheur(e)s et des auteur(e)s en Occident. Et ce n’est pas seulement en France, que l’on peut considérer entre-temps comme un pays d’immigration classique, que sont menées des discussions chargées d’affects, et dans la plupart des cas, dogmatiques sur le pour et le contre du foulard. Celui-ci est considéré comme une expression du fondamentalisme et on l’associe de plus en plus avec le danger qui menacerait notre civilisation de la part du fanatisme musulman. Les thèses de Samuel Huntington, qui fut conseiller en relations internationales du gouvernement des États-Unis, sur le clash des civilisations5 et le succès de son livre éponyme dans le monde occidental sont à ce jour l’exemple le plus parlant de la montée de l’hostilité aux étrangers et de la peur croissante de l’islam perçu comme l’ennemi absolu. Daryush Shayegan doute toutefois, dans son article sur Le Choc des civilisations, de la réalité du danger d’un supposé affrontement des cultures annoncé par Huntington, en rappelant que
[…] toutes les civilisations, quels que soient leur origine et leur lieu, ont été touchées, modifiées, dégradées par la modernité. Dès lors on vit dans des zones de mélange et de métissage, dans des champs de croisements, dans ce que j’ai appelé la zone d’hybridation. Une civilisation pure, dont les membres seraient organiquement liés en un tout indissociable, est une pure fiction. […] Je ne pense pas qu’il y ait des civilisations non occidentales au sens strict du terme6.
17La globalisation économique conduit selon Daryush Shayegan – qui s’appuie ici sur le modèle du bricolage de Lévi-Strauss – à une mosaïque de fragments d’ethnies et de cultures7.
Étrangers à nous-mêmes
18Si les voyageuses françaises du xixe siècle apparaissent globalement comme gallocentriques, celles du xxe siècle sont plus difficiles à classer. La majorité d’entre elles avaient une attitude assez critique par rapport à leur culture d’origine ; mais les qualifier pour cette raison d’anticolonialistes serait simpliste. D’un côté elles étaient, en ce qui concerne le côté logistique de leur entreprise, dépendantes de l’armée et de l’administration dans les colonies et même en France, d’un autre côté cette dépendance ne les a pas empêchées de critiquer le système colonial et de nous donner des aperçus approfondis de cultures étrangères.
19Dans les récits de voyage du xixe siècle on n’observe pas de remise en question profonde, par leurs auteures, de leur propre vision du monde. La plupart des voyageuses promènent à travers les pays visités leur croyance dans la supériorité de leur propre culture. Le processus de la « mort sociale », qui ouvre d’autres voies d’accès à l’altérité et à sa propre culture, ne commence à se manifester qu’à partir du xxe siècle8. L’enquêteur ou l’enquêtrice devient alors une sorte de transfuge. La capacité de se rapprocher d’une autre culture en essayant de s’y intégrer autant que possible, afin de mieux comprendre ses particularités et de se plonger dans sa manière de voir le monde – par exemple en restant plus longtemps à un endroit, en apprenant la langue du pays – dépend de la volonté de s’abandonner à l’altérité au lieu d’essayer de la transformer. La faculté de réfléchir sur ses propres préjugés et ses mécanismes de défense va de pair avec la remise en question de sa propre culture. Pour Caren Kaplan, cette évolution mentale, qu’elle appelle le « processus de devenir-mineur », représente la base de la compréhension mutuelle :
Pour la critique féministe occidentale, le processus de devenir-mineur a deux aspects fondamentaux. Premièrement, je dois admettre qu’il y a des choses que je ne sais pas. Deuxièmement, je dois découvrir comment apprendre à connaître ce que l’on m’a appris à éviter, à craindre ou à ignorer. La critique de l’endroit d’où je viens, de mon lieu de départ, me permet de prendre distance par rapport à ce qui m’est familier […]. Nous devons quitter la maison, car nos maisons sont souvent les lieux du racisme, du sexisme et d’autres pratiques sociales nuisibles9.
20Le déchiffrement d’une culture étrangère doit être accompagné d’une autoanalyse. C’est seulement de cette manière que l’altérité aide à ouvrir les yeux sur les zones étrangères à l’intérieur de son propre moi ou, comme l’a formulé Julia Kristeva : « Désormais [avec Freud, N. U.], nous sommes étrangers à nous-mêmes, et c’est à partir de ce seul appui que nous pouvons essayer de vivre avec les autres10. » Tout se passe d’ailleurs comme si le thème de l’altérité, des éléments étrangers à l’intérieur du moi, était devenu l’un des thèmes centraux non seulement de la littérature, mais aussi de la philosophie du xxe siècle11. De nos jours plus personne ne vit dans la sécurité d’une identité stable et cohérente, plus personne ne peut se « protéger » des autres cultures, car celles-ci ne sont plus, depuis longtemps, si faciles à séparer de notre propre culture. Chaque parcelle de notre terre est aujourd’hui une zone frontalière. Un ébranlement de l’identité par une expérience d’altérité ou, pour le formuler autrement, par la diversité culturelle, a pour conséquence, si cela se passe bien, une reconnaissance et un respect des autres cultures. Accepter la coexistence des différentes cultures et affronter les cultures étrangères d’une autre manière qu’à travers la domination et la discrimination, est une expérience radicale. Le philosophe Paul Ricœur voit dans la confrontation entre la culture mondialisée et les cultures nationales un danger de destruction des cultures traditionnelles. Il porte en même temps un jugement très pessimiste sur la perte de l’autorité de l’Europe provoquée par la découverte du pluralisme culturel :
Au moment où nous découvrons qu’il y a des cultures et non pas une culture, au moment par conséquent où nous faisons l’aveu de la fin d’une sorte de monopole culturel, illusoire ou réel, nous sommes menacés de destruction par notre propre découverte ; il devient soudain possible qu’il n’y ait plus que les autres, que nous soyons nous-mêmes un autre parmi les autres ; toute signification et tout but ayant disparu, il devient possible de se promener à travers les civilisations comme à travers des vestiges ou des ruines ; l´humanité entière devient une sorte de musée imaginaire : […]. Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n´importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but. À ce point extrême, le triomphe de la culture de consommation, universellement identique et intégralement anonyme, représenterait le degré zéro de la culture de création ; […]12.
21Freud a parlé de trois grandes humiliations de l’homme : la cosmologique, qui a privé notre terre de sa place centrale dans l’univers, la biologique, qui a intégré l’homme dans le règne des animaux, et la psychologique, qui a remis en question le caractère rationnel de nos actions. On pourrait ajouter à ces désillusions la remise en question de la vision eurocentrique du monde, la conscience que l’homme « reconnaît toute sa situation socioculturelle comme un exemple parmi d’autres et en aucun cas comme la forme d’existence la plus évidente ou même la meilleure13 ». La confrontation avec l’altérité incite, au xxe siècle, à la relativisation de sa propre identité. » Une façon de voir subjective, dirigée vers l’intérieur, remplace la vision centrée sur l’extérieur, typique du xixe siècle. Avec « la fin des voyages », la description de l’altérité de la culture étrangère passe au second plan : la réalité étrangère sert de plus en plus souvent d’espace de projection pour des états intérieurs. Les mondes étrangers, considérés comme plus simples et moins structurés, sont utilisés par l’Occident pour représenter son propre malaise culturel avec pour conséquence le fait que l’image de l’autre culture apparaisse comme étrangement pâle et schématique, marquée par une perspective eurocentrique qui déduit les valeurs positives associées à l’Autre essentiellement du caractère insatisfaisant de notre propre façon de vivre.
22La culture européenne a besoin du mythe de l’Autre surtout à cause de son insatisfaction d’elle-même. La réalité étrangère sert surtout – prenons le cas d’Isabelle Eberhardt – comme espace de projection pour des jeux de miroirs ou comme espace d’interaction permettant d’approcher notre étrangéité intérieure, ce qui constitue bien entendu une nouvelle instrumentalisation. On peut le voir à partir du rôle relativement important que l’élément étranger joue dans la construction de l’identité. Eberhardt cherche une fusion avec l’Autre, fusion dans laquelle la distance entre soi-même et l’Autre doit peu à peu s’effacer. Si l’on regarde les récits de femmes voyageuses d’une période relativement récente, on constate qu’Isabelle Eberhardt semble avoir préparé le terrain pour toute une série de livres dans lesquels un public féminin est lui aussi autorisé à se perdre dans des rêves exotico-érotiques. Aneti M. Moimoi décrit par exemple, dans son livre Der Traum von den freundlichen Inseln, son mariage avec un indigène de Tonga, et Evelyn Kern, dans Sand in der Seele, un amour de vacances en Tunisie14. Je ne voudrais pas oublier non plus le livre à succès La Massaï blanche de Corinne Hofmann, qui a atteint au début des années 2000, 250 000 exemplaires vendus et a été rapidement transposée à l’écran15. Nous retrouvons ici de nouveau le motif de la « rencontre amoureuse », mais avec des signes inversés : l’érotisme de voyage – l’appropriation de l’Étranger à travers l’homme étranger – a maintenant saisi également les femmes.
Nomadologie
23Les nomades du désert deviennent chez Isabelle Eberhardt les représentants de son propre statut de « sans-lieu » ; la vie nomade est pour elle le symbole de la liberté. Il faut croire qu’elle était, avec cette attitude, très en avance sur son temps, car l’avant-garde moderne a développé depuis quelques années le nouveau concept culte de « nomadologie16 », qui décrit une culture du nomadisme de l’esprit et de la mobilité. À notre époque, où il n’y a plus de systèmes d’ordre stables, la nomadologie semble remplacer la monadologie de Leibniz : « Dans un certain sens, la nouvelle forme de vie que l’on appelle la nomadologie n’est rien d’autre qu’une tentative de faire de nécessité vertu, à partir de la situation d’un déracinement existentiel17. » Dans le meilleur des cas, une telle nomadologie aboutit à une polyphonie culturelle, comme la définit Shayegan : « L’homme d’aujourd’hui a tout un éventail de choix : il peut glisser d’une aire culturelle à une autre, puiser dans d’autres mémoires historiques, s’y ressourcer, s’en enrichir ; il peut en faire la synthèse à sa façon18. » Mais l’exemple d’Eberhardt montre les limites d’une telle culturalité sur le mode du patchwork. Par son identification morale avec les « subalternes », elle enfreignait aussi bien les règles islamiques que les normes européennes de comportement en constituant ainsi une provocation pour les deux cultures. Se mettre comme Eberhardt au même niveau que les personnes concernées, comporte le risque d’ignorer les différences de pouvoir entre différentes cultures. Eberhardt peut servir d’exemple pour la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, « à représenter une autre culture quand on a déjà du mal à se représenter soi-même19 ». Être étrangère veut dire pour elle aussi bien être étrangère au monde qu’être étrangère à soi-même. Elle se livre entièrement à la réalité étrangère et reste malgré tout, ne fût-ce qu’à cause de ses origines, en position d’extériorité.
Nomade et dame du harem
24Le lien entre l’imaginaire de la découverte, les failles de cet imaginaire et la réflexion sur son absence d’ancrage dans un lieu, a été étudié en détail à partir de la prolifique littérature saharienne. Le désert se prête comme nul autre lieu à une projection des rêves de retour au paradis. Les récits de voyage choisis confirment cette observation déjà formulée à propos d’autres textes parlant de voyages dans le désert20. Ce qui frappe, c’est l’opposition systématique entre la nomade et la femme du harem couverte de son voile. Les deux images symbolisent dans les textes deux pôles opposés, celui de la liberté et celui de la captivité féminine. La nomade est perçue non seulement comme autonome, mais aussi comme particulièrement belle et sensuelle. Celle qui porte le tchador apparaît en revanche, dans la plupart des relations de voyage du xixe siècle, comme un personnage informe, retardé, passif, manipulable et privé de toute forme d’autonomie. Cette conception victimaire recouvre l’idée statique de « l’étrangère désirée » que nous connaissons de la littérature orientaliste habituelle.
25Les femmes du désert jouissent, selon l’idée majoritaire des voyageurs, de plus de privilèges, d’une autorité extraordinaire et de libertés plus grandes. À leurs yeux, les nomades s’approchent de cette forme sociale hypothétique connue sous le nom de matriarcat. Mais au lieu d’utiliser le terme matriarcat, j’ai proposé, en me référant à Ilse Lenz, de parler d’une société symétrique du point de vue du genre, c’est-à-dire d’une société permettant aux femmes l’accès aux divers champs de pouvoir, ce qui permet de rééquilibrer les relations entre les sexes.
26Indépendamment de la position sociale réelle de la femme chez les Touareg – elle est relativement élevée, comme le confirment les études ethnographiques –, la Targuyia se transforme, dans les récits de voyageuses françaises, en écran de projection de leurs propres désirs et spéculations. Si la dame du harem symbolise le dogme de l’oppression de la femme, la nomade représente la thèse du matriarcat d’origine. Nomade ou dame de harem, la femme étrangère reste prisonnière d’une culture traditionnelle prétendument sans histoire, et, par conséquent, objet de discours normatifs tenus par des observateurs extérieurs. En dépassant les thèses invérifiables sur l’absence d’autonomie et de conscience de soi, ou, au contraire, la vision romantique d’anciennes cultures matriarcales, il est important de retenir qu’aussi bien les femmes qui voyageaient que leurs hôtesses avaient une identité plurielle, marquée par les structures de pouvoir, l’appartenance ethnique, la classe sociale, l’histoire et le genre. Ni la femme orientale, ni l’Orient ne doivent être vus comme des entités monolithiques.
Notes de bas de page
1 Voir I. Grewal, Home and Harem. Nation, Gender, Empire, and the Cultures of Travel, Durham-Londres, Duke University Press, 1996, p. 66.
2 W. Lechner, « Eine Gräfin im Orient », Die Zeit, 4 février 1999, p. 53 ; souligné par N. U.
3 H. Jehle, « “Gemeiniglich verlangt es aber die Damen gar nicht sehr nach Reisen…” : eine Kartographie zur Methodik, Thematik und Politik der historischen Frauenreiseforschung », dans D. Jedamski, H. Jehle et U. Siebert (dir.), “Und tät’ das Reisen wählen!” Frauenreisen – Reisefrauen, ouvr. cité, p. 22.
4 Marnia Lazreg propose comme alternative une approche intersubjective : « Cela signifie que leurs vies, tout comme les “nôtres”, sont structurées par des facteurs économiques, politiques et culturels. Cela veut dire aussi que ces femmes, tout comme “nous”, sont engagées dans les processus d’ajustement, de mise en forme, voire, de temps en temps, de résistance et même de transformation de leur environnement. Cela veut dire également qu’elles ont leur propre individualité, qu’elles existent “pour elles-mêmes” et pas “pour nous”. » ; « It means that their lives like “ours” are structured by economic, political, and cultural factors. It means that these women, like “us”, are engaged in the process of adjusting, often shaping, at times resisting and even transforming their environment. It means they have their own individuality ; they are “for themselves” instead of being “for us” » (M. Lazreg, « Feminism and difference: The perils of writing as a woman on women in Algeria », art. cité, p. 98).
5 S. P. Huntington The Clash of Civilisations, New York, Simon & Schuster, 1996 [éd. franç. Le Choc des civilisations, trad. J.-L. Fidel et coll., Paris, Odile Jacob, 1997]. Les thèses de Huntington ont été publiées pour la première fois en 1993.
6 D. Shayegan, « Le choc des civilisations », Esprit, avril 1996, p. 40 et suiv. ; souligné par N. U.
7 Voir ibid., p. 46.
8 La méthode de l’« observation participante » développée par Bronislaw Malinowski (1844-1942), et qui constitue aujourd’hui encore la méthode principale en anthropologie, va dans le même sens.
9 « For the first world feminist critic the process of becoming minor has two primary aspects. First, I must acknowledge that there are things that I do not know. Second, I must find out how to learn about what I have been taught to avoid, fear, or ignore. A critique of where I come from, my home location, takes me away from the familiar. […] We must leave home, as it were, since our homes are often sites of racism, sexism, and other damaging social practices » (C. Kaplan, « Deterritorializations: The rewriting of home and exile in western feminist discourse », art. cité, p. 194).
10 Voir J. Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988, p. 250.
11 Voir T. Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
12 P. Ricœur, « Civilisation universelle et cultures nationales », Esprit, no 29, 1961, p. 446 et suiv.
13 « […] seine gesamte sozio-kulturelle Seinslage als nur eine unter vielen erkennt und keineswegs mehr als die selbstverständlich gegebene oder gar beste aller möglichen Lebensformen » (W. Mühlmann, cité par I.-M. Greverus, Kultur und Alltagswelt, ouvr. cité, p. 17 et suiv.).
14 Voir A. M. Moimoi, Der Traum von den freundlichen Inseln, Adliswil, Tanner, 1997 et E. Kern, Sand in der Seele, Hambourg, Jahn & Ernst, 1997.
15 C. Hofmann, La Massaï blanche, trad. A. Weber, Paris, Plon, 2000.
16 P. Strasser, « Monaden, Maden, Nomaden – Der dritte Weg », dans H. G. Habert (dir.), Auf, und, davon. Eine Nomadologie der Neunziger, Graz, Droschl, 1990, p. 159-177.
17 « In gewisser Weise ist die sogenannte neue Nomadologie als Angebot einer neuen kulturellen Lebensform nichts anderes als der Versuch, aus der […] Situation einer existenziellen Unbehaustheit, aus der Not eine Tugend zu machen » (E. List, Die Präsenz des Anderen. Theorie und Geschlechterpolitik, ouvr. cité, p. 124).
18 D. Shayegan, « Le choc des civilisations », art. cité, p. 47.
19 I. Potel, « Est-ce de l’art ou de l’ethno ? », Libération, 8 octobre 1996, p. 33.
20 Voir S. Lerner, « Reisen ohne anzukommen », dans E. Willems (dir.), Annemarie Schwarzenbach: Autorin – Reisende – Fotografin, Pfaffenweiler, Centaurus, 1998, p. 153-168.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« Un Franc parmy les Arabes »
Parcours oriental et découverte de l’autre chez le chevalier d’Arvieux
Vanezia Parlea
2015
Les Hiéroglyphes de Champollion
Philologie et conquête du monde
Markus Messling Kaja Antonowicz (trad.)
2015
L’Orient des écrivains et des savants à l’épreuve de la Grande Guerre
Autour d’Une enquête aux pays du Levant de Maurice Barrès
Jessica Desclaux (dir.)
2019
Genre et orientalisme
Récits de voyage au féminin en langue française (XIXe-XXe siècles)
Natascha Ueckmann Kaja Antonowicz (trad.)
2020