I – Considérations méthodologiques : les études de genre comme méthode scientifique
p. 53-72
Texte intégral
« Le genre est une catégorie éminemment historique »
Bettina Heintz1
1Pour traiter le sujet de ce livre dans toute sa complexité, il faut adopter une approche inspirée de l’anthropologie culturelle combinant des points de vue littéraire, sociologique, psychologique et ethnographique. Notons que la recherche féministe procède par principe de manière interdisciplinaire, car elle a non seulement un point de départ que l’on peut analyser de tous ces points de vue à la fois – à savoir la discrimination des femmes –, mais aussi un objectif qui dépasse une seule discipline. Cet objectif consiste à rendre les femmes visibles en tant que sujets historiques et artistiques et à aider ainsi à reconstituer l’héritage féminin de chaque discipline, sans oublier les voies ayant permis sa transmission. Dans un second temps, il s’agit d’examiner les relations entre les sexes et la manière dont leur attitude face à des processus historiques est marquée par la différence sexuelle.
2Avec le stimulant volume Genus – zur Geschichte der Geschlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften2, qui résume l’état de la recherche sur la question dans différentes sciences humaines en signalant au passage les questions faisant toujours l’objet d’un débat, ainsi qu’avec les ouvrages Feministische Literaturwissenschaft in der Romanistik3 et Gender Studies in den romanischen Literaturen4, qui relèvent plutôt des études romanes, nous disposons de trois ouvrages de synthèse offrant une introduction fiable à la recherche d’inspiration féministe et notamment à la problématique de la formation du canon littéraire. Ces ouvrages, qui se focalisent sur la catégorie du genre, m’aideront à réfléchir sur la question de savoir dans quelle mesure les études féministes sont adaptées comme méthode de recherche. L’aperçu qui suit doit présenter l’horizon dégagé par les principaux axes de la pensée féministe, car si nous pouvons critiquer aujourd’hui les paradigmes du passé, c’est seulement parce que cette pensée nous a offert des notions permettant d’avancer dans la réflexion.
Études féministes versus études sur les femmes : questions sur la formation du canon littéraire
3Pour commencer, j’aimerais distinguer et clarifier les concepts d’« études féministes » et d’« études sur les femmes », utilisés souvent de manière vague et interchangeable. Pour les employer de manière constructive, il faut d’abord se demander ce qui distingue ces deux approches. Cette distinction est pour moi capitale, car elle permettra de situer mon travail et de préciser mes objectifs. Mais une clarification des termes me semble aussi nécessaire, parce que l’utilisation de plus en plus floue de l’expression « études sur les femmes » risque, comme le souligne Carola Wildt, de déboucher sur un banal constat de pluralité des valeurs5.
4Wildt définit les études sur les femmes comme un supplément à la recherche existante, une adjonction dont la seule ambition consiste à compléter les constats de celle-ci. Au fond, il s’agit avant tout d’un répertoire de ses déficits, c’est-à-dire d’une enquête systématique sur la situation des femmes en général et sur les modèles d’identification existants, à savoir ces « femmes d’exception », qui représentent des modèles à suivre pour les autres. D’après Wildt, cela va d’habitude de pair avec une féminisation de la société, c’est-à-dire une revalorisation du féminin et une redéfinition du masculin6. Je serais tentée de désigner cette approche comme le courant historique des études sur les femmes, dont l’objectif est d’essayer, dans une démarche essentiellement compensatoire, de retrouver, voire de reconstituer les matériaux négligés. L’historienne Michelle Perrot dit à ce sujet :
Elle [l’histoire des femmes, N. U.] a d’abord été simplement re-trouvailles, remémoration. Il s’agissait – il s’agit encore et c’est nécessaire – de rendre visible ce qui avait été oublié et « perdu », ou même jamais discerné […]. Cet inventaire ne suffit plus aujourd’hui7.
5Appliquée à la littérature, cette conception des recherches sur les femmes correspond à l’élargissement du canon littéraire traditionnel avec l’objectif de le compléter, mais sans ambition de comprendre ou de démasquer les mécanismes d’exclusion mis en œuvre par la critique littéraire ou les critères d’analyse utilisés dans la recherche académique. Mais l’objectif peut aussi consister à établir de manière consciente un contre-canon, en sachant que celui-ci ne s’imposera qu’à un petit segment de l’opinion publique et ne jouira pas du même prestige que le canon traditionnel8. Cette façon d’écrire l’histoire n’est par conséquent qu’un phénomène transitoire du point de vue féministe, une phase nécessaire, mais qu’il s’agit de dépasser en procédant à une révision plus fondamentale. Les études féministes – « dont le carburant est le dysfonctionnement dans la relation entre les sexes9 » – ne réduisent pas leur analyse aux représentantes d’un seul sexe, mais elles s’attaquent à tous les sujets qui posent problème du point de vue des femmes. Il ne s’agit pas de compléter, mais de montrer les interactions complexes avec la société dominée par les hommes, dans laquelle les femmes sont impliquées en tant que complices, collaboratrices ou coresponsables10. L’historienne Uta Frevert utilise en ce sens la notion d’histoire genrée pour se démarquer de celle d’histoire des femmes :
L’histoire genrée, apparue au milieu des années 1980, en tout cas en tant que postulat, se distingue des études classiques sur les femmes par une approche plus complexe et plus théorique. En partant du désir de rendre les femmes visibles dans l’histoire, les études sur les femmes dans leur courant historique se sont surtout appliquées jusqu’à maintenant à combler les lacunes les plus criantes de l’historiographie « générale » […] L’histoire genrée, en revanche, cherche à imposer une vision fondamentalement révisée. Elle ne tente pas en première ligne d’écrire l’histoire oubliée des femmes en tant que forme particulière de l’histoire « générale » ; c’est plutôt ce « général » lui-même qui doit être déconstruit, analysé à travers le prisme du genre et recomposé à nouveau11.
6Les études féministes se considèrent comme un « état des lieux de la culture dominante12 », comme une négation de la pensée masculine dans sa totalité, y compris des concepts de masculinité et de féminité, dont elles dévoilent le caractère fantasmatique au lieu de les consolider en les utilisant comme instruments d’analyse13. Pour le dire avec les mots de Carola Wildt : « La remise en question est le point de départ et le " point d’arrivée " des études féministes14. » Christina Thürmer-Rohr désigne elle aussi la remise en question comme la particularité ou « l’altérité propre » des études féministes, une altérité qui constitue dans notre société un acte de contestation en soi :
« L’altérité » des études féministes ne se définit donc pas en premier lieu à travers ses méthodes spécifiques ou des contenus « spécifiques aux femmes », mais à travers la personne qui est en train de se poser des questions et la place que celle-ci occupe dans la société15.
7Si l’on suit les considérations de Carola Wildt sur les études féministes et les études sur les femmes, la démarche féministe vise une déconstruction totale du canon en tant qu’idée. La contestation poststructuraliste du canon sous toutes ses formes s’explique, selon Renate von Heydebrand et Simone Winko, de la manière suivante :
Il faut totalement abandonner l’idée de canonicité. Si, pour des raisons pratiques, il faut malgré tout avoir recours à une forme de canon, celui-ci devrait intégrer les éléments les plus divers et une attention particulière devrait être accordée à tout ce qui a été jusque-là opprimé ou « marginalisé ». […] En ce sens, il faut garder jusqu’au bout une perspective déconstructionniste : par conséquent, l’opposition entre le « centre » et la « marge », comme toute autre opposition hiérarchique, ne doit pas être considérée comme légitime […] rien n’a donc en soi le droit de faire partie du canon. Cette position est dirigée clairement contre la stratégie de la pluralité des canons, contre l’idée que les femmes et autres groupes jusqu’à maintenant exclus pourraient voir ainsi, une fois que l’on aurait donné suite à leurs revendications, leurs valeurs représentées par leur propre canon16.
8Ce qui pose un problème dans le débat sur le canon, c’est que celui-ci possède, en tant que phénomène historique, son propre caractère factuel, qui influence sa réception passée et présente, de sorte que l’on ne peut pas vraiment le supprimer ou, en tout cas, qu’il faut le garder toujours à l’esprit, même si on le critique ou le remet en question. Nous ne percevons pas les œuvres du passé directement mais toujours par intermédiaire de leur histoire.
9L’examen critique des hiérarchies de valeurs et des périodisations considérées jusqu’alors comme universelles a provoqué en tout cas une révision profonde de la conception même de la science, car de nombreuses histoires littéraires et anthologies étaient basées à la fois sur un ethnocentrisme condescendant et un androcentrisme agressif. Ce constat d’une ouverture à la place de la ghettoïsation nous amène tout naturellement à l’actuelle discussion sur les études de genre issues des Women’s studies institutionnalisées en Amérique à partir des années 196017.
Études de genre versus modèle différentialiste
10Comme les études sur les femmes et les études féministes, les Women’s studies et les études de genre se distinguent par des centres d’intérêt différents. Les études de genre sont issues des Women’s studies. Mais dans leur cas, ce n’est plus la discrimination des femmes qui se trouve au premier plan, mais le genre comme une variable historique parmi d’autres18. L’objectif initial des Women’s studies consistait, d’après Renate Hof, à
[…] mettre à disposition des informations sur les femmes pour permettre l’émergence de nouvelles approches théoriques. C’est ici qu’a lieu le passage de témoin aux études de genre, qui se soucient moins de poursuivre la critique de l’exclusion des femmes (qui est entre-temps bien connue) ou de décrire les mécanismes du pouvoir attribuables de manière incontestable à un ou plusieurs acteurs, mais plutôt que de comprendre de manière approfondie les mécanismes qui résultent de cette hiérarchisation. […] Avec l’avènement de la catégorie du genre il est devenu clair que les implications théoriques des recherches sur les femmes ne doivent pas se limiter à l’intégration dans les disciplines existantes des connaissances, jusque-là négligées, venant des femmes et concernant celles-ci. Au contraire, en partant de ces nouveaux éléments, toute la logique de ces disciplines, toute la façon d’argumenter et d’apporter des preuves doivent se transformer19.
11Les études de genre, pratiquées en Angleterre et en Amérique du Nord depuis le milieu des années 1970, partent de l’idée qu’à l’origine il n’y a rien de spécifiquement féminin, c’est-à-dire que chaque définition de la féminité résulte d’un discours culturel particulier. La notion de genre a été définie dans les études féministes de différentes manières. Dans son acception actuelle, le concept de genre a été développé comme un concept politique s’opposant à la naturalisation des rapports entre les sexes. La catégorie du genre est ici entendue comme le sexe social ou, si on préfère, l’identité culturelle, mais aussi les relations entre les sexes20. L’opposition entre le « sexe » et le « genre » a été inventée pour contredire la formule « La biologie c’est le destin » et a longtemps été considérée comme une opposition incontournable. Mais, ces dernières années, la séparation artificielle entre le sexe et le genre a été de nouveau remise en question. L’idée que l’on puisse distinguer nettement le corps et la culture, le sexe biologique et le sexe social est aujourd’hui critiquée. Ou, pour poser la question autrement : le corps existe-t-il comme une entité prédiscursive, une tabula rasa sur laquelle s’inscrivent des marqueurs culturels ?
12Avant de répondre à cette question, il est important de donner un aperçu des développements qui ont précédé ce débat, notamment à travers le French feminism21, qui est associé, surtout aux États-Unis et en Allemagne, aux noms d’Hélène Cixous, de Luce Irigaray et de Julia Kristeva. Ce courant du féminisme postule une altérité irréductible des femmes en même temps que leur supériorité morale. Le concept d’une économie féminine et celui d’une écriture féminine reposent sur l’idée qu’il existe une biologie et une sexualité féminine, plus généralement une expérience féminine, et par conséquent aussi une façon d’écrire qui est caractéristique des femmes. Sans parler ici dans le détail de chacune des représentantes de cette « nouvelle Sainte-Trinité de la pensée féministe française22 », on peut remarquer que c’est surtout à Hélène Cixous et à Luce Irigaray que l’on reproche l’essentialisation de la femme ou même un déterminisme biologique. Cixous développe en effet l’idée d’une écriture venant du corps féminin et Irigaray postule une analogie entre l’écriture féminine et la génitalité féminine.
13À la différence de ce que l’on nomme souvent « féminisme différentialiste français », la théorie du genre considère la féminité comme une construction sociale. Le concept de genre relativise toutes les définitions normatives de la féminité. La critique du concept différentialiste qui le sous-tend repose sur la remise en question du modèle de féminité considéré comme universel et qui comporte le risque de « se limiter à remplacer la codification traditionnelle du féminin par une autre23 ». Ce modèle français, qui fonde le genre dans le corps, est de plus en plus mis en question. Le problème épistémologique du French feminism réside dans le fait qu’il voulait à tout prix confirmer son hypothèse de départ (la différence essentielle) – démarche peu compatible avec des principes scientifiques.
14En jugeant le modèle différentialiste, il ne faut toutefois pas oublier le contexte dans lequel il s’est développé. Derrière cette pensée, il y a le désir de se définir soi-même et de définir sa place, le désir d’une contre-culture féminine qui s’oriente – au lieu d’essayer de se conformer aux normes masculines – en fonction d’une éthique féministe altruiste, pacifique, à la recherche d’harmonie, etc. Comme fondement de cette éthique, on présentait la capacité de la femme à donner naissance ou à être mère. Il s’agissait de mettre en évidence des capacités féminines qui n’avaient pas été perçues au cours de l’histoire ou qui étaient connotées négativement. Tandis qu’au sein du féminisme égalitaire, dans le sillage de Simone de Beauvoir, la différence biologique passait au second plan, le French feminism – qu’il faut voir dans le contexte de la critique du rationalisme de la fin des années 1970 – a remis le corps au centre du discours sur le genre : « Chez les uns la femme est devenue un être sans sexe, chez les autres uniquement un être sexué24. »
15Plutôt que de se concentrer sur les déficits, le féminisme différentialiste a misé sciemment sur les ressources et les potentialités féminines25. Ce que l’on appelle l’expérience féminine se trouvait dès le début au cœur de la critique littéraire féministe. Celle-ci a permis tout d’abord d’enrichir les études littéraires, qui s’étaient trop longtemps consacrées aux œuvres des auteurs canoniques en s’appuyant sur des critères prétendument atemporels de qualité littéraire. Un autre mérite de cette démarche est de dépasser une optique centrée sur les déficits :
Le mérite historique du modèle différentialiste et du concept d’« écrire avec le corps » consiste notamment dans la relativisation de la dichotomie cartésienne du corps et de l’esprit, voire de la logique binaire en général, ainsi que dans la mise en évidence des préjugés contre la femme, qui ont perduré depuis l’Antiquité jusqu’au xxe siècle. Le modèle différentialiste a servi aussi à remettre en question « la théorie de l’égalité » ; qui, tout en cherchant à promouvoir l’égalité des sexes, ne propose aucune solution pour empêcher que toutes les actions des femmes soient jugées en fonction d’un cadre qui se réfère à l’expérience et au mode de penser des hommes26.
16À partir de la distinction entre le sexe et le genre, on a commencé dans les années 1980 à tracer une nette ligne de démarcation entre le genre biologique et le genre culturel afin de protéger la femme des présupposés biologiques et des généralisations tendant à naturaliser les différences. On a par conséquent beaucoup insisté sur le fait que les attributs sociaux attachés aux différences physiques entre les femmes et les hommes doivent être considérés comme des constructions sociales. Dans la littérature récente sur la différence entre les sexes, on considère de plus en plus que la différence « naturelle » (le sexe) constitue une différenciation culturelle parmi d’autres. L’idée que la catégorie du genre ne possède aucun noyau universellement valable, donc qu’elle a été déconstruite au point de perdre toute signification, oblige toutefois à se poser une question, qui constitue en même temps une critique radicale, à savoir : qui est donc le sujet du féminisme27 ? Le titre d’un livre de Tania Modleski Feminism without Women28, résume ce problème de la manière suivante : le postféminisme retire au féminisme son fondement, c’est-à-dire son engagement en faveur des femmes ; en fait, il peut même se passer des femmes qui existent réellement. La philosophe et politologue Seyla Benhabib parle d’un changement de paradigme : « En passant du féminisme du statu quo au féminisme poststucturaliste, nous avons perdu le sujet féminin29. »
17Le discours postféministe, qui a remplacé le modèle compensatoire ou différentialiste, considère la différence entre les sexes comme une polarisation d’origine culturelle. L’évolution induite par ce féminisme déconstructionniste nous a amenés au point où la catégorie du sexe ne repose sur aucun substrat corporel ou naturel30. Ni l’approche égalitariste ni l’approche différentialiste ne paraissent plus pertinentes – ce qui est maintenant à l’ordre du jour, c’est une mise en cause de la question elle-même, un scepticisme de principe à l’égard de la catégorie « femme », quelle que soit la manière de la concevoir. Bien que l’Allemande Carol Hagemann-White ait plaidé dès 1988 pour ce que l’on appelle l’« hypothèse zéro31 », affirmant que toutes les différences entre les sexes sont produites culturellement, c’est seulement avec le livre de Judith Butler, Trouble dans le genre, que l’approche appelée « Doing gender » (« Faire le genre ») a commencé à être discutée32. Pour Butler, le « sexe » n’est pas quelque chose de donné objectivement, mais plutôt un effet du discours culturel. Le genre n’est pas quelque chose que nous avons ou que nous sommes, mais quelque chose que nous faisons. D’après elle, le sexe est produit à travers les actes et les pratiques sociales comme une sorte de « performance ». Butler, qui ne se limite pas à tenter de purifier la féminité de toute trace d’un caractère naturel, mais qui supprime par la même occasion la catégorie de sexe en tant que telle, est assez contestée. Ce que l’on critique chez elle à juste titre n’est pas seulement l’absence de toute dimension historique, mais aussi la réduction des corps aux discours. En ce qui me concerne, je me joins à la critique de Barbara Duden, qui demande si le texte de Butler ne pousse pas cette logique à son extrême limite en nous présentant une femme totalement désincarnée. Pour Duden, Butler est la porte-parole d’un discours qui a totalement rompu avec la vision de la nature comme une matrice, c’est-à-dire comme un lieu de naissance dans le corps, une origine première (voir l’allemand « Ur-Sprung »)33. La dénaturalisation et la déshistoricisation de la catégorie du genre sont les ultimes et fatales conséquences de la pensée de Butler.
18Il semble plus prometteur d’analyser le genre comme une catégorie sociale parmi d’autres. Ce qui se trouve ainsi au premier plan, c’est l’inégalité de l’expérience féminine du point de vue de la classe, de l’âge, de l’orientation sexuelle, de l’appartenance ethnique, religieuse et culturelle ou de l’époque historique, c’est-à-dire les différences à l’intérieur du genre et pas seulement entre les sexes34. Ce débat autour du postféminisme est conduit tout d’abord par des théoriciennes américaines qui vivent dans une société très différenciée ethniquement. L’expérience des femmes de couleur révèle par exemple la prétention universaliste du féminisme blanc et occidental comme une illusion ethnocentrique. L’existence d’un « Nous féminin » collectif et d’une expérience féminine commune est par conséquent mise en doute. Isabell Lorey plaide en ce sens pour une déconstruction du « Nous féministe », car il s’agit en réalité d’une abstraction qui postule l’existence d’un collectif n’existant nulle part sous cette forme35. Bettina Heintz considère elle aussi le concept de genre indifférencié comme dépassé :
Des concepts à prétention universaliste sont impossibles à maintenir dans une société hautement différenciée. Ils se révèlent adéquats tant qu’il s’agit de femmes isolées socialement et dépendantes de leurs familles et qui disposent en ce sens d’un horizon d’expérience commun et peu varié. Mais plus la société est différenciée et plus les femmes y participent, plus la notion de genre à prétention universaliste est inappropriée. […]. Ce que l’on appelle la pensée poststructuraliste est en tout cas une pensée plus adaptée à la société moderne et à la pluralité des modes de vie féminins que l’ontologie anhistorique du genre issue du « féminisme classique36 ».
19Les voyageuses que j’ai choisies sont en règle générale des femmes blanches appartenant aux couches supérieures de la société et, en tant que telles, elles ne peuvent pas être placées automatiquement du côté des opprimées ; du point de vue de leur appartenance culturelle, elles se trouvent du côté des classes dominantes et privilégiées. Pour résumer, on peut dire que le recours normatif à l’identité féminine est devenu problématique. La recherche féministe se voit ainsi confrontée à trois défis : premièrement, insérer théoriquement la catégorie femme dans les relations entre les sexes, deuxièmement, interroger de manière critique la notion de genre comme construction sociale, et troisièmement, relativiser la catégorie de genre en l’analysant comme une catégorie sociale parmi d’autres. Les historiennes Claire Goldberg Moses et Leslie Wahl Rabine constatent par exemple : « […] le féminisme varie en fonction du temps et de l’espace ; il est façonné par des forces déterminées historiquement, certaines de nature sociale, certaines économiques, certaines enfin culturelles […] il n’y a pas de discours féministe unique37. »
20En ce qui concerne l’approche théorique, les féministes s’inscrivent dans leurs domaines de recherche respectifs en se positionnant par rapport à des traditions et des courants scientifiques divers38. Leurs positions sont hétérogènes et reflètent différentes positions critiques. Les études sur les femmes et le genre ne sont pas une discipline scientifique indépendante qui coexisterait avec d’autres et qui disposerait d’un champ d’études clairement délimité avec des instruments de recherche propres. Elles publient des travaux dont les objectifs divergent. Ce qui les réunit, c’est avant tout leur perspective critique par rapport à la recherche traditionnelle. La variété de leurs méthodes, souvent liées au contexte institutionnel (de la sociologie historique ou de l’histoire des idées à l’analyse des discours ou à la méthode déconstructionniste en passant par la psychanalyse), se manifeste aussi bien dans Einführung in die feministische Literaturwissenschaft de Jutta Osinski39 que dans les présentations synthétiques de Renate Kroll et de Margarete Zimmermann40. Les différentes contributions de ces volumes se caractérisent par une approche très individuelle. Elles ne respectent pas une approche thématique ou méthodologique commune. Renate Kroll définit la mission principale de la critique féministe en littérature de la manière suivante :
[…] examiner à fond le canon littéraire, confronter les concepts de la théorie littéraire et la littérature canonique à la théorie féministe, voire les relire dans une perspective féministe (« re-reading », « re-vision »), découvrir des auteures pas ou très peu remarquées (« re-discovering women’s texts ») et faire le constat de nouvelles relations (comme celles qui peuvent exister entre les femmes qui écrivent)41.
21Il n’est pas inutile de rappeler qu’en France, contrairement à l’Allemagne, il existe une longue tradition de femmes écrivaines. Malgré cela, on attend toujours un véritable débat sur les critères et les a priori de l’histoire littéraire. Le travail de reconstitution ou de revalorisation des traditions féminines en littérature n’a pas encore eu lieu.
Repenser le canon : les femmes dans la littérature française
22Pour illustrer la nécessité d’une refondation du canon traditionnel, voire d’une remise en question totale de l’idée de canon, on peut s’attacher à l’exemple suivant : dans la littérature française, on observe jusqu’au xixe siècle une présence continue de femmes de plume. De nombreuses monographies et anthologies confirment cette particularité française42. Malgré cette longue tradition féministe ou au moins féminine des lettres françaises, on n’a longtemps observé « ni l’émergence d’un courant de recherche particulier au sein de l’histoire de la littérature française, ni la présence de débats sur les processus de canonisation en général43 ». Ce n’est pas un hasard si la première histoire de la littérature française depuis les années 1960 tenant systématiquement compte des études de genre, A New History of French Literature (1989)44, est parue d’abord aux États-Unis. C’est grâce à l’institutionnalisation des Gender studies dans le paysage académique américain qu’une révision du canon est en cours, aussi bien en France que dans les études romanes en Allemagne, une révision qui ne vise pas seulement la recherche systématique sur les conditions de vie et d’écriture de quelques écrivaines méconnues ou totalement oubliées, mais aussi la réflexion sur l’attribution des rôles sexuels dans les textes littéraires de femmes et d’hommes.
23Comme Renate Baader le montre de manière convaincante dans son article « Lanson und die bürgerliche Vernunft: Frauen im Kanon der französischen Literatur » (1994), les ruptures de transmission remontent souvent aux manuels, comme l’ouvrage à grand tirage de Gustave Lanson, Histoire de la littérature française (1894), dont l’influence s’étend sur une bonne partie du xxe siècle. L’influence grandissante des modèles bourgeois sur la constitution des sujets au cours du xixe siècle semble avoir, malgré une libéralisation apparente, plutôt réduit la marge de manœuvre des femmes en tant qu’écrivaines. Margarete Zimmermann et Roswitha Böhm se demandent même si la prise de distance par rapport aux traditions gynocentriques n’a pas commencé après la Révolution française, avec l’uniformisation grandissante des institutions éducatives, car « la dépréciation de la culture aristocratique, qui offrait un cadre permettant à la majorité des femmes de participer à la culture et au pouvoir, était une condition sine qua non de la formation d’une identité bourgeoise45 ». Lanson, par exemple, ne mentionne plus qu’une seule femme, Germaine de Staël, à côté de dix-neuf hommes. C’est pourquoi Renate Baader précise dans son résumé :
Le « lansonisme » a eu des conséquences néfastes pour la réception des textes féminins de l’Ancien Régime, G. Lanson taisant systématiquement leur existence ou contestant leur qualité littéraire. […] Les écrits de Mlle de Gournay, Mme de Lambert, Mme Riccoboni ou Mme de Charrière n’ont été édités qu’au cours des dix dernières années, trop tard évidemment pour ne pas être marginalisés dans la critique littéraire46.
24Si j’essaie de présenter ici différentes auteures de récits de voyage, c’est notamment pour contourner les modèles hiérarchiques de la littérature ainsi que le culte omniprésent de l’auteur. Comme on le voit, les études féministes ne sont pas une méthode en soi, mais plutôt un discours traversant toutes les disciplines et se caractérisant par l’emploi de théories et de méthodes en fonction du contexte et de leur intérêt comme instruments d’analyse. La critique féministe a résolument placé, comme le dit Gisela Ecker, la catégorie du genre au centre de ses préoccupations47. Comme dans toute recherche, il nous faut décider, ici aussi, quelles méthodes sont les plus adaptées pour étudier la question posée. Il ne peut pas y avoir de méthode spécifique ou originale dans les Women’s studies, car les femmes ne sont pas « un genre particulier d’objet d’études qui ne pourrait être étudié qu’avec des méthodes particulières48 ». Par conséquent, pour étudier les récits de voyage de femmes, il faut adopter des méthodes et des sources plurielles :
Différents types de sources exigent […] différentes approches méthodologiques […]. Ces méthodes peuvent aller de la littérature comparée jusqu’à l’herméneutique, de la méthode biographique jusqu’à l’analyse des discours49.
25Même si, à l’université, on fait encore souvent comme si la recherche féministe représentait une démarche scientifique homogène et une méthode parmi beaucoup d’autres (méthode pour laquelle on installe une chaire particulière consacrée à la recherche sur les femmes), pour moi, il s’agit d’une pratique qui relève plutôt d’une révision critique que d’une méthode d’analyse particulière. Mon travail n’a pas pour objectif d’établir un bilan des déficits, c’est-à-dire de compléter le canon qui était jusque-là masculin, mais d’agir comme un correctif de la littérature orientaliste existante. La mise en place d’une « autre » bibliothèque ouvrant la voie à de nouvelles lectures est un autre objectif de ce travail. La recherche et la découverte d’éléments oubliés reste néanmoins la base de toute recherche plus poussée dans le domaine des études de genre. Malgré le fait que « l’histoire de la littérature traditionnelle ait été établie au prix de l’exclusion d’un certain nombre d’auteures de sexe féminin50 », il est impossible d’ignorer le canon traditionnel. L’un des plus grands paradoxes et problèmes méthodologiques de la critique féministe réside dans le fait qu’il faut utiliser ce canon comme point de départ et élément de comparaison, sans pour autant le reconnaître comme référence suprême51.
26L’impulsion principale pour écrire ce livre était le constat d’un énorme déficit dans la recherche. Vu l’état insuffisant de l’exploration des sources, il existe toujours un grand besoin d’études comparatives et de recherches visant à combler les lacunes. J’ai sciemment opté dans ce travail pour un corpus assez large, afin que cet ensemble de références empiriques et bibliographiques puisse servir de point de départ pour d’autres études.
27Comme l’a dit Ulla Siebert dans son aperçu critique de la recherche existante sur le récit de voyage féminin, « l’approche biographique est jusqu’à maintenant la méthode d’analyse la plus répandue52 ». C’est par choix que je ne cherche pas à aborder les textes d’un point de vue biographique, parce que, d’une part, dans la plupart des cas on ne dispose pas d’informations suffisamment détaillées et sûres, et que, d’autre part, une interprétation biographique fait souvent disparaître la « raison d’être » des textes derrière la personne de leurs auteures. Cet effacement des limites entre l’œuvre et son auteure contribue plus souvent à la production de mythes qu’à une analyse scientifique sérieuse. D’habitude, on part de l’idée que les œuvres d’écrivaines sont particulièrement marquées par des éléments autobiographiques. Une appréciation négative est dans la plupart des cas sous-jacente, car l’autobiographisme est souvent associé à une simple projection du vécu, sans valeur ajoutée sur le plan esthétique. Parler des récits de voyage sans entrer dans le débat sur l’autobiographisme peut donc apparaître comme le choix d’un courant très minoritaire dans la recherche sur les récits de voyage des femmes.
28Du point de vue méthodologique, il me semble important de retenir que l’accès aux textes s’effectue, dans la démarche que je propose, essentiellement à travers la topographie, à savoir des « lieux d’écriture » constituant pour les femmes des lieux d’action. Ce procédé implique l’idée que le mouvement à travers l’espace extérieur, l’espace de liberté dans lequel s’effectue le voyage, offre la possibilité d’une libération des schémas traditionnels. Bénédicte Monicat dit à ce sujet : « L’acte de “partir en femme” est alors indissociablement lié à l’acte d’“écrire en femme”53. »
Notes de bas de page
1 B. Heintz, « Die Auflösung der Geschlechterdifferenz », dans E. Bühler, H. Meyer, D. Reichert et A. Scheller (dir.), Ortssuche. Zur Geographie der Geschlechterdifferenz, Zurich-Dortmund, eFeF, 1993, p. 35.
2 H. Bußmann et R. Hof (dir.), Genus – zur Geschlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften, Stuttgart, Kröner, 1995.
3 R. Kroll et M. Zimmermann (dir.), Feministische Literaturwissenschaft in der Romanistik. Theoretische Grundlagen – Forschungsstand – Neuinterpretationen, Stuttgart-Weimar, Metzler, 1995. [NdT : Les études de romanistique englobent en Allemagne l’ensemble des langues, cultures et litteratures romanes.]
4 R. Kroll et M. Zimmermann (dir.), Gender Studies in den romanischen Literaturen. Revisionen, Subversionen, Francfort-sur-le-Main, Dipa-Verlag, 1999.
5 C. Wildt, « Frauenforschung und Feministische Forschung », dans A. Bell et coll. (dir.), Furien in Uni-Form? Dokumentation der 3. Österreichischen Frauensommeruniversität, Innsbruck, Vor-Ort, 1987, p. 142. [NdT : Le syntagme « études sur les femmes » traduit ici le terme allemand « Frauenforschung », que l’auteure de l’ouvrage oppose à « Feministische Forschung »].
6 L. Lindhoff démontre avec une grande clarté, dans sa Einführung in die féministische Literaturtheorie (Stuttgart, Metzler, 1995), que la revalorisation du féminin n’implique d’habitude pas un jugement différent sur la femme réelle, mais sur la part « féminine » de l’homme, qui se l’approprie sur un mode vampirique en effaçant au passage la femme réelle. Le concept d’androgynie qui en résulte et qui vise uniquement le perfectionnement de l’homme, est, comme elle le montre, un piège. Parmi les travaux développant l’idée que la création artistique peut réposer littéralement sur des sacrifices féminins, on peut citer entre autres E. Bronfen, Over her Dead Body: Death, Feminity and the Aesthetic, Manchester, Manchester University Press, 1992, et K. Theweleit, Buch der Könige: Orpheus und Eurydike, Basel, Stroemfeld - Roter Stern, 1991. D’après K. Theweleit, les artistes ont souvent instrumentalisé leurs relations amoureuses avec les femmes pour servir leurs objectifs artistiques.
7 M. Perrot (dir.), Une histoire des femmes est-elle possible ? Marseille-Paris, Rivages, 1984, p. 12. Venant de l’histoire sociale, Michelle Perrot a contribué significativement à inventorier le patrimoine féminin ; avec Georges Duby, elle a dirigé la publication en cinq volumes de l’Histoire des femmes en Occident (Paris, Plon, 1991-1992), certainement le projet le plus important des années 1980 et 1990 dans ce domaine.
8 Voir R. von Heydebrand et S. Winko, « Arbeit am Kanon: Geschlechterdifferenz in Rezeption und Wertung von Literatur », dans H. Bußmann et R. Hof (dir.), Genus – zur Geschlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften, ouvr. cité, p. 229.
9 C. Thürmer-Rohr, Vagabundinnen: Feministische Essays, Berlin, Orlanda, 1988, p. 142.
10 Sur la problématique de la complicité, voir les essais de C. Thürmer-Rohr cités précédemment.
11 « Geschlechtergeschichte, seit Mitte der 1980er Jahre (zumindest anspruchshalber) präsent, unterscheidet sich von der klassischen Frauengeschichte durch ihren komplexeren und stärker theorieorientierten Ansatz. Ausgehend von dem Interesse, Frauen in der Geschichte sichtbar werden zu lassen, hat sich die historische Frauenforschung bislang vorwiegend damit beschäftigt, offenkundige Lücken der ‘allgemeinen’ Geschichtsschreibung aufzufüllen. […] Demgegenüber visiert die Geschlechtergeschichte ein von Grund auf revidiertes Gesamtbild an. Ihr geht es nicht in erster Linie darum, die vergessene Geschichte der Frauen als Sonderform eines ‘Allgemeinen’ zu schreiben; vielmehr soll jenes ‘Allgemeine’ selber dekonstruiert, auf seine Geschlechterspezifik untersucht und neu zusammengesetzt werden » (U. Frevert, ‘Mann und Weib, und Weib und Mann.’ Geschlechterdifferenzen in der Moderne, Munich, Beck, 1995, p. 9 et suiv.).
12 Voir le titre du manuel de L. F. Pusch, Feminismus. Inspektion der Herrenkultur. Ein Handbuch, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1983.
13 C. Thürmer-Rohr va jusqu’à appeler la masculinité et la féminité « des maladies historiquement transmissibles du sexe » (Vagabundinnen, ouvr. cité, p. 120).
14 « Das Infragestellen ist der Ausgangsort und das “Ergebnis” feministischer Wissenschaft zugleich » (C. Wildt, « Frauenforschung und Feministische Forschung », dans A. Bel et coll. [dir.], Furien in Uni-Form?, ouvr. cité, p. 156).
15 « Das “Andere” an feministischer Forschung wird also nicht in erster Linie von ihren spezifischen Methoden und ihren “frauenspezifischen” Inhalten getragen, sondern von der fragenden Person und ihrem gesellschaftlichen Ort » (C. Thürmer-Rohr, Vagabundinnen, ouvr. cité, p. 143).
16 « Die Vorstellung von Kanonizität ist überhaupt zu verabschieden. Wenn aus praktischen Gründen doch eine Art Kanon gebildet werden muß, soll er das Verschiedenste integrieren, und vor allem bisher Unterdrückten und ‘Marginalisierten’ gebührt besonderes Interesse […]. Mit dieser Vorstellung soll die dekonstruktive Perspektive konsequent durchgehalten werden: Ihr zufolge ist die Opposition von ‘Zentrum’ und ‘Rand’, wie jede andere hierarchische Opposition, legitimerweise nicht aufrechtzuerhalten […] und darum hat nichts ein Recht auf Kanonizität. Diese Option richtet sich ausdrücklich gegen die Strategie der Kanonpluralität, gegen den Gedanken, Frauen und alle bisher ausgeschlossenen Gruppen könnten in eigenen Kanones ihre Bedürfnisse erfüllt, ihre Wertvorstellungen repräsentiert sehen » (R. von Heydebrand et S. Winko, « Arbeit am Kanon: Geschlechterdifferenz in Rezeption und Wertung von Literatur », dans H. Bußmann et R. Hof [dir.], Genus – zur Geschlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften, ouvr. cité, p. 249).
17 On peut trouver un aperçu de la genèse et du grand intérêt scientifique de la notion de genre dans l’étude citée de R. Hof, « Die Entwicklung der Gender-Studies » ainsi que dans son traité Die Grammatik der Geschlechter. Gender als Analysekategorie der Literaturwissenschaft, Francfort-sur-le-Main - New York, Campus, 1995.
18 La linguiste Senta Trömel-Plötz voit dans les Gender Studies le risque d’une dépolitisation du féminisme qui se mettrait à étudier les oppresseurs au même titre que les opprimés : « Comme le disait si bien Mary Daly dans son ouvrage OuterCourse : “Gender Studies – Blender Studies” (angl. to « blender » = fr. « mixer ») […] Les femmes ne s’opposent pas à cette nouvelle et rapide appropriation, à cette nouvelle disparition, jadis derrière la notion abstraite de “l’homme” – tous les hommes deviennent des frères –, maintenant derrière le genre comme variable » ; « Wie sagte Mary Daly in ihrem Buch OuterCourse so schön: “Gender Studies – Blender Studies” (engl. blender = dt. Mixer) […]. Frauen wehren sich nicht dagegen, wieder und ganz rasch vereinnahmt worden zu sein, wieder unterzugehen, früher unter dem Begriff “der Mensch” – alle Menschen werden Brüder –, jetzt unter der Variablen Geschlecht » (S. Trömel-Plötz, Frauengespräche: Sprache der Verständigung, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1996, p. 14).
19 « […] Informationen von und über Frauen zur Verfügung zu stellen, um auf diese Weise die Grundlage für neue theoretische Fragestellungen zu ermöglichen. An diesem Punkt beginnt die Aufgabe der Gender Studies, denen es weniger um eine Fortsetzung der Kritik an dem (mittlerweile ohnehin bekannten) Ausschluß von Frauen und die bis dahin eindeutig zugeschriebenen Machtmechanismen geht als um eine kritische Einsicht in die Mechanismen, die mit dieser Hierarchisierung verbunden sind. […] Mit der Kategorie gender ließ sich deutlich machen, daß die theoretischen Implikationen der Frauenforschung sich nicht darin erschöpfen können, bisher vernachlässigtes Wissen von und über Frauen in schon vorhandene Wissenschaftsbereiche zu integrieren, sondern daß sich – aufgrund dieser neuen Erkenntnisse – die Argumentations- und Begründungszusammenhänge der gesamten Forschung der jeweiligen Disziplinen ändern müssen » (R. Hof, « Die Entwicklung der Gender-Studies », dans H. Bußman et R. Hof, Genus – zur Geschlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften, ouvr. cité, p. 19 et suiv. ; souligné par Hof).
20 Si le genre signifie aussi relations entre les sexes, la plupart des travaux théoriques concernent la féminité ou les femmes. La notion de genre risque pour cette raison d’être associée uniquement avec la féminité.
21 Dans les années 1970, il y avait en France des débats assez durs entre les représentantes d’un féminisme centré sur la féminité (« féministes de la spécificité ») et les représentantes d’un féminisme égalitaire inspiré par Simone de Beauvoir (« égalitaristes »). Ces débats étaient toutefois beaucoup plus hétérogènes que ne le laissait supposer leur réception étrangère. En revanche, en dehors de France, on retint sous le label « French feminism » essentiellement les courants psychanalytico-déconstructionnistes du féminisme différentialiste. C’est ainsi qu’on en arriva à la conclusion que le « French feminism » était une forme de différentialisme. Voir E. Horn, « Die Geschichtlichkeit der Geschlechterdifferenz – französischer Feminismus nach dem French Feminism », dans K. Herlt (dir.), Politik der Frauenförderung – Frauenförderung eine brauchbare Politik?, Kassel, 1994, p. 15-34 ; G. Fraisse, Geschlecht und Moderne. Archäologie der Gleichberechtigung, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1995 ; I. Galster, « Positionen des französischen Feminismus », dans H. Gnüg, et R. Möhrmann (dir.), Frauen Literatur Geschichte, Stuttgart, Metzler, 1999, p. 591-602.
22 « […] new holy trinity of French feminist thought » (T. Moi [dir.], French Feminist Thought. A Reader, Oxford, Blackwell, 1987, p. 5).
23 R. Kroll, « Feministische Positionen in der Literaturwissenschaft », dans R. Kroll et M. Zimmermann (dir.), Feministische Literaturwissenschaft in der Romanistik, ouvr. cité, p. 31 ; souligné par N. U.
24 B. Heintz, « Die Auflösung der Geschlechterdifferenz. Entwicklungstendenzen in der Theorie der Geschlechter », dans E. Bühler, H. Meyer, D. Reichert et A. Scheller (dir.), Ortssuche. Zur Geographie der Geschlechterdifferenz, ouvr. cité, p. 22.
25 Dans les pays germanophones, Ulrike Prokop opposa à un concept de l’égalité des droits qui s’oriente unilatéralement en fonction des valeurs masculines, un « contexte de vie féminin » (voir U. Prokop, Weiblicher Lebenszusammenhang. Von der Beschränktheit der Strategien und der Unangemessenheit der Wünsche, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1976). Voir aussi d’autres concepts différentialistes ou dualistes (par opposition aux projets égalitaires des années 1950 et 1960) : C. Gilligan, In a Different Voice, Cambridge, Harvard University Press, 1982 ; N. Chodorow, The Reproduction of Mothering, Berkeley, University of California Press, 1978 ; G. Nunner-Winkler (dir.), Weibliche Moral. Die Kontroverse um eine geschlechtsspezifische Ethik, Francfort-sur-le-Main - New York, Campus, 1991 ; S. Ruddick, Mütterliches Denken. Für eine Politik der Gewaltlosigkeit, Francfort-sur-le-Main - New York, Campus, 1993. On trouve une analyse critique du discours scientifique sur les formes masculines et féminines de la morale chez Monika Kopyczinski, qui souligne que la tendance à se soucier des autres s’est développée chez les femmes en situation d’oppression. Les relations de pouvoir entre les sexes ne devraient pas rester hors de vue si on entreprend une telle critique de la morale (voir M. Kopyczinski, « Feministischer Diskurs und Wissenschaft », dans R. Kroll et M. Zimmermann [dir.], Feministische Literaturwissenschaft in der Romanistik, ouvr. cité, p. 74-83).
26 « Das historische Verdienst des Differenz- und ‘Körper-Schreiben’-Modells liegt vor allem darin, die cartesianische Geist-Körper-Dichotomie und die klassische binäre Logik relativiert und historische, von der Antike bis ins XX. Jahrhundert reichende Vor-Urteile über die Frau deutlich gemacht zu haben ; darüber hinaus ist mit dem Differenz-Konzept die ‘Gleichheitstheorie’ in Frage gestellt worden, die bei der erstrebten Geichstellung der Frau mit dem Mann keine Lösung dafür anbietet, daß der Maßstab jeder Handlung immer doch der männliche Vorstellungsrahmen wäre » (R. Kroll, « Feministische Positionen in der Literaturwissenschaft », dans R. Kroll et M. Zimmermann [dir.], Feministische Literaturwissenschaft in der Romanistik, ouvr. cité, p. 32). La théorie de la multiplicité des « différences » développée par Lacan, Derrida et Foucault, et qui présente le « moi » comme le résultat d’un discours culturel, constitue une variante du modèle différentialiste. Pour relativiser cette théorie, on peut remarquer que cela fait une différence considérable si ce sont des hommes ou des femmes qui parlent de la déconstruction du « moi ». L’effort de la théorie féministe – à la différence de tous les discours à la mode sur la fin du sujet – vise à quitter le rôle d’objet pour atteindre le statut de sujet, car au xxe siècle, le processus d’individuation, qui concernait aux xviiie et xixe siècles exclusivement les hommes, a atteint également les femmes. Voir à ce sujet U. Beck et E. Beck-Gersnheim, Das ganz normale Chaos der Liebe, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1990.
27 Voir B. Heintz, « Die Auflösung der Geschlechterdifferenz », dans E. Bühler, H. Meyer, D. Reicher et A. Scheller (dir.), Ortssuche. Zur Geographie der Geschlechterdifferenz, ouvr. cité, p. 25.
28 T. Modleski, Feminism without Women: Culture and Criticism in a “Postfeminist” Age, New York, Routledge, 1991.
29 S. Benhabib, « Von der “Politik der Differenz” zum sozialen Feminismus in der USA-Frauenbewegung: ein Plädoyer fur die 90er Jahre », dans J. Huber et A. M. Müller (dir.), Instanzen/Perspektiven/Imaginationen/Interventionen, Basel, Stroemfeld - Roter Stern, 1995, p. 239.
30 Voir B. Vinken (dir.), Dekonstruktiver Feminismus. Literaturwissenschaft in Amerika, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992 ; S. Benhabib et coll., Der Streit um die Differenz. Feminismus und Postmoderne in der Gegenwart, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1993.
31 C. Hagemann-White, « Weiblichkeit, Leiblichkeit und die kulturelle Konstruktion der Geschlechterpolarität », dans H. Brandes et C. Frauke (dir.), Geschlecherverhältnisse in Gesellschaft und Therapie, Münster, LIT, 1992, p. 30.
32 J. Butler, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005 [éd. orig. : Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990]. Sur la déconstruction de la catégorie du sujet, voir aussi T. Laqueur, Making Sex. Body and Gender from the Greeks to Freud, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1990, et C. West et D. H. Zimmermann, « Doing Gender », Gender and Society, no 1, 1987, p. 125-151, ainsi que le travail de S. Hirschauer, qui se réfère en particulier à l’ethno-méthodologie, Die soziale Konstruktion der Transsexualität, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1993.
33 « […] Sprachrohr eines Diskurses, der ganz mit dem Verständnis von Natur als Matrix, also ein Geburtsort im Fleisch, als Ur-Sprung gebrochen hat » (B. Duden, « Die Frau ohne Unterleib: zu Judith Butlers Entkörperung », Feministische Studien, 1993, no 2, p. 28 ; souligné par Duden).
34 J’évite de mentionner à l’occasion de cette énumération la notion problématique de race, car elle suggère qu’il existe un pendant biologique de cette construction, lequel serait clairement défini. La notion d’« ethnie » vise en revanche explicitement des différences culturelles comme langue, tradition, etc.
35 Voir I. Lorey, « Immer Ärger mit dem Subjekt. Warum Judith Butler provoziert », dans E. Haas (dir.), Verwirrung der Gechlechter. Dekonstruktion und Feminismus, Munich-Vienne, Profil, 1995, p. 19-34.
36 B. Heintz, « Die Auflösung der Geschlechterdifferenz », dans E. Bühler, H. Meyer, D. Reichert et A. Scheller (dir.), Ortssuche. Zur Geographie der Geschlechterdifferenz, ouvr. cité, p. 37.
37 « […] feminism varies across time and place, that it is shaped by historically specific forces – some social, some economic, some intellectual. […] there is no one unified feminist discourse » (C. G. Moses et L. W. Rabine [dir.], Feminism, Socialism, and French Romanticism, Bloomington, Indiana University Press, 1993, p. 79 et suiv.).
38 Pour la présentation des nombreuses tendances dans la critique littéraire féministe, je renvoie à l’article cité de R. Kroll, « Feministische Positionen in der Literaturwissenschaft ».
39 J. Osinski, Einführung in die feministische Literaturwissenschaft, Berlin, Schmidt, 1998.
40 Voir les notes 3 et 4 de ce chapitre.
41 « […] den literarischen Kanon zu durchleuchten, literaturtheoretische Konzepte sowie die kanonisierte Literatur mit feministischen Theorien zu konfrontieren bzw. sie unter einem “feministischen” Blickwinkel neu zu lesen (“re-reading”, “re-vision”), kaum oder gar nicht beachtete Autorinnen wiederzuentdecken (“re-discovering women’s texts”) und neue Zusammenhänge (z. B. wie sie unter schreibenden Frauen bestehen) zu erkennen » (R. Kroll, « Feministische Positionen in der Literaturwissenschaft », dans R. Kroll et M. Zimmermann [dir.], Feministische Literaturwissenschaft in der Romanistik, ouvr. cité, p. 28).
42 Sur la réception de la tradition de l’écriture féminine en France, voir M. Zimmermann, « Literaturgeschichte und weibliche memoria », ibid., p. 9-17, ainsi que M. Zimmermann et R. Böhm (dir.), Französische Frauen der Frühen Neuzeit. Dichterinnen, Malerinnen, Mäzeninnen, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999.
43 « […] weder eine kontinuierliche und im Zentrum des Faches etablierte Forschungstradition, noch eine vertiefte Diskussion von Kanonisierungsprozessen entwickelt » (M. Zimmermann, « Literaturgeschichte und weibliche memoria », ibid., p. 11). À cette tradition académique, qui a perduré jusqu’au xxe siècle, se rattachent aussi les ouvrages encyclopédiques déjà cités, French Women Writers de E. Martin Sartori et D. Wynne Zimmerman (1991) et le Dictionnaire littéraire des femmes de langue française. De Marie de France à Marie NDiaye de C. P. Makward et M. Cottenet-Hage, Paris, Karthala, 1996.
44 D. Hollier (dir.), A New History of French Literature, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1989 [éd. franç. : De la littérature française, ouvr. cité].
45 M. Zimmermann et R. Böhm, Französische Frauen der Frühen Neuzeit. Dichterinnen, Malerinnen, Mäzeninnen, ouvr. cité, p. 14.
46 R. Baader, « Lanson und die bürgerliche Vernunft: Frauen im Kanon der französischen Literatur », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, vol. 18, no 1-2, 1994, p. 218.
47 Voir G. Ecker, Differenzen. Essays zu Weiblichkeit und Kultur, Dülmen-Hiddingsel, Tende, 1994, p. 8.
48 U. Müller, « Gibt es eine “spezielle” Methode in der Frauenforschung? », dans Zentraleinrichtung zur Förderung von Frauenstudien und Frauenforschung an der FU Berlin (dir.), Methoden in der Frauenforschung, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1992, p. 32.
49 H. Jehle, “Und tät’ das Reisen wählen!” Frauenreisen – Reisefrauen, ouvr. cité, p. 24 et suiv.
50 S. Weigel et K. Fischer, « “Konstellationen, kleine Momentaufnahmen, aber niemals eine Kontinuität”. Ein Gespräch über Literaturwissenschaft und Literaturgeschichtsschreibung von Frauen », dans K. Fischer, E. Kilian et J. Schönberg (dir.), Bildersturm im Elfenbeinturm, Tübingen, Attempto, 1992, p. 117. Voir aussi G. Ecker, Differenzen, ouvr. cité, p. 13 et suiv. Sur les mécanismes d’exclusion liés au canon, voir R. Heydebrand et S. Winko, « Arbeit am Kanon: Geschlechterdifferenz in Rezeption und Wertung von Literatur », dans H. Bußmann et R. Hof (dir.), Genus – zur Geschlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften, ouvr. cité, p. 229 et suiv.
51 S. Kord, Sich einen Namen machen, ouvr. cité, p. 173.
52 « […] ist der biographische Ansatz die bisher verbreitetste Methode » (U. Siebert, « Frauenreiseforschung als Kulturkritik », dans D. Jedamski, H. Jehle et U. Siebert [dir.], “Und tät’ das Reisen wählen!” Frauenreisen – Reisefrauen, ouvr. cité, p. 163).
53 B. Monicat, « Problématique de la préface dans les récits de voyages au féminin », art. cité, p. 62.
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