Conclusion de la troisième partie
p. 257-260
Texte intégral
1Seule la pièce des Femmes savantes a disparu des manuels depuis la fin du xxe siècle, remplacée par L’École des femmes avant même que la lecture de cette comédie ne soit officialisée en 1987. Cette étonnante disgrâce, anticipée par les manuels qui devancent les textes institutionnels, témoigne d’une évolution fondamentale dans la conception de la littérature à l’école. Elle reflète les changements sociaux qu’opère le dernier quart du xxe siècle et que vont entériner les instructions de 1981 et de 1987. Les textes littéraires ne sont désormais plus considérés comme les garants d’une éducation morale. Ils s’inscrivent plutôt dans une tradition humaniste, une culture ouverte, libératrice, qui se doit d’être le reflet de la société de son temps. Miroir de l’évolution des mentalités, la sélection des extraits choisis de l’œuvre de Molière dans les manuels de la fin du xxe siècle atteste ainsi, par exemple, du changement de regard porté sur la femme. « L’admirable Henriette », égérie féminine donnée en exemple aux élèves jusqu’au milieu du siècle précédent, cède donc la place à « l’ingénue Agnès », plus en phase avec les valeurs d’une société qui prône l’égalité des sexes. En anticipant ce changement, les auteurs des ouvrages scolaires ont montré qu’en ce qui concerne l’œuvre de Molière, ils ont bien souvent orienté le choix des instructions officielles. D’autres exemples le prouvent avec les pièces officiellement introduites à partir de la seconde moitié du xxe siècle. En inscrivant dans les années 1970 les farces au programme des classes de sixième et de cinquième, l’institution scolaire ne fait qu’acter une pratique ancienne des manuels. Ce n’est cependant pas toujours le cas et le contraire se produit aussi. Les Fâcheux et L’École des maris témoignent du processus inverse. Ces deux pièces sont longtemps exploitées par les anthologies scolaires. Jamais officiellement scolarisées, elles tombent ensuite en désuétude à la fin du xxe siècle, au moment où les textes institutionnels mettent au premier plan de l’étude du texte théâtral le travail du plateau. Délaissées des metteurs en scène, ces deux comédies doivent leur disparition des pages des manuels au fait qu’elles ne correspondent plus aux attentes institutionnelles. Il n’y a pourtant pas de règle fixe dans ce processus de chassé-croisé entre l’institution et les ouvrages scolaires. L’étonnante fortune de Dom Juan en est le parfait exemple. D’abord quasiment absente des anthologies jusqu’à la fin du xxe siècle, la pièce va devenir l’œuvre emblématique des classes de second cycle, devançant même Le Misanthrope et Le Tartuffe. Elle ne sera jamais officiellement scolarisée puisqu’elle n’a jamais été inscrite aux programmes. Elle occupe cependant toujours une place de choix dans les manuels du lycée d’aujourd’hui, lesquels continuent à faire de Dom Juan le chef-d’œuvre de Molière. Si, dans ce cas, les manuels sont passés outre le quasi-silence des textes officiels concernant la pièce, c’est certainement parce que leurs auteurs ont jugé qu’en dépit du non-dit institutionnel, la comédie correspond parfaitement à la conception actuelle d’une littérature qui ne se limite pas à une simple transmission des valeurs et à une signification unique. La complexité de l’œuvre, son effort pour s’arracher au classicisme, la fascination pour son personnage éponyme, sont, depuis la fin du xxe siècle, célébrés en chœur par les manuels du lycée, lesquels ne cessent de mettre en évidence la richesse du mythe et la pluralité des lectures de la pièce. Les auteurs de ces anthologies témoignent ainsi de leur capacité à prendre du recul par rapport aux textes institutionnels, comme le montre aussi l’exploitation de la pièce des Précieuses ridicules. Introduite au programme en 1941, puis abandonnée, elle est de nouveau inscrite, en 2008, en classe de quatrième aux côtés des comédies de L’Avare et de George Dandin. Elle demeure cependant peu présente dans les manuels du début du xxie siècle. Cette réticence des auteurs des ouvrages scolaires pose le problème de trouver des entrées didactiques pour faire en sorte que le sujet de la pièce puisse encore toucher les jeunes lecteurs d’aujourd’hui, certainement plus sensibles aux personnages d’Harpagon ou de George Dandin qu’à ceux de Cathos et Magdelon. En dépit des recommandations officielles, l’exploitation des Précieuses ridicules demeure donc très minoritaire dans les manuels conformes aux programmes de 2008, lesquels, par les choix qu’ils opèrent témoignent d’une volonté de se rattacher à ce qu’on pourrait appeler des valeurs sûres. Ainsi, même si George Dandin, conformément aux prescriptions officielles, a fait son entrée dans les manuels de la classe de quatrième, au même moment que Les Précieuses ridicules, on constate cependant que c’est toujours L’Avare qui demeure l’œuvre complète de prédilection pour ce niveau. Si la lecture de George Dandin se limite souvent à un ou deux extraits choisis, et si l’étude des Précieuses ridicules est quasiment absente des manuels d’aujourd’hui, on peut émettre l’hypothèse que c’est certainement parce que les auteurs de ces ouvrages pensent avant tout qu’ils doivent plaire à leur premier public que sont les enseignants. On peut supposer que ceux-ci affichent souvent un désir de retrouver dans les manuels qu’ils choisissent pour leurs élèves les comédies de Molière qu’eux-mêmes connaissent le mieux. Le fait que L’Avare au collège et Dom Juan au lycée recueillent encore tous les suffrages témoigne donc qu’en ce qui concerne l’œuvre de Molière, les choix des auteurs des manuels d’aujourd’hui se font, certes en fonction des instructions officielles, mais aussi en fonction de ce que l’on imagine des attentes des enseignants. Or, pour notre dramaturge, à la lecture des pages des manuels d’aujourd’hui, on ne peut que constater une étonnante stabilité dans les choix opérés depuis la fin du siècle précédent. S’il y a manifestement aussi peu d’innovation dans les œuvres de Molière proposées à la lecture des élèves, si les auteurs des manuels se cantonnent dans le déjà vu, c’est peut-être parce que les directeurs des collections scolaires pensent que les enseignants attendent avant tout de retrouver dans ce qu’ils estiment être un bon manuel toujours les mêmes œuvres.
2En ce qui concerne l’analyse des pièces, elle varie peu au cours du temps. C’est en tant que critique sociale et/ou morale qu’une comédie de Molière est appréhendée. On constate aussi que les ouvrages scolaires ont souvent modélisé la lecture qui en est faite. Ainsi, les anthologies ont fait du Bourgeois gentilhomme l’archétype de la comédie-ballet et du Médecin malgré lui celui de la satire de la médecine. En règle générale, ce sont toujours les mêmes morceaux choisis qui sont sélectionnés, et ce, souvent depuis plus d’un siècle. Par exemple, c’est la première scène de l’acte I qui constitue le morceau privilégié pour illustrer l’étude du Misanthrope et en particulier les caractéristiques de la scène d’exposition des comédies moliéresques ainsi que la définition des types de comique. À ce sujet, les manuels affichent une étonnante fidélité aux textes sélectionnés par leurs ancêtres des siècles précédents. Le corpus des extraits choisis des œuvres s’est donc quasiment fossilisé et l’analyse d’une pièce passe toujours par la lecture des mêmes scènes lesquelles en constituent les morceaux d’anthologie. Là encore, seule la pièce de Dom Juan est l’exception qui confirme la règle. Alors que pendant plus d’un siècle c’est l’acte IV, intitulé « acte des visites » qui a fourni l’ensemble des morceaux choisis, à partir de la fin du xxe siècle, celui-ci n’est plus exploité, mais remplacé par l’acte V. Ce changement reflète l’évolution de l’enseignement de la littérature à l’école, lequel n’a plus pour priorité la transmission de valeurs. L’édification morale du futur citoyen cède le pas à une conception de la littérature au lycée qui vise avant tout à enrichir, affermir et approfondir la réflexion des élèves au contact des textes. Le dénouement de la pièce sert donc de support à l’étude du mythe de Dom Juan.
3Par ailleurs, l’examen de l’évolution du corpus met en évidence que la modification de la lecture scolaire de l’œuvre moliéresque se situe surtout dans l’approche du personnage et non dans la lecture globale de la pièce. À chaque époque correspond sa vision des « héros » moliéresques. Ainsi, Harpagon est exploité pendant longtemps comme un contre-exemple à proposer à la jeunesse pour ancrer les sacro-saintes valeurs de la famille. Jusqu’au milieu du xxe siècle, dans une perspective axiologique, c’est son côté odieux et inquiétant qui intéresse les auteurs des manuels. La lecture s’inverse ensuite en donnant à lire avant tout le personnage en tant que rôle comique. La modification du regard institutionnel sur la visée de l’enseignement de la littérature à l’école n’est cependant pas la seule explication à cette modification du point de vue sur l’analyse des personnages moliéresques. Elle va de pair avec l’importance accrue, depuis le début du xxie siècle, de l’étude du théâtre en lien avec la représentation. C’est l’intérêt de plus en plus croissant porté au travail du plateau qui permet le renouvellement dans les manuels de la lecture du personnage moliéresque. En effet, c’est souvent dans la confrontation des mises en scène d’une pièce à différentes époques que se situe la richesse de l’analyse d’une comédie de Molière. C’est aussi, en grande partie, ce qui explique le choix des auteurs des anthologies de privilégier l’exploitation d’une œuvre plutôt qu’une autre.
4C’est donc entre tradition et modernité que le corpus des œuvres de Molière a évolué. Dans l’ensemble, les manuels, tout comme les instructions officielles, restent fidèles aux œuvres du premier corpus canonique, lequel s’est enrichi à de nouvelles pièces à partir des dernières décennies de la seconde moitié du xxe siècle. La fortune scolaire d’une œuvre moliéresque n’est cependant pas uniquement le fait du regard que lui porte l’institution. Les manuels ont devancé ce regard en actant, avant les instances officielles, l’évolution de la critique moliéresque sur les comédies farcesques. En ce qui concerne Molière, parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’un texte littéraire, mais d’une œuvre dramatique patrimoniale, le rôle joué par les structures théâtrales s’avère primordial dans l’évolution du corpus. Ainsi, c’est parce que les comédies de L’École des maris et des Fâcheux sont délaissées des metteurs en scène qu’elles disparaissent des pages des manuels. Cette constatation illustre le fait qu’aujourd’hui, la lecture scolaire d’une pièce de Molière ne peut être dissociée de ce qui en fait avant tout une œuvre théâtrale.
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