Conclusion de la première partie
p. 91-92
Texte intégral
1Depuis la fin du xixe siècle, dans les manuels, Molière est donc une figure incontournable de la littérature française et chaque époque a inventé sa propre image du dramaturge qu’elle a donnée à lire aux élèves. Avant 1880, une première représentation de Molière est déjà en place. Grand observateur des mœurs de son temps, on loue ses dons de portraitiste ainsi que le naturel et la vivacité de son style. Sa vie est peu évoquée et l’on ne parle ni de sa philosophie ni de sa morale. Il est cependant considéré comme une figure identitaire de la France dont on exploite le rire pour sa valeur axiologique. Pour les auteurs des manuels de cette époque, c’est un grand homme illustrant le rôle éducatif de la littérature sur la jeunesse.
2Ce sont les lycées républicains qui vont introniser Molière comme le dramaturge classique par excellence, seul représentant du rire français aussi bien dans les programmes que dans les manuels. À travers son exploitation dans les ouvrages scolaires d’après 1880, se dessine l’image d’un dramaturge qui devient le modèle des traits caractéristiques du génie français. Par la scolarisation du Misanthrope (1803), des Femmes savantes et de L’Avare (1866), de Tartuffe (1880), du Bourgeois gentilhomme (1886) et du Malade imaginaire (1891), l’enseignement secondaire effectue la canonisation de l’écrivain, dont l’œuvre apparaît comme un véritable réservoir des vertus prônées par la République. À travers lui, se trouve synthétisé le rapport étroit qui lie l’enseignement de la littérature à l’histoire du pays. Molière est désormais considéré comme le miroir de l’idéal démocratique français. Son œuvre est mise au service de la fonction éducative et patriotique de l’enseignement de la littérature, dont la visée demeure avant tout la formation morale des élèves. À partir de 1925, cette image de Molière, figure de l’identité française, se consolide et évolue. On continue à le vénérer en tant que plus grand comique français mais c’est aussi à l’homme qu’on s’intéresse maintenant. Ce sont ses qualités de cœur qu’on admire. À la manière d’un héros, on loue son courage, son honneur, sa loyauté, sa générosité, sa bonté, sa tolérance et sa sagesse. Sa vie devient l’illustration du pouvoir civilisateur de la littérature. Sa morale, sa philosophie, jugées toutes empreintes de naturel et de sincérité sont amplement développées au cours des longues biographies que lui consacrent les manuels. L’image du dramaturge s’humanise et sous le rire du comédien percent les blessures de l’homme devenu, ainsi qu’aiment à le dire les auteurs des ouvrages scolaires, un contemplateur mélancolique. C’est toute une légende que construisent les manuels, faite d’anecdotes empruntées aux premières biographies de l’écrivain. Par ailleurs, son théâtre est toujours l’incarnation de valeurs éthiques mais c’est surtout ses personnages que l’on glorifie en tant qu’illustration d’une leçon de morale sociale bourgeoise dont la famille est le centre de gravité. Molière représente ainsi la visée humaniste qui imprègne tout le système éducatif des années 1925 jusqu’à la fin des années 1960.
3À partir de la fin du xxe siècle, l’image scolaire de Molière qu’on donne à lire aux élèves se métamorphose. Elle devient celle de l’homme qui incarne par excellence l’artiste de théâtre complet. C’est à son parcours en tant que comédien que les manuels s’intéressent. On donne de lui l’idée d’un artiste à part entière qui a voué sa vie au théâtre jusqu’à mourir sur scène. Alors que le corpus s’ouvre aux farces, l’image de Molière devient celle du plus grand farceur français déjeunant à la table de Louis XIV. Il est désormais dépeint comme un bon vivant faisant de sa vie un véritable carnaval. Pour les manuels d’aujourd’hui, il est l’inventeur de la mise en scène, le modèle qui permet de réhabiliter l’image de l’artiste. Personne mieux que lui, ne pouvait incarner cette dimension de l’homme de théâtre par excellence jonglant sans cesse du texte à la scène. Comme lors des périodes précédentes, son image illustre l’évolution de l’enseignement de la littérature et en particulier l’ouverture vers l’histoire des arts. Par ailleurs, il reste considéré comme le plus grand comique français et la lecture éthique de son œuvre perdure dans les manuels actuels qui véhiculent toujours la représentation de la comédie moliéresque miroir des travers humains.
4À chaque période donc, son image de Molière. Nul autre écrivain de notre patrimoine culturel français ne parvient ainsi à fédérer à travers son œuvre, les différentes visées de l’enseignement de la littérature depuis la fin du xixe siècle. L’exemple de Molière illustre donc la manière dont les manuels construisent la représentation de l’auteur classique en lien avec l’évolution des valeurs qui imprègnent notre système éducatif.
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