Gérer l’espace-temps de la formation en ligne : différentes manières de conférer une intelligibilité propre à la réalité d’une formation
p. 223-240
Texte intégral
1. Introduction
1Un grand nombre d’études menées principalement dans les champs de la « communication médiatisée par ordinateur » (CMO) et de la « formation ouverte et à distance » (FOAD) étudient les comportements des apprenants dans des environnements complètement à distance. Malgré la diversité des contextes et des méthodes d’investigation et d’analyse des dispositifs de formation en ligne, la variété des points de vue adoptés a permis de mieux comprendre certains phénomènes à l’œuvre dans les formations en ligne : l’existence de différents profils de participation, notamment d’utilisateurs « silencieux », l’influence des interfaces sur la structure et le contenu des interactions, le développement de comportements sociaux spécifiques, le lien étroit entre les dimensions affective et cognitive, etc. (Mangenot, 2008b ; Bruillard, 2003 ; Charlier et Henri, 2005 ; Develotte, 2008b ; Rinaudo, dans cet ouvrage ; Eneau et Poyet, dans cet ouvrage).
2Au-delà de la question de la validité des méthodes employées, il existe, d’après Bruillard (2006), un « déficit de recherches sur la manière dont les apprenants organisent leur propre activité (lecture régulière ou épisodique, articulation avec d’autres activités, etc.) ». Cette réflexion correspond à ce qui nous est apparu au cours de notre expérience de tutorat dans le cadre d’un cours de deuxième année de master FLE (français langue étrangère), proposé par l’université Stendhal - Grenoble 3 en partenariat avec le CNED (Centre national d’enseignement à distance). À travers les différentes tâches d’analyse réflexive qui étaient proposées, il est ressorti que, selon les étudiants, le rapport à la formation, dans sa dimension spatiale et temporelle, et aux outils pouvait être très différent. Nous nous intéressons donc à la façon dont les étudiants confèrent une intelligibilité propre au dispositif de formation. Deux directions retiendront notre attention :
3– La relation à l’espace numérique. Quels lieux leur servent de référence pour construire collectivement un espace de formation et d’échanges ? Quelles nouvelles modalités sont mises en place pour gérer le rapport à l’espace ?
4– Le rapport au temps. Comment les étudiants vivent-ils le temps de la formation en ligne ? Quel est de ce point de vue le rôle des outils (forums de discussion et blogs) ?
2. Cadre théorique et méthodologique
2.1. La notion de l’espace et du temps dans la formation en ligne
5Pour clarifier notre propos, nous distinguerons trois grandes orientations dans les recherches :
6– l’orientation sémiopragmatique ;
7– l’orientation expérimentale ;
8– l’orientation ingénierique.
9Les études de type sémiopragmatique interrogent la relation entre les outils et les usages médiatisés avec comme objectif la compréhension, dans une perspective systémique, de l’effet des composantes d’une situation médiatisée sur l’apprentissage (Peraya, 2000a, 2005b). Même dans les premières recherches menées dans le champ de la FOAD, les questions de l’espace et du temps ont toujours été fondamentales, et ce avec un intérêt grandissant aujourd’hui.
10L’article dont s’inspirent la majorité des contributions qui examinent cette question, et qui reste aujourd’hui une référence dans le domaine, est celui que Geneviève Jacquinot a consacré à la notion de la distance en 1993 (Jacquinot, 1993). Pour elle, la distance, qu’elle considère comme centrale en FOAD, est composée de six « types », dont les distances spatiale et temporelle qui nous préoccupent plus particulièrement, les autres correspondant aux distances technologique, socio-culturelle, socio-économique et pédagogique.
11Deux remarques nous semblent intéressantes à faire sur ce point : premièrement, la typologie de Jacquinot continue d’être une base pour la réflexion aujourd’hui. Preuve en est la typologie de Marquet et Nissen (2003), fortement inspirée de celle de Jacquinot, bien qu’elle comporte certains réajustements. La deuxième constatation a trait au regard particulier que porte l’auteur sur l’espace et le temps, regard présent chez d’autres auteurs (Anis, 1987), et qui considère l’espace et le temps comme des réalités figées, sans graduation, comme des valeurs à caractère universel. L’espace et le temps (distances spatiale et temporelle pour Jacquinot) sont présentés comme des entités statiques, presque immuables. C’est avec les travaux plus récents de Jacquinot-Delaunay (2002) et d’autres auteurs (Peraya, 2000b, 2005a, 2005b) que l’on bascule dans un sentiment subjectif de la communication en temps réel malgré la distance qui sépare les interlocuteurs et malgré l’asynchronie des échanges.
12Une étude relevant du paradigme expérimental est présentée par Marquet et Nissen (2003). Pour les auteurs, l’objectif est d’apprivoiser la « distance davantage comme un paramètre contextuel plutôt que comme une caractéristique déterminée par la situation ». Ils établissent une typologie des différentes dimensions de la distance, en distinguant distances matérielles (renvoyant aux distances technologique, temporelle et spatiale) et immatérielles (qui correspondent aux dimensions interpersonnelle, pédagogique et sociale). Chaque dimension de la distance est analysée à l’aide d’indicateurs. Les auteurs se heurtent pourtant à une interrogation concernant la nature même de la typologie proposée (n. p.) :
[Est-il raisonnable] de continuer à parler de distances pour désigner les caractéristiques de situations de formations médiatisées, lorsque ces distances ne sont pas communément admises ou définies, lorsque les valeurs qu’elles prennent varient autant d’une étude à l’autre, rendant leurs effets divergents et peu prévisibles ?
13La question qui se pose au bout du compte est de savoir s’il est réellement possible de fournir des indicateurs « susceptibles d’objectiver ces distances », dans la mesure où, en effet, il est difficile d’attribuer des valeurs stables à des perceptions subjectives.
14La troisième catégorie de recherches en FOAD qui examine le couple espace-temps, à orientation ingénierique, vise à concevoir, mettre en œuvre et faire évoluer des environnements d’apprentissage médiatisé. L’organisation d’une formation dans le temps et dans l’espace fait partie du design pédagogique. Or, dans ce type de recherche, la perception du temps et de l’espace de formation, considérés essentiellement d’un point de vue utilitaire, correspond à une vision statique de l’espace et du temps. Ainsi, dans un rapport sur la FOAD, Choplin et al. (2002, p. 9) définissent un « dispositif de formation ouverte et à distance » (DFOAD) comme « un ensemble d’acteurs (apprenants, tuteurs, responsables de la formation) et d’outils techniques (ressources pédagogiques, outils d’échanges, plateformes) organisés, dans l’espace et dans le temps, en fonction d’un but d’apprentissage ». D’après cette définition, le temps et l’espace, bien qu’éléments fédérateurs dans la conception d’un DFOAD, revêtent des caractéristiques stables : le temps et l’espace sont désignés comme des éléments contrôlables, « maîtrisables », constituant en quelque sorte la pierre angulaire dans la construction d’un dispositif. Ils se présentent comme des éléments qu’il est possible de définir, de modéliser à l’avance. Or, nous verrons plus loin que la perception du temps et de l’espace par des utilisateurs d’un dispositif diffère par nature : fluidité, doutes, dynamique et mélange d’espaces et des temps se manifestent dans leurs propos (voir, ci-dessous, 3.).
15Ce tour d’horizon nous permet de faire deux constatations. Premièrement, les recherches en FOAD ne se sont pas toujours intéressées aux perceptions individuelles et subjectives des utilisateurs des dispositifs en question. Par ailleurs, bien que les travaux récents sur les dimensions spatiale et temporelle soulignent leur caractère dynamique et la relativité dans la perception de la réalité, ce n’est pas le cas avec tous les travaux sus-mentionnés.
2.2. Les fondements ethnométhodologiques
16L’ethnométhodologie, une approche oubliée ? Les travaux de Garfinkel (2007) et de Heritage (1991) sont-ils encore mis à profit dans les recherches actuelles dans le domaine des TICE ? Quelle est la place réservée à l’analyse des pratiques vues de l’intérieur, à la manière dont les individus donnent sens à leurs actions ? Sans vouloir généraliser, il nous semble que les études qui s’intéressent aux pratiques sociales, tout en cherchant à valoriser la subjectivité et plus particulièrement l’intersubjectivité, sont de plus en plus nombreuses et cela même au sein des domaines de recherche à caractère expérimental.
17Un exemple parmi d’autres est la place qu’occupe l’ethnométhodologie dans le paradigme CSCL (Computer Supported Collaborative Learning ; « apprentissage collectif assisté par ordinateur », ACAO, dans la terminologie française). Dans le colloque mondial biannuel CSCL 20091, à la différence des années précédentes, une partie des communications du colloque explore les modes d’apprentissage collectif sous l’angle de l’ethnométhodologie, ce qui peut paraître surprenant au premier abord dans une communauté essentiellement préoccupée par le paradigme expérimental. Mais ne faut-il pas y voir là le signe d’une attention grandissante portée à l’intersubjectivité, d’autant plus lorsque l’on sait que la modalisation des processus d’apprentissage collectif n’a pas abouti, après de nombreuses années de recherches, aux résultats attendus (Stahl, 2009) ? Les pratiques de construction de sens (meaning making) et l’analyse de l’intersubjectivité vue comme une « composition collective d’interprétations dans un contexte dynamique évolutif » (Suthers, 2006) nécessitent un regard attentif aux déplacements et à la déstabilisation des repères qui s’opèrent sur le plan interindividuel, que seule une approche descriptive peut valoriser.
18En ce qui nous concerne, la démarche selon laquelle nous avons entrepris notre analyse est d’inspiration ethnométhodologique en ceci que nous n’avons pas cherché à interpréter les comportements des étudiants à la lumière de modèles ou de typologies préexistants, mais bien à décrire la façon dont les étudiants-acteurs, confrontés à un environnement qui ne leur est pas familier, s’approprient cet environnement dans ses dimensions spatiales et temporelles.
19Pour l’ethnométhodologie en effet, contrairement à la sociologie classique pour qui tout système social est gouverné par « un système stable de normes et de significations partagées par les acteurs » (Coulon, 2007, p. 24), l’apparente stabilité de l’organisation sociale est le fait des individus eux-mêmes qui n’ont de cesse de construire, d’élaborer l’ordre du monde dans lequel ils vivent. Autrement dit, les règles et autres normes ne s’imposent pas de l’extérieur mais font l’objet de négociations constantes de la part des acteurs impliqués directement dans les activités. S’il existe bel et bien des modèles sous-jacents, mobilisés pour interpréter telle ou telle situation de communication, ceux-ci ne déterminent pas pour autant nos actions. Comme le relève Heritage (1991, p. 20) :
[…] les normes à travers lesquelles les situations et les actions qui les constituent sont reconnues doivent être comprises non comme des patrons rigides mais comme des ressources élastiques et révisables qui sont ajustées et modifiées au cours de leur application à des contextes concrets.
20Envisagée de la sorte, la conduite des individus consiste à jouer un rôle véritablement actif dans la détermination des contraintes qui régissent tout contexte social. Si bien que ce qui compte ce sont moins les modèles qui servent de point d’appui aux individus dans la conduite de leurs actions que la manière (les « ethnométhodes ») dont ils les appréhendent au moment de leur manifestation particulière en situation (Amiel, 2004).
21Dans son ouvrage sur le métier de l’étudiant, Alain Coulon montre par exemple comment étudiants et enseignants sont amenés à réinventer en permanence le règlement des études, pourtant a priori établi une fois pour toute : « dans la réalité des règles du cursus vécue par les étudiants et les enseignants, se présentent toujours des cas nouveaux, puisque les interprétations que font les étudiants et les enseignants des règles sont infinies » (Coulon, 1997, p. 169). Si bien que « chaque cas nouveau devient un droit individuel pour l’étudiant qui en est le “support”, mais il servira désormais de nouvelle règle commune à tous » (ibid., p. 170).
22Ce regard porté sur la vie sociale se révèle particulièrement pertinent dès lors que l’on prend comme objet d’étude la formation en ligne. Mode de formation relativement récent qui se caractérise par une diversité de dispositifs technico-pédagogiques, les règles de conduite, les bonnes pratiques restent bien souvent à mettre en place, à construire collectivement. Plus que jamais, dans un tel contexte, la démarche consiste à « découvrir la connaissance locale, les pratiques locales, les vernaculaires locaux et tous autres éléments qui contribuent à l’identification de “ce qui est” » (Watson, 2001, p. 21).
2.3. Objectif et enjeux de la recherche
23Les objectifs que nous nous fixons sont les suivants :
24– explorer la manière dont les étudiants s’approprient l’espace-temps de la formation en tant que réalité nouvelle ;
25– décrire la façon dont les étudiants-acteurs, confrontés à un environnement qui ne leur est pas familier, s’y prennent pour donner une intelligibilité propre à la réalité d’une formation ;
26– questionner le rapport au temps et à l’espace des utilisateurs.
27Pour pouvoir répondre aux objectifs que nous nous sommes fixés, il est nécessaire de préciser dans quelle thématique de recherche s’inscrit notre travail. Plusieurs champs de recherche s’intéressent à la dimension spatiotemporelle de l’apprentissage et de la formation en ligne, notamment la CMO et la FOAD. La littérature est abondante sur le sujet dans la mesure où l’espace et le temps sont deux des composantes importantes de la dimension cognitive, qu’elle soit considérée sous l’angle individuel ou collectif. Parmi les nombreux travaux, nous avons cherché à repérer ceux qui soulignent :
28– le caractère dynamique de la dimension spatiotemporelle et qui ont questionné la complexité du rapport qu’entretiennent l’espace et le temps de la formation en ligne ;
29– le caractère subjectif dans la perception de cette dualité. Autrement dit, nous nous sommes penchés davantage sur les lectures visant à mettre en valeur les perceptions des utilisateurs et à relever les traces de l’agir.
2.4. Présentation du corpus et méthodologie d’analyse
30Les données ont été recueillies à l’issue de l’année universitaire 2007-2008 dans le cadre d’un cours de master consacré aux « apprentissages collectifs assistés par ordinateur ». Il s’agit, selon la terminologie de Jean-Marie Van der Maren, de données invoquées, c’est-à-dire « produites pour d’autres fins que la recherche » (Van den Maren, 2003, p. 138). Elles sont constituées :
31– d’une part, des synthèses réflexives (28 au total) rédigées par les étudiants à partir de journaux de bord qu’ils avaient à tenir à jour sur un blog personnel ;
32– d’autre part, des messages (131 au total) échangés entre eux sur un forum à l’occasion d’une discussion lancée par l’enseignant sur le thème du fonctionnement pédagogique et technologique du master.
33Les consignes, assez générales dans leur formulation, ne visaient pas à faire réfléchir les étudiants sur un point précis, mais les encourageaient à prendre de la distance par rapport à leur expérience d’apprentissage en ligne. Voici par exemple ce que l’on peut lire dans l’avant-propos du fascicule de cours concernant les synthèses : « On vous demandera donc de tenir un carnet de bord réflexif en ligne (avec un “blog”) et de rédiger à la fin du cours une synthèse de votre formation en ingénierie pédagogique multimédia » (Mangenot, 2006, p. 5). Il est à noter que si les journaux de bord ne sont pas évalués, la synthèse est en revanche notée et compte pour 25 % de la note finale.
34On peut considérer que ces données, à l’instar des journaux de bord utilisés par Alain Coulon dans sa recherche sur le métier d’étudiant, relèvent de ce qu’il appelle de l’« ethnographie profane » (1997, p. 28) :
En décrivant la façon dont ils appréhendaient le monde universitaire dans lequel ils entraient, les étudiants devenaient les ethnographes réflexifs de leur propre passage, ils mettaient en scène leur découverte des ethnométhodes de leur nouveau monde social.
35De ce point de vue, échanges et synthèses sont complémentaires. Dans les premiers, la façon dont les étudiants construisent leur monde émerge de la discussion, les idées s’élaborant au fil des tours de parole. Les synthèses se présentent de leur côté comme des pensées plus abouties qui vont parfois jusqu’à s’appuyer sur des observations faites par d’autres. Mais dans les deux cas, les propos ne relèvent jamais d’un discours spécialisé et n’aspirent à aucune généralisation. Il s’agit à chaque fois d’une pensée qui relève de l’intime, du sensible, du particulier. Et c’est ce qui en fait tout l’intérêt.
36De manière à rester au plus près d’une démarche ethnométhodologique, nous avons essayé de mettre de côté tout savoir de type propositionnel, c’est-à-dire les idées et théories existantes, de manière à ne pas être tentés d’interpréter les données et, dans un premier temps tout du moins, d’en rester à un niveau descriptif. Ce parti pris est assez risqué dans la mesure où il s’écarte de toute une tradition de la recherche scientifique. Mais il nous a semblé que cette attitude nous permettrait de nous intéresser aux « choses mêmes », selon le mot d’ordre phénoménologique de Merleau-Ponty, c’est-à-dire « au monde avant la connaissance » (Fornel et al., 2001, p. 9), quitte à renvoyer ponctuellement aux savoirs théoriques dès lors qu’ils se révèlent aptes à rendre compte de la façon dont les individus organisent leurs activités :
[…] nos idées et nos théories sur la société, sur l’action, sur la signification, etc., ne nous sont d’aucune utilité si elles ne nous permettent pas de rendre compte de notre manière propre de traiter le monde, de nous rapporter les uns aux autres dans nos interactions pratiques de la vie courante, et d’ordonner nos activités de l’intérieur même des structures de notre expérience. (ibid., p. 10)
37Dans la mesure où il s’agissait avant tout de nous familiariser avec une démarche qui repose sur le rejet des habitudes de pensée et des manières usuelles de procéder, nous avons adopté une méthode relativement intuitive privilégiant le contact direct aux textes. Nous avons commencé par isoler dans le corpus les segments de textes qui renvoyaient aux notions de temps et d’espace (voir les nombreux exemples, ci-dessous, en 3.). Il s’agissait d’être attentif aux différents termes utilisés par les étudiants dès lors qu’ils évoquent leurs rapports à ces deux dimensions. Nous nous sommes également intéressés aux commentaires faits par les étudiants pour expliquer ou justifier leurs comportements et leur évolution dans le dispositif. Nous avons ensuite essayé de rassembler les segments qui relevaient d’un même point de vue (par exemple l’opposition relevée par un grand nombre d’étudiants entre espace public et espace privé) avant de faire ressortir les points qui nous semblaient être les plus importants dans nos observations.
3. Discussion
38L’expérience d’apprentissage en ligne qu’ont vécue les étudiants s’apparente d’une certaine manière à ce que Garfinkel appelle une « expérience déstabilisante » (Garfinkel, 2007). L’auteur des Studies s’est en effet ingénié à plusieurs reprises à mettre en place des situations d’interactions expérimentales dans lesquelles les règles habituelles de la communication étaient détournées à seule fin de mettre en évidence des modèles de conduite sous-jacents. Le contexte ici est bien différent dans la mesure où, au lieu de déstabilisations, il s’agit de confronter les étudiants à un dispositif technico-pédagogique relativement innovant dans le seul but de les amener à questionner leurs habitudes d’apprentissage. La particularité du master 2 en ligne réside, en effet, à la fois dans le modèle pédagogique retenu, résolument orienté vers le développement de l’autonomie et les activités collectives (des échanges au collaboratif en passant par la mutualisation ; Mangenot, 2008a), et dans son corollaire, un encadrement pédagogique fort qui oscille, selon les cours, entre un tutorat réactif et un tutorat proactif.
Ce cours, […] représente pour moi une véritable transformation, accompagnée d’une bonne dose de déstabilisation. (HC2)
Ma première rencontre avec Dokeos a été celle d’une arrivée en terre étrangère, à commencer par la crainte de ne pouvoir entrer (problèmes d’accès en novembre), puis la difficulté […] à me repérer géographiquement (CNED, Grenet, Dokeos, cours, forums, travaux, etc.). (HC)
Je commencerai par rappeler qu’au début de la formation, mi-décembre, c’est-à-dire à l’arrivée des fascicules de cours et des codes pour accéder aux outils en ligne, je me suis sentie démunie face à tous ces chemins à emprunter qui conduisaient tous, semblait-il, au savoir. Entre cours papiers, cours en ligne, plateformes de l’université, du CNED, j’étais sincèrement perdue et angoissée par la somme de travail qui m’attendait ça et là et ne savais comment m’y prendre. (CA)
Ceci m’a valu quelques instants de panique durant lesquels, je l’avoue, je ne savais plus « où donner de la tête » et par où commencer, avec l’impression que la multiplicité des choses à effectuer simultanément ne correspondait pas a priori à mon profil d’apprenante. (SM)
[…] un univers jusqu’alors inconnu s’ouvrait à moi. (ESV)
39Dans ce contexte, les étudiants-acteurs ont fort à faire. Partant de leurs connaissances des normes didactiques qui soutiennent habituellement tout acte de formation – il peut s’agir de connaissances relatives à l’enseignement universitaire en général ou à un dispositif de formation à distance axé sur la seule mise en ligne de contenus –, ils doivent partir à la découverte d’un environnement en grande partie inconnu, repérer les structures constitutives de l’action et réajuster leurs comportements en conséquence. Toutefois, cette quête ne se fait pas en vain, ni à contrecœur, dans la mesure où les étudiants sont bien décidés, dans une perspective de perfectionnement professionnel, à questionner leurs pratiques pédagogiques, et sont donc pour la plupart disposés à tenter l’expérience. Autrement dit, contrairement à ce qui se passe dans le cadre d’autres contextes d’actions sociales, les écarts repérés sont interprétés comme relevant d’intentions positives (Heritage, 1991).
3.1. Perceptions de l’espace-temps comme une réalité nouvelle
40Quels comportements les étudiants adoptent-ils pour se défaire de leurs repères habituels et en adopter de nouveaux ? Par quelles procédures les acteurs cherchent-ils à normaliser les écarts survenus entre les événements anticipés et leur matérialisation dans la réalité ? Les domaines parmi lesquels les étudiants relèvent le plus souvent des écarts sont ceux relatifs d’une part au contrat didactique, d’autre part à l’espace et au temps (bien que cela n’épuise pas complètement l’objet de leurs étonnements) (voir Develotte, 2006). Compte tenu de la relative originalité du modèle pédagogique, en grande partie calqué sur celui de Learn Nett (Charlier et Peraya, 2003), il n’est pas étonnant que soient mises en avant, dans les échanges sur le forum et les synthèses réflexives, des caractéristiques telles que la mutualisation systématique des documents, productions et échanges, la présence constante de tuteurs, le travail collaboratif, l’accent mis sur l’autonomisation et la réflexivité, la centration sur l’apprenant, etc. Mais ce que nous retiendrons ici, dans le cadre de cette recherche, sont les remarques faites par les étudiants concernant l’espace et le temps.
41Comme en attestent les extraits cités ci-dessus, un des enjeux, dans un premier temps, est de construire de nouveaux repères, de se familiariser avec un nouvel environnement. Dans son ouvrage consacré au métier d’étudiant, Alain Coulon (1997) utilise à propos de ce temps d’appropriation, la notion de passage. S’il s’intéresse dans son ouvrage au passage du lycée à l’enseignement supérieur, il est tout à fait possible de transposer son analyse au contexte qui est le nôtre, comme en atteste l’extrait suivant tiré de notre corpus : Petit à petit, je me suis rendu compte qu’il fallait pour appréhender la tâche changer mes habitudes de travail prises lors des années précédentes. Le passage obligé par l’apprentissage en ligne était devant moi, je devais, malgré une forte appréhension, me lancer sur ce chemin. (CA)
3.2. Rapport à l’espace
42L’établissement d’un certain équilibre passe entre autres par la catégorisation des différents lieux de formation. Lorsque les étudiants évoquent leurs premiers contacts avec Dokeos, ils parlent de « leur arrivée en terre étrangère » (HC), de leurs difficultés « à se repérer géographiquement » (HC) parmi la diversité des « chemins à emprunter » (CA). Il est question de « labyrinthe » (HC), d’un « immense jeu de pistes » (VS). Les premiers temps sont donc consacrés à explorer « les moindres recoins de la plateforme » (EFP), à apprivoiser « le terrain ». Il faut dire que Dokeos, contrairement à d’autres environnements comme Acolad dont l’« interface graphique est fondée sur une métaphore spatiale qui met en scène les lieux habituels des formations (amphithéâtre, salle de cours, bureau, etc.) »3, présente une ergonomie quelque peu austère. Les différents outils, forums, chat, visioconférence, remise de travaux, partage de fichiers, etc., sont accessibles dès la page d’accueil sous la forme d’une simple liste accompagnée d’icônes. Rien ne permet de distinguer par exemple un forum de discussion destiné aux échanges informels d’un forum réservé au travail de groupe ou encore d’un forum réservé aux échanges relatifs aux questions d’ordre administratif et technique. Ce qui explique la perplexité de cet étudiant qui se dit confronté à son entrée sur la plateforme à une « jungle de mots, de liens, de forums » (GL).
3.2.1. Lieux et fonctions instrumentales
43La détermination des différents espaces s’opère par la mise en relation des outils de communication (forums et blogs) et de leurs fonctions. On retrouve là un argument développé dans Perriault (2008). Pour Jacques Perriault en effet, la fonction est indépendante de l’instrument ou encore du projet de l’utilisateur. Peu importe l’usage qu’en ont prévu les concepteurs, ce qui compte, c’est le contexte d’utilisation, idée joliment illustrée par cette métaphore : « Les machines à communiquer sont en effet des sortes de caméléons qui reflètent, à l’instar de ces animaux changeants, la texture du contexte dans lequel ils se trouvent » (Perriault, 2008, p. 204). Sur Dokeos, c’est essentiellement à travers les contenus des échanges que les étudiants sont amenés à identifier les fonctions des outils mis à leur disposition et à spécifier l’espace de la plateforme en conséquence :
[…] c’est à partir de ces échanges, par le simple fait d’être entré en communication avec mes pairs que j’ai pu commencer à voir, hiérarchiser les informations et comprendre la logique de mon nouvel environnement. (HC)
44Le forum proposé aux étudiants sur le campus électronique du CNED, peu fréquenté et donc « relativement désert » (CV), est vu comme une « salle de récréation » (AS) ou encore comme un « défouloir » (ENH) puisque les enseignants n’y ont pas accès et que le ton des discussions y est relativement relâché. Il joue le rôle « que jouent les intercours ou les discussions de couloir dans une formation en présentiel » (DV). À l’inverse, les forums attachés aux cours sont considérés comme autant de classes virtuelles, expression qui revient très souvent dans les synthèses réflexives4. Bien sûr, la désignation des lieux varie d’un étudiant à un autre. Mais ce qui compte, c’est la méthode qui consiste à s’approprier un nouvel environnement en le comparant à des lieux connus :
Il m’a fallu quelques jours et beaucoup de clics pour me repérer dans cet espace virtuel en schématisant la « plateforme » comme mon établissement d’enseignement avec un hall d’entrée, des salles de cours, une salle de pause et un secrétariat. Je me suis approprié l’espace d’apprentissage ! (GL)
45Par-delà une démarche d’appropriation commune, les catégories pour penser la formation sont différentes. Les normes retenues ainsi pour caractériser une « classe virtuelle » diffèrent selon les étudiants. Si certains renvoient aux critères explicités dans le cours qui, selon l’auteur, sont définitoires – un accompagnement pédagogique, des outils de mise en commun, une chronologie commune et des activités pédagogiques (Mangenot, 2006, p. 68) –, d’autres mettent l’accent sur les liens socio-affectifs qui se sont noués au fil de la formation notamment grâce aux activités collectives : « Dokeos est comme un petit campus virtuel. […] on s’y retrouve comme dans une classe de cours et des liens voire des amitiés se créent » (SC). Une voix discordante pointe par ailleurs, devant l’engouement général, sur « l’absence de conflit » durant la formation qui, selon elle, remet en question le concept même de classe :
[…] les articles postés sur « Réflexion sur ce chapitre en ligne » frappent par la tendance à la nostalgie partagée par bon nombre. Avec le recul que ma position me prête – je me suis tenue à la périphérie de la communauté – elle m’apparaît bien utopique […]. Ceci ne constitue pas un esprit de classe comme en présentiel de par l’absence de conflit. (VG)
3.2.2. Espace privé vs espace public
46Les interrogations sur la distinction entre la sphère privée et publique, très présentes dans les recherches en sociologie des usages (Aubert, 2004 ; Jauréguiberry, 2005), sont pertinentes dans le contexte de la formation en ligne. Jauréguiberry par exemple, souligne la porosité grandissante de la frontière espace privé/espace public suscitée par l’usage des TIC. Dans le domaine de la FOAD, la difficulté, on le voit bien, réside dans l’absence de standards, de normes qui soient suffisamment partagées par les différents acteurs. On s’en rend particulièrement bien compte en ce qui concerne les notions d’espace privé et d’espace public qui ont été discutées par les étudiants à propos des deux principaux outils de communication qu’ils ont eu à utiliser : le forum et le blog. Un forum, par exemple, bien que public par nature, peut être considéré comme un espace privé s’il est destiné à être utilisé par un groupe d’étudiants dans le cadre d’un travail collaboratif, même s’il est ouvert en lecture à l’ensemble de la classe : « un espace sur le forum a été mis à disposition pour notre groupe et même s’il était lisible par tous, j’avais enfin le sentiment d’être dans une sorte d’espace “privé” » (VG). Certains expriment d’ailleurs leur réserve à l’idée de lire les échanges dans ces forums :
[…] je dois reconnaître que je ne suis pas allée consulter les autres espaces groupes. […] je suis convaincue qu’il s’agit surtout d’une réaction instinctive visant à ne pas pénétrer dans l’espace privé de quelqu’un […].(CP)
47Mais ce n’est pas toujours le cas. ESV, par exemple, déclare se rendre régulièrement sur les espaces de travail des autres quadrinômes, pour se positionner par rapport à l’état d’avancement de son propre groupe de travail.
48Le cas du blog est encore plus complexe de par ses caractéristiques techno-sémiopragmatiques propres (voir Soubrié, 2006). Si la primauté est accordée à l’auteur, à travers l’affichage de ses messages au premier plan dans la fenêtre principale, il n’en demeure pas moins que l’accès est public, aussi bien en lecture qu’en écriture puisque les internautes peuvent ajouter des commentaires. Ce mélange des genres déclenche des réactions, des comportements quasiment antagonistes chez les étudiants. Lorsque c’est la dimension privée qui est mise en avant, cela entraîne tantôt un sentiment de réserve, aussi bien chez les visiteurs potentiels (« cette sensation d’empiéter dans une sphère privée » [SM]) que chez les hôtes (« À la réception d’un premier message, j’ai ressenti un drôle de sentiment, la sensation que quelqu’un était entré sur mon territoire » [CJ]), tantôt, au contraire, des réactions très positives. HB s’y sent comme dans « une chrysalide », « en sécurité et réconfortée ». OD vit ses lectures de blogs comme de vraies visites virtuelles : « On passe ainsi, sans être invitée, mais toujours bienvenues, sur le blog des unes et des autres. » Elle-même tient son blog, non pas comme on tient un journal de bord, mais comme on tient l’intérieur d’une maison : « […] je me fais parfois l’effet d’être une ménagère qui tient son intérieur en ordre au cas où elle recevrait une visite impromptue ! » (OD.)
49On observe ainsi des attitudes et des ressentis très différents à propos des espaces privés et publics. Les passages ci-dessus reflètent des sentiments variés qui vont du réconfort au malaise. Cette diversité des regards est selon nous constitutive de la formation en ligne. Ce qui compte pour les étudiants, c’est de savoir composer avec l’environnement, jusqu’à prendre quelques libertés. ENH rapporte, par exemple, que son groupe a éprouvé le besoin de créer son propre forum sur une autre plateforme (Moostic) de manière à pouvoir continuer à bénéficier du tutorat sans être lus par les autres étudiants. CP, quant à elle, révèle que la majorité des échanges à l’intérieur du quadrinôme avait lieu « ailleurs », tandis que le forum sur Dokeos était réservé aux échanges socio-affectifs (« moment de franche rigolade, de soutien mutuel, la naissance de notre amitié, la transmission de savoir-faire, la vie aux horaires décalés, etc. ») et au contact avec le tuteur. Le but est de créer un espace familier où l’on se sente en confiance. Cela demande un temps plus ou moins long, temps dont il faut également savoir s’accommoder.
3.3. Rapport au temps
50Apprendre demande du temps. Un temps qu’il est parfois difficile de trouver lorsqu’il empiète sur la vie familiale et professionnelle. Il faut « trouver un équilibre entre travail, famille, maison » (GL). Ce qui ne se fait pas toujours sans heurts :
Personnellement je dus m’adapter en laissant mon mari dîner tout seul deux fois par semaine, mais l’un des nôtres, refusant de se soumettre et de sacrifier son foyer, fut contraint de partir deux mois plus tard. (ESV)
51À distance, le temps de la formation est un temps que l’on décide de prendre, et cela se fait toujours aux dépens d’autres activités. Le calendrier de la formation permet d’instaurer des repères temporels relatifs qui donnent, qui plus est, le sentiment d’appartenance à une communauté :
[…] nos repères temporels ont aussi été partagés : la formation a débuté pour tous au même moment (à condition de s’y être connecté dès les premiers jours), et se terminera très bientôt, à une date définie pour tous. Nos échéances ont de plus été les mêmes. Même si notre organisation individuelle a certainement différé, nous avons ressenti la même panique à l’approche des dates limites, avons eu les mêmes interrogations de dernière minute, et les avons partagées. (AB)
52Le travail en groupes accentue bien évidemment ce phénomène : « Travailler en groupe oblige à une meilleure répartition de sa propre charge de travail. Impossible en effet de commencer une analyse de site deux jours avant la date limite. » (EFP.)
53Le nombre important de forums et de fils de discussion brouille toutefois le système de perception des étudiants. L’asynchronie des échanges associée au caractère permanent de l’écrit, on le sait, se révèlent d’une grande aide sur le plan cognitif dans la mesure où ils facilitent la prise de distance : « J’ai appris à peser mes mots, à prendre mon temps pour rédiger afin d’éviter un quelconque malentendu, à réguler mes émotions, à prendre du recul… » (CA.) Les échanges restent en outre accessibles et constituent de ce fait la mémoire de la formation : « le forum est la mémoire vive de la plateforme sur lequel s’écrit notre journal de bord collectif » (AS). Mais ces caractéristiques concourent en même temps à donner le sentiment d’une classe intemporelle. L’activité sur la plateforme n’est jamais en veille, phénomène accentué du fait de la répartition des étudiants dans différentes zones géographiques du globe : « Sur le forum, les réactions et les messages gardent pour cette raison une part d’immédiateté car l’interaction est possible à tout moment, avec tous. » (HB.) Impression partagée par OF qui n’hésite pas à parler à propos des forums de discussion de « véritables espaces d’échanges synchrones ». Certains y voient avant tout une marque de dynamisme de la formation, la preuve « que le Master vit » (CP) et ils parviennent à s’en accommoder : « j’ai dû filtrer mes lectures pour en revenir à l’essentiel en sacrifiant des échanges qui auraient pu être bénéfiques » (GL) ; tandis que pour d’autres, le flot de paroles est impossible à gérer :
Il faut intervenir partout simultanément […]. Trois solutions se présentent à moi : répondre n’importe quoi histoire de dire quelque chose […] ; exprimer de grands lieux communs […] ; ou « couper », « éteindre », « se mettre hors ligne ». (VK)
3.4. L’importance du relationnel dans la construction de l’espace-temps de la formation
54Il semble en fait que l’on retrouve à travers les récits des étudiants les trois phases successives décrites par Coulon (1997), qui reprend les résultats de travaux menés en anthropologie sur la structure des rites d’initiation, à savoir : un temps de séparation d’avec « le passé familier » ; un temps d’apprentissage durant lequel l’étudiant quelque peu perdu, parfois anxieux, se situe dans un entre-deux entre déstructuration et restructuration ; un temps d’affiliation au cours duquel s’effectue « le passage définitif dans son nouvel état ».
55À travers ce travail d’adaptation, les étudiants cherchent à (r)établir une relation de confiance5 qui leur permette d’« échanger sans paralysie » (CA). La qualité des relations interpersonnelles, « la composante humaine, socio-affective » (AS), y est pour beaucoup. Les confidences sur les vies de chacun « renforcent », selon les mots de EFP, « l’empathie et encourage le pardon de “défaillances” ponctuelles ». La confiance s’établit à deux moments : dans le cadre des échanges informels qui ont lieu au début de l’année sur la plateforme, dans le forum « Qui est qui ? » (« Au début, il a été nécessaire de dégager du temps pour construire une véritable relation de confiance entre nous, mieux nous connaître sans entrer dans les détails » [FV]), mais plus généralement tout au long de la formation à travers les échanges privés, et au cours des activités de travail par groupes. Les tâches collectives sont souvent l’opportunité de se livrer, de s’investir et donc de se dévoiler davantage :
Les tâches en binôme (ou en groupe), de part leurs interactions privées, me semblent plus attractives. Certes on se cache aux yeux des autres étudiants. L’essentiel est cependant de communiquer avec un nombre réduit de personnes (de 4 à 6) et de développer une relation conviviale et de confiance. (VG)
56Du fait que la responsabilité soit partagée, cela renforce la solidarité entre les membres du groupe et diminue du même coup l’anxiété :
J’étais d’une part co-responsable d’un projet noté et d’autre part en même temps « déresponsabilisée » car le résultat final n’incombait pas qu’à ma seule personne […]. Ceci a aussi fait que j’ai travaillé à la réalisation des tâches communes avec beaucoup moins d’anxiété : il était agréable et convivial de retrouver mes partenaires, et nous avons travaillé dans l’ouverture et la confiance » (HB)
57Les tuteurs jouent ici un rôle important. C’est la juste distance entre absence et omniprésence qui permet aux étudiants de se sentir en sécurité :
Cet effort commun ainsi que les recadrages provoqués par les questions et/ou les conseils de notre tutrice, soucieuse de ne pas nous influencer, mais de ne pas nous laisser poursuivre une fausse piste trop longtemps (et alternant ainsi les rôles d’observateur extérieur ou engagé selon les situations, mais toujours bienveillant) me donnent suffisamment confiance en nos possibilités. (OF)
58C’est à partir de ce moment-là, une fois que le « contrat de confiance » (AS) a été établi, que les étudiants peuvent se lancer pleinement dans leur activité d’apprentissage et exprimer sans craintes des « critiques claires et franches » (EFP) à l’attention de leurs partenaires de travail dans le but de parvenir au meilleur résultat possible.
59Au fil du temps, comme cela ressort à plusieurs reprises dans les échanges sur le forum et les synthèses, grâce à la qualité des relations interpersonnelles qui ont été instaurées, la formation est perçue comme une « bulle », une sorte d’espace-temps à part entière, parallèle, comme déconnectée du monde réel :
Pour ma part, j’ai envie de dire que la plateforme, et à travers elle effectivement le groupe, la communauté, est comme une « bulle ». Je veux dire par là que depuis que je fais la formation à distance, je ressens parfois dans mon quotidien comme un sentiment « d’isolement », je me sens « en marge » (nous n’avons pas tous l’opportunité de « partager » cette formation avec nos proches je me sens parfois « ovni », dans le quotidien que je vis depuis un an et demi). Et la présence de la communauté est cette bulle, que je partage avec vous. Nous avons les mêmes préoccupations, partageons les mêmes enjeux, la même expérience. (ENH)
4. Conclusion
60Nous n’avons esquissé ici que les prémices d’une recherche dans le domaine. L’approche ethométhodologique se révèle précieuse pour mettre en évidence des comportements qui passeraient inaperçus autrement. Elle nous a permis de comprendre que, par-delà la diversité des rapports que les apprenants entretiennent à l’espace-temps de la formation, se dessinent des méthodes, des procédures communes qui permettent aux individus de s’approprier leur nouvel environnement : s’appuyer sur le contenu des échanges pour identifier les différents « lieux », s’appuyer pour cela sur des lieux connus, fréquentés en d’autres temps, ou encore composer avec l’environnement, quitte à prendre quelques libertés avec le contrat didactique.
61L’extrait suivant, tiré d’une synthèse de l’année universitaire en cours (2008/2009), rend compte de ce travail que doivent mener les étudiants :
Un enseignement à distance regroupe les mêmes éléments qu’un enseignement en présentiel. On y trouve une salle de classe, des heures de cours et de travail, un enseignant et des élèves. Ce qui diffère et qui change complètement la relation de l’apprenant à ses études réside, à mon sens, dans la relation que l’apprenant entretien avec ces éléments. Quand un enseignement en présentiel les impose un enseignement à distance les suggère, et c’est à l’apprenant d’aller les chercher, et d’en imaginer les limites. (JV)
62L’apport de notre travail réside tout autant dans le résultat de nos recherches que dans la posture adoptée qui permet d’envisager l’activité des individus en elle-même, avant de tenter, lorsque cela se révèle pertinent, de renvoyer à des recherches scientifiques (voir les travaux sur la confiance). Ces premières explorations mériteraient d’être poursuivies sans toutefois se limiter aux déstabilisations spatiales et temporelles qui ne constituent qu’un des aspects, on l’a vu, de l’entrée en FOAD. Il conviendrait également, de manière à rendre compte plus précisément des chemins empruntés par les apprenants et de la manière dont se co-construisent les ethnométhodes, d’étudier non pas seulement les synthèses réflexives et les messages échangés à telle ou telle occasion, mais de s’intéresser aussi aux articles et commentaires postés sur les blogs personnels, de manière à pouvoir procéder à une étude longitudinale. Pour ce faire, il serait nécessaire d’avoir recours à d’autres moyens que la seule confrontation intensive aux données. Les travaux menés par l’équipe rassemblée autour de Bronckart et Filliettaz sur la textualisation de l’agir offriraient, à n’en pas douter, des pistes de travail intéressantes (Filliettaz et Bronckart, 2005).
Notes de bas de page
1 http://www.isls.org/cscl2009/
2 Les extraits du corpus sont suivis par les initiales des participants à la formation. Nous avons mis en forme ces extraits.
3 http://www.paris4.sorbonne.fr/e-cursus/texte/acolad.htm
4 Dans une certaine mesure, cela n’est guère étonnant car la notion fait l’objet d’un chapitre du cours.
5 À propos de la notion de confiance et de son importance dans les échanges en ligne, on se reportera, entre autres, aux travaux de Eneau et Simonian (2009).
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