De la toute-puissance à la contenance : présence-absence des formateurs sur des forums didactiques
p. 209-221
Texte intégral
1Les formations professionnelles universitaires s’organisent, le plus souvent, dans une alternance plus ou moins régulière entre les lieux de formation institutionnelle et les terrains de stage. La mise en place de forums électroniques au cours des périodes de stage peut sans doute permettre que perdurent des pratiques collectives de formation dans un temps où le groupe de personnes en formation est, de fait, séparé.
2Depuis plusieurs années, j’analyse certains de ces forums, notamment au sein de l’ERTÉ Calico1, avec une perspective épistémologique orientée par la psychanalyse. Les fondements théoriques de la démarche clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation sont maintenant bien établis, en particulier par les travaux de Claudine Blanchard-Laville (1999, 2001), Nicole Mosconi (1996), Mireille Cifali (1994), mais aussi grâce aux articles de la revue Cliopsy2 ou encore à travers les deux notes de synthèse parues dans la Revue française de pédagogie, d’une part de Jean-Claude Filloux (1987), d’autre part de Claudine Blanchard-Laville, Philippe Chaussecourte, Françoise Hatchuel et Bernard Pechberty (2005).
3Mon travail s’inscrit dans la perspective psychanalytique de recherche sur les technologies de communication. Surtout installée en psychologie autour des questions relevant de l’addiction, cette perspective tend à sortir du champ de la pathologie pour proposer des pistes d’intelligibilité de la subjectivité des sujets interpellée par ces technologies, dans une analyse psychanalytique des pratiques médiatisées ordinaires ou, pour reprendre les mots de Sylvain Missonnier, une psycho (patho)logie du virtuel quotidien (Missonnier, 2006). Je me situe dans le courant proposé par Michael Civin qui reconnaît, pour certaines personnes, que le cyberspace peut, comme l’indique Shery Turkle (2005), être considéré comme un espace intermédiaire, au sens de Winnicott, mais repère également, pour d’autres personnes, un travail psychique de déliaison engendré ou remis au travail par les TIC (Civin, 2000).
4Lors du colloque Échanger pour apprendre en ligne, en 2007, j’avais montré dans une communication, comment la perspective psychanalytique permet, à partir des traces laissées sur les forums, de proposer des hypothèses interprétatives de ce que vivent les étudiants-stagiaires de dispositifs de formation en alternance, en particulier les mouvements psychiques groupaux qui favorisent ou entravent le travail collectif. À partir des théorisations de Bion (1961) sur la circulation psychique dans les groupes, avec ses concepts de groupes de travail et groupe de base, et des avancées de Didier Anzieu (1999) sur les enveloppes psychiques, les forums mis en place dans ces formations peuvent être compris comme des peaux groupales permettant de délimiter l’intérieur et l’extérieur du groupe, voire de restaurer le groupe à distance (Rinaudo, 2008). Il devient alors possible pour les participants de développer une véritable activité de pensée. Je pointais, pour conclure, l’entre-deux dans lequel se situent les formateurs sur ces forums, posture difficile entre absence totale et omniprésence (Rinaudo, 2007). Ce texte cherche à poursuivre ce questionnement en s’attachant à analyser, sur les forums étudiés, les effets de la présence-absence des formateurs sur les stagiaires.
1. Corpus d’analyse
5Ce travail s’appuie sur un corpus empirique constitué de trois forums qui se sont déroulés au cours de formations alternant périodes au centre de formation, à l’université ou en institut universitaire de formation des maîtres (IUFM), et périodes de stage en milieu professionnel. J’ai proposé de rassembler les forums que j’étudie sous l’appellation de forums didactiques, afin de les distinguer d’autres types de forums peut-être plus ouverts. Les forums didactiques se caractérisent pour moi par le fait qu’ils rassemblent, dans un espace de travail en réseau, des groupes fermés, à participation contrainte, limités dans le temps, dont la thématique est, le plus souvent, proposée à l’initiative des formateurs. De plus, les groupes que j’étudie ici ont une vie sociale réelle préexistante au forum. En outre, les problèmes qui sont proposés aux participants reposent sur des questions ouvertes n’appelant pas de réponse type ou de corrigé modèle.
6Une des particularités des forums de ce corpus est la rareté des messages provenant des formateurs. Les calculs effectués sur ces forums le montrent bien. Pour les formateurs, on comptabilise entre 2 % et 8 % du total des messages échangés sur les forums, si on s’en tient au nombre des messages, et moins de 11 % des caractères si on retient cette fois la longueur des messages. Le tableau 1 précise la durée du forum, le nombre de stagiaires et de formateurs concernés, le nombre de messages et leur longueur, pour chacun des trois forums étudiés.
Forum | Participants | Nombre de messages | Longueur des messages | Longueur moyenne |
Forum 1 (7 semaines) 2005-2006 | 18 stagiaires | 90 | 74 607 | 829 |
2 formateurs | 2 | 159 | 79 | |
Forum 2 (3 semaines) 2005-2006 | 30 stagiaires | 48 | 40 355 | 841 |
2 formateurs | 4 | 5 100 | 1 275 | |
Forum 3 (5 jours) 2004-2005 | 15 stagiaires | 39 | 53 079 | 1 361 |
1 formateur | 2 | 1 889 | 944 |
7De plus, comme le montre le tableau suivant, c’est essentiellement dans la formulation de la consigne de départ que s’expriment principalement les formateurs. Tout le long du déroulement des forums, ils ne s’expriment que très peu, tant en nombre de messages qu’en prenant en compte la longueur de ces derniers.
Forum | Longueur des messages des formateurs | Consigne de départ | Longueur des messages (hors consigne) | Nombre de messages (hors consigne) |
Forum 1 | 159 | 119 | 40 | 1 |
Forum 2 | 5 100 | 2 214 | 2 886 | 3 |
Forum 3 | 1 889 | 1 166 | 723 | 1 |
8Un psychanalyste averti interpréterait certainement ces nombres et ces calculs sur le nombre de messages ou de caractères comme autant d’écrans derrière lesquels je tente de me cacher. Ils offrent sans doute une manière d’avoir prise sur des données qui échappent. Georges Devereux affirmait qu’en étudiant les sujets humains, le chercheur était inévitablement, à son insu, confronté à l’angoisse et y voyait l’explication de l’invention de tant de procédés qui cherchent à augmenter le détachement (Devereux, 1967). Cependant, il me semble que la lecture de ces tableaux confirme l’impression ressentie à la lecture des forums : les formateurs sont peu productifs de discours et on peut postuler que c’est un choix de leur part, d’autant plus qu’ils sont à l’initiative de ceux-ci.
9Pourtant, bien que presque muets, les formateurs sont bien présents sur les forums. Du moins les stagiaires le pensent-ils comme en témoignent, par exemple, les interpellations dont font l’objet les formateurs. Ainsi, des remarques, souvent sans rapport avec la thématique du forum, leur sont directement adressées : « Monsieur X. Vous ne deviez pas me contacter pour passer au cours de mon stage ? Si c’est toujours le cas contactez-moi et je vous enverrai notre planning qui est un peu compliqué. » Si ces messages ne constituent pas réellement des contributions aux questions travaillées via le forum, ils participent à la circulation des signes de la présence, pour reprendre l’expression de Geneviève Jacquinot-Delaunay (2002).
10Avec le développement de l’enseignement à distance ou de l’usage des technologies de communication dans les formations, les chercheurs ont été amenés à interroger ce qui se présente d’emblée comme une différence majeure avec l’enseignement dans sa forme traditionnelle : la distance. France Henri et Anthony Kaye indiquaient dès 1985 que, dans la formation à distance, c’est bien la distance qui est le fondement de la relation pédagogique. Geneviève Jacquinot (1993) a interrogé les différentes formes de distance qu’il convient, selon ses mots, « d’apprivoiser » : distance spatiale, mais aussi temporelle, technologique, sociale, culturelle et économique. Elle indique, à juste titre, que la présence physique d’un enseignant ne préfigure en rien de sa disponibilité psychologique et de sa capacité d’écoute, et on pourrait ajouter qu’il en est de même pour les apprenants. Enfin, elle constate que les dispositifs mettant en œuvre totalement ou en partie de la distance, amènent les concepteurs à réfléchir à la façon de compenser la perte de la co-présence. Thierry Ardouin qui analyse les ressentis des étudiants d’un master à distance, va jusqu’à affirmer, de façon un peu provocatrice, que ce qui compte dans les formations à distance c’est la présence (Ardouin, 2007). Selon une perspective qui analyse le virtuel de façon plus large que dans les travaux sur l’enseignement à distance, Sylvain Missonnier et Hubert Lissandre (2003), dans l’ouvrage qu’ils coordonnent, proposent de considérer le virtuel comme possibilité de présence de l’absent.
11Il ne s’agit pas pour moi de réaliser ici ni un état des lieux exhaustif, ni une note de synthèse, qui mériteraient sans doute un article à part entière. On peut noter, toutefois, que si la question de la présence et de l’absence est au cœur de nombreux travaux de recherche, les vécus psychiques sont peu souvent interrogés. Dans un premier temps, je développerai un point de vue sur les questions méthodologiques que pose ce travail. Puis je proposerai, quelques hypothèses interprétatives sur cette présence-absence du formateur.
2. Travailler sur l’absence : questions d’ordre méthodologique
12Travailler sur cette présence-absence des formateurs pose une série de questions d’ordre méthodologique. Comment travailler sur ce qui n’est pas, sur ce qui ne laisse pas ou peu de trace ? Comment repérer les marques de la présence d’une personne absente ? Comment rendre compte et donner du sens à ce qui s’inscrit en creux, en négatif ?
13Si les méthodes quantitatives ont de l’intérêt pour établir les lexiques des corpus des échanges, les activités des apprenants (comme le temps de connexion, la lecture et le dépôt de documents, etc.), les réseaux de relation, les interactions verbales (par exemple, dans la contribution d’Elke Nissen, dans ce même ouvrage), etc., elles ne sont pas opérantes pour traiter des données en très faible nombre, voire quasi absentes. Il n’est guère possible ici de proposer une analyse qui allie méthode quantitative et analyse qualitative. Pour le coup, la démarche clinique d’orientation psychanalytique à laquelle je me réfère semble particulièrement bien adaptée pour avancer des éléments sur ces questionnements. En effet, un des objets de la psychanalyse est de travailler sur ce qui n’est pas, sur ce qui manque. Ainsi Jean Guillaumin (1987) écrit-il : « la psychanalyse s’avère, du dedans de sa pratique, avoir des liens privilégiés avec quelque chose que nous ne pouvons appréhender que par défaut ». Il s’agit de retrouver le sens latent des discours, des actes manqués ou non, d’accéder à ce qui n’est jamais directement donné. Certes, la question a déjà été travaillée, dans le champ de l’éducation, autour des notions de transmission et de rapport au savoir dont on peut dire qu’elles ne sont jamais directement accessibles aux chercheurs mais auxquelles ils peuvent accéder de façon indirecte à travers des discours entendus ou des actes observés. Dans le cas de données construites pour la recherche, cet accès indirect est généralement pris en compte, anticipé et, du coup, les chercheurs conduisent les entretiens et les observations en connaissance de cause. La difficulté, ici, provient de ce que le matériau sur lequel porte l’analyse n’a pas été construit à des fins de recherche, mais à des fins didactiques.
14Peut-on alors, sans paraître fantaisiste, proposer une interprétation de cette invisible présence ? On se trouve ici dans une posture identique à celle que questionnent les psychanalystes. Jean Guillaumin (1987, p. 18), écrit encore :
[…] chercher une procédure de connaissance qui se donnât pour tâche de mettre, méthodiquement et par règle, en tension d’absence ce qu’elle ne pouvait appréhender sous les espèces d’une présence. C’était donc d’inventer si possible un opérateur logique négatif, et d’organiser une logique entière de la négativité que, par son choix initial, la psychanalyse s’était mise en charge.
15« L’opérateur logique négatif » que je mets en place dans l’analyse du matériel a pour fonction d’apporter, aux côtés de celles proposées par d’autres chercheurs qui analysent les mêmes corpus selon des paradigmes différents, des hypothèses interprétatives du fonctionnement psychique des sujets et des groupes. Il s’agit donc pour moi de tenter d’avancer des interprétations construites, argumentées et théorisées qui rendent compte de ce que peut signifier, pour les apprenants comme pour les formateurs, cette invisible présence.
16Bien entendu, l’inspiration de la psychanalyse ne peut, en aucune façon, être une stricte application de la psychanalyse à l’analyse des forums. D’abord parce que celle-ci n’aurait aucun sens. La recherche en éducation n’est pas et ne peut pas relever de la psychanalyse, au sens de la cure. La recherche ne correspond même pas à une psychanalyse sans divan ou hors les murs, comme dans les dispositifs de groupes de parole, de psychodrame ou de thérapie familiale. L’orientation psychanalytique signifie pour les chercheurs qui se réclament de cette démarche, de reconnaître, aux côtés de la réalité extérieure, l’existence de la réalité psychique, au sens proposé par Freud, c’est-à-dire postuler que les pratiques des sujets ne sont pas seulement régies par des processus conscients et rationnels, mais qu’elles leur échappent en partie. Les pratiques actualisent des mouvements psychiques archaïques c’est-à-dire remettent au travail des vécus éprouvés psychiquement.
3. Enveloppe psychique
17Dans le champ de l’éducation et de la formation, la démarche clinique d’orientation psychanalytique est féconde pour comprendre les enjeux psychiques inconscients à l’œuvre des pratiques enseignantes ou formatives. En particulier, Claudine Blanchard-Laville propose la notion d’enveloppe psychique du groupe didactique, qui délimite l’espace psychique de la relation dans l’espace de la classe, entre un enseignant et des élèves. Cette enveloppe psychique se construit à partir du discours tenu par l’enseignant, mais aussi de sa voix et de son corps (Blanchard-Laville, 2001). Cette enveloppe s’élabore à travers ce que Claudine Blanchard-Laville nomme le holding didactique, c’est-à-dire, à l’image du holding défini par Winnicott pour les relations mère-nourrisson, à travers la façon dont l’enseignant porte symboliquement la classe.
18Or, force est de reconnaître que le holding didactique n’a de sens que dans la relation entre enseignant et personnes en formation et on ne peut, à mon avis, que rappeler, en paraphrasant Winnicott3, qu’un formateur seul n’existe pas. Un sujet n’est un formateur que s’il est en relation avec des personnes en formation. Je propose alors d’approcher l’espace psychique didactique des forums à travers les discours ou les actes des apprenants sur ces mêmes forums, en postulant que peut se dessiner, en négatif, au sens photographique du terme, la posture du formateur. Ce faisant, je souhaite poursuivre la proposition théorique de Claudine Blanchard-Laville en avançant que l’enveloppe psychique peut se construire, même en l’absence de mots, de sons, de corps, mais à travers ce que j’ai nommé une invisible présence du formateur sur le forum.
19Cette enveloppe psychique se construit selon diverses modalités, en fonction des groupes et selon les formateurs. Il me semble que la posture des formateurs peut se comprendre comme un compromis, toujours provisoire et pouvant donc à tout moment être remis en cause, entre vécus de formateur tout-puissant et vécus de formateur « suffisamment bon » et contenant.
4. Formateur tout-puissant
20Le fantasme de toute-puissance du formateur dérive d’une pulsion ordinaire, c’est-à-dire normale, au sens de non pathologique, qui soutient le désir de prendre soin des autres, d’enseigner, de former.
21Si on suit René Kaës, la pratique de formation est mobilisée par des fantasmes « qui concernent d’abord la création, la fabrication, le modelage d’êtres traités par l’inconscient comme des objets » (Kaës et al., 1975, p. 3). Cette proposition rejoint la figure du formateur, celui qui donne la bonne forme, comme le potier façonne l’argile, décrite par Enriquez dans sa galerie de portraits de formateurs (Enriquez, 1981). Il s’agit bien de ce que Sophie de Mijolla-Mellor, dans un travail plus récent, analyse comme fantasme de Pygmalion qui s’organise autour de la revendication « d’opérer la transformation de l’informe de la matière en une perfection dont il est porteur » (Mijolla-Mellor, 2008, p. 838).
22Je soutiens l’hypothèse que cette posture fantasmatique de toute-puissance repérée chez les formateurs est sans doute renforcée par l’activité médiatisée à travers les technologies de l’information et de la communication et, en particulier ici, sur les forums. Rappelons que les mythes qui sous-tendent ces technologies sont construits également sur l’illusion d’une possible création d’êtres (Breton, 1995). Les fantasmes de toute-puissance peuvent être mis au jour par les dispositifs technologiques, dont Foucault en son temps a bien montré les fonctions de contrôle de la société et des individus (1977). En même temps, le rapport à l’informatique, dans ses aspects inconscients, se construit à travers des vécus d’omniscience tant il paraît admis, dans l’imaginaire collectif, que l’ordinateur connecté permet l’accès à tous les savoirs du monde, mais aussi des vécus d’omniprésence car les réseaux modifient les rapports à l’espace et au temps, tendant à faire du sujet d’aujourd’hui un « homme-instant » (Aubert, 2004) dans des mondes hypermobiles (Dervin et Ljalikova, 2008), ou encore des vécus d’inquiétante étrangeté (Freud, 1919), et enfin, à travers le travail psychique du négatif qui se construit sur le vide, l’absence de vie, les pulsions de destruction et de déliaison (Rinaudo, 2009a).
23Ici, cette toute-puissance se repère dans des tentatives inconscientes de faire perdurer l’illusion du contrôle omnipotent du formateur sur les personnes en formation, tentatives masquées par des arguments pédagogiques et didactiques, sans doute bien fondés, de garder, le temps d’un stage, un lien avec des apprenants éloignés. Chez les apprenants, l’étude des connexions montre également des stratégies de lecture, aux tout derniers jours du forum, qui témoignent, si ce n’est d’une inquiétude, du moins d’une incertitude sur les possibilités réelles ou supposées de contrôle des formateurs. De même peut-on comprendre le fait qu’à la fin d’un stage long de sept semaines, durant lesquelles un forum a été mis en place, une stagiaire, animatrice multimédia, et pour qui on peut donc supposer que l’appropriation technique d’un environnement numérique de travail ne pose pas trop de problèmes, envoie directement à la formatrice, par courrier électronique, son unique message pour le forum qu’elle n’a pas réussi, écrit-elle, à mettre en ligne. Comme s’il s’agissait pour cette jeune femme de montrer à sa formatrice que sa bonne volonté à participer au forum n’est pas en cause. À travers ces consultations juste à temps et cet envoi, lui aussi de dernière minute, les stagiaires semblent indiquer que les formateurs surveillent l’activité du forum et que cette surveillance s’exerce dans toutes ses dimensions : à la fois sur la face publique, visible par tous les participants du forum, c’est-à-dire les messages postés, mais également sur la face cachée, souterraine du forum, qui donne accès en particulier aux dates et durées des connexions, aux pages visitées et bien sûr, indique les lecteurs des messages. Le fait que les formateurs participent aux dispositifs d’évaluation dans les formations où sont engagés les stagiaires n’est sans doute pas indifférent à ces conduites. Peut-être que l’absence relativement importante du formateur réel laisse toute la place, chez les personnes en formation, à un formateur imaginaire qui peut, nous venons d’en montrer deux signes, être vécu comme un formateur tout-puissant. La toute-puissance du formateur est donc à comprendre dans une relation intersubjective. Elle résulte à la fois d’un processus psychique à l’œuvre, de façon ordinaire, dans les pratiques de formation, et d’un ressenti chez les personnes en formation mobilisées par la présence-absence du formateur.
24Dans une posture fantasmatique de toute-puissance, l’autre, ici les apprenants, est mis en position non plus de sujet capable d’autonomie et de pensée mais d’objet plus ou moins malléable. C’est pourquoi, dans un processus ordinaire de formation, cette posture doit s’accompagner, à d’autres moments, d’autres postures, notamment celle du formateur « suffisamment bon ».
5. Formateur « suffisamment bon »
25L’idée est reprise de la théorie de Winnicott et de sa notion de mère suffisamment bonne (Winnicott, 1971). Sa théorisation sur les espaces transitionnels est suffisamment connue pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir dans le détail. Rappelons simplement que, dans un premier temps, à une période où le moi de l’enfant et l’environnement ont, pour lui, des limites brouillées, la mère, faisant fonctionner ce que le psychanalyste anglais nomme la préoccupation maternelle primaire, répond à tous les besoins de son bébé. Juste au moment où le nourrisson exprime un besoin, la mère y répond par des soins adaptés envers son enfant. Ce qui permet à ce dernier de faire l’expérience symbolique de trouver-créer simultanément l’objet de son désir. Il est, poursuit Winnicott, indécidable pour l’enfant de savoir si l’objet a été créé par lui ou alors s’il était déjà là et qu’alors il l’a trouvé. La question ne se pose même pas. Se développe alors une zone intermédiaire entre la réalité extérieure objective et la réalité psychique subjective. Par la suite, parce qu’il a fait cette expérience de l’objet trouvé-créé, l’enfant pourra mettre à profit cet espace transitionnel pour répondre à l’angoisse provoquée par l’absence momentanée de sa mère. Cette aire transitionnelle entre présence et absence, entre dedans et dehors, formera l’espace potentiel c’est-à-dire l’aire de la culture, du jeu qui font du sujet un être pleinement créatif. Nicole Mosconi (1996) ajoutera que le savoir se déploie aussi au sein de cette aire potentielle.
26Pour que le formateur soit, à l’image de l’environnement chez Winnicott, suffisamment bon, cela nécessite une posture particulière qui à la fois contienne, tout en laissant ouvert un espace de jeu, c’est-à-dire un espace où les sujets en formation pourront, sans risque, proposer, essayer, expérimenter… Aussi, est-il important que les questions traitées sur les forums soient de véritables questions ouvertes. J’avais déjà indiqué que le fait que le travail proposé n’appelle pas de corrigé modèle ou de réponse type favorise l’émergence d’une activité réelle de pensée en groupe (Rinaudo, 2009b). Je crois aujourd’hui qu’il faut également envisager cette ouverture comme une remise au travail de « l’indécibilité de l’origine » (Roussillon, 2008a, p. 18) de ce à quoi le bébé est confronté lorsqu’il a l’illusion de créer ce qu’il trouve. Pour les stagiaires, il n’est pas toujours facile d’identifier clairement ce qu’ils y ont apporté au débat et ce qu’ont apporté les autres participants ou le formateur. Peut alors se mettre en place une appropriation du discours commun, partagé, particulièrement dans un travail en groupes comme sur les forums.
27La posture fantasmatique du formateur suffisamment bon permet également l’émergence de remises en cause des consignes de la part des apprenants, qu’on repère assez souvent, en particulier lorsque la tâche proposée reste floue. Par exemple, sur l’un des forums étudiés, je constate ce que les psychanalystes appelleraient probablement une attaque contre le cadre, en réponse à la consigne d’évoquer ce qui est mis en place lors du stage et de faire part des problèmes rencontrées dans la pratique :
Pour ce qui est de parler du déroulement du stage et de partager quelques expériences, il n’y a pas de problème ; en revanche je ne vais pas discuter en public de mes problèmes personnels (s’il y en a) rencontrés durant cette période…
28Cette analyse en termes d’attaque contre le cadre rejoint celle proposée par Laurence Thouroude, dans son travail sur le Campus numérique Forse (Thouroude, 2007). Sans doute est-on en présence de « la capacité de paraître seul face au père » (Roussillon, 2008b) qui surgit dans un groupe quand l’un de ses membres est porté par le groupe parce qu’il accomplit le geste héroïque, dont chacun rêvait pour son propre compte, d’affronter le père et de paraître seul face à lui (Freud, 1921). On retrouve aussi ici le complexe d’Œdipe dont Didier Anzieu (1999) considère qu’il forme l’un des cinq organisateurs de la vie psychique des groupes : tout groupe doit accomplir un meurtre du père, sur le plan symbolique (Rinaudo, 2009c). Probablement que sur ces forums, la réorientation des consignes de départ, la transformation de la tâche, est facilitée par la non-présence physique du formateur et l’absence de co-présence. Mais sans doute peut-elle se déployer sereinement parce que le formateur adopte, inconsciemment, une posture « suffisamment bonne », proche de la « capacité de rêverie » de Bion (1962), qui lui permet d’accueillir les éléments négatifs, fragmentés, non liés, projetés par les stagiaires et, tout en tenant un cadre suffisamment contenant, de transformer ces projections en éléments permettant que se développe une pensée. Les jeux qui se déroulent sur ces forums sont probablement à comprendre dans le même sens (Rinaudo, 2007).
29Cette notion de « capacité à être seul » a été tout d’abord proposée par Winnicott (1958), dans son ensemble de travaux sur la relation mère-bébé. Il faut comprendre capacité d’être seul en présence de quelqu’un qui, chez l’enfant, lui permet d’être réellement lui-même, de « découvrir sa vie personnelle », sans se sentir ni menacé, ni dirigé de l’extérieur. Le bébé dont le moi n’est pas encore totalement organisé, est supporté par le moi fiable de l’adulte présent. Je propose de considérer que la relation entre formateurs et apprenants est du même ordre que celle qui unit une mère et son bébé : le moi professionnel naissant des stagiaires prend appui sur l’environnement, dans un mécanisme d’introjection. Bien sûr, je ne prétends nullement que les formateurs sont des mères pour les étudiants qu’ils rencontrent, ni que les apprenants sont des nourrissons, mais bien que leurs relations se construisent, à leur insu, sur le même mode que cette relation première, notamment parce que les liens intersubjectifs s’inscrivent, de façon générale, dans le creuset de cette première relation mère-enfant.
30Enfin, les espaces virtuels d’apprentissage peuvent, pour certains apprenants comme pour certains formateurs, favoriser le fait que ce qui s’y déroule ne soit ni tout à fait de l’ordre de la réalité extérieure, ni pleinement du registre de la vie psychique interne. On retrouve là le paradoxe de l’objet dont il n’est pas décidable de dire s’il est trouvé ou bien créé. C’est bien sûr la virtualité de ces dispositifs de formation qui peut renforcer cet aspect de « bienveillance dispositive » construit sur l’absence comme le propose Emmanuel Belin (1999). Le virtuel est doublement ressenti comme en opposition au réel et à l’actuel, étant ainsi simultanément imaginaire et en devenir. La posture du formateur suffisamment bon tendrait à faire que cette illusion soit créatrice. Mais cela n’est en aucune manière assuré. C’est un possible. Tout dépend en fait des expériences passées et de l’investissement dans l’espace virtuel de formation des stagiaires comme des formateurs.
6. Entre-deux
31Les technologies de l’information et de la communication viennent actualiser des fonctionnements psychiques archaïques qui se traduisent dans les pratiques des formateurs, dans leurs rapports au savoir, aux technologies de l’information et de la communication et aux apprenants. Il leur faut négocier, en permanence et de façon pas seulement consciente, entre une posture toute-puissante et une posture « suffisamment bonne ». La toute-puissance constitue rappelons-le probablement un mécanisme ordinaire du fonctionnement psychique des formateurs, dans la mesure où les formateurs ne s’installent pas en permanence dans une telle posture. La posture suffisamment bonne qui permet « de promouvoir un holding didactique bien tempéré pour ses élèves » (Blanchard-Laville, 2001, p. 265), est sans doute difficile à tenir. Pour tous les formateurs coexistent ces deux postures avec lesquelles ils doivent composer et qui, paradoxalement, envisagent l’autre comme un apprenant autonome et en même temps le soumettent aux désirs inconscients des formateurs.
32En lien avec ces deux postures, la question de la présence-absence du formateur sur les forums reste complexe. Trop écrire et risquer de bloquer la pensée autonome des apprenants ou insuffisamment participer et sembler garder le savoir pour soi. Ainsi cette remarque d’Édith Lecourt, professeur de psychologie à l’université Paris Descartes qui propose à ses étudiants de contribuer à un blog, en rapport avec les sujets des cours. « Le blog est bloqué » depuis plusieurs semaines, écrit-elle, depuis le moment où elle est intervenue sur ce blog, qui plus est en annonçant qu’elle reviendrait plus tard sur le fond (Lecourt, 2008). On perçoit ici encore comment la circulation fantasmatique inconsciente dans ces groupes vient favoriser ou entraver le travail du groupe (Bion, 1961). Enfin, il ne faut pas oublier que la posture du formateur, de la toute-puissance à la contenance, se construit dans une rencontre d’espaces psychiques avec les personnes en formation qui répondent, renforcent ou s’opposent à telle ou telle posture, dans un jeu intersubjectif qui rappelle ce que Winnicott a décrit dans son texte « Influencé, être influencé » (1941).
33Pour conclure, suivant Roussillon (2008b, p. 238) pour qui :
Au-delà de l’opposition et de la dialectique présence / absence, […] les expériences subjectives de la lignée « capacité d’être seul en présence » ont une fonction essentielle dans le jeu de la différenciation de la perception et de la représentation psychique,
34je proposerais que le travail d’écriture du chercheur peut se comprendre comme une mise en jeu de sa capacité d’être seul en présence de lecteurs virtuels. D’ailleurs, on peut probablement envisager que le travail psychique du lecteur se constitue par sa capacité à être seul en présence de l’auteur.
Notes de bas de page
1 Communautés d’apprentissage en ligne, instrumentation, collaboration.
2 Cliopsy, revue électronique : www.revue.cliopsy.fr
3 Winnicott s’est écrié lors d’une réunion de la société britannique de psychanalyse qu’un bébé n’existe pas, car on se trouve toujours en présence d’un couple nourrice-nourrisson (Winnicott, 1952).
Auteur
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