Apprentissage nomade en langue en Corée et production orale asynchrone
p. 189-208
Texte intégral
1. Introduction
1L’apprentissage nomade (mobile learning en anglais) est défini, dans une revue de la question par Kukulska-Hulme et Shield (2008a, p. 73), comme un apprentissage par l’intermédiaire d’appareils tenant dans la main (handheld devices), potentiellement disponible n’importe quand et n’importe où et pouvant relever d’un apprentissage formel ou informel. Dans cet article, nous abordons une dimension peu étudiée de l’apprentissage nomade en langues, dimension pouvant également concerner d’autres dispositifs à distance, celle de la production orale asynchrone. Kukulska-Hulme et Shield (2008a, p. 275) soulignent que les recherches sur l’apprentissage nomade font rarement état d’une interaction orale, bien qu’il s’agisse d’une affordance des téléphones portables. Si l’on souhaite vraiment tirer profit du nomadisme et si l’on ne se contente pas de faire réaliser des activités de compréhension ou d’apprentissage lexical ou grammatical, cela a pour conséquence que les activités de production langagière réalisées par les apprenants auront lieu à des moments où ceux-ci seront seuls face à leur appareil, même si une mise en commun ultérieure des productions est prévue (voir ci-dessous). On peut alors se demander quels sont les atouts et les difficultés liés à une telle situation d’apprentissage, question qui sera étudiée à partir d’une expérience ayant impliqué des apprenants coréens.
2La première partie du présent texte propose une brève revue des recherches sur l’apprentissage nomade en langue, sur la notion d’acceptabilité d’un dispositif, ainsi que sur les caractéristiques des apprenants asiatiques. Les données recueillies et la méthodologie sont ensuite présentées. Une troisième partie analyse la question des utilisations du téléphone portable à partir de l’expérience coréenne. La dernière partie se penche sur les processus mis en œuvre par les apprenants coréens pour réaliser leurs productions orales asynchrones.
2. Revue de la question et problématique
2.1. Mobile learning
3Un numéro récent de la revue ReCALL (Kukulska-Hulme et Shield, 2008b) est consacré à l’apprentissage nomade en langue, dont l’acronyme anglais est MALL (Mobile Assisted Language Learning). Plusieurs dimensions sont perceptibles à la lecture de ce numéro : tout d’abord, comme la proximité des acronymes le montre bien, le MALL ne s’est pas vraiment affranchi du CALL, on y retrouve les mêmes chercheurs/praticiens et bien sûr toujours des problématiques d’acquisition des langues ; comme dans le CALL, on observe un certain clivage entre ceux qui mettent l’accent sur les contenus créés et ceux qui privilégient la dimension d’échange et de communication ; la question du dispositif est encore plus importante que dans le CALL, la mobilité et la variété des outils (baladeurs, PDA, téléphones portables intégrant caméra vidéo et liaison Internet) autorisant un grand nombre de configurations d’apprentissage ; enfin, l’atout supposé qui fonde la plupart des expériences se résume en deux mots : anytime, anywhere, pouvoir apprendre n’importe quand, n’importe où. Les situations d’apprentissage étudiées dans cet article relèvent de la dimension d’échanges en ligne et elles font appel à Internet pour le partage des productions ; il conviendra de vérifier auprès de notre public s’il ressent bien cette ubiquité et cette liberté temporelle comme des avantages et s’il tire profit des échanges avec le tuteur et avec les pairs.
4Certains auteurs abordent le MALL à travers la question des usages (Kiernan et Azawa, 2004 ; Stockwell, 2008). À la suite de Puimatto (2007), on distinguera ici la notion d’usage, qui renvoie à une dimension sociale et pointe un certain degré d’appropriation de la technologie par les utilisateurs (voir aussi Perriault, 1989), de la notion d’utilisation, plus ponctuelle et plus individuelle : « Dès lors que l’on propose des séquences et autres scénarios […], on se situe davantage dans le terrain de l’utilisation que dans celui de l’usage » (Puimatto, 2007, p. 16). Étant donné la diffusion des téléphones portables, on parlera des usages sociaux de ceux-ci ; mais concernant les expériences menées, on considérera qu’il s’agit d’utilisation de dispositifs technologiques. Usages et utilisation sont liés : il est important de ne pas proposer des utilisations pédagogiques prenant le contre-pied des usages sociaux (voir, ci-dessous, la notion d’acceptabilité). Par ailleurs, si les jeunes de certains pays utilisent fréquemment leur téléphone mobile pour accéder à Internet (Nah et al., 2008, notent que 76,70 % de leurs apprenants coréens avaient déjà utilisé cette fonction en 2005), cette utilisation n’est pas sans coût et n’est pas répandue dans tous les pays. Stockwell relève que 63,40 % de ses étudiants japonais ne se déclarent pas prêts à utiliser leur portable pour accéder à des exercices de vocabulaire (également accessibles à partir d’un ordinateur) et ce principalement pour des raisons de coût et d’ergonomie (écran, clavier)1 ; concernant le coût, elle note que les apprenants ne sont souvent pas prêts à les assumer pour des activités autres que de loisir (Kukulska-Hulme et Shield, 2008a, font la même remarque). Selon ces derniers auteurs, les étudiants ont besoin de temps pour s’approprier toutes les fonctionnalités de leurs appareils, ils utilisent souvent ceux-ci d’une autre manière que celle qui était prévue et ils n’utilisent pas des appareils qu’ils jugent intrusifs (ils préfèrent par exemple utiliser des enregistreurs mp3, plus discrets que les mini-caméscopes).
2.2. Acceptabilité d’un dispositif
5Un dispositif utilisant les téléphones portables constitue une forme d’« environnement informatique pour l’apprentissage humain » (EIAH) et peut à ce titre être soumis à des critères d’utilité, d’utilisabilité et d’acceptabilité, tels que les définissent Tricot et al. (2003). Le premier critère renvoie à l’apprentissage proprement dit : plus les apprenants acquièrent de savoir-faire (dans le cas des langues), plus le dispositif peut être qualifié d’utile. Les approches expérimentales – ce qui n’est pas le cas de cette étude – font appel à des pré-tests et des post-tests pour mesurer l’acquisition et donc le degré d’utilité ; pour notre part, nous nous contenterons de l’utilité telle que perçue par les utilisateurs. Le second critère renvoie surtout à des questions d’ergonomie, déjà évoquées plus haut. L’acceptabilité, enfin, est sans doute le critère le plus intéressant dans notre cas, d’autant plus qu’il englobe les deux autres ; Tricot et al. (2003, p. 396) définissent ainsi l’acceptabilité :
[…] la valeur de la représentation mentale (attitudes, opinions, etc. plus ou moins positives) à propos d’un EIAH, de son utilité et de son utilisabilité. Cette représentation mentale peut être individuelle ou collective. La valeur de cette représentation conditionnerait la décision d’utilisation de l’EIAH. L’acceptabilité peut être sensible à des facteurs très divers comme la culture et les valeurs des utilisateurs, leurs affects, leur motivation, l’organisation sociale et les pratiques dans lesquelles s’insère plus ou moins bien l’EIAH.
6Un lien existerait donc entre usages sociaux, utilisation pédagogique et acceptabilité, dans le cas où le dispositif fait appel à des outils de la vie de tous les jours, comme le téléphone portable : un avantage est alors une certaine maîtrise de l’outil (à relativiser, cependant, voir ci-dessus), mais certains usages dans le cadre des loisirs ne sont pas forcément transférables à la sphère pédagogique et ne se révèlent donc pas toujours acceptables. Les enquêtes auprès de notre public essaieront de mettre au jour de tels facteurs de rejet ou au contraire d’adoption.
2.3. Apprenants asiatiques et stratégies d’apprentissage
7Sourisseau (2003, p. 178-187) décrit ainsi la culture d’apprentissage des étudiants japonais : ceux-ci sont peu participatifs, timides et réservés, facilement gênés par rapport au groupe, peu spontanés ; ils consultent leurs voisins avant de s’exprimer, ont recours au dictionnaire, n’osent pas avouer une incompréhension, rient souvent pour cacher leur embarras. Même si les Coréens sont dans l’ensemble plus extravertis, les observations de Sourisseau, qui renvoient surtout à l’importance de la préservation des « faces » dans l’ethos communicatif des Asiatiques (Kerbrat-Orecchioni, 2005), restent cependant en grande partie valables pour ce dernier public. Cette culture d’apprentissage amène les apprenants asiatiques à être plutôt perfectionnistes concernant leurs productions verbales ; les stratégies qui en découlent consistent à fignoler leurs tâches et surtout, ce qui nous intéresse ici, à plutôt apprendre par cœur ou lire des notes lorsqu’une production orale est demandée. Dans ces conditions, on peut faire deux hypothèses :
8– La situation de communication est a priori artificielle (voir Mangenot, 2008a), dans la mesure où il ne s’agit pas d’un mode de communication usuel (à l’inverse de l’écrit asynchrone, par exemple) ; cette artificialité peut contribuer aux problèmes de « faces ».
9– Le fait de pouvoir reprendre plusieurs fois un enregistrement (son ou vidéo) tant que l’on est insatisfait de sa production devrait convenir à ce type d’apprenant : savoir que l’on va pouvoir s’y reprendre plusieurs fois diminue l’anxiété, permet en même temps de s’entraîner à mieux faire et constitue, somme toute, une forme de pratique de la langue.
10Nous essaierons donc, dans nos analyses, de voir quels processus les apprenants coréens mettent en œuvre pour réaliser leurs productions sonores asynchrones et quels paraissent être les avantages et inconvénients de ces manières de s’y prendre.
3. Présentation de l’expérience et de la méthodologie
3.1. Présentation de l’expérience menée
11Les données utilisées pour tenter de répondre à ces questions ont été recueillies lors d’une expérience d’enseignement/apprentissage nomade du FLE menée durant trois mois en Corée du Sud : le dispositif prévoyait un certain nombre de tâches (onze en tout) amenant treize apprenants de FLE volontaires à réaliser, avec leur téléphone portable, des enregistrements vidéo, à raison d’un par tâche, qui étaient ensuite envoyés sur le site Internet Cyworld, dans l’espace personnel de chaque apprenant (espace qu’ils possédaient et utilisaient déjà avant l’expérience). Voici un exemple de consigne : « Dans cette vidéo, vous pouvez voir un jeune couple habitant ensemble hors mariage. Qu’est-ce que vous en pensez ? Si vous avez un(e) amoureux(se), comment feriez-vous ? […] » (la vidéo d’appui était une brève interview de 22 secondes, réalisée par l’enseignante, de deux jeunes Français vivant en couple sans être mariés). L’enseignante-tutrice récupérait ensuite les vidéos des apprenants sur son propre espace Cyworld, dans un outil de type forum où elle pouvait à la fois commenter les productions et encourager les échanges entre pairs.
12Cyworld est un site communautaire extrêmement répandu en Corée, s’apparentant à Facebook ou à MySpace (voir figure 1). Il offre différents services mobiles tels que le transfert de photos et de vidéos à partir du téléphone portable de l’utilisateur qui est relié à son espace Cyworld. Il offre également la possibilité de recevoir des messages que des visiteurs ont écrits sur leur espace. Enfin, il permet de répondre aux messages et de naviguer sur Cyworld par le biais du téléphone portable.
13En ce qui concerne les apprenants, douze (dont onze du sexe féminin) suivent la même formation universitaire en français (licence), à l’université nationale de Kyungpook, tandis que la dernière (C9) est une professionnelle issue de cette même formation. Tous se connaissent, sans être particulièrement proches. Chaque participant était incité par l’enseignante-tutrice à commenter les productions de ses collègues. Il pouvait par ailleurs décider de donner ou non l’accès à ses vidéos à toute personne autorisée à accéder à son espace Cyworld.
3.2. Méthodologie
14Cette étude est qualitative et exploratoire. Elle correspond à une étape d’un doctorat en didactique des langues relevant de la recherche-développement. Deux types de données ont été recueillies : les enregistrements vidéo des apprenants suite aux tâches qui leur étaient proposées et des entretiens effectués pour certains en présence et pour d’autres à distance par clavardage (voir plus loin). Toutes les productions ont été sauvegardées et neufs apprenantes ont été interrogées3 par l’enseignante-tutrice, en coréen :
15– en amont de l’expérience sur leurs usages du téléphone portable et sur leur opinion à propos de son utilité/utilisabilité pour apprendre une langue ;
16– durant l’expérience sur leur ressenti en cours de route et sur la manière dont elles s’y prenaient pour réaliser les enregistrements ;
17– après l’expérience sur leur appréciation du dispositif.
18Tandis que les entretiens initiaux ont été menés avec sept apprenantes sous la forme d’entretiens semi-directifs en petits groupes en face à face (entretiens focalisés, au nombre de deux), les autres ont été effectués à distance par clavardage, avec chaque fois une ou deux apprenantes, dans la mesure où l’enseignante-tutrice était revenue en France. Trois apprenantes (C1 à C3) ont bien voulu passer l’entretien initial bien qu’elles eussent déjà décliné la proposition de participer à l’expérience ; leur témoignage sera exploité pour comprendre certaines réticences à utiliser le téléphone portable pour apprendre une langue. Des difficultés ont été rencontrées pour réussir à obtenir la participation de certaines apprenantes aux clavardages, ce qui explique que ce ne soient pas les mêmes étudiantes qui ont participé aux trois phases du recueil de données. Le tableau 1 récapitule ces données.
Étapes | Entretiens | Participants, âge | Participation à l’apprentissage | Durée | Moyen de recueil |
Avant l’expérience | 2 | 1 : 21 ans C2 : 21 ans C3 : 22 ans | Non | 16 min 45 s | Dictaphone numérique (face à face) |
C4 : 19 ans C5 : 22 ans C6 : 22 ans C7 : 23 ans | Oui | 14 min 5 s | |||
Pendant l’expérience | 4 | C5 | Oui | 1 h 6 min 30 s | Clavardage |
C8 : 22 ans C9 : 27 ans | Oui | 2 h 10 min 18 s | |||
C10 : 21 ans | Oui | 49 min 19 s | |||
C11 : 21 ans C12 : 21 ans | Oui | 2 h 35 min 3 s | |||
Après l’expérience | 2 | C6 | Oui | 2 h 25 min 59 s | Clavardage |
C7 | Oui | 1 h 02 min 46 s |
19Les entretiens ont permis de recueillir deux types différents de renseignements : d’une part des descriptions de pratiques, voire d’usages quand il s’agit du téléphone portable en dehors de l’expérience (voir ci-dessus) ; d’autre part des opinions. Ces dernières laissent parfois affleurer certaines représentations individuelles ou sociales permettant d’évaluer le degré d’acceptabilité du dispositif. Pour l’analyse des processus, on a croisé le déclaratif avec les productions proprement dites (enregistrements vidéo). Les clavardages « pendant l’expérience », du fait qu’ils s’appuient sur des réalisations concrètes venant juste d’avoir lieu, se rapprochent d’entretiens d’autoconfrontation, sans toutefois être aussi précis et systématiques en ce qui concerne la mention par l’intervieweuse des processus effectués.
20Globalement, la méthodologie a consisté à relever dans les entretiens, par une analyse de contenu, tout ce qui était relatif aux différentes questions posées : usages sociaux du téléphone portable ; opinions a priori et a posteriori sur l’utilité, l’utilisabilité et l’acceptabilité de l’apprentissage par ce biais ; processus mis en œuvre pour réaliser les vidéos et pour mutualiser l’apprentissage.
4. Analyse de l’acceptabilité
4.1. Les usages du téléphone portable et les représentations avant l’expérience
21Les deux entretiens initiaux (entretiens focalisés en face à face) nous renseignent sur les usages du téléphone portable dans la vie quotidienne ainsi que sur les préjugés ou les doutes par rapport au projet d’apprentissage, avant l’expérience.
4.1.1. Fonctionnalités du téléphone portable utilisées dans la vie courante
22La plupart des apprenantes utilisent essentiellement les envois de SMS et les appels avec le téléphone portable. Certaines disent préférer les SMS :
C5 : Je fais beaucoup plus de SMS parce que les SMS me permettent de faire autre chose et si quelqu’un m’envoie un texto bizarre, je peux décider d’ignorer […].
23Les nombreuses fonctionnalités du téléphone portable sont utilisées selon les préférences de chacun dans la vie quotidienne : écouter de la musique ou la radio, lire des textes, faire des photos et des vidéos, jouer à des jeux vidéo, consulter les horaires de bus par une connexion Internet, naviguer sur Internet, utiliser l’agenda ou l’alarme, etc. Parmi ces fonctions, la prise de photos et de vidéos est relativement courante chez nos étudiantes, les premières étant plus fréquentes que les secondes :
C1 : On ne se filme pas soi-même, quoi. Si les enfants jouent, on fait une vidéo pour garder leur image. Mais je pense qu’on fait plus de photos que de vidéos.
24L’accès à Internet à partir d’un portable ne semble pas fréquent :
C7 : J’ai surfé sur Internet une fois. Grosso modo, ça ne m’intéresse pas. En fait, ce que j’ai remarqué, c’est que le mobile Internet fournit simplement certains services gérés par le grand moteur de recherche comme Naver [il s’agit de l’équivalent de Google en Corée] mais c’est pas vraiment la même chose que la recherche sur Internet avec un PC. Alors, j’ai pensé que l’utilité était assez limitée. Ça me paraît inutile quoi. En tout cas, j’utilise le téléphone portable seulement pour faire des photos ou des vidéos [sous-entendu, « enregistrées sur le portable même »].
25Pour une apprenante, l’expérience a été l’occasion d’une évolution de ses pratiques :
C12 : C’est plus intéressant d’y aller [sur le site Cyworld de l’expérience] sans arrêt héhé !
C12 : Je regarde encore et encore les vidéos.
C11 : Héhé tu es accro, toi ! !
Tutrice : Haha !
C12 : En fait, j’ai une chose à confesser, héhé ! grâce à ce forfait [le forfait pris pour le projet et payé par l’enseignante-tutrice], j’ai profité de 80 000 wons [53 euros]4. […]
C12 : À vrai dire, non seulement j’ai fait ce projet mais aussi je suis souvent allée sur Internet […].
Tutrice : Qu’est-ce que tu fais sur Internet ?
C12 : Je lis le journal, je fais des recherches quand je suis pressée, etc. C’est très utile, quoi, héhé !
4.1.2. Opinions et doutes sur le projet d’apprentissage nomade
26En ce qui concerne le projet d’apprentissage, les trois non-participantes évoquent leur gêne par rapport à la nouveauté de l’utilisation prévue :
C2 : Oui, c’est comme ça. Si c’était une méthode habituelle pour nous, je pourrais vous donner une réponse positive. Mais quand j’ai écouté votre explication sur l’accès à Internet et le transfert de la vidéo par téléphone, j’ai eu l’impression que ça allait être dur et difficile. […]. La vidéo filmée montre le visage de soi-même. Si on la met sur l’espace personnel, tout le monde peut la voir. Du coup, j’ai un petit peu honte et je me sens dévoilée à des gens… […]
C1 : Parce que… je ne souhaite pas que les autres se rendent compte de mes lacunes. […] Si je maîtrisais bien le français, je n’aurais pas honte pour me montrer à d’autres. Mais je peux faire des fautes, mes erreurs se dévoilent aux autres. Cela me gêne beaucoup. En fait, nous, on est comme ça, n’est-ce pas ? On ne veut pas montrer à d’autres nos points faibles ou nos erreurs. C’est pour ça que ça me gêne…
27Elles pressentent certains inconvénients, comme le coût, la lenteur des transferts Internet ou la qualité du son :
C1 : Mais le fait de penser que chaque seconde qui passe est facturée m’énerve. Du coup, je deviens plus impatiente en me demandant « mais pourquoi ça ne se charge pas plus vite ? ». Et ça me prend la tête quoi.
C2 : En fait, moi, quand je m’ennuie, je me filme moi-même. Ce qui me fait bizarre, c’est ma voix. Quand j’écoute ce que j’ai dit, c’est vraiment horrible ! ha ha ! Du coup je l’efface systématiquement à cause de ma voix.
28Elles considèrent également que le téléphone portable est un outil ludique plutôt qu’un outil d’apprentissage :
C3 : En fait, ce n’est pas pareil quand on télécharge soit des chansons, soit des jeux vidéo. Votre projet est un apprentissage. Je suis perplexe sur la possibilité d’apprendre avec le téléphone portable.
C2 : Moi non plus, je ne pense pas que le téléphone portable soit un outil d’apprentissage. En plus la facture est embêtante, quoi.
29Plusieurs apprenantes parlent de leur appréhension par rapport à leurs capacités mais également de leurs doutes liés à cette méthode :
C7 : Parce que je sens une pression pour faire des progrès à la fin.
Intervieweuse : C’est toi qui le sens comme ça ! !
C7 : Mais j’ai un doute sur ça quand même. Et puis c’est très nouveau. […]
C5 : Apprendre avec le téléphone portable me donne l’impression d’être à la page. […] Quand vous nous avez parlé de ce projet, ça m’a intéressée. Par contre, je me suis demandé si je réussirais à bien le faire.
4.2. Utilisations et évaluation du dispositif, pendant ou après l’expérience
30Les neuf apprenantes ayant participé à l’expérience et aux entretiens y voient des avantages et des inconvénients. D’un côté, elles apprécient la liberté d’apprendre à son rythme et estiment que le dispositif leur fait faire des progrès en français sur certains plans. De l’autre, elles évoquent surtout des problèmes d’ergonomie, problèmes pouvant les amener à préférer l’ordinateur.
4.2.1. N’importe où, n’importe quand
31La plupart des apprenantes mentionnent l’utilité ou la commodité de l’accès à Internet et la possibilité d’un apprentissage à tout moment. Elles apprécient notamment le service de l’Allimi, qui informe qu’un nouveau message est mis sur l’espace personnel Cyworld :
C5 : D’ailleurs, c’est pas très embêtant de le faire avec le téléphone portable.5
C5 : Je peux utiliser mon téléphone portable tout en me déplaçant. Normalement on ne peut pas le faire avec l’ordinateur, n’est-ce pas ?
C5 : Ah tiens ! Il y a un truc génial. C’est que je peux voir tout de suite avec mon téléphone portable dès que vous mettez une nouvelle chose sur mon Cyworld !
32Elles comparent cette situation aux cours se déroulant dans une structure classique :
C8 : Dans le cas d’un institut privé
C8 : il faut aller étudier dans une structure classique.
C8 : Tandis qu’avec le tél. portable, je peux le faire n’importe où.
C8 : De plus, on gagne du temps par rapport au fait d’aller en institut privé prendre des cours.
C9 : D’ailleurs, ça fait des économies.
4.2.2. Impression d’avoir réalisé des progrès
33Les apprenantes estiment que ce type d’apprentissage leur permet de réaliser certains progrès (C11, C6) et d’acquérir plus de confiance en soi (C6, C7) :
C11 : Je pense que je maîtrise l’intonation.
C11 : Au début,
C11 : quand je faisais mes vidéos
C11 : mon intonation était vraiment nulle.
C11 : Quand j’ai revu ce que j’ai filmé
C11 : je me demandais si je ne devais pas avoir une intonation plus montante pour lire cette partie.
C11 : Je pense que ça devient de plus en plus courant.
C12 : C’est ça, tout à fait !
***
C6 : Ce qui m’a changé, c’est que ça m’a fait retenir des expressions, quoi ! Tutrice : haha !
C6 : Et puis je me sentais à l’aise de plus en plus quand je parlais.
C6 : En vérifiant la correction, j’ai révisé les expressions quoi. Héhé !
***
Tutrice : Tu as l’impression que ça avance, ton français ? ?
C7 : Plutôt la confiance en moi !
C7 : En fait, j’apprends la grammaire que vous avez corrigée, je peux la réviser mais
C7 : au niveau de la confiance …
C7 : mais, après, si je rencontre un Français, je pourrai discuter avec lui en étant plus à l’aise qu’avant,
C7 : ayant confiance.
C7 : Un jour, j’ai rencontré Candy, la professeure de l’Alliance française. Tutrice : Oui
C7 : je pense que c’était au mois d’avril.
C7 : elle m’a demandé de lui présenter ma copine qui était avec moi.
C7 : en souriant, je me suis enfuie ! ! Tutrice : Lol !
C7 : Maintenant, ça me paraît possible de parler avec confiance
C7 : même si j’ai peur de faire une faute grammaticale, bien sûr !
4.2.3. Problèmes ergonomiques
34Parmi les inconvénients mentionnés, on trouve la petitesse de l’écran, la qualité du son et le clavier. C11 rencontre des difficultés pour taper en alphabet latin sur le téléphone portable :
C11 : Mais laisser un commentaire écrit m’a dérangé
C11 : parce que je voulais insérer certains caractères spéciaux mais
C11 : ça m’a embêté héhé !
C12 : Je ne pouvais pas taper l’anglais très vite.
C11 : Pareil héhé !
Tutrice : C’est vrai que vous ne vous servez pas souvent de ça.
C11 : Ça dure une journée quoi ! !
C11 : Du coup,
Tutrice : Haha !
C11 : je tape en coréen.
C11 : Sinon je le fais avec l’ordinateur héhé !
Certaines se plaignent de la lenteur des chargements vidéo :
C5 : Mais par le mobile Cyworld
C5 : c’est pas évident de voir les vidéos car c’est lent !
Tutrice : Vraiment ?
C5 : Ça coupe parfois.
Tutrice : Les vidéos que j’ai mises ?
C5 : Oui, aussi d’autres vidéos, pareil !
4.2.4. Téléphone portable ou ordinateur ?
35Logiquement, le téléphone portable est employé à l’extérieur, l’ordinateur à domicile. Les apprenantes utilisent le téléphone portable pour lire les textes mis sur Cyworld, tandis qu’elles utilisent l’ordinateur pour visionner les vidéos :
C5 : Quand je suis à la fac ou dehors, comme je peux voir des trucs avec le téléphone portable,
C5 : j’utilise mon téléphone portable.
C5 : Chez moi, comme j’ai un ordinateur, je vais sur Internet avec mon ordinateur.
C5 : Normalement, je vais sur votre Cyworld pour voir les vidéos faites par les autres.
4.3. Discussion
36L’accès nomade est certes perçu comme un atout par plusieurs apprenantes, mais la contrepartie en est le coût de l’accès Internet ; de nombreuses apprenantes évoquent ce coût et confirment ainsi que ce facteur doit absolument être pris en compte avant d’offrir un dispositif d’apprentissage mobile. Les étudiantes paient en moyenne 50 000 wons par mois (environ 33,30 euros) pour les frais de téléphone portable (il existe différents forfaits pour accéder à Internet dans le contexte coréen). C3, qui n’a pas participé, exprime sa gêne par rapport au fait qu’elle aurait dû fréquemment se connecter au mobile Internet : « Pour télécharger des jeux vidéo, normalement je le fais une ou deux fois par mois. Mais je pense que pour apprendre, il faudrait m’en servir souvent. » C’est suite à ces entretiens préalables que l’enseignante-tutrice a décidé de prendre les forfaits Internet à sa charge. La plupart des étudiantes n’auraient pas pris part à l’expérience si elles avaient dû endosser elles-mêmes ces coûts ; peut-être en irait-il différemment avec des apprenants gagnant leur vie. L’acceptabilité d’un dispositif de ce type relève finalement d’une mise en rapport des coûts, des avantages perçus liés à l’apprentissage nomade et de la motivation à apprendre le français.
37L’ergonomie (au sens large, incluant la qualité du son) est également un facteur important. Mais on constate que les étudiantes savent jongler avec les différents modes d’accès (téléphone portable, PC à domicile) pour obtenir la meilleure qualité de service. On peut avancer qu’un apprentissage passant uniquement par les téléphones portables ne serait pas bien accepté. Lier un site Internet à l’utilisation du portable offre d’une part l’intérêt d’une meilleure ergonomie et d’un moindre coût, d’autre part les avantages de la mise en commun (voir, ci-dessous, 5.). Mais cela réduit la part du « n’importe où », évoquée plus haut et sur laquelle on reviendra.
38On observe que la plupart des apprenantes ont des difficultés à « dévoiler » leur visage, ou même leur voix. S’agit-il de la timidité ou de l’ethos de modestie des Asiatiques (Kerbrat-Orecchioni, 2005) ? Ou d’une question de face, d’anxiété par rapport au regard et à l’écoute des autres ? C6 témoigne que : « D’ailleurs, mes amis m’ont grondée parce que je ne me suis pas maquillée sur la vidéo. » En tout cas, le résultat est que les apprenantes essaient de réaliser au mieux leur propre vidéo lorsqu’elles accomplissent les tâches demandées (voir, ci-dessous, 5.). Elles se sentent gênées de montrer aux autres leurs fautes grammaticales ou de prononciation, leurs points faibles.
39Enfin, on constate que certaines apprenantes pensent que le dispositif leur a fait faire des progrès en français, il est donc ressenti comme « utile », selon les critères de Tricot et al. (2003). Un premier facteur est l’obligation d’envoyer des vidéos, donc de produire de l’oral, ce qu’elles ont de grandes difficultés à faire en classe (ou à l’extérieur). Ces productions peuvent en outre être réécoutées et recommencées en cas d’insatisfaction ; elles permettent ainsi une certaine autoévaluation (voir, ci-dessus, notre commentaire sur l’intonation) et donc une prise de distance par rapport à son apprentissage. Recommencer une vidéo plusieurs fois constitue par ailleurs une forme de pratique de la langue. Pour leur part, les corrections de la tutrice ont un caractère sécurisant (lors de la production, on sait que l’on sera corrigé) et sont ressenties comme utiles pour mémoriser les formes correctes ; là aussi, l’asynchronie et le stockage sur Internet sont des atouts dans la mesure où tout le monde peut avoir accès à toutes les productions et aux corrections afférentes. Tous ces facteurs semblent avoir augmenté la confiance en soi de plusieurs apprenantes (C6, C7 et C11), dimension importante pour des apprenants asiatiques.
5. Analyse des processus de production et de mutualisation
40Il va maintenant être question des processus mis en œuvre par les apprenantes pour réaliser les tâches, tâches dont l’élément central était l’enregistrement d’une vidéo, et de la manière dont a fonctionné la mise en commun des productions.
5.1. La production des vidéos
41Malgré des consignes recommandant l’improvisation, la rédaction et la mémorisation (ou même la lecture) des textes constituent le moyen principal de réaliser les tâches vidéo. Certaines apprenantes filment soit un objet, soit une photo à la place de leur visage pour ne pas montrer qu’elles lisent :
C11 : J’ai du mal à mémoriser
C11 : du coup, je filme une image
C11 : et puis en même temps, je lis seulement, héhé !
C12 : Ah ! !
Tutrice : Tu fais ça ? !
C11 : En fait, quand j’ai filmé mon visage, j’ai vu que mon regard suivait …
C12 : Ah tiens, je l’ai vue, celle-ci.
C11 : Ça se voit tout de suite quoi, héhé !
C11 : C’est pour ça que je fais ma vidéo en filmant une photo, moi.
Tutrice : Oh là là !
C11 : À cause de mes yeux… T. T [smiley représentant la tristesse].
42La plupart des apprenantes interrogées enregistrent ensuite leurs vidéos à plusieurs reprises, jusqu’à obtenir un résultat qui leur convienne, y compris une image qui les mette en valeur :
C8 : Moi, après l’avoir enregistrée, si la vidéo n’est pas bonne, je la refais. Si ma prononciation n’est pas correcte, je la refais aussi.
Tutrice : Hum.
C8 : Ou lorsque j’ai les yeux fermés.
Tutrice : Lol !
***
C12 : En fait, je tiens l’appareil en haut de la tête pour me filmer. […]
C12 : pour montrer mon visage sous un angle un peu plus long, héhé …
c’est pour ça que je me suis filmée du haut.
43Afin d’éviter les regards des gens et certains bruits, elles préfèrent se filmer dans un lieu discret et confortable, comme leur chambre :
Tutrice : Ben, tu te filmes où en fait ?
C10 : Soit à la fac, soit chez moi
C10 : surtout quand je suis seule.
Tutrice : Mais pourquoi ?
C10 : Hum… parce que je peux le faire plus à l’aise. Lol, j’ai honte quoi ! !
C8 : S’il n’y a pas de salle de classe vide, ça me gêne de le faire.
Tutrice : D’accord.
C9 : Moi, c’est à la maison, sinon c’est impossible.
C9 : Il n’y a pas vraiment d’endroit calme ici [à l’université].
C9 : Vu que c’est du numérique, les bruits autour sont tous enregistrés lorsque je me filme.
C8 : Pareil.
44Toutefois, le malaise rencontré lors de l’enregistrement vidéo semble avoir petit à petit disparu chez les participantes à l’expérience :
C12 : Au début, j’avais honte mais maintenant ça va mieux.
C12 : héhé !
C11 : Je me laisse aller au désespoir, lol.
C11 : Déjà, ma tête a été dévoilée.
C12 : Oui, oui c’est vrai !
5.2. Le fonctionnement de la mise en commun
45La plupart des apprenantes viennent voir les autres vidéos mises sur l’espace Cyworld de leur tutrice seulement après avoir accompli leur tâche. Nous avons notamment constaté que dans la cinquième tâche, elles ont toutes produit la même expression, « sans mariage » (au lieu de « sans être marié »), bien que la correction d’une des apprenantes ait déjà été mise sur l’espace Cyworld de leur tutrice. C12 indique que venir voir les autres vidéos est une sorte de contrôle pour savoir comment ses camarades l’ont faite (on a vu plus haut que cette apprenante se connectait très souvent) :
C12 : Juste celles des camarades que je connais.
C12 : C’est comme une surveillance quoi, héhé !
Tutrice : Haha !
C12 : Qui a bien fait ou qui a mal fait, héhé
C12 : parce que je suis curieuse de savoir qui a fait quelles fautes.
46Par ailleurs, les apprenantes n’échangent pas d’idées les unes avec les autres. La principale raison qu’elles mentionnent est d’ordre relationnel. Étant donné qu’elles ne se connaissent pas très bien, elles se sentent gênées d’écrire un commentaire aux autres sur l’espace Cyworld de la tutrice. À l’inverse, elles laissent des petits messages s’adressant à leur tutrice sur leur propre espace Cyworld :
Tutrice : D’ailleurs, sur mon forum de Cyworld,
Tutrice : il n’y a eu personne qui a laissé un petit mot aux autres.
C11 : Est-ce qu’on devait écrire un commentaire là-bas ?
Tutrice : Non, c’était pas obligatoire mais …
C11 : Sur le mien,
C11 : j’ai écrit quelque chose […].
C12 : Ah ! Si j’avais laissé un petit commentaire à une des participantes, elle aurait pu penser que je suis bizarre.
C11 : Tout à fait d’accord, haha !
C11 : Elle m’aurait prise pour une folle.
Tutrice : Oh là là ! !
5.3. Discussion
47On voit que les apprenantes vont jusqu’à utiliser certaines techniques de filmage, d’une part pour ménager leur face (voir, ci-dessus, 4.3.), d’autre part pour ne pas montrer qu’elles contreviennent à la consigne de ne pas lire leur texte. Force est par ailleurs de constater que la possibilité de recommencer l’enregistrement vidéo permet aux apprenantes d’améliorer leur articulation ou leur prononciation plutôt que leur capacité d’expression spontanée. Comme cette production asynchrone leur accorde du temps pour préparer les tâches demandées et que cette production sera ensuite consultée en temps différé, cela crée une situation de communication inusuelle. Cependant, sur la question de réaliser un enregistrement plus naturel, on constate qu’une apprenante, C6, a fait des efforts pour parler comme dans une situation de communication courante : « Je n’aurais pas consacré autant de temps à l’enregistrement si j’avais dû seulement lire. » On peut, dans ce cas, parler d’une tentative de théâtralisation.
48Concernant la dimension « n’importe où » de l’apprentissage nomade, il ressort clairement des entretiens que celle-ci est plus théorique que réelle, du moins pour la production des vidéos, dans la mesure où il paraît impératif de se trouver dans un endroit calme pour se filmer. On peut d’ailleurs se demander s’il n’aurait finalement pas été plus logique de demander aux apprenantes de se filmer chez elles avec une webcam : ce dernier outil permet d’avoir les mains libres et d’avoir un retour d’image sur l’écran. Ceci dit, il serait sans doute dommage de faire perdre aux apprenants l’impression subjective de pouvoir apprendre n’importe où, même si la mobilité n’est finalement qu’assez peu exploitée.
49On constate, enfin, que les apprenantes sont encore loin d’être prêtes à commenter les productions de leurs pairs, l’idée même leur apparaissant comme saugrenue. Elles pensent sans doute que cela relève de la responsabilité de la tutrice, experte de la langue ; on pourrait penser que l’ethos hiérarchique des Asiatiques y est pour quelque chose, mais des attitudes semblables ont pu être relevées chez des étudiants français (Mangenot, 20026). Il semble malgré tout y avoir une certaine émulation puisque plusieurs apprenantes éprouvent le besoin de se situer par rapport aux autres. La stratégie qui consisterait à apprendre à partir des erreurs des autres n’est pas évoquée : il aurait peut-être fallu encourager les apprenantes à relever les erreurs les plus courantes chez les Coréens, certaines de ces erreurs étant sans doute communes à plusieurs.
6. Conclusions
50Globalement, on peut avancer, au vu des analyses, que la production orale asynchrone est utilisable et acceptable pour les apprenantes coréennes, même si elle ne se fonde guère sur des usages sociaux préexistants. Les deux importantes limites relevées concernent le coût et le fait de « dévoiler » son visage et sa voix sur Internet. Pour ce dernier aspect, il serait possible soit de ne rendre que la tutrice destinataire des vidéos (au moins dans un premier temps), soit de demander des enregistrements sonores plutôt que filmés. En tout cas, l’affirmation de Kukulska-Hulme et Shield (2008a, p. 277) selon laquelle « la perspective que leur travail puisse être vu par un public allant au-delà des pairs et des tuteurs motive les apprenants à réaliser des productions plus élaborées », ne semble pas encore s’appliquer aux apprenantes coréennes, qui risquent au contraire d’être paralysées par un tel enjeu, du moins en ce qui concerne la production de vidéos personnelles7.
51La production orale asynchrone est également utile, ne serait-ce qu’en termes de prise de parole et par les possibilités qu’elle offre de s’y reprendre à plusieurs fois, mais elle le serait plus encore si les apprenants acceptaient de renoncer à s’appuyer sur un texte écrit pour réaliser leurs enregistrements. Pour parvenir à cette fin, on peut imaginer différents moyens, qui présentent tous des limites :
52– Convaincre les apprenants qu’il est dans leur intérêt d’improviser. Mais n’est-ce pas une injonction paradoxale que de demander d’improviser avec un outil asynchrone, en dehors de toute situation d’urgence (voir Dejean, 2001) ?
53– Exiger que le visage soit visible sur les vidéos afin que l’enseignant puisse déceler une lecture au lieu d’une improvisation. L’effet sera probablement que certains apprenants apprendront le texte par cœur (ce qu’ont fait certaines apprenantes de l’expérience).
54– Tenir compte, pour l’évaluation des enregistrements, de leur caractère plus ou moins naturel : on suscitera alors peut-être plus la théâtralisation que l’improvisation, mais être capable de rendre un texte vivant à l’oral constitue une compétence pertinente en L2.
55– Dans d’autres projets (voir Mangenot, 2008a), le scénario de communication de certaines tâches prévoit que les enregistrements soient réalisés à plusieurs : cela crée une situation d’interaction synchrone mais cela contrevient à la règle du « n’importe quand, n’importe où ».
56En tout état de cause, il ne faut pas perdre de vue la situation de communication dans laquelle s’insère la production orale asynchrone (voir Mangenot, 2008a) ; l’idéal est sans doute de combiner cette production avec un projet comportant un enjeu communicatif réel, ce qui n’était pas le cas des vidéos demandées aux apprenantes coréennes. Kukulska-Hulme et Shield (2008a, p. 277) décrivent un tel projet :
À l’université de Dublin, des étudiants de français travaillent à la fois avec des enregistreurs numériques, Audacity, des sites Internet authentiques et Moodle. Ils choisissent leurs thèmes, identifient des sites Internet en français et sauvegardent sous format mp3 le matériel audio pertinent. Ils utilisent leurs enregistreurs comme moyen de stockage, ce qui est plus efficace qu’une clé USB dans la mesure où ils peuvent écouter leurs fichiers audio n’importe quand et n’importe où. Ensuite, les apprenants déposent leurs fichiers audio sur Moodle et créent des projets multimédias. Ceux-ci peuvent être regardés et commentés par les pairs et par les tuteurs.8
57La production orale asynchrone présente alors l’intérêt de pouvoir s’appuyer sur des genres existants, comme certaines émissions (ou parties d’émissions, comme les micro-trottoirs) radiophoniques ou comme un audio-guide.
Notes de bas de page
1 Cette auteure souligne fort justement l’intérêt d’expériences au cours desquelles les apprenants ont le choix entre divers modes d’accès aux tâches : « Through examining learners’ free choices with the technology, it is possible to determine how prepared learners are to undertake mobile learning of their own volition, as opposed to when it is forced upon them » (Stockwell, 2008, p. 265).
2 On se trouve dans l’espace d’une apprenante, on voit les différentes vidéos accompagnées du message « merci*beaucoup » et les corrections de la tutrice désignée par « ciel ».
3 Le seul étudiant de sexe masculin n’a pas participé aux entretiens, d’où l’emploi du féminin quand il s’agit des personnes interrogées.
4 L’étudiante évoque la somme que lui aurait coûté l’accès à Internet sans forfait (paiement au temps d’utilisation). Un forfait mensuel tel celui pris par l’enseignante-tutrice pour chacun des apprenants s’élève à 6,60 euros. Le salaire moyen en Corée est de 1 900 euros par mois (source : site de la BMCE Bank, octobre 2009).
5 Rappelons que ces entretiens intermédiaires ont été effectués par clavardages avec une ou deux apprenantes à chaque fois. Nous avons adopté une présentation proche de celle du clavardage, d’où les fréquents passages à la ligne avec reprise du nom de l’interlocuteur, les énoncés étant souvent constitués de plusieurs messages successifs.
6 Une étudiante française de maîtrise FLE via Internet s’exprime ainsi dans un questionnaire ouvert : « Il est difficile d’intervenir sur des réalisations d’autres étudiants : je me suis ainsi rendu compte que les interactions qui peuvent se faire facilement dans une situation “de classe” prennent un autre statut à distance. Cela tient sans doute au fait que l’on ne se connaît pas assez […] ; qu’une intervention peut être mal perçue ou interprétée par l’autre qui attend davantage la réponse “officielle” de l’enseignant ??? » (Mangenot, 2002, p. 116.)
7 Les auteures citées se réfèrent plutôt à la création de blogs ou de wikis.
8 Je traduis.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Écrire dans l’enseignement supérieur
Des apports de la recherche aux outils pédagogiques
Françoise Boch et Catherine Frier (dir.)
2015
Le temps de l’écriture
Écritures de la variation, écritures de la réception
François Le Goff et Véronique Larrivé
2018
Itinéraires pédagogiques de l'alternance des langues
L'intercompréhension
Christian Degache et Sandra Garbarino (dir.)
2017
Ces lycéens en difficulté avec l’écriture et avec l’école
Marie-Cécile Guernier, Christine Barré-De Miniac, Catherine Brissaud et al.
2017
Le sujet lecteur-scripteur de l'école à l'université
Variété des dispositifs, diversité des élèves
Jean-François Massol (dir.)
2017
La lettre enseignée
Perspective historique et comparaison européenne
Nathalie Denizot et Christophe Ronveaux (dir.)
2019