Contribution à la professionnalisation de futurs tuteurs en langues
Le cas de l’apprentissage d’une langue étrangère à distance en synchronie
p. 77-93
Texte intégral
1. Introduction
1Dans le contexte d’un master professionnel de français langue étrangère (FLE), l’université Lyon 2 a mis en place, en 2006-2007, un dispositif innovant de tutorat synchrone entre un groupe d’étudiants lyonnais (que nous appellerons ici « apprentis tuteurs », pour la suite du texte) et un groupe d’étudiants américains de Berkeley University. En participant au démarrage du dispositif, nous nous sommes intéressés au processus de professionnalisation de cette activité nouvelle de « tutorat synchrone à distance ». Ne disposant pas de référentiel de compétences préétabli, nous avons posé l’hypothèse qu’une maîtrise progressive des outils informatiques (visioconférence, messagerie, etc.), un contrôle croissant des activités préparatoires aux séquences d’expression orale entre Français et Américains, et une maîtrise accrue des interactions (orales, écrites, synchrones et asynchrones) à l’intérieur et entre les binômes, devraient contribuer, au fil des séances, à la construction des compétences nécessaires à cette nouvelle activité. Ainsi, à l’instar du processus de professionnalisation observé dans d’autres métiers, la prise d’autonomie croissante dans l’apprentissage nous a semblé un indicateur pertinent du développement des compétences nécessaires à cette activité professionnelle émergeante.
2Toutefois, sur le plan théorique, les travaux francophones concernant le processus de professionnalisation sont récents, relativement peu nombreux, et s’intéressent surtout à l’activité d’apprentissage en lien avec des situations de travail ; ils concernent moindrement des situations de formation initiale et, dans ce cas, ils s’intéressent le plus souvent à la formation de futurs enseignants. Or, l’objectif visé ici est de former des tuteurs de français langue étrangère à distance, ni véritables enseignants généralistes, ni formateurs traditionnels de langue seconde. Bien que délicat à définir dans ce contexte, l’indicateur que nous avons retenu et cherché à identifier pour cette recherche est le développement de l’autonomie dans l’activité de ces futurs professionnels, c’est-à-dire la prise de contrôle de leur propre processus d’apprentissage en vue de maîtriser ultérieurement les différents paramètres de leur activité.
3Après avoir présenté les principales recherches portant sur l’étude de la professionnalisation, la construction de compétences professionnelles et l’autonomisation en contexte de travail, nous rappellerons la problématique et les hypothèses que nous avons choisi d’aborder dans ce contexte. La méthodologie de la recherche décrira ensuite le protocole de recueil des données issues des six séances de travail observées, notamment à partir de séquences filmées de debriefing des apprentis tuteurs. Finalement, les résultats seront exposés et discutés afin de proposer des pistes d’amélioration du dispositif, d’un point de vue pratique, et des pistes de recherches à développer, d’un point de vue théorique.
2. Cadre de recherche, problématique et hypothèses
4La question de la professionnalisation est apparue récemment dans les travaux en sciences de l’éducation et de la formation. S’intéressant principalement au processus de développement des compétences nécessitées par les évolutions des situations de travail, la professionnalisation rejoint tout autant la question de l’apprentissage de professionnels déjà en poste et devant faire face aux changements, que celle de l’apprentissage et de la construction des compétences, pour des individus appelés à occuper ces fonctions professionnelles. Sans entrer dans la discussion portant sur le paradigme que suppose cette nouvelle approche (logiques de la demande plutôt que de l’offre, d’autonomisation et de responsabilisation plutôt que de division et de contrôle du travail, de flexibilité, d’efficacité et d’employabilité individuelle plutôt que de qualification et d’identité collective, etc.), rappelons cependant que le recours à la professionnalisation reflète l’évolution récente des normes de travail, portant une véritable intention sociale tout autant qu’une forte charge idéologique (Wittorski, 2008).
5Importée du monde du travail, l’approche par compétences a ensuite rapidement envahi celui de l’éducation et de la formation, dans les années 1990, pour renouveler les questions de l’enseignement, tant à propos des logiques curriculaires que de la formation des futurs professionnels (Perrenoud, 1999 ; Martinet et al., 2001 ; Legendre, 2007, 2008 ; Rey, 2008). Les débats sur la professionnalisation sont ainsi au cœur des réformes actuelles de la formation des enseignants, mobilisant chercheurs et experts sur la pertinence des compétences à développer pour agir avec professionnalisme dans des environnements complexes et mouvants, mais aussi sur la nature même de ces compétences, tentant d’établir, par exemple, la différence entre débutant et professionnel aguerri. Aujourd’hui, les chercheurs s’entendent toutefois sur la nécessité de former les futurs enseignants à des compétences multiples pour être capables d’analyser des situations complexes, de puiser dans un large éventail de savoirs, de techniques et d’outils pour construire des dispositifs adéquats, d’adapter les stratégies et les projets en fonction de l’expérience et du contexte, d’analyser de manière critique les actions et les résultats, mais aussi d’apprendre à apprendre, tout au long de la carrière (Paquay et al., 2003 ; Wittorski, 2007 ; Rey, 2008).
6En posant, par exemple, la question de la distinction entre expert et novice, ces chercheurs mettent en exergue la multitude des problèmes soulevés par la question de la professionnalisation dans l’évolution du rapport aux savoirs, le nécessaire travail sur les représentations, la construction toujours singulière de l’expérience ou encore la nécessité d’une démarche réflexive et (auto) critique dans l’activité. Si la construction de compétences professionnelles semble toujours favorisée par un apprentissage ancré dans la pratique et vise ainsi à former des « praticiens réflexifs », les aptitudes et les attitudes nécessaires à l’élaboration de ce processus sont cependant difficiles à cerner. En effet, la prise de risque, l’acceptation des erreurs, la gestion de l’incertitude sont inhérentes au processus d’apprentissage du métier ; or, à l’inverse, la professionnalisation est souvent entendue comme un processus de rationalisation des savoirs mis en œuvre, permettant le déploiement de pratiques efficaces en situation (Paquay et al., 2003). Ainsi, résume Altet, il est aujourd’hui demandé au professionnel une certaine capacité d’efficacité, d’expertise, d’adaptation ou, plus exactement, d’ajustement à la demande et au contexte, tout en étant capable de justifier de la mobilisation de ses savoirs, de ses savoir-faire et de ses actes, dans une démarche critique ; bref, d’être « autonome et responsable » (ibid., p. 30).
7Agir de manière autonome, dans une situation d’enseignement-apprentissage, ne va pourtant pas de soi. Car, comme le rappelle Perrenoud (1999), il s’agit de faire face à l’incertitude tout en agissant de manière pertinente en situation, de déployer une large palette de savoirs et de savoir-faire tout en s’adaptant aux ressources et aux contraintes du contexte, de mobiliser différents acteurs et champs sociaux tout en interagissant de manière souple dans des milieux hétérogènes et des projets sans cesse recomposés, de jouer des règles, de les négocier, voire de les élaborer… tout en ayant la force de dire non lorsque nécessaire. En d’autres termes, se comporter de manière autonome en situation professionnelle suppose d’agir efficacement au niveau local avec une capacité d’analyse et une vision systémique de la situation globale. Développer l’autonomie de futurs professionnels, pour faire face à cette complexité, peut donc se révéler pour le moins ambitieux, sinon paradoxal.
8À l’instar d’autres formations professionnalisantes (pour les ingénieurs, infirmiers, travailleurs sociaux, etc. ; voir, par exemple : Bigand et al., 2006 ; Lemaître et Hatano, 2007 ; Eneau, 2008 ; Piguet, 2008), la question de cette prise d’autonomie dans le métier reste délicate à formaliser dans les métiers de l’éducation et de la formation, notamment à cause d’une forte demande de compétences relationnelles et sociales, aussi difficiles à définir qu’à développer, et qui empêchent de considérer cette autonomie comme une simple capacité à agir librement, en « fixant soi-même ses propres normes », comme le voudrait l’étymologie.
9Cette autonomie reste d’autant plus paradoxale qu’elle suppose, outre l’acquisition de compétences qui ne sauraient limiter l’autonomie à l’établissement de règles individuelles d’action, de savoir agir comme un professionnel reconnu. En effet, dans l’éducation et dans la formation, comme pour de nombreux autres métiers, la professionnalisation comporte intrinsèquement la construction (pour soi) d’une identité professionnelle qui suppose aussi de pouvoir partager (avec les autres) les mêmes règles d’action, une même déontologie et un même jugement sur « l’art de faire » (sur le contenu comme sur la manière d’exercer le métier), en d’autres termes, une même « professionnalité » (Lang, 1999 ; Altet et Bourdoncle, 2000 ; Sorel et Wittorski, 2005 ; Doazan et Burseaux, 2007 ; Wittorski et Briquet-Duhazé, 2008).
10Enfin, dans le contexte qui nous intéresse, les difficultés d’appréhension des compétences professionnelles à développer se trouvent renforcées non seulement par la nouveauté du contexte préalablement décrit (des formations de FLE à distance, nécessitant de maîtriser des outils d’interactions synchrones), mais aussi, plus largement, par le fait qu’il s’agit moins ici de compétences d’enseignement « traditionnel », supposant par exemple d’animer une classe en présence avec des méthodes classiques de pédagogie, mais plutôt de compétences s’apparentant à du « tutorat à distance », dans des situations plus proches de la formation d’adultes (entre pairs) que de la formation initiale (entre enseignants et élèves).
11Ici, les travaux portant sur la médiatisation de l’apprentissage et sur les nouvelles fonctions de tutorat à distance s’avèrent cruciaux, car ils soulignent le déplacement des rôles, des méthodes et des rapports interpersonnels qui s’établissent dans ce type de situations où l’autonomie revendiquée des acteurs se double d’une difficulté de maîtrise des environnements et des dispositifs, voire de la distance elle-même (De Lièvre et Depover, 1999 ; collectif, 2003 ; Bureau, 2006 ; Guichon, 2007 ; Glikman, 2005 ; Jézégou, 2007 ; Lameul, 2008). La particularité des échanges synchrones dans le contexte observé (enseignement-apprentissage du FLE) ajoute donc de nouvelles difficultés à la situation, dans la mesure où les compétences didactiques nécessaires à cette activité doublent la question de l’autonomie des futurs professionnels d’une nécessaire réflexion sur le référentiel de compétences spécifiques à l’enseignement en ligne du français langue seconde (Mangenot, 2005b ; Barbot, 2006 ; Develotte, 2008a).
12Puisque la réflexion portant sur l’établissement d’un tel référentiel devait faire l’objet de travaux complémentaires de la part d’autres collègues (Guichon, 2009 ; Salam et Valmas, 2009), nous avons alors limité notre propre recherche à l’étude du développement de l’autonomie dans l’activité, au sein du dispositif que nous pouvions observer. La possibilité de participer à l’ensemble des séquences d’interactions entre apprentis tuteurs lyonnais et étudiants californiens, l’accès aux temps de debriefing filmés à la fin de chaque séance, ainsi qu’un certain nombre d’entretiens menés en cours et en fin d’expérimentation, nous ont donc incités à nous focaliser sur le développement de cette autonomie, entendue comme prise de contrôle progressive des apprentis tuteurs de leur propre processus d’apprentissage, en vue de maîtriser ultérieurement les différents paramètres de leur activité.
13En référence aux recherches portant sur la construction de l’autonomie et sur l’autoformation en milieu de travail, largement développées par ailleurs, en France comme en Amérique du Nord (Eneau, 2005), nous avons cherché à repérer les manifestations des quatre compétences clés témoignant, selon Tremblay (2003), de cette autonomie : tolérance à l’incertitude (apprentissage en fonction du contexte et des opportunités) ; réflexivité (apprentissage dans l’action et par l’action) ; compétence sociale (apprentissage avec et par les autres) ; méta-apprentissage (capacité d’apprendre à apprendre). Et ce, dans les trois principaux champs d’activités où ces compétences devaient se développer : activités didactiques (liées à l’enseignement du FLE), pédagogiques (liées aux méthodes et aux outils) et communicationnelles (liées aux interactions elles-mêmes) (Kops et Pilling-Cormick, 2002 ; Tremblay, 2003 ; Eneau, 2005).
14Dans ce cadre, notre problématique s’est donc centrée sur la professionnalisation des tuteurs en ligne de FLE, entendue comme processus d’autonomisation dans l’activité d’enseignement-apprentissage et pouvant s’observer en particulier à partir de deux séries de données : d’une part, la construction de méta-compétences liées à la prise d’autonomie dans l’action, et d’autre part celle de compétences plus spécifiques à l’activité professionnelle,. Parmi les hypothèses de départ que nous avions posées, nous pensions observer, tout d’abord, une maîtrise croissante de la situation de travail par les apprentis tuteurs français sur le plan des outils, des technologies et, plus globalement, des activités dans leur dimension « technico-pédagogique » (une capacité à maîtriser l’outil d’interactions synchrones, une fois passé le stade de la découverte, et à en user ensuite à bon escient, en adaptant progressivement ses méthodes pédagogiques, de manière professionnelle). Nous pensions observer, d’autre part, une capacité de méta-apprentissage, c’est-à-dire une compétence à apprendre à apprendre, au fil des séances, par soi-même plus que par autrui (une fois le premier stade d’apprentissage par les enseignants, les autres, le groupe, devait se manifester une faculté à se « débrouiller par soi-même », montrant, même partiellement, la construction d’une certaine professionnalité).
15Parmi les questions ouvertes au début de la recherche, nous avons cherché ainsi, plus largement, à comprendre comment pouvait se construire la professionnalisation des apprentis tuteurs de FLE, dans un contexte de formation médiatisée, et l’impact du dispositif (de la médiatisation et de la distance, en particulier) sur ce processus.
3. Méthodologie et résultats
16En 2006-2007, l’expérimentation de tutorat synchrone en ligne du master professionnel de français langue étrangère regroupait 16 apprentis tuteurs français et 16 étudiants américains, sélectionnés sur la base du volontariat et réunis en binômes, de chaque côté. Côté français, le module de formation, analysé ici, se décomposait en trois séquences : d’abord un temps de préparation de 30 minutes environ au cours duquel un binôme désigné présentait une activité qu’il avait conçue préalablement de telle manière que les autres apprentis tuteurs lyonnais puissent la mettre en œuvre lors de la séquence d’expression orale (en plus de l’observation directe, nous avons recueilli ici les diaporamas de préparation des activités) ; ensuite, après la séquence de préparation, les 8 binômes français communiquaient à distance, pendant 45 minutes environ, via le chat et la webcam, avec les 8 binômes d’étudiants américains, en vue de développer leurs compétences d’expression orale (ces interactions ont été observées en directe et enregistrées) ; enfin, après la séquence d’expression orale, un temps de debriefing collectif, d’une heure environ, avait pour objectif de faire le point sur les difficultés éprouvées par les apprentis tuteurs français et de réfléchir sur leurs propres apprentissages (lors de cette dernière séquence, le groupe d’apprentis tuteurs français était filmé). Ces séquences se sont répétées au cours de huit séances, entre octobre 2006 et mai 2007. N’ayant toutefois pu mener une observation directe sur l’intégralité des huit séances, nous n’avons retenu que six de ces séances pour notre étude.
17En plus de ces séquences hebdomadaires, une série d’entretiens semi-directifs a ensuite été menée, à la fin de l’expérimentation, auprès de chaque binôme d’apprentis tuteurs français. Différents types de données ont donc été recueillis : par l’observation directe, le recueil de productions écrites, le recueil d’enregistrements vidéo et, enfin, le recueil d’entretiens. Nous avons analysé les travaux préparatoires de la séquence d’expression orale (diaporamas préparés à tour de rôle par les huit binômes français) et la transcription des entretiens de fin de formation menés avec chaque binôme français (entretiens semi-directifs de bilan de l’expérimentation, enregistrés et retranscrits). Les observations directes concernaient plus particulièrement les séquences d’expression orale (phases de préparation, du côté français, puis interactions en ligne avec les binômes américains) et celles de debriefing collectif des apprentis tuteurs français (filmées systématiquement après les phases d’interactions).
18Parmi les membres de l’équipe de recherche, certains collègues se sont centrés sur les dimensions réflexives de l’apprentissage en ligne, d’autres, sur les effets de la multimodalité dans les échanges synchrones à distance (voir par exemple Develotte et al., 2008 ; Guichon, 2009) ; pour notre part, nous avons choisi de nous consacrer principalement à l’étude des temps de debriefing, en participant aux séances de discussion de groupe, à la fin de chaque séquence, et en retranscrivant par écrit puis en analysant les enregistrements de ces séances (un exemple est donné dans le tableau 1, ci-dessous).
19Pour l’analyse de ces séquences (qui ne concernaient donc que les apprentis tuteurs français), nous avons procédé à une codification des interventions relatives aux dimensions retenues comme significatives du processus de leur autonomisation progressive. Cette codification (voir tableau 1) a été effectuée par les deux chercheurs (méthode des juges), en relation avec le cadre de référence retenu : ainsi, le développement de compétences d’autonomisation (codées A) et la construction de compétences professionnelles liées à la formation FLE (codées F) ont été considérés comme des indicateurs possibles de la professionnalisation des apprentis tuteurs en ligne. Nous avons identifié la nature de chaque intervention, puis procédé à une analyse thématique. Lorsque le thème de l’interaction était en lien avec les compétences professionnelles (F), nous avons codé (F1) les compétences liées à la didactique du FLE, (F2t) les compétences pédagogiques liées aux outils techniques, (F2m) celles relevant des méthodes employées, (F3) les compétences communicationnelles. De même, pour les compétences clés d’autonomie (A) et concernant les apprentissages reliés, nous avons codé (A1) l’apprentissage avec autrui (compétence sociale), (A2) l’apprentissage lié aux opportunités et au contexte (tolérance à l’incertitude), (A3) l’apprentissage réflexif (dans l’action et par l’action) et (A4) les manifestations de méta-apprentissage (liées au thème « apprendre à apprendre »).
20Plusieurs thèmes pouvaient apparaître par intervention ou par « unité de sens » (Bardin, 2007) ou, à l’inverse, un seul thème sur plusieurs interventions. Nous n’avons pas tenu compte de la durée des interventions, qui pouvaient être de quelques secondes ou de plusieurs minutes, le seul critère retenu étant le thème abordé.
21Nous avons ensuite calculé les occurrences de compétences (A) et (F), au cours de chaque séquence de debriefing, considérant chaque occurrence comme égale à 1 (quelle que soit la durée : voir colonne de gauche du tableau 1). Les scores bruts variaient, au cours des six séances, de 2 à 29 pour les compétences professionnelles (F1 à F3) et de 1 à 52 pour les compétences liées à l’autonomisation (A1 à A4). Ces scores ou unités de sens (avant-dernière colonne) ont alors fait l’objet d’une transformation en pourcentage (voir tableaux 2 et 3 ci-dessous).
22Dans le tableau 2, les pourcentages en ligne (lecture horizontale) permettent d’observer les fréquences d’apparition de chaque compétence, indépendamment les unes des autres, mais dans leur évolution au fur et à mesure des séances (ex. : F1 apparaît avec un pic de 33 % à la séance 3, son plus haut niveau sur les 6 séances).
23Par souci de comparaison relative, et malgré les éventuels biais d’interprétation liés à l’opération préalable de codage, nous avons aussi cherché à vérifier la fréquence d’apparition respective des compétences professionnelles (F) et des compétences d’autonomie (A), à l’intérieur de chaque séance. Le tableau 3 donne, en pourcentage et en notes brutes, une vision globale de la répartition de ces fréquences (lecture verticale), séance par séance.
Temps | Source | Extrait du corpus | Autonomisation | Description | FLE | Description |
47 min 17 s | Groupe | « on donnait des consignes » ; difficulté à se recentrer sur les consignes | A3 | Apprendre de la situation (« on a remarqué ») | F2m | Pointe les difficultés |
48 min 10 s | Étudiante | Mélange des activités + photo | A4 | Description | ||
49 min 35 s | Groupe | Discussion autour du mot « activité » : « inutile de dire le mot “activité” : les étudiants s’en fichent » | A3 et A1 | Apprendre de la situation | F1 | Préconisation |
Groupe | Discussion sur la répartition des rôles : « il faut une meneuse sinon cela ne marche pas » ; « j’ai besoin d’écrire en même temps que je parle » | A3 et A1 | Apprendre de la situation | F2m | Définition des rôles | |
51 min 20 s | Étudiante | « j’ai essayé d’écrire pas plus de 3 mots, pour qu’il ne lise pas trop longtemps » | A3 | Apprendre de la situation | F2m | Utilisation des modalités |
Étudiante | « on va essayer d’autres choses la prochaine fois » | A3 | Tire conséquences et s’adapte | F2m | Méthode |
| Séances | Unités de sens | Total | |||||
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | ||
F1 : didactique du FLE | 11 | 13 | 33 | 24 | 12 | 7 | 37 | 100 |
F2t : technique | 27 | 19 | 16 | 8 | 11 | 19 | 17 | 100 |
F2m : méthodes | 13 | 15 | 20 | 19 | 13 | 20 | 214 | 100 |
F3 : relationnel | 26 | 24 | 18 | 16 | 5 | 11 | 12 | 100 |
A1 : apprendre avec et par autrui | 5 | 11 | 11 | 38 | 16 | 19 | 72 | 100 |
A2 : apprendre en fonction des opportunités | 18 | 29 | 12 | 12 | 11 | 18 | 37 | 100 |
A3 : apprendre de manière réflexive | 18 | 14 | 24 | 18 | 11 | 15 | 147 | 100 |
A4 : apprendre à apprendre | 17 | 8 | 25 | 17 | 8 | 25 | 38 | 100 |
| Séances | |||||
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 |
F1 : didactique du FLE | 4 | 10 | 7 | 25 | 18 | 72 |
F2t : technique | 7 | 13 | 3 | 4 | 6 | 37 |
F2m : méthodes | 84 | 74 | 85 | 68 | 73 | 147 |
F3 : relationnel | 4 | 3 | 5 | 4 | 3 | 38 |
Unités de sens (notes brutes) : | 47 | 47 | 66 | 54 | 35 | 45 |
Total : | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
A1 : apprendre avec et par autrui | 17 | 19 | 36 | 31 | 26 | 37 |
A2 : apprendre en fonction des opportunités | 21 | 15 | 9 | 6 | 11 | 17 |
A3 : apprendre de manière réflexive | 40 | 47 | 44 | 52 | 57 | 214 |
A4 : apprendre à apprendre | 21 | 19 | 11 | 11 | 6 | 12 |
Unités de sens (notes brutes) : | 45 | 39 | 61 | 56 | 33 | 46 |
Total : | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
4. Interprétation et discussion
24En ce qui concerne les compétences professionnelles (F), nous avions émis l’hypothèse que les interventions portant sur les compétences relevant du domaine technique seraient particulièrement importantes au début des séances et diminueraient progressivement pour laisser place à des interventions portant sur des questions didactiques. En effet, nous pensions que les apprentis tuteurs français travailleraient davantage au fil des séances sur ce qui représente le cœur de leur métier (enseigner le FLE) et maîtriseraient progressivement les contraintes techniques de l’outil de médiation des interactions. Dans les faits, nous ne vérifions pas cette hypothèse ; les échanges mettant en œuvre la construction de compétences techniques (F2t) ne se réduisent pas significativement lors des debriefings des six séances.
25L’observation directe sur le terrain nous a permis de nous rendre compte que les difficultés techniques, en fait, se renouvelaient constamment au cours des séquences d’expression orale. Par contre, il semble que ces résultats soient plutôt liés à la fragilité du système qu’à un véritable problème de développement (ou non) de compétences techniques : l’instabilité du système informatique de communication visuelle (webcam) et d’échange écrit synchrone (chat), dans un environnement dédié en principe à un usage domestique (MSN), a probablement perturbé la maîtrise croissante du dispositif attendue de la part des tuteurs. Nous observons même une remontée de ces questions lors de la sixième séance : en effet, d’importants problèmes de qualité sonore ont perturbé les interactions synchrones de cette séance (voir figure 1).
26Les compétences en didactique du FLE (F1) ont été particulièrement sollicitées au cours de la séance 3 mais, en règle générale, on ne note pas l’évolution attendue, à savoir une progression des interventions sur des questions relatives à l’enseignement de la langue. Comme l’ont montré ensuite les entretiens de fin de formation (lors du bilan), les apprentis tuteurs français semblent avoir surtout compris que les interactions en ligne étaient des moments d’expression orale relativement courts (45 minutes au maximum) et que le fait de permettre aux étudiants américains de s’exprimer restait le principal objectif de ces séances.
27Lors de ces moments d’expression, les apprentis tuteurs « s’adaptaient » à la situation, sans nécessairement exprimer d’objectif didactique précis ni avoir de visée très claire de la progression pédagogique attendue. Ceci peut s’expliquer en partie par le fait que les apprentis tuteurs français n’avaient pas de contrôle sur les processus d’enseignement du FLE auprès des étudiants américains ; en effet, ils n’avaient pas accès, par exemple, aux curriculums des étudiants ou à leurs manuels pédagogiques. Par ailleurs, la nature des séquences dont le thème variait d’une fois sur l’autre et était préparé par des binômes différents n’a peut-être pas facilité la construction d’objectifs didactiques sur la durée. De plus, nous avons pu observer, à partir des traces laissées sur les diaporamas par les binômes chargés de préparer chaque séquence, que les stratégies pédagogiques n’étaient pas nécessairement enrichies, au fur et à mesure des séances, par les expériences ou les leçons tirées des séances précédentes. Une absence de recul et d’intégration de nouvelles connaissances, d’une séance à l’autre, de la part des apprentis tuteurs français, est donc reflétée dans cette absence de visibilité globale et de maîtrise des objectifs pédagogiques finaux, tant pour les compétences de didactique du FLE (F1) que pour la non-maîtrise (ou au moins l’intérêt très relatif) des méthodes pédagogiques (F2m) choisies.
28À l’inverse, les compétences de nature relationnelle (F3) sont sollicitées au début des séances mais sont mentionnées de manière décroissante jusqu’à la séance 5, ce qui laisse supposer que les premières séances ont permis aux binômes de « s’ajuster », et cela de deux points de vue. D’une part, ils devaient trouver des modes de communication efficaces entre eux, à l’intérieur du binôme, et à l’extérieur, pour communiquer avec les apprenants américains ; nous avons pu ainsi relever différentes stratégies de spécialisation développées par les tuteurs français, s’appuyant notamment sur des complémentarités multimodales (par exemple, au sein d’un binôme français, l’un des apprentis tuteurs communiquait oralement avec les étudiants américains via la webcam pendant que l’autre s’exprimait par écrit via le chat). Ce type d’ajustement a été observé dans plusieurs binômes, même si, dans un souci d’apprentissage, certains binômes ont aussi exprimé a posteriori, dans les entretiens finaux, leur souci d’inverser les rôles pour pratiquer chacun à son tour (celui qui parlait communiquait ensuite par chat et inversement).
29En ce qui concerne les compétences clés liées à l’autonomisation (A), nous avions suggéré que la compétence (A1), « apprendre avec et par autrui », permettant d’observer une certaine maîtrise de leur activité (et donc un certain professionnalisme), serait une compétence fortement sollicitée au début de l’expérimentation. Nous avions, de plus, supposé que nous assisterions ensuite à une décrue de ses occurrences au profit notamment d’une augmentation de la compétence (A4), reflétant la capacité de chacun à « apprendre à apprendre ». Cette hypothèse était fondée sur l’idée que les apprentis tuteurs français gagneraient en autonomie au fil des séances, autonomie qui se traduirait par une moindre dépendance relative vis-à-vis des autres et plus d’habileté à construire leurs apprentissages par eux-mêmes. Cette hypothèse n’est pas vérifiée. Effectivement, les interventions relatives à (A1) ne montrent pas de diminution au fil des séances ; au contraire, elles augmentent même, en fréquence absolue comme en fréquence relative, avec un pic à la quatrième séance (voir figure 2 ci-dessous).
30On peut supposer, par conséquent, que l’influence du groupe, dans l’activité observée, a été relativement forte au fil des séances et qu’il y a une installation progressive (jusqu’au pic de la séance 4) de la construction de leurs apprentissages « avec et par autrui ». Comme précédemment pour (F2m), nous suggérons que cette forme d’analyse de pratiques en groupe (debriefing collectif) fait intervenir régulièrement ce mode d’apprentissage avec et par les autres. Il peut aussi s’agir, ici, d’un biais méthodologique lié à la surreprésentation des effets du groupe sur l’apprentissage de tuteurs de FLE « en devenir », qui restent aussi et avant tout eux-mêmes des étudiants, tout au long de l’expérimentation. Au cours des debriefings, les apprentis tuteurs interagissent régulièrement, de telle sorte qu’ils apprennent au contact des autres. Ce type de compétences, souvent mentionné dans les échanges observés, marque peut-être une adaptation des apprentis à cette forme d’exercice. En conséquence, ce résultat n’est pas nécessairement le témoin d’un manque d’autonomie comme semble le confirmer, par exemple, la tendance exprimée par (A2), qui concerne l’apprentissage au gré des opportunités. La compétence (A2) suit en effet une forte baisse dès la troisième séance et reste ensuite relativement stable. Cette tendance montre que les apprentis tuteurs n’apprennent pas « au hasard » et maîtrisent en partie, au contraire, leurs apprentissages.
31Par ailleurs, les compétences clés (A3), liées à l’apprentissage réflexif, et (A4), reflétant des compétences de méta-apprentissage, semblent être sollicitées de la même manière (ou tout au moins de manière « parallèle ») car la fréquence de leurs occurrences suit les mêmes courbes (voir figure 2). Ces courbes sont relativement stables dans le temps et ne progressent que très peu. En considérant les nombreuses mentions faites à la réflexivité, intimement liées au contexte et à la situation étudiés (des séances de debriefing, expressément basées sur l’analyse des pratiques), il est plausible que cela soit dû à un effet lié à la séance de debriefing elle-même (il est demandé de réfléchir sur les pratiques et d’en tirer des enseignements). Mais s’il s’agit bien ici d’un apprentissage réflexif (A3) qui est transversal à toutes les séances et si, d’une manière plus tacite, les apprentis tuteurs parviennent tout de même à « apprendre à apprendre » (A4), ce dernier résultat tend à pointer les limites d’une professionnalisation qui ne peut guère se mettre en route (et surtout être observée) sur une expérimentation de six séances, réparties sur six mois.
32La professionnalisation, tout comme le gain d’autonomie dans l’activité, dépend probablement d’un processus long et complexe, dans la réalité de l’appropriation d’un métier nouveau, que la seule série de six séances d’interactions et de debriefings, dans le cadre de cette expérimentation, ne nous permet pas d’observer sous toutes ses facettes. Nous constatons là, d’un point de vue pratique, une des limites majeures de la recherche qui a été menée et celle-ci renvoie aussi à des interrogations plus larges sur la pertinence du cadre qui a été mobilisé. Car en l’absence d’un cadre plus pragmatique et plus opérationnel, nous permettant par exemple d’étudier la construction de la professionnalité des tuteurs en ligne de FLE à partir d’un référentiel de compétences attendues en fin de formation, les hypothèses que nous avons posées ne démontrent pas la congruence du cadre de l’autonomie professionnelle lors de l’analyse des interactions, même de manière longitudinale, au cours des six mois de l’activité observée. À l’inverse, la nouveauté du dispositif, l’absence d’objectifs pédagogiques délimitant clairement les enjeux de l’expérimentation, tout comme les biais techniques liés à l’instabilité du dispositif d’interactions représentent cependant trop de facteurs exogènes pour en déduire l’invalidité. Par ailleurs, l’observation in situ d’une seule des activités du processus de formation, par ailleurs (ces séances d’interactions synchrones avec des étudiants américains n’étaient que l’un des modules optionnels d’un cursus global de formation) isole aussi par trop, au regard du processus complexe de la professionnalisation, une activité qui devrait probablement être d’abord analysée pour son apport singulier, dans un dispositif plus général de formation professionnalisante de master 2.
5. Conclusion
33En termes de compléments et d’ouverture à cette recherche, signalons pour conclure que si les données présentées ici proviennent de l’analyse d’une partie du dispositif seulement, comme nous l’avons mentionné, de nombreux autres recueils ont été effectués lors de cette expérimentation (lors des phases de préparation des activités, pendant les interactions elles-mêmes ou encore lors d’entretiens semi-directifs, en fin d’expérimentation). Or, les données résultant des documents de préparation des séquences d’expression orale (diaporamas), en particulier, corroborent ces premiers résultats.
34En effet, quel que soit l’ordre de présentation des travaux, les documents de préparation des binômes montrent une grande variété et des degrés de structuration très hétérogènes. Au niveau le moins structuré, les contenus et les objectifs pédagogiques sont mélangés, sans hiérarchisation ; seul un objectif général est (au mieux) affiché. Au niveau de préparation le plus élaboré, on observe au contraire une organisation des informations au sein des diaporamas ; différents types d’informations sont alors présentés (objectifs pédagogiques, activités à mener, évaluation des objectifs, activités de rechange, rôle du tuteur, etc.). De plus, l’activité de préparation des séances semble montrer que deux types de stratégies peuvent être choisies par les apprentis tuteurs : soit un pilotage de l’activité par un scénario établi à l’avance (même si, dans le cas présent, le scénario n’est que peu développé) ou, au contraire, une approche élaborée sur la base de différentes situations-problèmes, laissant ensuite de l’autonomie dans l’interaction (une approche montrant, dans ce cas, une autonomie plus grande laissée aux acteurs, en prévision des aléas de l’action).
35Mais de la même manière qu’à partir des observations et du codage des séances de debriefing présentés plus haut, tout se passe comme s’il n’existait pas de capitalisation collective significative, d’une séance à l’autre, de la part des différents binômes du groupe. Chacun semble ainsi « bricoler » sa propre professionnalisation, sans que n’apparaisse, au vu des traces laissées, de réelle professionnalité acquise, dans le sens d’une dimension collective et de caractéristiques communes de l’action des tuteurs en ligne de FLE (représentations partagées, acquisition de savoir-faire communs, etc.). À l’inverse, l’une des hypothèses qui pourrait alors être posée est que ce type de dispositif, à l’instar de nombreuses autres situations d’enseignement-apprentissage médiatisées, ne permet qu’aux apprenants « déjà autonomes » d’utiliser et de révéler leur autonomie préalable, quand les autres, moins opportunistes, moins dotés, moins curieux ou simplement moins « débrouillards », peinent à tirer bénéfice de ce type d’expérimentation pour développer des compétences nouvelles. De ce point de vue, il reste probablement alors à développer et à opérationnaliser encore d’autres recherches sur la professionnalisation, en particulier pour mieux cerner les compétences attendues de « professionnels autonomes », dans le domaine du tutorat en ligne en particulier.
36Par ailleurs, ce premier travail invite aussi à améliorer, sur le plan pratique, le dispositif lui-même. Les problèmes techniques, l’absence d’un référentiel de compétences visées, tout comme les liens entre l’expérimentation d’interaction en ligne et les autres modules d’apprentissage du master incitent à des choix clairs, sur le plan pédagogique. Car si les résultats en demi-teinte de notre recherche, au-delà de ses propres limites, ne permettent pas de démontrer ostensiblement la construction de compétences professionnelles dans ce dispositif singulier, la maîtrise progressive des outils, la capacité à apprendre des autres en situation et à capitaliser l’expérience pour véritablement « apprendre à apprendre », restent des défis majeurs posés aux formations universitaires, notamment dans des domaines où l’innovation technologique remet rapidement en cause la pertinence des formations proposées.
37Dans ce contexte, l’expérimentation proposée rejoint les enjeux plus larges que l’innovation et la technologie imposent à l’université (Charlier et Peraya, 2007 ; Jacquinot-Delaunay et Fichez, 2008 ; Albero et al., 2009), alors même que l’intégration de ces nouveaux outils de formation synchrone, pour des activités encore émergentes, offrent au contraire à l’institution universitaire de nouvelles opportunités.
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