Indices d’appropriation et de co-construction des connaissances en situation d’apprentissage collaboratif à distance
p. 45-60
Texte intégral
Introduction
1Cet article rend compte d’une recherche exploratoire portant sur les aspects socio-cognitifs d’une activité collaborative à distance. On s’intéresse à la dimension référentielle des échanges, distincte des dimensions organisationnelles et relationnelles ou socio-affectives que l’on peut également observer au cours de la réalisation d’une tâche collaborative (entre autres : Blandin, 2004 ; Develotte et Mangenot, 2004 ; Dejean-Thircuir, 2008). Il s’agira de se focaliser précisément sur les processus de co-construction des connaissances liées aux contenus notionnels d’un cours (objet d’apprentissage). Cet objectif d’étude se fonde sur l’hypothèse selon laquelle une meilleure connaissance de ces processus, dans le cadre de la réalisation de tâches collaboratives à distance, pourrait permettre à des enseignants-concepteurs de mieux appréhender les types de tâche susceptibles de favoriser ces échanges.
2Cette étude, qui s’inscrit au croisement des champs de la « communication médiatisée par ordinateur » (CMO) et des « apprentissages collaboratifs assistés par ordinateur » (ACAO), prend pour objet l’analyse des échanges entre étudiants de master 2 en français langue étrangère engagés dans la réalisation d’une tâche collaborative à distance. Elle s’inspire notamment des recherches de Baker (2004)1 portant sur les « interactions épistémiques médiatisées par ordinateur » (voir ci-dessous). Évoquant ce qui a motivé ses travaux sur ce type d’interaction, Baker écrit (p. 26) :
[…] des travaux sur l’enseignement des sciences menés depuis de nombreuses années, ont montré que les élèves, même au niveau de l’université, traitent rarement des notions sous-jacentes aux activités pédagogiques, même s’ils résolvent avec succès de nombreux problèmes.
3Dans le contexte étudié, il n’est pas question de problème à résoudre, ni de solutions à trouver, il y a cependant une tâche à réaliser qui s’appuie sur un certain nombre de notions du domaine de la « formation ouverte et à distance » (FOAD, puisqu’il s’agit du thème du cours observé) ; on a donc souhaité vérifier si des traces de co-construction des connaissances liées à ces notions sont observables dans les échanges des étudiants sur la plateforme. Et c’est à travers l’étude de la co-construction du discours que l’on s’attache à observer la co-construction des connaissances, postulant que la première est susceptible de refléter la seconde.
4Dans un premier temps, nous commencerons par contextualiser les données étudiées dans le cadre de ce travail, avant de présenter nos choix méthodologiques, notamment en tenant compte des recherches déjà effectuées sur le même sujet. Nous aborderons ensuite les notions sur lesquelles se fonde cette recherche avant de rendre compte des analyses effectuées qui ont permis de dégager deux indices discursifs de la co-construction des connaissances par les étudiants.
1. Présentation du contexte
5Le contexte de l’étude est un master 2 professionnel en français langue étrangère suivi à distance par des étudiants à l’université du Maine. Le cours dans lequel prennent place les échanges observés est construit autour de la réalisation de projets. Il n’y a pas d’apport de contenu au départ ; c’est aux étudiants de construire le contenu du cours à travers la réalisation des tâches. Les objectifs de cette unité d’enseignement (UE), qui porte sur la formation en ligne et plus spécifiquement sur les apprentissages collaboratifs à distance, sont de permettre aux étudiants de découvrir ce qu’est l’apprentissage ou la formation à distance (notamment pour l’apprentissage des langues) et de s’approprier un certain nombre de notions grâce à la réalisation de la tâche. Il s’agit enfin de les inciter, par la mise en œuvre d’une démarche réflexive, à relier ces connaissances avec leur propre expérience de la formation à distance et du travail collaboratif en tant qu’étudiant.
6Les notions visées par le cours sont notamment : le tuteur et le tutorat, les outils de communication en ligne, l’apprentissage collectif, la collaboration et la coopération, la communication médiatisée par ordinateur. S’ajoutent à ces notions générales certaines notions plus spécifiquement liées à telle ou telle tâche. Les tâches proposées dans le cadre de ce cours sont diverses. Celle qui motive les échanges observés pour cette étude consiste en la préparation et en la réalisation d’un entretien par chat avec un enseignant-chercheur spécialiste de la FOAD à propos d’un projet de formation à distance comme Galanet2 ou Le français en (première) ligne3. Pour cette recherche, nous avons choisi d’étudier au départ les échanges de trois groupes différents réalisant le même type de tâche, afin de dégager des phénomènes récurrents qui puissent être exploités ensuite pour étudier des échanges dans d’autres contextes. Deux groupes travaillent sur le projet Galanet, le troisième sur Le français en (première) ligne.
7Par petits groupes de quatre ou cinq, les étudiants doivent réaliser la tâche en trois semaines et disposent pour cela de différentes ressources : le site du projet qu’ils sont censés étudier, les articles qui lui ont été consacrés, des articles ou des ouvrages généraux sur la formation à distance, et sur les ACAO en particulier, proposés dans la bibliographie du cours. Pour leurs échanges, ils utilisent divers outils de communication et de travail disponibles sur la plateforme Moodle : forum, chat, wiki.
8Compte tenu de la quantité de données que constituent les échanges par forum et par chat (voir tableau 1) et des spécificités interactionnelles de chacun, nous nous sommes limités dans le cadre de cette étude à l’analyse des échanges sur forum.
Groupe A (Galanet 07) | Groupe B (Galanet 08) | Groupe C (Le français en (première) ligne 08) | |
Nombre de messages sur forum | 210 | 208 | 120 |
Nombre de chats | 5 (1 à 2 heures) | 5 (1 h 30 à 2 h 30) | 3 (1 h en moyenne) |
2. Choix méthodologiques
9Un très grand nombre de recherches portant sur l’étude du forum comme « lieu d’apprentissage » (Henri et al., 2007) se fondent sur une analyse de contenu de type quantitatif (voir articles de Rourke et al., 2001 ; Hammond, 2005, De Wever et al., 2006). Ainsi, les messages sont segmentés selon divers critères et les segments catégorisés à partir de grilles préétablies. La plupart du temps, les segments sont catégorisés indépendamment les uns des autres et surtout indépendamment des autres messages.
10Notre choix méthodologique est autre, il s’agit de travailler de façon inductive à partir de l’observation des échanges et non uniquement des messages, sans tenir compte d’une grille d’analyse et donc de catégories pré-établies. Afin de réaliser cette analyse, il nous a fallu dans un premier temps repérer les messages constituant de véritables échanges ou séquences portant sur des notions ou des problématiques liées à la formation à distance, et plus spécifiquement au projet étudié par les étudiants dans le cadre de la tâche. Un échange, unité dialogale minimale, implique la succession d’au moins deux messages dont le second se positionne explicitement comme étant une intervention réactive par rapport à l’intervention qui précède. Ce caractère réactif peut être identifié grâce à divers indices, notamment énonciatifs, dans le corps de l’intervention. La prise en compte des échanges de structure binaire n’exclut pas celle des échanges ternaires (intervention initiative/intervention réactive/intervention évaluative) dans lesquels la troisième intervention valide le fait que l’échange a été correctement réalisé (Roulet, cité par Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 236). Cependant, dans les forums étudiés, et par rapport à la question explorée dans cette étude, les échanges se limitent fréquemment à deux constituants.
11Une fois ces échanges et séquences4 prélevés dans le corpus initial, ce sont eux qui ont constitué nos données d’analyse proprement dites. Nous nous sommes appuyés principalement sur des outils d’analyse du discours et de la pragmatique linguistique interactionniste afin de repérer certaines spécificités discursives de ces échanges au cours desquels les interactants thématisent les notions du cours.
12Afin de situer plus précisément notre démarche et nos objectifs par rapport aux recherches qui s’intéressent aux apprentissages réalisés par le biais des échanges sur un forum, nous pouvons dire, à l’instar de Desjardins (2002, p. 4) :
[…] il ne s’agit pas pour nous de traiter des apprentissages que peuvent faire les individus qui participent aux forums électroniques, ni dans la foulée, de débusquer les connaissances qu’ils élaborent au plan intrapsychique, selon la définition classique de la connaissance en psychologie cognitive. Notre démarche relève davantage d’une analyse de contenu et d’une analyse de discours dans la mesure où ce dernier reflète l’activité cognitive qui s’effectue au fil d’une conversation.
3. Cadrage théorique
13On ne s’attardera pas sur l’idée que ce travail s’inscrit dans une perspective socio-constructiviste de l’apprentissage qui constitue l’un des principaux cadres de référence des recherches en ACAO. Il s’inscrit par ailleurs dans la lignée des travaux de Henri et Lundgren-Cayrol (2001) sur l’apprentissage collaboratif en ligne et plus spécifiquement dans les échanges par forum. Selon ces auteurs, ces échanges « susciteraient la clarification des idées, le partage des points de vue, la rétroaction, le développement d’un langage commun et la recherche des solutions communes » (Henri et al., 2007).
14Henri (1990, citée par Desjardins, 2002) explique que lorsque l’on s’intéresse aux ACAO, on peut se pencher sur différentes dimensions du processus d’apprentissage : les dimensions cognitive, métacognitive, organisationnelle et sociale. Dans le cadre de ce travail, nous nous focalisons sur la dimension cognitive qui « concerne les processus d’apprentissage, relevant du raisonnement et du jugement de valeur, dans le traitement de l’information concernant la matière à assimiler » (Desjardins, 2002, p. 113). Ceci étant posé, cette définition ne suffit pas pour rendre compte de notre perspective de recherche puisque l’on s’intéresse à la dimension socio-cognitive et non seulement cognitive du processus d’apprentissage à travers les échanges. Ainsi, la notion d’« interaction épistémique » (Baker, 2004, p. 26), même si elle demande à être adaptée à notre contexte d’étude, paraît-elle particulièrement pertinente pour explorer les phénomènes que nous nous proposons d’observer :
Comme le nom le suggère, il s’agit d’interactions qui portent sur le plan des connaissances, le sens ou les fondements conceptuels qui sous-tendent le domaine de résolutions de problèmes. Dans une interaction à fort caractère épistémique, les apprenants ne se contentent pas d’énoncer des solutions pour un problème à résoudre, ils travaillent conjointement sur le sens du problème et de ses solutions, ils s’expliquent, justifient et argumentent sur ce plan.
15Bien entendu, dans le contexte qui est le nôtre, il n’y a pas de résolution de problème, ni de solution à trouver, mais les étudiants ont une tâche à réaliser impliquant la découverte et l’appropriation de certaines notions ; on peut donc s’attendre à ce que des échanges (et non des interactions) de nature épistémique aient lieu pendant la réalisation de la tâche. Ceci nous conduit à évoquer le type de connaissances en jeu dans ces tâches et donc dans ces échanges. À l’inverse de concepts issus de domaines tels que la physique ou les mathématiques (sur lesquels se sont essentiellement penchés Baker et ses collaborateurs dans leurs travaux, voir notamment : Baker et al., 2003 ; Baker, 2004 ; Séjourné et al., 2004), les notions que sont amenés à manipuler les étudiants de notre corpus ne sont pas stables et circonscrites et laissent plus de place aux croyances et aux représentations.
16Les recherches sur la co-construction des connaissances en ACAO s’efforcent de caractériser la relation entre forme d’interaction et type d’apprentissage (Dillenbourg et al., 1996) et situent souvent au centre de la co-construction, le désaccord qui peut naître entre les participants. Celui-ci est en effet considéré comme moteur dans l’apprentissage, notamment dans le paradigme du conflit socio-cognitif :
C’est le désaccord qui est le phénomène le plus saillant de l’interaction, car il donne lieu à un type de dialogue clairement repérable, et qui entretient des relations étroites avec les apprentissages. (Baker, 2004, p. 42)
17Dans le corpus étudié, il faudra donc vérifier si, au-delà de la dissonance cognitive, le conflit, considéré comme déclencheur de formes d’interaction propices au développement de l’apprentissage, est observable.
4. Analyse du corpus : quelques caractéristiques discursives des échanges orientés vers la co-construction des connaissances
18L’observation des données a révélé deux phénomènes discursifs particulièrement saillants dans les interventions constitutives de ces échanges et séquences : l’usage récurrent de la modalité interrogative d’une part, et la reprise du discours de l’autre interlocuteur dans son propre discours d’autre part.
4.1. La modalité interrogative
19Face au très grand nombre de questions figurant dans les données, on s’est attachée à les catégoriser afin de dégager leurs diverses fonctions dans les échanges du point de vue de la co-construction des savoirs.
4.1.1. Demandes de clarification et propositions
20D’un point de vue pragmatique, on peut distinguer d’une part les demandes de clarification (ex. : « pourrais-tu préciser ta pensée »), d’autre part, et plus majoritairement, les propositions interprétatives soumises implicitement ou explicitement à l’aval des partenaires.
21Parmi ces dernières, on peut relever les questions se situant dans le cœur du message comme dans les exemples ci-après.
22Exemples5 :
231) « Peut-être pourrions-nous nous inspirer de cette liste et de nos lectures en général pour caractériser le (s) rôle (s) du tuteur dans le dispositif Galanet ? »
242) « Il me semble que ces 4 “rôles” correspondent plutôt bien à ce que dit Bourdet ? ? ? ? »
25Dans ces énoncés, les étudiants réalisent des hypothèses interprétatives (usage des modalités épistémiques) concernant des notions traitées dans les articles lus ou des aspects du projet observé et soumettent explicitement (1) ou implicitement (2) ces hypothèses à l’aval des partenaires.
26D’autres questions se situent en clôture d’intervention, à la fin d’un message dans lequel l’étudiant a présenté le résumé d’un article qu’il a lu et sur lequel il a formulé un certain nombre de réflexions. Ce type de question donne explicitement au message le statut d’une intervention initiative ou réactive-initiative et permet d’attribuer à celle-ci la valeur d’un macro-acte de proposition demandant à être ratifiée ou évaluée.
27Exemples :
283) « Et vous ? Qu’en pensez-vous ? »
294) « Es-tu d’accord avec moi, peux-tu préciser ta pensée si je me suis trompé sur le sens de tes questions ? »
305) « Des commentaires ? ? ? »
4.1.2. Questions heuristiques
31Les questions heuristiques s’apparentent à des problématiques de recherche qui ont émergé suite à la lecture des articles ou à la consultation du site présentant le dispositif étudié [Galanet ou Le Français en (première) ligne] et auxquelles l’étudiant n’a pas de réponse. En ce sens, elles sont présentées comme des pistes à explorer pour l’entretien.
32Exemples6 :
336) À propos du thème de l’évaluation : « […] je vous fais part humblement d’une de mes réflexions : puisque Galanet est inséré dans un cursus universitaire, on peut supposer que les étudiants sont évalués à un moment ou un autre, si tel est le cas, quels sont les critères qui permettent d’évaluer chez les apprenants le développement (ou non ?) de pratiques d’intercompréhension ? »
347) À propos des rôles du tuteur : « Dans ce “nous collectif” que représentent les formations en ligne, on peut donc s’interroger sur la difficulté à définir les rôles respectifs des différents acteurs. Quel (s) rôle (s) joue ou doit jouer l’enseignant de langue dans le développement des compétences des participants ? Quel (s) rôle (s) jouent ou doivent jouer les apprenants dans leur co-construction des savoirs ? »
35Ces questions heuristiques et certaines questions factuelles à propos du dispositif étudié peuvent constituer au plan pragmatique des demandes d’explicitation adressées implicitement aux partenaires. Ces derniers y réagissent ainsi parfois pour proposer une réponse mais, le plus souvent, ils confirment la nécessité d’explorer ces questions en vue de la réalisation du guide d’entretien (tâche finale).
4.1.3. Questions rhétoriques s’inscrivant dans un discours argumentatif
36Exemple :
378) « Ne peut-on pas envisager un “transfert” partiel de ces rôles vers les participants ? Je m’explique : le tuteur est-il véritablement la seule personne à évaluer les compétences des apprenants ? La réponse serait non, comme le précise Araújo et Melo dans leur article (2006) : […]. »
38Dans l’exemple 8, l’idée de l’« extension des rôles du tuteur aux apprenants » (dans le cadre de la formation Galanet) est présentée par l’étudiante comme une thèse à défendre. On peut considérer que la question est rhétorique (non pas au sens commun de fausse question) parce qu’elle constitue un moyen pour l’étudiante de construire et de présenter son raisonnement. L’interrogation (première phrase de l’extrait), aussitôt suivie d’une reformulation, d’une réponse et d’explicitations, s’inscrit dans un discours argumentatif montrant que l’étudiante est en train de s’approprier les idées qu’elle a lues dans divers articles.
39Dans les séquences étudiées, l’usage de la modalité interrogative, souvent associé à des marqueurs de modalisation épistémique (« peut être », usage du conditionnel, verbes d’opinions, etc.), rend compte d’une phase d’élucidation des contenus auxquels sont confrontés les étudiants. Ces interrogations sont constitutives d’un discours « de nature exploratoire » :
[…] l’intervenant énonce quelque chose qu’il ne pose ni comme une croyance, ni comme un savoir, mais comme un objet incertain, une supputation ou une problématique à soumettre à l’examen des autres participants. (Desjardins, 2003, p. 113)
4.2. Les reprises du discours de l’autre
40Le deuxième phénomène saillant de ces échanges concerne les reprises du discours de l’autre, l’autre étant ici le ou les partenaires.
41La reprise constitue un phénomène récurrent dans les échanges écrits asynchrones du fait du dispositif technique qui offre parfois cette possibilité de répondre en citant, ou du fait simplement de la fonctionnalité de l’écriture bureautique « copier-coller », comme cela a été notamment montré par Mondada (1999, p. 5) : « Par cette façon de traiter le discours de l’autre, l’énonciateur introduit une interactivité dans le message […]. » Cependant, il est important de souligner que dans le corpus étudié, la plateforme Moodle n’offre pas la fonctionnalité « répondre en citant ». Par ailleurs, comme le montre par exemple l’extrait présenté ci-dessous, les étudiants ne se contentent pas d’effectuer un simple copier-coller du ou des message (s) précédent (s) mais reprennent un extrait du discours d’un de leur partenaire en le reformulant pour l’intégrer à leur propre discours.
42Afin de rendre compte du rôle potentiel de ces reprises dans la coconstruction des connaissances par les étudiants, nous avons identifié leurs différentes fonctions. Pour illustrer celles-ci, nous nous appuyons sur l’exemple d’une séquence interactionnelle dans laquelle sont engagées quatre étudiantes et qui comprend sept interventions. Dans cette séquence, issue des interactions d’un groupe travaillant sur Galanet, le thème abordé dans la première intervention a trait au rôle du tuteur. Les passages en italique (colonne du milieu) indiquent les segments de texte repris (par citation ou reformulation) d’un message à l’autre, et les commentaires (colonne de droite) précisent le thème du passage cité et indiquent la fonction du discours repris.
Tableau 2.
Locuteur | Extrait de messages sur le forum | Thème traité dans l’extrait et fonction des hétéro-reprises |
(1) K. | Bonsoir, Je souhaiterais revenir, si vous le permettez, sur les différents rôles du tuteur tels que définis par J.-F. Bourdet et notamment les rôles R3 (animation), R4 (ressource) et R6 (contrôle) évoqués par S. Ne peut-on pas envisager un « transfert » partiel de ces rôles vers les participants ? Je m’explique : le tuteur est-il véritablement la seule personne à évaluer les compétences des apprenants ? La réponse serait non, comme le précisent Araújo et Melo dans leur article (2006) : […]. | Thème : rôles du tuteur et transfert de ces rôles sur les apprenants. |
(2) S. | Je vais réagir au dernier message de K. que je cite : « Ne peut-on pas envisager un “transfert” partiel de ces rôles (R3, R4, R6) vers les participants ? » […] Je ne pense pas qu’on puisse parler de « transfert » de ces rôles, à moins qu’on établisse une comparaison avec un enseignement en présentiel de type « traditionnel ». Il me semble que parler de « tutorat », c’est déjà envisager une redistribution et un partage des rôles, des rôles R3 à R7 tout du moins. | Thème : transfert des rôles du tuteur. => Remise en cause argumentée d’une proposition terminologique (« transfert ») de K. |
(3) J. | Pour reprendre ce qui a été dit sur les rôles abordés par M. Bourdet et la notion de “transfert” évoquée par K., je pense que l’on pourrait parler de “délégation” comme le dit Degache dans LFDLM 2006. Dans un article de Degache (2006), celui-ci fait référence à la charte qu’il serait bien de suivre aussi bien de la part des étudiants que de la part des tuteurs. Les éléments de cette charte correspondent en partie à ce que fait le tuteur (étayage, guide, ressources, etc.). […] [Reprise de questions :] Quel rôle précis jouent les tuteurs et les apprenants dans le développement des compétences des apprenants ? De façon plus générale, quel rôle ont-ils chacun dans la formation Galanet ? Comment a évolué leur rôle depuis la première session ? | Thème : transfert des rôles du tuteur. => Approfondissement de la notion de transfert de rôles. En s’appuyant sur d’autres lectures, J. complète le message de S. qui avait remis en question la proposition de Is. sans faire de contre-proposition. J. fait une nouvelle proposition. |
(4) S. | [Question de J. :] « Comment a évolué le rôle de l’animateur/tuteur au cours des différentes sessions de la formation Galanet ? » Un aspect de cette évolution est que les animateurs ont été invités à moins participer (fréquence et volume des interventions) et à composer des messages moins complexes (car inhibiteurs). D’ailleurs, sur les forums, on peut noter que les animateurs interviennent effectivement très peu. | Thème : évolution des rôles de l’animateur/tuteur. => Apporte une réponse à l’une des questions heuristiques formulées par J. |
(5) S. | Pour revenir sur ce que je viens de « dire », « tuteur » et « animateur », ce n’est pas la même chose pour C. Degache (Degache, 2006) […]. Pour lui, « animateur » renvoie au rôle de « meneur de jeu », mais cela, nous l’avions déjà dit, et « tuteur » renvoie aux fonctions d’évaluateur et de vecteur d’information (R1, R3 et R6 pour J.-F. Bourdet ?) | Thème : termes pour désigner le « tuteur » et ses rôles. => Apporte une précision par rapport à son propre discours dans le message précédent. |
(6) Je. | Après toutes les questions sur le rôle du tuteur et en particulier sur la délégation des rôles tuteur/apprenants, j’ai relu un extrait de l’article de J.-J. Quintin et M. Masperi concernant l’analyse quantitative et la fréquence des messages dans les diverses sessions. Il apparaît après étude que l’activité sur les forums des apprenants dépendait de l’équipe dans laquelle ils étaient. En effet, on distingue clairement des équipes très actives et d’autres moins actives voire inactives […]. On en reviendrait donc à souligner l’importance du tuteur à solliciter les apprenants, à les dynamiser. En ce sens, je trouve la question de S. concernant la représentation de ces rôles par chacun très intéressante. Avant de déléguer les rôles dans une telle formation, il est nécessaire que chacun comprenne le sens et l’importance de ce rôle dans cette formation Galanet afin de se sentir plus concerné, plus à l’écoute, plus actif en assurant ce rôle. | Thème : rôles du tuteur, dynamique des équipes, délégation des rôles du tuteur, importance de la fonction d’animateur du tuteur pour stimuler les interactions. => Élargit la discussion en reliant le précédent thème à une autre question. Approuve l’une des questions formulées par S. |
(7) S. | En ce qui concerne la question des représentations sur les rôles des uns et des autres, oui, je crois qu’il faudrait creuser la question, en la rapprochant de ce qu’évoquait K., par rapport à la difficulté de définir les rôles respectifs des participants. | Thème : rôles des différents participants. => Approuve une idée formulée par Je. tout en la mettant en relation avec une réflexion d’une autre collègue (K). |
43Les différentes fonctions des hétéro-reprises identifiées dans les séquences analysées sont les suivantes :
44compléter, préciser, enrichir (3, 5 et 6) ;
45remettre en question une hypothèse interprétative (2) ;
46répondre aux questions factuelles et/ou heuristiques posées (4) ;
47approuver et manifester ainsi une correspondance des représentations en construction (6 et 7).
48Une dernière fonction de l’hétéro-reprise non représentée dans l’extrait ci-dessus consiste en une demande de clarification. Exemple : « Peux-tu m’expliquer ce que tu entends par… »
49Ces différents types de reprise montrent de quelle façon les différents locuteurs construisent leur discours en relation avec les précédents messages et illustrent la manière dont les contenus se construisent progressivement. D’un message à l’autre, les étudiantes précisent, relient les informations découvertes dans les articles et sur le site des dispositifs, confrontent leurs représentations, affinent leur compréhension des notions, s’orientant ainsi vers une représentation convergente de celles-ci.
4.3. Phénomène de brouillage énonciatif
50Dans l’extrait décrit ci-dessus (tableau 2), on note que le discours repris ne concerne pas seulement celui des partenaires ; en effet, les étudiantes citent et se réfèrent très précisément à tel ou tel auteur qu’elles ont lu, si bien que les différentes voix présentes dans leur discours sont clairement identifiables et distinctes. Mais il n’en est pas toujours ainsi, et il arrive que les étudiantes n’indiquent pas précisément le discours qu’elles empruntent à des auteurs.
51Dans le corpus analysé, la majorité des interventions initiatives comporte des comptes-rendus d’articles (impliquant un travail d’analyse et de synthèse), ou alors simplement des notes prises à partir de ces derniers. Or on constate que les étudiantes reprennent parfois des extraits des textes lus, sans respecter le principe de citation avec l’usage des guillemets. Dans l’extrait ci-dessous (tableau 3), dans l’intervention 1, l’étudiante formule des questions à adresser à l’interviewé en reprenant des expressions issues d’un article qu’elle a lu, mais sans les mettre entre guillemets (« gestion des activités discursives », « gestion des langues en contact », etc.). En 2, certaines de ces expressions sont remises en cause par E du fait de leur manque de clarté, sans que celle-ci sache qu’il s’agissait de citations. I. le lui révèle en 3 (« j’ai cité l’article littéralement ») tout en soulignant qu’elle-même n’est pas très au clair avec certaines de ces expressions (« Gestion des activités discursives : cette idée est un peu floue pour moi »). Cet extrait rend compte d’un brouillage énonciatif dû au fait que I. ne signale pas clairement qu’elle prend en charge le discours d’un autre, ne faisant pas entendre précisément sa voix. Ainsi, l’auteur fondateur n’est pas identifié et disparaît au profit de l’auteur de seconde main qu’est l’étudiante I.
(1) I | […] Pouvez-vous donner un pourcentage (approximatif) de la proportion des séquences potentiellement acquisitionnelles dans les domaines suivants ? – gestion des activités discursives ; – gestion des langues en contact ; – gestion de la participation dans le groupe ; – anticipation de problèmes linguistiques-communicatifs ; – résolution de pannes linguistiques-communicative. |
(2) E | J’ai lu l’article et ton compte-rendu et je trouve tes questions pertinentes. Seulement une qui me dérange, sur le « pourcentage (approximatif) de la proportion des séquences potentiellement acquisitionnelles ». Je ne sais pas si les domaines que tu proposes ne sont pas un peu trop complexes. Comment peut-on voir une acquisition dans : – gestion des activités discursives ; – gestion des langues en contact ; – gestion de la participation dans le groupe. Tandis que pour les deux autres je suis tout à fait d’accord. Pour les trois premières il faudrait mieux reformuler (retirer « gestion ») où il peut y avoir des séquences potentiellement acquisitionnelles. Du genre : – dans les débats sur le choix des thèmes, sur la réalisation du dossier de presse. |
(3) I | Dans ma synthèse, j’ai cité l’article littéralement et j’ai donc repris ses formulations. Effectivement, lors de l’interview, il faudrait simplifier ces termes et les rendre plus accessibles, « moins techniques » ! Gestion des activités discursives : cette idée est un peu floue pour moi. Le participant : est-il capable de mieux écrire ? communiquer ? comment gèret-il les moyens de communication dont il dispose ? |
52Au plan de la co-construction des connaissances, cet exemple paraît intéressant puisque c’est grâce aux questionnements d’un partenaire que l’étudiante a pu mettre à distance une idée d’un auteur qu’elle avait reprise à son compte sans la comprendre tout à fait et qu’elle a ensuite été conduite à formuler une hypothèse interprétative sur celle-ci (« Le participant : est-il capable de mieux écrire ? Communiquer ? Comment gère-t-il les moyens de communication dont il dispose ? »). En outre, ce phénomène de brouillage énonciatif est fréquent dans le discours des étudiants qui tentent de s’approprier des notions et des théories (Boch et Grossmann, 2002). Il peut donc être utile pour un enseignant-tuteur en ligne d’y être attentif, afin de pouvoir attirer l’attention des étudiants sur celui-ci.
5. Discussion et conclusion
5.1. La clarification plutôt que le désaccord
53L’usage récurrent de la modalité interrogative et les reprises du discours de l’autre dans le cadre d’échanges ou de séquences portant sur les notions du cours constituent deux indices de la co-construction du discours, révélateurs d’une certaine forme de co-construction des connaissances. L’analyse des échanges a révélé que les activités cognitives repérables à travers le discours des étudiants sont essentiellement liées à un effort de compréhension et de clarification d’un dispositif d’apprentissage et de certaines notions. Les nombreuses marques lexicales et discursives renvoyant à la clarification en témoignent.
54Exemple :
(9) « pourrais-tu préciser ta pensée ? »
(10) « tes commentaires m’éclaircissent ».
(11) « Je comprends mieux maintenant merci ».
55Dans ces séquences, on observe parfois quelques dissonances cognitives mais pas de véritable désaccord traité sous une forme argumentée. Ceci paraît important à souligner par rapport aux recherches sur la co-construction des connaissances en ACAO qui s’efforcent de caractériser la relation entre forme d’interaction et type d’apprentissage. Comme cela a déjà été évoqué, le désaccord qui peut naître entre les participants est souvent considéré comme un élément déterminant dans la mise en œuvre du processus d’apprentissage. Cependant, comme le précisent Baker et al. (2003, p. 126), il n’est pas surprenant que les étudiants ne « puissent adopter des positions argumentatives stables par rapport à des connaissances, qui par hypothèse, sont en cours d’élaboration (Nonnon, 1996) ». Si l’on se réfère à la définition de l’interaction épistémique fournie dans la partie 3., ce sera donc plutôt à travers des activités de clarification et d’explication qu’un processus de co-construction des connaissances pourra se mettre en place dans des contextes tels que celui qui a été observé dans cette étude.
56Cependant, il faut souligner la spécificité du contexte de cette recherche. En effet, les étudiants sont engagés dans une tâche collaborative portant sur l’étude de formations en ligne pour lesquelles ils étudient notamment les mécanismes d’échange. On peut donc se demander si les étudiants ne mettent pas en œuvre des stratégies de co-construction de connaissances du fait de leur expertise dans le domaine. Il sera donc intéressant de vérifier si le phénomène de reprise, par exemple, est exploité par des étudiants dans d’autres situations de formation.
57Si l’on adopte le point de vue de l’enseignant-concepteur de tâches collaboratives à distance, on peut noter que la tâche intermédiaire, qui a donné lieu à des séquences de co-construction des connaissances grâce à un travail de clarification et de confrontation de représentations à partir de la lecture d’articles de recherche, pourrait tout à fait être envisagée dans différents types de tâches, autres que celle qui faisait l’objet de la production finale dans le dispositif étudié. On pense, par exemple, à la réalisation d’une synthèse de textes ou encore à la préparation d’un exposé à faire en classe, dans le cadre d’une formation hybride.
5.2. Le rôle déterminant des modalités de travail
58Cette étude aura permis de répondre positivement à la première question posée en introduction, à savoir : y a-t-il des échanges orientés vers la co-construction des connaissances en lien avec les notions du cours pendant la réalisation de la tâche par les étudiants ? Néanmoins, il importe de préciser que seuls deux des trois groupes observés ont eu ce type d’échanges. Ces résultats sont à mettre en relation avec la façon dont les étudiants ont décidé d’organiser leur travail au sein du groupe. En effet, les deux groupes (A et B) qui ont eu des échanges sur le forum à propos des notions du cours ont adopté un mode de travail collaboratif, comme l’indique l’extrait suivant :
59Exemple :
(12) (I., groupe A, fil de discussion : « l’organisation du travail »)
Concernant les lectures, je suis assez d’accord avec E., et je pense aussi que pour les textes les plus importants, nous devons toutes les lire, afin de mieux partager nos impressions, enrichir nos réflexions et peut-être éviter des erreurs d’interprétation. Après, rien n’empêche d’ajouter des choses en plus susceptibles d’enrichir notre base commune (bien au contraire !).
60En revanche, le 3e groupe qui n’a pas eu d’échanges de ce type a choisi un mode de travail coopératif :
61Exemple :
(13) (M., groupe C, fil de discussion : « journal de bord »)
Notre méthode de travail sera la suivante : chacun lit ses articles, trouve des questions, tente de les ranger par thèmes. Ensuite on mutualise les travaux individuels ; en principe certains thèmes devraient se recouper. Puis nous finalisons l’ensemble pour obtenir un guide d’entretien.
62Dans ce 2e cas (13), chacun lisant ses propres articles, il ne pouvait y avoir confrontation d’interprétation ou demande de clarification liée à telle ou telle question, si ce n’est plutôt vers la fin de la tâche au moment de l’élaboration du guide d’entretien. Ceci montre donc que la présence d’échanges orientés vers la co-construction des connaissances dépend, pour partie du moins, des modalités d’organisation du travail adoptées par le groupe (voir Mangenot et Nissen, 2006).
63Si l’on se place du point de vue de l’enseignant-concepteur de tâche, on peut imaginer qu’un certain guidage dans la formulation des consignes de la tâche, concernant l’organisation du travail collectif, pourrait permettre de susciter ce type d’échanges. Néanmoins, ceci ne constitue pas nécessairement une piste opportune si cela doit se faire au détriment de la diversité des processus.
5.3. D’autres outils pour la co-construction des connaissances
64Des séquences interactionnelles sur le forum, portant sur les notions visées par le cours, n’ont pu être observées que dans deux groupes sur les trois du corpus initial. Cependant, il importe de souligner que l’étude de l’ensemble du déroulement du travail a montré que le troisième groupe (C) avait essentiellement eu recours au wiki pour co-construire le guide d’entretien. Et c’est directement sur le wiki que les étudiants ont parfois pu échanger à propos de telle ou telle notion. Quant aux étudiants du groupe A, ils ont parfois usé de la fonction « commentaire » dans des fichiers Word joints à leur message sur le forum pour réagir aux réflexions ou aux questions formulées par leurs partenaires, de la même façon qu’ils auraient pu le faire sur le forum comme dans les exemples que nous avons présentés.
65Ceci révèle que d’autres outils peuvent être exploités par les participants pour co-construire des connaissances, même si avec ces derniers, le degré de co-élaboration du discours est moindre que sur le forum. Ainsi, les processus d’apprentissage dans le cadre d’une tâche collaborative demandent-ils à être explorés sur d’autres espaces que le forum ou encore le chat.
Notes de bas de page
1 Dans ses recherches, Baker s’attache à « décrire, voire modéliser, les processus par lesquels les apprenants co-élaborent des connaissances, au sein de types ou genres de dialogues spécifiques, dans différentes situations de résolutions de problèmes » (p. 16).
3 http://w3.u-grenoble3.fr/fle-1-ligne/
4 « bloc d’échanges reliés par un fort degré de cohérence sémantique et/ou pragmatique » (Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 218).
5 Tous les extraits du corpus sont repris tels qu’ils ont été produits par les locuteurs.
6 L’usage de l'italique dans les extraits du corpus permet de pointer le phénomène décrit.
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