Un cadre d’analyse multidimensionnel de débats en ligne asynchrones
p. 25-43
Texte intégral
1La formation professionnelle initiale des professeurs stagiaires de sciences de la vie et de la Terre (SVT) à l’institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Bretagne est une formation professionnelle par alternance au sein de laquelle l’analyse de la pratique professionnelle occupe une place importante. Elle est centrée sur un dispositif de formation hybride qui articule des temps de formation en présentiel (séances en petits groupes, visites de classes) et des temps de formation à distance. Les formateurs SVT réalisent en particulier, à distance et de manière asynchrone, des forums de discussion électroniques tutorés que nous avons nommés forums débats. Il s’agit, sur une période de temps donnée, d’environ un mois, d’amener les professeurs stagiaires à débattre sur des questions professionnelles polémiques.
2Nous approfondissons depuis plusieurs années (2005-2008) l’analyse de ce type de débats en ligne asynchrones dans l’objectif d’en comprendre l’impact sur la construction de compétences par les professeurs stagiaires y participant. On peut penser que dans ce genre de débat s’expriment et s’entrecroisent des propos en rapport avec divers types de compétences professionnelles au regard du référentiel métier mis en place récemment par le ministère de l’Éducation nationale1. Des compétences de type conversationnel, en particulier autour de l’argumentation, sont également mises en œuvre au cours de ces échanges. De manière complémentaire, il nous a paru intéressant de nous pencher sur les modes sociaux de co-construction de connaissances au sein du forum débat. Ainsi, les questions auxquelles nous tentons d’apporter une réponse se structurent autour de trois dimensions d’analyse :
Analyse de la dimension épistémique : comment détecter des indices fiables de construction de compétences professionnelles à travers les propos tenus ?
Analyse de la dimension argumentative : comment se structure l’argumentation dans ce type de forum de discussion ? Comment dégager les grandes lignes de la conceptualisation par l’argumentation qui se construit au fil des échanges ?
Analyse de la dimension sociale : par quel processus socio-collaboratif s’opère la construction de savoirs identifiés ? Quels mécanismes font fructifier les interactions entre les professeurs stagiaires ?
3À partir de cette triple interrogation, nous avons construit au fil du temps un cadre d’analyse multidimensionnel de nos forums débats qui s’inspire du cadre d’analyse de Weinberger et Fischer (2006). Ce chapitre décrit cette approche originale d’un forum de discussion selon trois dimensions complémentaires : dimension épistémique, dimension argumentative et dimension sociale. L’exemple utilisé comme fil conducteur de notre présentation est un forum débat proposé durant l’année scolaire 2004-2005 à des professeurs stagiaires de SVT et qui a pour thème : l’interrogation écrite surprise (IES), pratique professionnelle que les professeurs stagiaires rencontrent couramment dans les établissements où ils effectuent leur stage et qu’ils ont connue en tant qu’élèves. Ce type de débat se situe en aval de journées de formation en présentiel consacrées au thème général de l’évaluation des élèves. Il se présente comme une forme d’écriture professionnelle permettant la mobilisation de la pensée des professeurs stagiaires sur des questions professionnelles délimitées. Les formateurs visent une certaine forme de conceptualisation des pratiques échangées sur le thème abordé et la co-construction de stratégies d’enseignement permettant éventuellement de dépasser les contradictions initialement exprimées.
1. Le cadre théorique d’analyse
4Notre cadre théorique s’inspire de celui de Weinberger et Fischer (2006) qui développent un modèle d’analyse multidimensionnel de la co-construction de connaissances par l’argumentation dans un environnement CSCL2.
1.1. Dimension épistémique
5Le pari de la formation professionnelle initiale en IUFM est de tenter une mise en synergie entre savoir théorique et savoir pragmatique au bénéfice de la construction de compétences professionnelles. Dès que l’on parle de compétences, la difficulté consiste à s’accorder sur une définition du concept. Pour des auteurs comme Le Boterf (1994), Perrenoud (1997), Beckers (2002) ou Allal (2002), la compétence est « savoir mobiliser dans l’action » des ressources internes (cognitives) et externes afin de traiter une tâche ou afin de résoudre un problème complexe. Tous ces auteurs nous renvoient finalement au constructivisme piagétien, aux notions de schèmes d’action et de classes de situations dont Vergnaud (1990) affinera les concepts dans sa théorie des champs conceptuels. C’est dans ce contexte que notre choix s’est porté sur le modèle de Coulet et Chauvigné (2005) qui considère la construction d’une compétence comme la mise en œuvre d’une activité productive de schèmes d’action qui s’accompagne de formes de régulation de l’activité de trois types : des régulations en boucle courte, des régulations en boucle longue et des régulations de type changement de schème. Les régulations en boucles courtes consistent, pour le sujet, à modifier son activité grâce à un simple changement des règles d’action en fonction des résultats enregistrés mais sans que les formes de conceptualisation (les invariants opératoires) qui fondent l’activité, ne soient remises en cause. Les régulations en boucle longue sont, au contraire, orientées vers des changements au niveau des invariants opératoires, le sujet cherchant en priorité à comprendre. Enfin, il peut se faire qu’après avoir raisonné et agi dans l’espace problème, le sujet opère une décentration plus importante et se mette à raisonner et agir sur l’espace problème, réorganisant ainsi son activité en faisant appel à un nouveau schème (figure 1).
6Nous postulons que les messages postés par les professeurs stagiaires dans un forum débat prennent le statut de « fenêtres » ouvertes à la fois sur leurs conceptions du métier et sur leurs pratiques effectives. Les propos exprimés par les professeurs stagiaires dans le débat IES peuvent s’interpréter comme une forme de verbalisation de schèmes d’action produits, mis en œuvre, interrogés ou tout simplement en gestation, en rapport avec des situations de classe vécues ou rapportées autour de l’IES.
1.2. Dimension argumentative
7Il est important de bien définir la nature des pratiques argumentatives dans ce type de forum de discussion. Nous pensons qu’un forum débat est favorable à la mise en place de séquences argumentatives (Kuhn, 1991). Dans une séquence argumentative, les arguments se construisent en premier pour justifier une ou plusieurs positions. Ensuite, les partenaires d’apprentissage construisent des contre-arguments pour défier et reconsidérer ces positions. Les contre-arguments facilitent les activités méta-cognitives, incitant l’apprenant à revoir l’argument initial (Leitão, 2000). Enfin, les apprenants peuvent construire ce que Leitão appelle des répliques qui contribuent au final à affiner les positions initiales. Selon Leitão, les étapes individuelles d’une séquence argumentative représentent un cycle de construction de connaissances. C’est en pesant arguments et contre-arguments, pour essayer de résoudre des problèmes complexes, que les participants d’un débat peuvent acquérir de nouvelles connaissances sur le domaine considéré mais aussi acquérir la capacité à envisager un problème selon des perspectives multiples.
8La recherche de séquences argumentatives au sein du forum débat IES nous a permis d’en révéler la trame argumentative et d’en dégager les potentialités en terme d’acquisition de connaissances (voir 3.). En revanche, cela ne nous dit rien sur la structure des arguments ou contre-arguments développés. La structuration de l’argumentation dans un forum débat peut être étudiée en se référant au modèle de Toulmin (1993). Mais au constat que ce modèle est difficile à appliquer dans sa globalité pour un débat sur le mode de la conversation (en ligne ou non) (Desjardins, 2002), nous nous sommes tournés vers les travaux de Weinberger et Fischer (2006) qui utilisent un modèle plus simple, inspiré du modèle de Toulmin. Ces deux chercheurs proposent d’étudier la structuration des arguments d’un débat électronique asynchrone selon quatre catégories : l’assertion simple, l’assertion qualifiée, l’assertion garantie, l’assertion garantie et qualifiée.
9Les assertions sont des déclarations qui mettent en évidence la position que les professeurs stagiaires prennent. Les garanties sont des données (observations, témoignages, expériences, références théoriques, etc.) qui présentent les raisons pour lesquelles une assertion peut être considérée comme valide. Des liens logiques signalent souvent la manière dont une assertion est reliée aux données la garantissant. Enfin, les qualificateurs sont des données qui limitent la validité d’une assertion à un public ou des circonstances spécifiques.
1.3. Dimension sociale
10La manière dont les participants à ces forums débats construisent des arguments peut être distribuée entre plusieurs membres d’un groupe. D’après Weinberger et Fischer (2006), cette construction argumentative s’effectue selon cinq niveaux d’investissement bien différents du point de vue social :
l’externalisation, caractérisée par les situations où les professeurs stagiaires apportent leur contribution sans faire référence aux autres contributions dans le forum (Webb, 1989) ;
l’élicitation, correspondant aux situations où l’un des participants au forum utilise ses partenaires comme ressources en leur posant des questions (Dillenbourg et al., 1996) ;
la construction d’un consensus rapide, se traduisant par le fait qu’un professeur stagiaire accepte les propositions d’un ou de plusieurs autres stagiaires, soit parce qu’il est convaincu, soit parce qu’il désire que le débat avance même sans être convaincu ;
la construction d’un consensus par intégration, caractérisée par des situations où les professeurs stagiaires intègrent à leur propos les arguments d’autres professeurs stagiaires ;
la construction d’un consensus basé sur le conflit, qui aboutit à un consensus en reprenant les différentes alternatives et en tentant de les dépasser.
11Cependant, nous savons bien que la collaboration ne produit pas systématiquement les effets d’apprentissage et de socialisation escomptés (Johnson et Johnson, 1999). Pour tenter de comprendre si les traces de savoir collectif produisent un effet au niveau individuel, la question des interactions sociales et des prises de postures diversifiées au sein des échanges (Lameul, 2006) s’est imposée au fil de notre travail. L’analyse épistémique tente de repérer des schèmes ou des composantes de schèmes que chaque intervenant dans le forum évoque, soit au regard de ses propres pratiques, soit au regard de celles des autres intervenants. À ce niveau, il s’agit bien de schèmes individuels mais que les interactions verbales dans le cadre du forum vont, d’une part, pouvoir éventuellement affecter, et d’autre part, permettre de partager. Le schème est alors appréhendé dans ses caractéristiques culturelles : on peut repérer une organisation de l’activité assez largement partagée par plusieurs individus3. Toutefois, c’est dans l’analyse des influences des interactions sur la déconstruction / reconstruction de schèmes individuels qu’on pourrait voir véritablement quelle est la contribution du forum au développement des compétences individuelles et en quoi ces compétences individuelles tendent à converger (culture commune) ou à diverger (identité propre) (Lameul et Kuster, 2009).
2. La méthodologie d’analyse
12La littérature sur les forums de discussion montre essentiellement deux approches méthodologiques : la première, de nature quantitative, propose des analyses statistiques du contenu du forum ; la seconde, de nature qualitative, expose une analyse didactique ou linguistique, par exemple des discours postés par les intervenants. L’analyse quantitative présente comme avantage d’être dans une certaine mesure réplicable et transférable à des situations proches. Mais il s’agit le plus souvent d’une certaine forme de lecture du contenu plus qu’une interprétation réelle de ce qui est écrit. La catégorisation réalisée et quantifiée fait parfois oublier le contenu même de ce qui est écrit. L’analyse qualitative est une analyse qui entre dans le détail de ce qui est exprimé (parfois mot à mot). On accède à une compréhension très approfondie de la situation analysée, mais l’interprétation peut être très subjective, généralement non réplicable et peu transférable à d’autres situations.
13Notre méthodologie d’analyse est conçue comme une approche intégrée (Chi, 1997) qui associe analyse quantitative et analyse qualitative du contenu d’un forum débat, chacune des deux analyses devant enrichir l’autre. Nous sommes partis de l’hypothèse que ce qui a trait aux trois dimensions de notre analyse est repérable par des actes de discours spécifiques et catégorisables et que la fréquence de ces actes de discours est un indicateur fiable et objectif de nos interprétations.
2.1. Catégorisation des actes du discours à partir des modèles théoriques retenus
14Il s’agit pour chaque dimension de notre analyse de s’appuyer sur les modèles théoriques retenus et d’en extraire une grille de catégories que l’on pourra appliquer à l’ensemble des messages du forum. Les tableaux 1 à 3 donnent des exemples de grilles de catégorisation pour les dimensions épistémique, argumentative et sociale.
Catégories | Description | |
Invariants opératoires | Théorèmes en actes : ce que le sujet tient pour vrai Concepts en actes : ce que le sujet tient pour pertinent | |
Inférences | Prise d’informations, raisonnements, calculs permettant l’adaptation du schème aux spécificités de la situation | |
Activité productive : schème d’action | Règles d’action | Transformations matérielles ou symboliques que nécessite la tâche pour atteindre les buts ou sous-buts qui y sont attachés |
Anticipations | Attentes et prédictions que le sujet se forge en termes de résultats | |
Résultats | Résultats de l’application du schème d’action à la situation. La non-conformité des résultats obtenus au regard des anticipations élaborées peut se traduire par des feed-back (régulations) | |
Boucle de régulation courte | Modification portant sur les règles d’action du schème | |
Activité constructive : régulations | Boucle de régulation longue | Modification portant sur les invariants opératoires du schème |
Changement de schème | Décentration, réorganisation de l’activité en opérant un changement de schème | |
Interactions nonépistémiques | Digressions sans relation avec l’objet du débat |
Catégories | Description |
Assertion simple | Déclaration d’une opinion sans délimitation de sa validité ni apport de garanties |
Assertion qualifiée | Assertion sans apport de garanties mais comportant des éléments délimitant son domaine de validité |
Assertion garantie | Assertion sans délimitation de sa validité mais comportant l’apport de garanties qui la justifient |
Assertion garantie et qualifiée | Assertion comportant l’apport de garanties qui la justifient et la délimitation de sa validité |
En dehors de la tâche | Questions, digressions ou tout énoncé sans rapport avec le débat |
Catégories | Description |
Externalisation | Articulation de ses pensées au groupe |
Élicitation | Questionnement ou provocation d’une réaction de la part des partenaires d’apprentissage |
Construction d’un consensus rapide | Acceptation des contributions des partenaires d’apprentissage dans le but de faire avancer la résolution de la tâche |
Construction d’un consensus par intégration | Intégration et mise en application des propositions des partenaires d’apprentissage |
Construction d’un consensus basé sur le conflit | Désapprobation, modification et remplacement des propositions des partenaires d’apprentissage |
2.2. Analyse quantitative du corpus de données
2.2.1. Segmentation du forum
15Les unités propres de notre corpus (fils, messages, phrases, etc.) ne constituent pas « naturellement » des grains d’analyse adaptés. Il est nécessaire de recourir à une segmentation du discours selon un ensemble de règles qui ont été établies ici à partir des catégorisations retenues pour les trois dimensions travaillées. Le découpage relève alors de l’interprétation que l’on se donne du fonctionnement mental des locuteurs (découpage sémantique) plutôt que d’un découpage syntaxique. Le grain d’analyse est alors variable d’une dimension à une autre. Il peut aussi varier au sein même d’une dimension d’analyse selon les différents niveaux de connaissance recherchés dans le discours des professeurs stagiaires (Chi, 1997).
16Un segment ou unité d’analyse étant variable dans sa longueur, comment être objectif dans ce travail de découpage ? La solution retenue est le recours à la « méthode des juges », c’est-à-dire que le découpage du corpus est réalisé indépendamment par deux personnes utilisant les mêmes règles de segmentation. Le calcul d’un Kappa de Cohen (1960) nous permet d’en vérifier le taux de fiabilité. Ce test statistique permet de mesurer la qualité de l’accord réel entre des jugements qualitatifs appariés. Il exprime une différence relative entre la proportion d’accord observée Po et la proportion d’accord aléatoire Pe qui est la valeur espérée sous l’hypothèse nulle d’indépendance des jugements, divisée par la quantité disponible au-delà de l’accord aléatoire.
17En définitive, K est un pourcentage de l’accord maximum corrigé de ce qu’il serait sous le simple effet du hasard. Dans le cas d’une étude d’accord entre deux observateurs statistiquement indépendants ayant r modalités de jugement, avec r ≥ 2, le coefficient Kappa s’écrit :
18 avec Po la proportion d’accord observée et Pe la proportion d’accord aléatoire ou concordance attendue sous l’hypothèse nulle d’indépendance des jugements.
19Si le niveau d’accord est insuffisant, les codeurs discutent à partir de cas de désaccord, précisent les règles de segmentation et refont le travail séparément jusqu’à obtenir un Kappa proche de 0,8, jugé satisfaisant d’après l’échelle de Landis et Koch (tableau 4).
Accord | Kappa |
Excellent | ≥ 0,81 |
Bon | 0,80 - 0,61 |
Modéré | 0,60 - 0,41 |
Médiocre | 0,40 - 0,21 |
Mauvais | 0,20 - 0,0 |
Très mauvais | < 0,0 |
2.2.2. Codage des segments
20Le codage des segments se fait en utilisant une table de règles de codage qui reprend et détaille la grille de catégorisation retenue. À titre d’exemple, le tableau 5 propose un extrait de la table des règles concernant la dimension argumentative utilisée pour le codage du forum débat IES. On y constate que la colonne qui décrit chaque catégorie est davantage détaillée que précédemment et que des exemples de segments types sont proposés pour chaque catégorie.
Catégories | Description | Exemples |
Assertion simple | Déclaration d’une opinion sans délimitation de sa validité ni apport de garanties | « Le problème majeur, à mon avis, c’est les rapports qu’il (l’IES) instaure entre le prof qui sanctionne par le devoir quand bon lui semble et les élèves. » |
Assertion qualifiée | Assertion sans apport de garanties mais comportant des éléments délimitant sa validité : ○ dans le temps (regarder la conjugaison) ; ○ par rapport à un groupe d’individus précis, par exemple des élèves d’une classe (celle du professeur stagiaire le plus souvent) ou d’un niveau (collège, lycée) ; ○ comme un cas particulier ou avec un certain degré de généralisation (regarder les mots comme : courant, rarement, généralement, probablement, etc.). | « Je pensais auparavant que les interrogations surprises représentaient presque un abus d’autorité de la part des profs » |
Assertion garantie | Assertion sans délimitation de sa validité mais comportant l’apport de garanties qui la justifient : ○ un témoignage de situation de classe vécue en tant que professeur ou en tant qu’élève, ○ la référence à un autre professeur stagiaire ou à un expert (formateur, ou conseiller pédagogique par exemple) ; ○ la référence à des textes institutionnels (programmes, BO, règlement intérieur…) ; ○ la référence à des éléments statistiques ; ○ la référence à des concepts ou théories des sciences de l’éducation | « Comme Christine, je pense que les interros surprises régulières (qui dès lors ne le sont plus) peuvent être un bon stimulant. » |
Assertion garantie et qualifiée | Assertion comportant l’apport de garantie qui la justifient et la délimitation de sa validité | « Un petit apport venant de la méthode de ma tutrice (valable pour le collège) : au début de l’année, les élèves signent un contrant de travail qui indique qu’ils apprendront pour chaque cours la leçon précédent… Les interrogations ne sont jamais annoncées. Ses élèves le savent. Apparemment ça fonctionne à peu près. » |
En dehors de la tâche | Questions, digressions ou tout énoncé sans rapport avec le débat. | « Alors, à ceux qui estiment que ma contribution parasite le forum, mea culpa, et je m’éclipse… » |
21À noter que la méthode des juges est aussi utilisée pour le codage des segments dans chacune des dimensions étudiées : notre analyse finale du corpus résulte bien du croisement de ces analyses différenciées des dimensions argumentative, épistémique et sociale.
2.3. Analyse qualitative des segments par catégorie
22L’analyse qualitative des segments dans chacune des dimensions permet de donner des interprétations fines des catégories les plus représentatives quantitativement. Ainsi dans le forum débat IES, nous avons pu montrer la centration du débat sur le suivi de l’apprentissage des élèves avec la mobilisation d’un schème d’action assez vaste concernant le suivi régulier du travail des élèves dont l’IES devient une simple règle d’action.
23La figure 2 propose, selon le modèle de Coulet et Chauvigné (2005), notre interprétation du contenu des 169 segments associés à ce schème et ses formes de régulation. Nous visualisons par cette modélisation une compétence en construction, distribuée et mobilisée par une majorité de professeurs stagiaires face au problème du suivi du travail des élèves en dehors de la classe ou, du moins, nous accédons à la verbalisation de cette compétence dans cet exercice collectif d’analyse de la pratique.
3. Utilisation du cadre d’analyse : quelques résultats appliqués au forum débat IES
24Il s’agit dans ce paragraphe de ne reprendre que quelques grandes lignes de notre démarche, le minimum indispensable pour que d’autres équipes de chercheurs l’appliquent à d’autres corpus. Une entrée en dialogue et en collaboration avec ces futures équipes nous permettrait de procéder à une étude comparative qui nous renseignerait utilement sur la validité de notre démarche et probablement enrichirait notre questionnement. Le lecteur qui souhaite approfondir certains points et prendre connaissance de manière plus approfondie des résultats qu’elle a produits pourra se reporter aux articles que nous avons régulièrement produits (voir bibliographie).
Dimension épistémique | Dimension argumentative | Dimension sociale | ||||
Nombre de segments | 433 | 100 % | 403 | 100 % | 475 | 100 % |
Accord entre les deux codeurs | 433 | 100 % | 390 | 96,8 % | 464 | 97,7 % |
Kappa de Cohen | 1 | 0,93 | 0,94 | |||
Interactions hors tâche | 52 | 12 % | 52 | 13,3 % | 67 | 14,4 % |
25Les premières données issues de l’approche quantitative du corpus permettent de comparer les segmentations dans les trois dimensions, de voir si les grains de segmentation sont comparables ou pas et de quantifier également ce qui est hors propos vis-à-vis des analyses qui seront conduites ensuite. Le tableau 6 propose les résultats de nos différentes segmentations des 54 messages du forum débat IES de 2004-2005 postés par 30 professeurs stagiaires de SVT (82 % de participation) et 3 formateurs.
26Deux à trois tours de segmentation ont généralement suffi pour établir un accord total ou presque des codeurs. Nous constatons que les segmentations sont comparables, que les unités de sens dégagés dans les trois dimensions ont à peu près le même grain.
27Les résultats statistiques du tableau 6 indiquent qu’environ 12 % à 14 % seulement du corpus, selon les dimensions, s’écarte du sujet proposé. Il s’agit essentiellement de digressions humoristiques et d’un début de conflit entre trois professeurs stagiaires ayant rapidement fait l’objet d’une intervention du tuteur. L’engagement dans la tâche peut donc être considéré comme excellent, les conditions de l’acquisition d’un savoir par les professeurs stagiaires sont réunies (Cohen, 1994).
28Les procédures utilisées dans les analyses des segments permettent de dégager des lignes d’interprétation dans chaque dimension que nous quantifions à chaque fois. La figure 2 proposée précédemment illustre la reconstitution d’une compétence collective en construction (dimension épistémique) dont chaque élément tiré d’une interprétation qualitative est quantifié de manière à donner à cette interprétation un certain poids, une certaine objectivité par rapport à notre grille d’analyse. Nous pouvons ainsi affirmer que cette interprétation des chercheurs ne se base pas sur un pourcentage minime du corpus qui serait mis ainsi en exergue, mais résulte bien de l’analyse d’une part importante de celui-ci (169 segments sur les 381 analysés, soit 44 % du corpus).
29La figure 3 propose une reconstitution de la trame argumentative du débat pris comme second exemple (dimension argumentative). On distingue deux rapports principaux à l’IES. Une majorité des intervenants se place dans une dynamique favorable à cette pratique (onze prises de positions), une minorité active produisant plutôt des prises de position défavorables (trois prises de position). Chacune de ses prises de position fait l’objet d’un nombre variable d’arguments (A), de contre-arguments (C) et de répliques (R).
30Ce schéma explicite bien notre démarche. Toutes les prises de position n’ont pas la même valeur dans ce débat. On comprend alors facilement que sans la quantification qui les accompagne, on ne peut percevoir où se trouvent les positions majoritaires. Notre approche à la fois quantitative et qualitative des segments nous a permis de mettre en évidence dans notre exemple qu’une idée forte transcende l’opposition, et se trouve à la fois dans les messages favorables et défavorables à l’IES : celle de l’exigence d’un travail régulier de la part des élèves et de son contrôle (en gras sur la figure 3 : 32 messages, 92 segments, 36 arguments, 19 contre-arguments et 37 répliques).
4. Perspectives pour la formation professionnelle
31Nous pensons disposer d’un cadre d’analyse intéressant parce qu’il permet de dépasser cette première vue d’un forum comme une masse informe d’informations sans lien apparent les unes avec les autres – comme ce fut le cas lors de notre premier contact avec le corpus. Dans une préoccupation de mise des résultats de la recherche au service des praticiens, nous nous sommes questionnés pour trouver un bon compromis entre temps à investir dans une démarche de ce type et accès à ce potentiel pour l’intervention du formateur. La figure 4 présente un cadre d’analyse allégé (dimension épistémique) utilisé en formation, plus précisément en analyse de pratiques.
32Cet outil a été expérimenté en janvier 2009 sur plusieurs forums de discussion, dans diverses conditions et auprès de formateurs non spécialistes : analyse par un formateur en sciences de la vie et de la Terre de quelques messages du forum débat IES présenté plus haut (exemple pour ce forum du message de Cécile, tableau 6) ; analyse par un formateur en sciences humaines et sociales (SHS) et par quinze professeurs stagiaires de SVT, dans une séance en présentiel, de quelques messages d’un forum d’analyse de pratiques consacré à l’autorité en classe (exemple pour ce forum du message de Céline, tableau 7).
Message de Cécile | Interprétation par un formateur SVT |
Je pensais auparavant que les interrogations surprises représentaient presque un abus d’autorité de la part des profs. Je pensais qu’il suffisait d’interroger un élève différent au début de chaque cours pour que cela suffise à ce qu’ils apprennent régulièrement leurs cours. Je suis en train de changer complètement d’avis. En effet, en début de cours lorsque j’interroge les élèves, il y en a toujours beaucoup qui lèvent la main pour répondre aux questions (je précise que je suis au collège). Il est donc déjà difficile de faire un choix de l’élève. Je suis tentée bien évidemment d’interroger ceux qui ne lèvent pas la main. Les autres le vivent comme une injustice alors que celui qui n’a pas levé la main est souvent timide et n’ose pas répondre même lorsqu’il sait (il y a des élèves complètement prostrés à l’oral). Il est donc difficile de gérer une interrogation orale en début d’heure. Pour savoir s’ils travaillent ou pas j’ai donc décidé de ramasser des devoirs maison et là, bien sûr, 5 copies strictement identiques. Je me trouvais donc avec des élèves n’ayant pas travaillé et avec une meilleure note que ceux qui avaient travaillé. Là encore, il y a une injustice. J’ai donc pris la décision de mettre des interros surprises car c’est le seul moyen juste que j’ai trouvé pour tester leur travail. J’ai donc prévenu la semaine dernière mes classes de 4e que j’allais mettre des interros surprises en leur expliquant que je voulais tester leur travail personnel régulier et à ma grande surprise ils ont tous trouvé ça normal et juste. | Explicitation d’une règle d’action n° 1 (interrogation orale en début d’heure) basée sur une conception du type « il est nécessaire de soutenir le travail régulier des élèves sans abus d’autorité ». Interprétation des résultats de l’action en classe. Régulation de premier type (boucle courte) : application d’une règle d’action n° 2 (ramasser devoirs) Résultat de l’application de la règle d’action n° 2 et interprétation. Concepts pragmatiques en lien avec les règles d’action. |
Message de Céline qui s’adresse à Sophie | Interprétation par un formateur en SHS | Interprétation par des professeurs stagiaires |
Je prends quelques minutes pour mettre les pieds dans le plat. Il me semble que tu confonds toi-même respect du prof pour ses élèves et faiblesse. J’ai confondu aussi. À Roubaix, avec une classe de cinquième. Il m’a semblé à ce moment qu’en étant à l’écoute de mes élèves, en leur montrant que j’acceptais le dialogue avec eux, je leur prouverais qu’ils pouvaient me faire confiance et que tout irait bien. Je me suis trompée. J’en ai bavé. J’ai failli démissionner. Je pense maintenant que la confiance, ça se gagne. Je pense être ce qu’on appelle une prof autoritaire. Je gronde, je fais les gros yeux, au début de l’année il m’arrive même de punir ou de coller. Mais je ne renvoie pas les élèves, je n’ai fait aucun rapport au principal cette année. Je ne suis pas magique, ni envoûtée. Mon « autorité » n’est pas naturelle, je me la suis construite. Si j’essaie de m’imposer à mes élèves, de me montrer autoritaire, de leur montrer que c’est moi qui commande, en un mot si je suis sévère, c’est par respect pour eux. Demander à des gamins de 12 ou 13 ans de savoir ce qui est bon pour eux, de savoir quand s’arrêter, de connaître les limites sans aucun rappel, sans apprentissage, c’est ce qui me semble être un manque de respect. […] Tu dis qu’on confond souvent respect et faiblesse ? Moi, je dis qu’on confond également autorité et abus de pouvoir. On peut exiger de travailler dans le calme, on peut demander aux élèves de lever la main pour que tout le monde soit entendu, sans hurler, faire une tête de bouledogue, punir à tour de bras, coller, exclure, casser… Il faut juste trouver son créneau. Moi, c’est un bon vieux système de point d’oral à l’ancienne et un humour assez décapant, jamais méchant. Mais il a surtout fallu me convaincre moi-même que l’étape du « c’est moi le chef » était non seulement nécessaire à tout embryon de dialogue, mais encore une étape attendue par les élèves. […] | Conception : l’autorité est naturelle. Il suffit d’être à l’écoute des élèves, d’accepter le dialogue. | Conception : même idée que Sophie sur l’autorité naturelle du professeur, liée en particulier à son statut. |
Résultat : échec. | Elle s’est trompée et elle pense différemment maintenant (régulation). | |
Régulation en boucle longue : l’autorité n’est pas naturelle, elle se construit. | Des actions : je gronde, je fais des gros yeux, je colle, etc. | |
Règles : sévérité en début d’année, ne rien laisser passer, punir, coller. | ||
Les représentations actuelles de Céline qui conditionnent son action en classe : | Des résultats : le dialogue s’instaure progressivement, les élèves font confiance. | |
– avoir du respect pour les élèves, c’est leur apprendre les règles à ne pas dépasser ; | Les idées qui sous-tendent son action : | |
– les élèves ne sont pas assez mûrs pour savoir ce qui est bon pour eux. Ils ne connaissent pas leurs limites sans aucun rappel, sans apprentissage ; | – les élèves ne connaissent pas leurs limites, la sévérité est nécessaire avant tout dialogue ; | |
– ne pas confondre autorité et abus de pouvoir ; | – il ne faut pas confondre autorité et abus de pouvoir ; | |
– la sévérité est nécessaire, elle est attendue par les élèves avant tout dialogue. | – le professeur doit rester le chef mais cette autorité se construit progressivement. |
33Ces deux tableaux illustrent l’appropriation rapide de l’outil proposé à nos deux formateurs. En effet, ils n’ont reçu de notre part qu’une formation d’une heure environ concernant la notion de schème d’action, la description du modèle de construction de compétences et la présentation de l’outil didactique mis à leur disposition. Quant aux professeurs stagiaires, nous leur avons présenté également en trois quarts d’heure l’outil et son contexte scientifique didactisé (c’est-à-dire mis à leur portée). Par ailleurs, la lecture comparée des analyses effectuées par le formateur SHS et les professeurs stagiaires sur quelques messages d’un forum sur l’autorité (tableau 7) montre la transférabilité de l’outil. Cette transférabilité permet de construire chez les professeurs stagiaires ce que Wittorski (2004) appelle des compétences sur le processus d’action ou « compétences de processus », compétences complémentaires à celles attendues par le référentiel métier. Les compétences de processus permettent aux professeurs stagiaires de gérer leurs pratiques de classe et de s’adapter à une diversité de situations d’enseignement-apprentissage. Il s’agit d’amener les professeurs stagiaires à passer du discours spontané, subjectif, intuitif à un discours davantage professionnel, argumenté, raisonné et transférable à des pairs.
34Cette première expérimentation de l’usage en formation d’une partie de notre cadre d’analyse créé pour des besoins de recherche nous paraît assez concluante. Ce qui a été réalisé à partir d’un cadre d’analyse allégé nous encourage à persister dans cette direction et à investir dans la recherche d’une possible automatisation de certaines étapes de notre démarche méthodologique. Un travail est amorcé dans cette perspective au sein de l’ERTé CALICO (Conception pour l’apprentissage en ligne, instrumentation, collaboration) dans laquelle s’inscrit notre groupe de recherche.
5. Conclusion
35En déployant notre méthodologie d’analyse dans cet article, nous espérons avoir apporté une double contribution, à la fois à la communauté des chercheurs et à celle des praticiens.
36Notre recherche illustre tout l’intérêt d’une approche intégrée (l’analyse qualitative et quantitative se complétant mutuellement) ainsi que d’une analyse en finesse et dans la durée pour éclairer la complexité du processus de construction de connaissances au sein d’un forum en ligne. Elle illustre également et questionne la pertinence de détourner des outils méthodologiques pour un usage autre que celui pour lequel ils ont été conçus (utilisation de la grille de Weinberger et Fischer pensée pour des étude de cas, et enrichissement de la dimension épistémique par l’usage du modèle de Coulet et Chauvigné inspiré de Vergnaud).
37Du côté de la pratique, l’expérimentation que nous avons faite d’un usage de ces mêmes outils pour la pratique révèle un potentiel prometteur pour l’action et tout particulièrement pour l’intervention des formateurs accompagnateurs et tuteurs des forums. Deux choses nous restent cependant à affiner pour opérationnaliser à plus large échelle : revenir sur la simplification et l’automatisation des activités que suppose notre modèle ; appliquer notre modèle d’analyse à d’autres corpus dans la perspective d’une généralisation de cet outil créé dans le cadre de la recherche et proposé pour la pratique.
Notes de bas de page
1 Cahier des charges des IUFM (Bulletin officiel, n° 1, 4 janvier 2007).
2 CSCL : Computer Supported Collaborative Learning (en français, « apprentissage collaboratif assisté par ordinateur »).
3 On peut sans doute penser qu’on n’est pas très loin du concept d’« habitus » chez Bourdieu ou de « genre » chez Clot.
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