Introduction
Du e-learning aux interactions pédagogiques en ligne
p. 7-19
Texte intégral
1Les médias et les institutions éducatives évoquent avec de plus en plus d’insistance (et bien souvent, il faut le dire, de naïveté1) les atouts du e-learning, terme que nous traduirons ici par « formation en ligne » et que nous définirons comme formation se déroulant partiellement (on parle alors de formation hybride ; voir, ci-dessous, 2.2.) ou complètement à distance et s’appuyant sur les réseaux (Internet ou Intranet). Après avoir cerné l’objet étudié, les interactions pédagogiques en ligne, cette introduction proposera un embryon de typologie, toute provisoire tant le domaine est évolutif, des dispositifs de formation exploitant la communication en ligne ; elle posera enfin quelques jalons épistémologiques.
1. Médiation et/ou médiatisation ?
2La formation en ligne peut s’appuyer sur une médiatisation technologique plus ou moins grande et sur une médiation humaine plus ou moins présente, ces deux paramètres se combinant de manières diverses (Glikman, 2002). Il convient de préciser à ce stade que Peraya (2008) a proposé d’autres définitions de ces deux termes que celles de Glikman, remarquant fort justement d’une part que les cours médiatisés comportent une part de médiation humaine (l’auteur relève cinq types différents de médiation), d’autre part que le tutorat en ligne (forme de médiation humaine) est en quelque sorte médiatisé par les outils employés. Mais nous en resterons ici à la définition première, dont Peraya reconnaît qu’elle a une « importance stratégique : rappeler aux nombreux concepteurs de dispositifs médiatisés que tout acte pédagogique, à l’instar de tout acte de communication, comporte un important aspect relationnel ».
3Au niveau national français, en tout cas pour ce qui concerne l’enseignement supérieur, l’opération « Campus numériques » (2000-2002)2 avait tout d’abord encouragé des projets pouvant comporter une part variable de médiatisation et de médiation mais constituant des dispositifs à part entière (Fichez, 2009) ; par la suite, la création des « universités numériques thématiques » (UNT)3 a clairement opté pour la mise à disposition de ressources, l’intégration de ces ressources à des dispositifs comportant une éventuelle médiation humaine étant du ressort de chaque établissement, voire de chaque enseignant (Fichez, 2009).
4Concernant les campus numériques, Albero et Thibault (2004, p. 40) regrettent la « prédominance des contenus sur les modalités pédagogiques qui peuvent conduire à leur appropriation ». Fichez (2009, p. 2) constate néanmoins que :
[…] le besoin de communication des usagers-apprenants a suscité l’usage bien plus intensif que prévu par les opérateurs de projet de certains outils (tels que les forums) dans les dispositifs pédagogiques, et que le degré de satisfaction de ces mêmes usagers s’évaluait davantage par rapport à ce type de fonctionnalité que relativement au fait de disposer de ressources numériques sophistiquées.
5Force est donc de constater une certaine dichotomie entre contenus médiatisés et médiation pédagogique, entre conception et tutorat, dichotomie inscrite dans un processus d’industrialisation de la formation (Moeglin, 1998) que les technologies ne font que renforcer. Fichez (2009, p. 4) préconise pour sa part une recherche de complémentarité mais montre bien que :
[…] l’une et l’autre de ces composantes n’ont pas les mêmes incidences sur les modèles économiques et affectent différemment les choix institutionnels : la ressource peut entrer dans une logique institutionnelle d’économie d’échelles et de mutualisation (il n’y a qu’une UNT par grand champ disciplinaire), le dispositif communicationnel est pensé et mis en œuvre à l’échelle de groupes identifiés dans des lieux de formation (établissement universitaire ou autre).
6Cet ouvrage met délibérément l’accent sur la dimension de médiation humaine à distance, à savoir sur les situations de formation dans lesquelles le tutorat et les contacts entre pairs à distance, autrement dit les interactions pédagogiques en ligne, tiennent une place incontournable. Ces situations pédagogiques lors desquelles tout ou partie de la communication s’effectue à travers le réseau Internet sont variées et les plus courantes seront abordées ci-dessous (voir 2.). Leur analyse focalisée sur les interactions en ligne constitue un objet de recherche relativement nouveau que l’on peut aborder à partir de divers cadres théoriques et diverses démarches d’analyse, comme on le constatera à la lecture de cet ouvrage. La voie a été ouverte par la recherche « Outils et didactique pour les interactions en ligne » (ODIL)4, qui s’est déroulée de 2004 à 2007, et par les deux colloques internationaux « Échanger pour apprendre en ligne (ÉPAL) » (Grenoble, juin 2007 et 2009)5, tous trois à l’origine de la réflexion ici menée.
2. Trois familles de dispositifs exploitant la communication en ligne
7Nous évoquerons ici trois familles de dispositifs qui commencent à se stabiliser, en laissant volontairement de côté des approches émergentes comme le mobile learning (voir, dans cet ouvrage, la contribution de Kim et Mangenot), l’exploitation du Web 2.0 à des fins de formation (Varga et Caron, 2009 ; Dohn, 2009) ou les communautés en ligne d’enseignants (Daele et Charlier, 2002 ; contribution, dans cet ouvrage, de Quentin et Bruillard) auxquelles une table-ronde du colloque ÉPAL 2009 était consacrée (Develotte, à paraître). Ces trois familles sont toutes représentées dans tel ou tel chapitre du présent ouvrage.
2.1. La formation (tout) à distance et la question du lien social
8Comme le rappellent Perriault (1996) ou Glikman (2002), l’enseignement à distance est né avec la poste, au XIXe siècle. Parfois envisagé comme enseignement de la deuxième chance, une de ses caractéristiques est l’isolement dans lequel il laisse l’étudiant et les forts taux d’abandon observés (« Il est banal que [les déperditions] atteignent les deux tiers des inscrits », Glikman, 2002, p. 242). On peut alors estimer que le principal atout de la communication en ligne est de rompre cet isolement, en créant du lien social. C’est à cette question que sera consacrée cette sous-partie.
9Glikman (2002, p. 243-254) évoque cinq facteurs d’abandon : le temps, l’isolement, le manque d’autonomie des apprenants, le manque d’accompagnement et la « question primordiale du lien social ». Elle montre que ce dernier facteur, « fondé sur le sentiment d’appartenance à une communauté éducative », est lié aux autres : le lien social permet évidemment de rompre l’isolement, il fait partie de la « dynamique d’autonomisation », son établissement constitue l’une des dimensions importantes de la fonction tutorale. À partir d’une étude de cas, Wegerif (1998), pour sa part, estime également que la « dimension sociale » est capitale dans les « réseaux d’apprentissage asynchrones » mais, à la différence de Glikman, il montre que le sentiment d’appartenance au groupe (« sense of community ») correspond à un seuil à franchir, seuil que ne franchissent pas tous les étudiants, pour des raisons diverses.
10Quelques autres études ont enquêté de manière approfondie auprès d’étudiants sur la manière dont ils avaient ressenti le lien social lors d’apprentissages en ligne. Brown (2001), Conrad (2002) et O’Regan (2003) ont toutes trois évalué des dispositifs entièrement à distance, selon une même approche ethnographique fondée essentiellement sur de longs entretiens avec les étudiants. La première montre quels peuvent être les obstacles à l’établissement du lien social : étudiants travaillant essentiellement pour la note et le diplôme, n’imaginant pas a priori qu’une communauté puisse s’établir autrement qu’en face à face, n’arrivant pas à travailler au même rythme que la majorité (toujours en retard), ne consacrant pas suffisamment de temps aux échanges en ligne, soit par empêchement soit par choix personnel. Brown (2001) et Conrad (2002) ont interrogé les étudiants sur leur propre définition du terme « communauté » ; dans les deux études, les étudiants avaient peu de représentations a priori et décrivaient ensuite comme lien social (« community ») ce qu’ils avaient vécu dans le cadre de leur cours en ligne. Des deux études se dégage l’impression que les étudiants accordent juste ce qu’il faut d’importance au lien social pour travailler dans une ambiance agréable (ils semblent conscients de cette nécessité), mais qu’ils ne sont pas prêts à consacrer une part plus grande de leur temps à cette dimension ; des différences individuelles assez fortes sont cependant relevées, certains appréciant les échanges à caractère purement phatique.
11O’Regan (2003), pour sa part, a étudié les émotions, négatives et positives, des étudiants en ligne : frustration devant une technologie qui ne marche pas toujours, devant un contenu en ligne mal structuré, anxiété face au temps à gérer, face à des consignes de travail peu explicites, face au regard des pairs inconnus, face aux feed-back tutoraux qui tardent ou ne viennent pas, embarras ou honte liés au caractère public et permanent des écrits publiés, enthousiasme devant la nouveauté de ce mode d’apprentissage, devant les possibilités offertes par la technologie, fierté quand on a l’impression d’avoir bien réussi une tâche et que l’on reçoit un feed-back positif de l’enseignant et des pairs. L’auteur conclut d’une part en donnant un certain nombre de conseils pratiques destinés à éviter les émotions négatives, d’autre part en affirmant que la question des émotions ne doit pas être écartée de la recherche sur les environnements en ligne.
12Les auteurs cités ci-dessus s’appuient sur des témoignages d’étudiants plutôt que sur leurs pratiques réelles. En complémentarité avec leurs études, Develotte et Mangenot (2004)6 ont choisi d’étudier la question de l’établissement du lien social en fondant leur recherche sur l’analyse des interactions en ligne lors des deux premiers mois d’une formation à distance (campus numérique FLE). Ils montrent que les enseignants-tuteurs (qui sont aussi, dans le dispositif étudié, les auteurs des cours) jouent un rôle clé dans l’établissement de ce lien, mais également que certains étudiants, plus prêts que d’autres à interagir avec leurs pairs, stimulent les échanges et contribuent donc à renforcer le lien social, que ce soit sur le plan socio-affectif ou socio-cognitif : « tout se passe comme si, du fait qu’ils sont dispersés dans le monde, les étudiants cherchaient à faire corps, à constituer une entité repérable entre eux, en toute intimité virtuelle » (ibid., p. 331).
13Concernant le rôle des tuteurs, les études sont nombreuses mais restent souvent circonscrites à un dispositif particulier : Mangenot et Dejean-Thircuir (2009) ont pourtant montré que le rôle du tuteur change profondément selon le mode de travail collectif envisagé, notamment selon que les étudiants travaillent en petits groupes collaboratifs ou en grand groupe sur le mode de la mutualisation ou de la discussion. Ceci dit, les études convergent sur deux points : d’une part le caractère incontournable de la dimension socio-affective déjà évoquée ci-dessus (pour une étude portant sur plus d’une centaine de sujets, voir la thèse de Quintin, 2008), d’autre part l’importance des tâches pour susciter des interactions en ligne (Oliver et Herrington, 20017 ; Mangenot, 2003 ; Lamy et Hampel, 2007 ; Celik, 2008 ; etc.).
2.2. La variété des dispositifs hybrides
14Stricto sensu, on pourrait appeler dispositif hybride (ou mixte) toute forme d’enseignement/apprentissage ne s’appuyant pas exclusivement sur les trois unités classiques de temps (l’heure de cours), de lieu (la classe) et d’acteurs (l’enseignant et les élèves). Ainsi, un travail en projet donné à faire à des apprenants en dehors de la classe pourrait répondre à cette définition. Cependant, c’est actuellement vers les dispositifs hybrides s’appuyant sur le réseau Internet que les regards se tournent, et c’est exclusivement de ceux-là qu’il sera question.
15On peut alors adopter la définition de Charlier, Deschryver et Peraya (2006) : « des dispositifs articulant à des degrés divers des phases de formation en présentiel et des phases de formation à distance, soutenues par un environnement technologique comme une plateforme de formation ». Ces auteurs soulignent par ailleurs que l’expression est la traduction de « blended learning », la connotation du terme blend étant celle d’un mélange harmonieux et équilibré, alors qu’« hybride » connote la création biologique d’une nouvelle entité à partir d’espèces existantes. On retiendra de ces métaphores l’importance d’un dosage adéquat entre les différentes modalités (hétéroformation ou autoformation), entre les différents ingrédients (ressources, tâches), entre les différents moyens de communiquer (en présence et à distance).
16Si l’on s’interroge maintenant sur l’intérêt de proposer des dispositifs hybrides à la place du présentiel classique, deux arguments sont souvent avancés : l’un qui souligne la possibilité de toucher des publics appréciant une plus grande souplesse temporelle, l’autre qui propose de donner plus de place à l’individualisation et à l’autoformation. En langues, en outre, les dispositifs hybrides peuvent permettre d’autres formes de communication collective (par exemple, des clavardages ou des discussions par forum) que lors des cours en présentiel. Ces arguments peuvent cependant être incompatibles les uns avec les autres : par exemple, une production écrite asynchrone, si on veut lui donner un caractère collectif, nécessite une planification chronologique et peut être partiellement en contradiction avec une individualisation poussée, comme la possibilité de s’inscrire à un cours à tout moment.
17Tout ceci amène à examiner un certain nombre de paramètres permettant de caractériser les dispositifs hybrides. Degache et Nissen (2008) proposent un certain nombre de variables, qui seront ici combinées avec celles de Neumaier (2005) :
Un premier paramètre très concret est la proportion du temps de travail en présence et à distance pour l’étudiant. Neumaier préconise un mode dominant (« lead mode »), qui doit, selon elle, être le mode dans lequel le guidage de l’apprenant est assuré.
Un second paramètre important est le lien présentiel/distance (appelé « integration model » par Neumaier), qui peut être faible ou fort. L’autoformation complémentaire (voir Nissen, 2006) constitue un exemple de lien faible : si le travail à distance n’est pas réalisé, le cours en présentiel ne s’en ressent pas. Dans le meilleur des cas, « les approches hybrides peuvent encourager les participants à faire un meilleur usage du face à face, en sachant que des préparations et des prolongements peuvent avoir lieu en ligne » (Mason, 2002).
Un troisième paramètre, selon Neumaier, est la distribution des contenus et objectifs d’apprentissage. Selon cette auteure, un objectif peut être visé par les deux modes ou bien par un seul. Il est ainsi fréquent que la pratique de l’oral en langues soit réservée au mode présentiel.
Un quatrième paramètre est celui de la méthodologie d’enseignement. Neumaier voit un risque que la méthodologie ne soit pas la même en présence et à distance, sachant que le travail en ligne comporte souvent des exercices autocorrectifs dont l’éventuel caractère béhavioriste est en contradiction avec l’approche communicative.
Le dernier paramètre est celui de la présence ou non d’échanges en ligne entre apprenants et tuteur ; c’est celui qu’étudient Degache et Nissen (2008). Pour Neumaier, il convient d’assurer l’implication des apprenants par des structures d’interaction (« interactional patterns ») adéquates. Ce qui rejoint la notion de « scénario de communication » proposée par Mangenot (2008a).
18On conclura sur la multiplicité des formats possibles de dispositifs hybrides et la difficulté que cela peut poser aux chercheurs désireux de les étudier.
2.3. La télécollaboration en langues
19Pour O’Dowd et Ritter (2006, p. 623-624) :
Le terme télécollaboration désigne l’usage d’outils de communication en ligne pour rapprocher des apprenants de langues de divers pays en vue de mener un projet commun et des échanges interculturels. Ce type de pédagogie des langues basée sur le réseau comprend un large spectre d’activités et exploite des outils de communication variés.
20Après un bref rappel des apports des échanges par Internet, cette partie reprendra la classification des écueils à éviter proposée par ces deux auteurs.
21Comme l’écrivent Degache et Mangenot (2007), un premier apport évident de la télécollaboration est de créer une situation de communication authentique pour faciliter l’appropriation des langues-cultures visées. O’Dowd et Ritter (2006) soulignent en outre l’intérêt d’une pratique de la langue avec des locuteurs natifs. Les langues vivantes sont sans doute la discipline scolaire pour laquelle l’apport d’Internet est le plus grand, car il n’était pas facile de mener des projets avec des pays éloignés tant qu’on ne disposait pas d’un moyen de communication rapide, multimodal (texte, son, images) et gratuit ; les voyages d’élèves dans les pays dont on apprend la langue, solution idéale bien sûr, n’ont jamais pu être généralisés. Cependant, communiquer via Internet avec des apprenants éloignés possédant une autre langue et une autre culture n’est pas toujours facile et ne s’improvise pas. Un consensus traverse toutes les recherches de ce domaine : « la conception des tâches et les processus de leur réalisation sont fondamentaux pour encourager un apprentissage efficace et ciblé » (Thorne et Payne, 2005, p. 385).
22L’échec de cette communication est néanmoins toujours possible, voire fréquent, ce qui amène à en étudier les causes. O’Dowd et Ritter (2006) ont proposé un « inventaire des zones potentielles de dysfonctionnement » des projets de télécollaboration. Ils rapportent toute une série d’études qui décrivent des « échecs communicationnels », notion qu’ils définissent ainsi (p. 624) :
Le terme général « échec communicationnel » sera utilisé pour désigner des cas d’interactions télécollaboratives qui débouchent sur un faible niveau de participation, sur de l’indifférence, de la tension ou même une évaluation négative du groupe partenaire et de sa culture.
23Les causes d’échec sont classées en quatre niveaux : niveau individuel (motivation, attentes, degré de compétence interculturelle des apprenants) ; niveau de la classe et de la méthodologie (coordination entre les enseignants, organisation des échanges et intégration dans le curriculum, conception des tâches, dynamiques de groupe locales) ; niveau socio-institutionnel (accès aux technologies, organisation des études, prestige de la langue cible) ; niveau interactionnel (ethos communicatif de chaque groupe). O’Dowd et Ritter insistent sur les interrelations entre leurs quatre niveaux, soulignant notamment que la motivation et les attentes des apprenants sont liées à la plupart des autres facteurs. Lors d’une des conférences plénières du colloque ÉPAL 2009, O’Dowd (2009, n. p.) a estimé que le défi était celui d’une certaine banalisation de la télécollaboration :
Après avoir étudié ce domaine durant un certain nombre d’années, je constate malheureusement que la télécollaboration est toujours considérée comme une activité en plus (« add-on activity ») liée à des enseignants pionniers et à des étudiants très motivés, au lieu de constituer un élément banalisé (« normalised ») des programmes d’études.
24On peut estimer que ce défi a été relevé par deux projets dans lesquels l’université Stendhal - Grenoble 3 est impliquée : Galanet, projet d’intercompréhension en langues romanes ; Le français en (première) ligne8, projet d’échanges entre étudiants de master 2 de FLE et apprenants de français de divers pays. Ces deux projets, objets d’étude pour la recherche ODIL, sont en effet intégrés aux curriculums depuis de nombreuses années et les étudiants qui y participent obtiennent donc des crédits validants.
3. Démarches de recherche sur les interactions en ligne
3.1. Diversité des domaines de référence
25Une revue des ouvrages et articles sur la question de la formation en ligne montre que plusieurs champs distincts s’y intéressent. On se contentera ici d’une énumération rapide, renvoyant, pour un autre type de réflexion, à un article de Henri, Peraya et Charlier (2007) : ces auteurs montrent bien la diversité des approches9 possibles pour étudier la communication pédagogique médiatisée, même si leur réflexion est focalisée sur l’outil le plus utilisé dans la formation en ligne, le forum.
26Tout d’abord, s’agissant d’un domaine en plein développement, de nombreux écrits relèvent des technologies éducatives (domaine encore mal reconnu en France au plan de la recherche) et présentent soit des études de cas, soit des modélisations en vue de la conception de dispositifs. Certains chercheurs français en sciences de l’éducation proposent cependant des réflexions d’une nature plus théorique (Alava, 2000 ; Paquelin, 2004) ou préfèrent se rattacher au domaine des EIAH (voir ci-dessous). Une thématique récurrente dans ce domaine consiste à tenter de modéliser les objets d’apprentissage : Paquette (2002, p. 110) nomme cette approche le « design pédagogique scientifique ».
27Les sciences de l’information et de la communication s’intéressent également à la formation en ligne, proposant d’une part une approche communicationnelle des dispositifs informatisés et des usages de ces artefacts (Peraya, 2000a ; Puimatto, 2007), d’autre part une réflexion sur l’ industrialisation de la formation, menée notamment dans le séminaire du même nom (dirigé par Pierre Moeglin).
28Le domaine étant fortement instrumenté par les outils technologiques, il est ensuite investi par une branche de recherche reconnue en informatique en France, le champ des « environnements informatiques pour l’apprentissage humain » (EIAH). Il est intéressant de noter que les thèses en informatique relevant de ce paradigme (par exemple George, 2001) comportent une partie importante consacrée aux théories pédagogiques ; mais leur finalité est forcément, dans cette discipline, la conception de systèmes informatiques, d’où une approche centrée sur l’outil.
29Dans le monde anglo-saxon et chez les Scandinaves, où la pluridisciplinarité est plus répandue qu’en France, on constate la présence forte d’un champ nommé Computer Supported Collaborative Learning (CSCL ; en français « apprentissage collaboratif assisté par ordinateur ») : ce champ se fonde sur les principes socio-constructivistes vygotskiens et cherche à créer et analyser des situations de collaboration devant ou à travers les ordinateurs ; il regroupe des chercheurs en informatique, en sciences de l’éducation et en sciences cognitives. L’objectif est le plus souvent de déterminer selon quelles conditions un apprentissage collaboratif se révèle efficace. La démarche de recherche est souvent expérimentale ou quasi expérimentale, bien que certaines voix plaidant pour des approches qualitatives appuyées sur les paradigmes de la cognition située, partagée ou distribuée aient commencé à se faire entendre ces dernières années (voir Zourou, 2009, qui propose un compte-rendu du dernier colloque international CSCL). Une des limites du CSCL comme domaine d’appui pour l’analyse des interactions en ligne est cependant le fait qu’il présuppose la collaboration, au sens fort de réalisation conjointe d’une production commune, en petits groupes et sur une durée de plusieurs semaines. Or ce mode de travail collectif, inspiré de la pédagogie de projet, n’est pas adapté à la majorité des formations à distance « tout-venant », en raison des exigences de ce mode de travail collectif à la fois pour les apprenants (qui n’ont pas toujours l’autonomie nécessaire au travail de groupe à distance) et pour les tuteurs (voir Mangenot et Nissen, 2006).
30On mentionnera encore le domaine de la « communication médiatisée par ordinateur » (CMC en anglais), investi par les sciences du langage10, les sciences de l’information et de la communication (Marcoccia, 1998, 2000, 2003) et la sociologie (Flichy, 2001). La CMC tente de croiser les spécificités « techno-sémio-pragmatiques » (le terme est de Peraya, 2000a) des systèmes technologiques avec une analyse des discours qu’ils véhiculent ; la « communication pédagogique médiatisée » (ibid.) peut être considérée comme une branche de la CMC. L’approche est surtout descriptive. Une finalité possible pourrait être de mieux connaître les outils et les discours qu’ils favorisent afin de mieux instrumenter les pratiques pédagogiques.
31Dans le domaine des langues, enfin, le champ déjà bien structuré de l’« apprentissage des langues assisté par ordinateur » (CALL en anglais) s’est emparé de la question de la communication en ligne et l’on trouve de nombreux articles et même des ouvrages ou des revues sur la télécollaboration, sous les titres Network-Based Language Teaching (Warschauer et Kern, 2000), « Intercultural Competence in Telecollaboration » (Belz, 2003), Online Intercultural Exchange (O’Dowd, 2007), « Échanges exolingues via Internet » (Degache et Mangenot, 2007). L’accent est souvent mis sur la dimension plurilingue (Degache et Tea, 2003) ou interculturelle (Ware et Kramsch, 2005) des échanges.
32Tous les champs évoqués n’ont évidemment pas les mêmes paradigmes de recherche, certains privilégiant les démarches expérimentales, d’autres les approches qualitatives descriptives, d’autres enfin penchant plus vers la recherche-action ou la recherche-développement. Il en résulte une multitude d’approches (voir, ci-dessus, la note 9), ce que l’on peut considérer comme une richesse mais également comme une faiblesse en termes de retombées de la recherche sur les pratiques pédagogiques via Internet.
3.2. À la recherche d’une approche écologique et qualitative
33L’ambition du projet ODIL, des colloques ÉPAL et du présent ouvrage est d’aborder la question de la formation, et plus particulièrement des interactions en ligne à partir des sciences humaines et sociales, sans toutefois sous-estimer l’impact des outils technologiques sur la communication pédagogique. Ceci implique le croisement d’entrées disciplinaires multiples.
34Concernant l’apport des sciences du langage, des chercheurs du domaine CSCL (Dillenbourg et al., 1996, p. 203) avaient déjà pointé, il y a une quinzaine d’années :
[…] la possibilité prometteuse pour la recherche sur l’apprentissage collaboratif d’exploiter certaines branches de la linguistique s’intéressant aux modèles conversationnels, au discours ou au dialogue en leur demandant de fournir un cadre théorique plus rigoureux pour les analyses [d’interactions en ligne].
35Une telle proposition ne pouvait que séduire ceux qui étudient la question de la formation en ligne à partir des sciences du langage et de la didactique des langues, et elle a en quelque sorte servi de point de départ à la recherche ODIL. Trois limites sont cependant assez vite apparues : la plupart des chercheurs ayant suivi la suggestion programmatique de Dillenbourg et al.11 recueillent leurs corpus d’interactions dans des situations expérimentales, ne s’intéressent qu’à la collaboration et utilisent principalement la méthodologie de l’analyse de contenu quantitative. Or les chercheurs d’ODIL, sans rejeter le domaine CSCL, dont certains se réclament, souhaitaient plutôt étudier des terrains « écologiques » (situations non créées pour les besoins de l’expérimentation), ne pas se limiter à des situations de collaboration et s’appuyer sur des analyses qualitatives des interactions en ligne (analyse de discours, approches acquisitionnistes, analyse conversationnelle, etc.) pour lesquelles ils se sentaient mieux armés. Ils voulaient également pouvoir recueillir d’autres données que les interactions, comme l’explique un extrait du projet ODIL :
Une des conséquences essentielles d’une telle démarche est de s’appuyer sur des données à la fois écologiques (recueillies dans des situations pédagogiques non créées), exhaustives (pour une situation donnée, on dispose de la totalité des interactions) et diverses (outre les interactions, on dispose de questionnaires, d’entretiens, de relevés de traces). Il devient ainsi possible de confronter la conception pédagogique initiale avec la réalité du comportement des acteurs (apprenants, tuteurs, coordinateur), notamment dans leur dimension d’usage des outils mis à leur disposition.
36Croiser une analyse des interactions en ligne avec d’autres types de données peut, par ailleurs, accroître la validité des résultats (Van der Maren, 2003, préconise la « triangulation des données »). On trouve dans (Mangenot, 2007) un exemple de cas où il est nécessaire de s’appuyer sur d’autres données que les interactions : celui des étudiants qui ne s’expriment pas mais lisent tous les messages de forums et disent ensuite, dans des questionnaires, avoir pleinement profité de la formation en ligne. Ces étudiants, bien sûr, n’apparaissent pas dans le corpus des interactions ; on peut les repérer si la plateforme de suivi permet un recueil des traces, mais seuls des questionnaires ou des entretiens permettent de connaître leurs motivations. Robin Goodfellow (2007) a consacré à ces lurkers une partie de sa conférence plénière à ÉPAL 2007.
Notes de bas de page
1 On en a eu un exemple marquant avec la pandémie grippale et l’incitation des ministères de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur à avoir recours à Internet pour « assurer la continuité pédagogique » en cas de fermeture des établissements, comme si la mise à disposition de ressources en ligne pouvait remplacer les cours. Le titre ironique d’une page du Monde (25 novembre 2009, p. 3) consacrée à ce sujet exprime assez bien la situation : « Face à la grippe, l’école pas très Net ».
2 Soixante-quatre projets ont été labellisés. L’université Stendhal - Grenoble 3 a lancé le Campus numérique FLE (Canufle). Fichez (2007) évalue certains de ces campus numériques.
3 Voir : https://www.fun-mooc.fr/
4 Action concertée incitative (ACI) « Éducation et formation », appel à projets « Éducation-formation et technologies d’information et de communication » (2004). Les partenaires étaient quatre universités ou grandes écoles françaises (Besançon, Grenoble, Le Mans, ENS Lettres de Lyon) et l’Open University britannique. L’auteur de ces lignes était le coordonnateur scientifique du projet.
5 Site des colloques, avec les actes : http://epal.u-grenoble3.fr/
6 Le tour d’horizon qui vient d’être présenté sur la question du lien social est repris de cet article.
7 Ces auteurs proposent une schématisation de la formation en ligne qui entrecroise trois cercles, les tâches (au sommet), les ressources et l’accompagnement.
8 Respectivement http://www.galanet.eu et http://fle-1-ligne.u-grenoble3.fr/
9 Pour ces auteurs (n. p.), « le concept d’approche intègre un ensemble de connaissances, de problèmes, de buts et de méthodes ». L’article cité se trouve dans la revue en ligne Sticef ; il correspond par ailleurs, peu ou prou, aux conférences plénières qu’avaient faites France Henri et Daniel Peraya lors du colloque ÉPAL 2007.
10 Anis (1998), en France ; Susan Herring, aux États-Unis, rédactrice en chef du Journal of Computer-Mediated Communication : http://0-www3-interscience-wiley-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/journal/117979306/home
11 Il s’agit, en France, de chercheurs en sciences cognitives se réclamant du CSCL, comme Michael Baker ou Kristine Lund. Un de leurs aboutissements a été la méthode « Rainbow », qui classe les segments d’interactions en ligne en sept catégories (Baker et al., 2007).
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