Conclusions : une légende à tiroirs, mais point de mosquée, bien entendu
p. 53-55
Texte intégral
1La légende des Pénitents des Mées est, comme souvent en matière de mythographie, une légende à tiroirs. Si le mythème central est à n’en point douter celui de la transgression, assortie de son châtiment, en l’occurrence la pétrification, toute une série d’imbrications, tant littéraires que strictement historiques, ouvrent des horizons assez inattendus.
2Nous pensons que, pour l’essentiel, c’est à Eugène (Eugèni) Plauchud, pharmacien et poète à ses heures dans la pure tradition félibréenne, que nous devons le récit initial : un mythe est étymologiquement une histoire. On ne peut, bien entendu, pas exclure des bribes d’une mémoire collective, remontant à l’époque sarrasine, dont Plauchud aurait pu avoir connaissance, d’autant plus que l’image du Sarrasin est une source infinie de fantasmes, et pas seulement en Provence, la geste de Roland en est sans doute la preuve la plus connue, même du grand public.
3Par ailleurs, certaines caractéristiques de la narration, et en particulier son exotisme orientaliste, constituent un marqueur pertinent du point de vue littéraire. C’est bien un conte dans le style du xixe siècle qui s’est imposé à l’usage et à la mémoire. Il a fait largement école dans les gazettes et les menus touristiques.
4Dès qu’on aborde la question des sources historiques, sans lesquelles les mythes sont privés de toute saveur, sinon d’épaisseur humaine, un monde insoupçonné de mystères, de polémiques et d’extrapolations les plus audacieuses s’ouvre au chercheur, autour de la figure tutélaire du sieur de Bevons, voué par la suite à la sainteté. Il résulte de cette galaxie que le fait d’armes originel, la chute du bastion sarrasin de Pierre Impie, doit être situé entre 972 et 973, et qu’il peut ne pas être étranger à la retentissante capture de l’abbé Mayeul, clairement incluse dans cette période.
5La légende des Pénitents des Mées est donc née au xixe siècle sous le souffle enjôleur de l’orientalisme, à partir d’éléments historiques tout à fait réels, mais controversés, remontant pour leur part au xe siècle.
6Du point de vue de l’imaginaire, on s’aperçoit aussi que le véritable mythe, lato sensu, est celui du Sarrasin, guerrier mythique par excellence, qui peut même par la magie littéraire entraîner avec lui la fascination de la femme orientale…
7Un dernier sujet mérite enfin d’être évoqué, celui de notre point de départ. Sauf surprise archéologique très improbable, il n’y a jamais eu de mosquée à Sisteron, comme il y en eut une un jour à Narbonne. En réalité, on ne sait pas grand-chose sur l’histoire de Sisteron pendant la période où les Sarrasins sont censés l’occuper. On ignore tout sur la dualité entre Pierre Impie et la ville proprement dite, sauf que le piton de Pierre Impie est un lieu idéal pour surveiller, et surprendre, tout ce qui transite par la clue de Sisteron.
8Notons également qu’il a très probablement existé un « ksar » mauresque, une fortification, « munitiones » dirait-on en latin, mais pas à Sisteron, si ce n’est bien sûr à Pierre Impie, à quelques kilomètres de là, et avec vue directe sur la cité. Selon toute vraisemblance, il n’en reste rien. Tout d’abord, ce n’était pas encore l’époque des grandes constructions en pierre, comme nous l’avons signalé, après Jean-Pierre Poly, et ensuite, on imagine qu’il y a eu bien évidemment destruction et purification, pour chasser le diable, après l’assaut victorieux des chrétiens.
9Au demeurant, et pour achever sur l’art et la spiritualité, « nos » Sarrasins de Pierre Impie, ou de Djébel al-Qulâl, n’étaient donc pas des bâtisseurs, ni même de fervents religieux. Les recherches les plus récentes ont montré qu’ils n’étaient pas plus barbares que leurs contemporains chrétiens… ou normands, sinon hongrois. Ils vivaient tout simplement de rapines et d’un florissant commerce d’esclaves, comme tous les autres. Dieu et ses monuments étaient, à coup sûr, bien loin de leurs préoccupations. Par contre, ils ont laissé sans le savoir, outre certaines imprégnations ethniques souvent discutées, mais néanmoins assez indéniables, une trace humaine lumineuse dans les imaginaires, capable y compris de donner une âme à un étrange alignement rocheux.
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