Construire la notion d’auteur à l’école primaire.
L’auteur dans les réécritures
p. 277-290
Texte intégral
1Malgré les tentatives de l’institution scolaire pour construire la notion d’auteur dès la maternelle, par le repérage rituel de son nom sur la couverture, et, à l’occasion, la rencontre de l’écrivain lors de Salons du livre ou de visites dans la classe, quand il se fait « animateur de son œuvre1 », voire « animauteur2 », on sait que les élèves s’intéressent bien davantage au personnage qu’à l’auteur.
2Faut-il incriminer le statut de l’auteur pour la jeunesse – « écrivain ou littérateur ? » se demande Francis Marcoin3 – lequel n’accède pas à une reconnaissance symbolique ? Mais les élèves ne retiennent pas davantage les noms d’auteurs plus prestigieux. Cette ignorance n’est pas l’apanage du jeune âge – si l’on renvoie à la définition de l’auteur par Flaubert4 ou à la façon dont Robinson et Don Quichotte ont éclipsé leurs créateurs pour le commun des mortels. À moins qu’il ne s’agisse d’une carence didactique, la question de l’auteur n’étant plus considérée comme une priorité, comme le notait déjà Serge Martin en 19965 ?
3Dans le prolongement de mes travaux sur les contes détournés, je souhaite mettre en évidence l’intérêt de ces supports littéraires particuliers pour construire la notion d’auteur à l’école primaire et, corollairement, pour construire une posture d’auteur. Dans cette perspective, j’analyserai d’abord les caractéristiques de ce corpus, puis des réactions d’élèves et d’enseignants des cycles 2 et 3.
4Il convient d’abord de prévenir quelques objections car il peut sembler paradoxal de construire la notion d’auteur à partir d’un travail sur l’intertextualité. Le développement des théories de l’intertextualité, à la fin des années 1960, est, en effet, contemporain des déclarations de Barthes sur « la mort de l’auteur » et entre en cohérence avec elles : privé d’auteur, donc d’origine, le texte devient mosaïque de citations, dans l’engendrement infini d’une littérature autophage.
5Autre paradoxe : prétendre construire cette notion à partir de la lecture de contes, c’est-à-dire de textes sans auteur6. En effet, André Jolles définit les contes comme Formes simples, « produites dans le langage […] sans intervention pour ainsi dire d’un poète7 ». Ils ne sauraient avoir d’auteur, au sens premier de « celui qui est à l’origine de », dans la mesure où leur origine se perd dans les aléas de la transmission orale, ou perd son sens lorsque le conteur se présente en simple transcripteur et non en auteur, comme les frères Grimm. Mais Jolles parle des contes populaires, tandis que les Contes de Perrault, sur lesquels je m’appuie, ont un autre statut et relèvent d’une forme savante, premiers en France – si ceux de Madame d’Aulnoy les précèdent, ils ne connaissent pas leur notoriété – à témoigner d’une élaboration et à devenir « œuvres littéraires issues de la volonté créatrice d’un individu8 ». Perrault s’empare d’une matière commune pour la soumettre à sa manière, laquelle crée une nouvelle origine et assure leur pérennité.
6Même si, dernier paradoxe, lui-même n’est peut-être pas l’auteur des Contes, puisque c’est son fils qui les signe. Malgré tout, le sort du syntagme consacré, « les-Contes-de-Perrault », systématiquement repris pour introduire nombre d’adaptations plus ou moins légitimes et de réécritures, fait de lui un label garant d’une origine et d’une qualité, celle du fameux auteur « classique » qui réconcilie médiateurs et usagers.
7Le mot « classique », on le sait, vient de classicus (de qualité supérieure), issu lui-même de classis (classe) et désigne les auteurs dignes d’être enseignés et dont les mérites sont tels qu’ils pourront servir de modèles. Telle est la définition de l’auteur scolaire : « le “Grand écrivain”, qui fournit aux […] pédagogues des textes exemplaires, tant sur le plan formel que sur celui des vertus dont il fait l’apologie directement ou a contrario9 ».
8Perrault peut donc passer pour auteur scolaire aujourd’hui, de même que le conte semble devenu un genre scolaire, par les corpus et les possibilités d’exploitation qu’il offre. L’enquête effectuée dans le cadre de mon travail de thèse10 sur les représentations du conte auprès de 400 élèves de cycle 3 montre à quel point ils sont familiers du genre. Mais lorsqu’on leur demande de citer des auteurs de contes, on ne s’étonnera pas que 250 d’entre eux s’abstiennent, soit les 5/8e. Parmi les noms cités, Perrault reste le mieux connu puisqu’il arrive en tête du trio gagnant, avec 39 mentions, tandis que les frères Grimm en recueillent 24 et Andersen 13.
Le conte détourné : un support propice à la construction de la notion d’auteur
9Dans la mesure où il invite, plus ou moins explicitement, à identifier un conte source auquel il sera comparé, le conte détourné apparaît comme un ouvrage à double fond qui suscite une double lecture. Dans « la littérature au second degré11 », on peut considérer que l’auteur du palimpseste se dédouble en auteur premier et auteur second, qu’il importe de distinguer dans une chronologie et une relation, lorsque le jeune lecteur découvre qu’un auteur s’empare d’une histoire connue, la réécrit à sa manière, en donne une version personnelle, souvent modernisée et iconoclaste. Pour Antoine Compagnon, « toute la série des transgressions, plagiat, parodie, pastiche […] permettent de mieux cerner la notion positive d’auteur12 », et les catégories de l’ironie et de la satire « n’ont de sens qu’en référence à une intention de dire une chose pour en faire entendre une autre13 », donc témoignent d’une présence et d’une intention d’auteur. La lecture du conte détourné aide à percevoir que dans le texte quelqu’un parle et instaure un jeu avec l’auteur antérieur. L’auteur source représente le canon, l’autorité, mais l’auteur second déstabilise la statue, parfois jusqu’à la déboulonner.
10Différents procédés du conte détourné peuvent aider à la prise de conscience de la notion d’auteur, soit à partir du paratexte, soit dans le texte même.
L’auteur dans le paratexte
11Le conte détourné fait souvent d’emblée allégeance au conte source et attire l’attention sur la filiation qui les relie. Les Contes de Perrault continués publiés par Timothée Trimm14 en 1865 en sont l’exemple emblématique. La gravure du frontispice résume le programme de l’entreprise et se fonde sur « l’imagerie d’auteur15 » pour présenter le vieux Perrault sans perruque, en robe de chambre, endormi sur sa table de travail tandis que son successeur, debout derrière sa chaise, lui prend la plume des mains. Place aux jeunes, en quelque sorte. L’ouvrage réédite les contes sources et fait suivre chacun de sa continuation, Le Petit Chaperon rouge après sa mort, Le Petit-fils du Petit Poucet, Cendrillon dans son ménage, Madame Veuve Barbe-Bleue, Mademoiselle Intelligente… D’après Alain Brunn, la continuation peut être envisagée suivant une double perspective, celle de l’auteur ou celle du texte :
Elle révèle dans le premier cas la nécessité de s’inscrire dans un héritage, de se référer à une figure qui l’a précédé. […] Il s’agit alors de faire jouer la valeur de garantie que comporte la notion d’auteur. La perspective peut aussi s’inverser. On peut considérer que la continuation est une actualisation du premier texte (chronologiquement). Dès lors, le rapport d’un auteur à l’autre n’est pas un rapport de soumission du continuateur au continué, mais fait de celui qui continue le révélateur du premier texte. Autrement dit, la continuation peut être considérée autant comme une pratique de lecture que comme une pratique d’écriture. Les deux textes forment alors un texte unique, le second actualisant certaines possibilités (narratives, thématiques, stylistiques) du premier. Dès lors, le nom d’auteur se fait moins signe de dépendance chronologique que désignation de rapports intertextuels.16
12Ce sont avant tout les épigraphes et les dédicaces qui signent le lien de filiation entre les auteurs. Lorsqu’Elisabeth Hartmann publie sa version du Petit Chaperon rouge, intitulée Le Petit Bonnet17, elle cite en en épigraphe la moralité du conte source et précise sur la page de titre « avec l’aimable collaboration de Charles Perrault ». Pour introduire son recueil de nouvelles, Romain Gallo contre Charles Perrault18, Gérard Moncomble revendique le lien qui le rattache à son modèle en reprenant, sur le mode de l’inversion parodique, la formule consacrée : « Toute ressemblance avec [les contes] de Charles Perrault n’est absolument pas fortuite » et en dédiant l’ouvrage « À Perrault, qui m’a permis de remettre le conteur à zéro ». Gérard Genette met en évidence que ce type de dédicace, don symbolique à titre posthume et hommage explicite, permet « d’exhiber une filiation intellectuelle sans consulter le devancier dont on s’octroie ainsi le patronage19 ». De surcroît, elle exerce une deuxième fonction : elle prévient le jeune lecteur qu’un auteur ne crée pas ex nihilo, comme le montre notamment Marion Zor publiant en 1997, à l’occasion du tricentenaire des Contes, l’album La Terrible Bande à Charly P.20, dédié « À Charles Perrault. Il y a trois cents ans il publia des contes qui appartiennent à tous les enfants ». La dédicace peut aussi annoncer l’intention de l’auteur et assurer par là une « fonction préfacielle21 », comme celle de Mina je t’aime22 : « Pour toutes les petites Mina qui sommeillent dans les petites filles d’hier, d’aujourd’hui… et de demain j’espère. » Étudier l’adresse de Patricia Joiret à ses lectrices conduit à mettre en évidence la portée idéologique de l’album, en l’espèce, une version féministe du Petit Chaperon rouge.
13Le roman de Jean-Claude Mourlevat, L’Enfant Océan23, n’affiche pas ouvertement son statut de réécriture, mais il tend une clé herméneutique au lecteur vigilant (que n’est pas forcément le jeune lecteur !), en plaçant en épigraphe de chaque partie, une citation clairement référencée du Petit Poucet de Perrault qui a valeur programmatique (d’abord pour construire le protagoniste : « Le plus jeune était fort délicat et ne disait mot » ; puis pour planter l’horizon d’attente de la deuxième partie : « Hélas, mes pauvres enfants, où-êtes vous venus ? Savez-vous bien que c’est ici la maison d’un Ogre qui mange les petits enfants ? »24). L’auteur second cite le nom de l’auteur premier pour guider son lecteur, et l’on sait depuis U. Eco25 que le lecteur modèle est – lui aussi – double ; le plus averti des deux remarquera peut-être, page 12, dans le corps du texte, que le jeune protagoniste habite « chez Perrault » ; le plus naïf devra sans doute attendre la comparaison explicite et détaillée que propose l’un des personnages, au centre du roman, pour comprendre qu’il a affaire à une réécriture d’un conte célèbre. L’auteur second joue donc du nom de l’auteur source pour aider son lecteur à le lire. Mais pour que le jeu soit intéressant, le lecteur doit accomplir une partie du chemin.
L’auteur dans le texte : métanarrations
14L’auteur source peut être convoqué dans le texte même quand le personnage du conte détourné affiche la référence au conte antérieur, cite son auteur, le critique et propose de s’en démarquer, comme dans Petit Lapin rouge26 : lorsque Lapin et Chaperon se rencontrent, chacun connaît l’histoire de l’autre et le triste sort qui l’attend, aussi décident-ils de prendre en main leur destin pour « jouer un tour à ces écrivains en décidant tout seuls de [leurs] fins ».
15L’auteur source peut même être constitué en personnage, conférant au détournement une dimension métanarrative. Catherine Tauveron a consacré une étude à ces œuvres « qui troublent la lecture référentielle tranquille », introduisent
dans l’intrigue de vrais auteurs fictifs, [ou] des auteurs fictifs qui se donnent pour vrais et nous ouvr [ent] ainsi les portes de la cuisine du livre en train de s’écrire […], occasion à saisir pour faire réfléchir les élèves par le biais du pseudo-auteur à ce qu’est l’auteur, entendu non comme personne mais comme concept (un concept jamais vraiment construit, réduit la plupart du temps à un nom sur une couverture).27
16Dans ce cas, la diégèse peut se situer avant ou après la création du conte, voire même nous faire assister à cette création, work in progress. Plusieurs transpositions théâtrales mettent ainsi Perrault en scène, toujours sur le mode burlesque.
17Deux pièces aux titres proches inversent la donnée de Pirandello en montrant l’auteur en quête de personnages, qu’il compte recruter par le biais d’une petite annonce. Dans Pour l’annonce de Pierre Gripari28, Perrault invite loup, fillette et grand-mère pour leur proposer le scénario du Chaperon rouge ; dans L’Annonce de Gérard Moncomble29, un auteur en panne d’inspiration accueille les principaux personnages des Contes et écoute leurs histoires qu’il juge abracadabrantes, mais son secrétaire les retient à la sortie et la dernière réplique révèle qu’il se nomme… Charles Perrault. Dans Le Procès du loup30 de Zarko Petan, on juge le personnage du conte, version Grimm cette fois, et les deux frères sont appelés à comparaître pour justifier leurs intentions. Enfin, Perrault est mis en scène en train d’écrire Le Petit Chaperon rouge, dans Pour faire un bon Petit Chaperon31. Sa nièce Marie-Jeanne lui réclame une histoire et lui fait diverses suggestions : peu à peu s’élabore le conte qui est mis en scène de facto sous les yeux du lecteur/spectateur.
18Mais l’auteur du conte détourné peut s’inscrire lui-même en abyme à l’intérieur de son œuvre de façon plus cryptée, comme Jean-Claude Mourlevat qui introduit dans L’Enfant Océan, un auteur fictif qui lui ressemble comme un frère. Le narrateur du chapitre I-7 est un écrivain, Jean-Michel Heycken, installé en Dordogne pour écrire un roman. Témoin, en pleine nuit, du passage des frères Doutreleau, les Petits Poucets de cette histoire, il délaisse, pour méditer sur cette vision, le roman qu’il est en train d’écrire, roman où un adolescent tombe amoureux d’une jeune caissière de supermarché. Il se trouve qu’à la fin du volume, l’éditeur a pris soin de glisser quelques bonnes feuilles du roman A comme voleur, publié par Mourlevat l’année précédente et qui traite le même sujet. Voici l’occasion rêvée de conduire le jeune lecteur à s’interroger sur la porosité des frontières fictionnelles : l’auteur fictionnel porte un prénom composé et vit en Dordogne, comme l’auteur réel, et il est mis en scène en train d’écrire un roman publié par le second, tout en rêvant sur un spectacle si extraordinaire qu’il pourrait bien devenir le sujet d’une fiction future – elle-même liée à un conte célèbre – le roman que nous sommes en train de lire.
19Mais l’auteur source peut jouer d’autres rôles dans le conte détourné. Dans l’album L’Autre Fois32, Poucet et ses frères sont égarés dans la jungle de New York et cèdent l’un après l’autre aux tentations de la grande ville. Resté seul, le héros voit apparaître l’ombre de Perrault qui lui tend quelques cailloux blancs et deux tickets de métro pour rentrer chez lui. Ainsi, Perrault intervient en deus ex machina dans la fiction seconde pour débrouiller l’intrigue, et au dénouement, la dernière page de l’album invite à revenir au conte original.
20Perrault est présent dès le titre du recueil de nouvelles policières de Gérard Moncomble, Romain Gallo contre Charles Perrault, où il joue le rôle d’un commissaire, rival du détective narrateur dans les enquêtes qui parodient les contes. Malgré l’écart diégétique et générique, Moncomble met en scène l’écriture des Contes : le narrateur, Romain Gallo, explique dans l’épilogue que Perrault a pris sa retraite et publié ses enquêtes sous le titre de Contes de ma mère l’Oye. Ce serait un tel tissu de sornettes et de contre-vérités que Gallo prend la décision de donner une version fidèle des faits, donc de rédiger l’ouvrage que nous venons de lire. Ainsi, dans cette fiction hautement fantaisiste, Perrault apparaît-il comme « vrai auteur fictif », selon les mots de C. Tauveron (comme Victor Hugo dans le savoureux Victor Hugo s’est égaré de P. Dumas33), à la fois improbable personnage de commissaire et authentique auteur de contes. La « cuisine » de l’œuvre met à nu les intentions de l’auteur réel – Moncomble – à travers celles de son personnage narrateur – donc prétendu auteur des enquêtes. Toutes les composantes complexes de la relation au modèle se superposent dans cette fiction : le désir de rivaliser avec une œuvre, de la faire passer pour périmée, et l’hommage implicite qui lui est rendu en la prenant pour source de l’œuvre nouvelle. On trouve ici matière à alimenter la réflexion sur la notion d’auteur. Certes, toutes ces incursions de l’auteur source sont si fantaisistes qu’elles ne risquent guère d’apprendre grand-chose sur celui dont elles prétendent parler, mais elles présentent le plus grand intérêt pour construire celle qui nous importe le plus car son geste d’auteur est le plus patent : la notion d’auteur second.
Construction de la notion d’auteur aux cycles 2 et 3
21Dans les pratiques des classes, la construction de la notion d’auteur est loin de s’effectuer de manière automatique. J’évoquerai d’abord les écueils observés, puis les tentatives positives.
Échec de la construction. Obstacles et difficultés diverses
22La plupart du temps, la question de l’auteur n’est pas abordée, et l’attitude des maîtres, comme des élèves, témoigne de ce qu’ils ne se la posent pas, comme si l’auteur était absent – hormis mention de son nom sur la couverture –, comme si le texte parlait de lui-même : on s’interroge sur les personnages, les événements, et fort peu sur celui qui tire les ficelles. Le maître se contente de la mention formelle du nom de l’auteur, lors de la découverte de l’ouvrage, parfois lors de la prise de conscience du détournement. Mais ce rappel n’apporte rien aux élèves puisqu’ils ne reprennent jamais le nom à leur tour. Derrière le nom, il y a non seulement une personne, mais un univers, une écriture, une œuvre complète, toutes notions à construire qui ne vont pas de soi. En revanche, il peut arriver, si les élèves sont placés en situation de réagir devant tel virage surprenant d’un texte, qu’ils évoquent l’intervention d’un auteur. Ils désignent alors une vague instance, indéfinie ou plurielle, « on » et surtout « ils ». Par exemple, devant une soudaine rupture générique, lorsqu’un récit apparemment réaliste bascule dans le merveilleux, un élève déclare : « C’est un conte, ILS peuvent tout mettre ». Mais sans intervention de l’enseignant, l’auteur particulier, dont on vient de repérer la présence et le geste, est rarement convoqué. Très rares sont ceux qui se demandent, comme cette petite lectrice stupéfaite d’être tombée dans le piège tendu par le texte de l’album Mina je t’aime, « Mais comment il a fait l’auteur ? », avant de relire l’ouvrage en quête d’indices annonciateurs. Certaines remarques entendues dans des classes de CM2 révèlent une inexpérience qui laisse perplexe, comme lorsqu’un élève lisant L’Enfant Océan se demande si ce ne serait pas plutôt Charles Perrault qui aurait « copié » sur Jean-Claude Mourlevat… L’enseignant ne songe pas forcément à systématiser la comparaison entre conte source et conte détourné, qui aiderait à construire la notion d’auteur à partir de la notion de détournement. Il est même arrivé, pour Grand-mère Albert34, album qui n’annonce pas la couleur d’emblée, que le repérage du conte source ne soit pas effectué par des élèves de CP-CE1 et que l’enseignant ne cherche pas à l’induire. Le livre a été simplement lu comme un texte en soi, comme une histoire au premier degré, amputé de la dimension hypertextuelle qui le constitue.
23De plus, certaines réécritures-réappropriations favorisent une immersion fictionnelle qui s’accommode mal de l’attitude distanciée indispensable pour construire la notion d’auteur : L’Enfant Océan et Mina je t’aime ne jouent pas seulement sur les procédés parodiques mais touchent les jeunes lecteurs en évoquant, l’un les souffrances d’enfants maltraités, l’autre des histoires d’amour adolescentes. Face à ces textes, c’est manifestement l’instance du lu qui l’emporte, lors de la lecture, et non celle du lectant35.
24En revanche, l’auteur biographique peut être convoqué car on aimerait bien qu’il éclaircisse son intention, la fameuse intention dont Compagnon rappelle qu’elle est « le critère pédagogique ou académique traditionnel du sens littéraire. […] Suivant le préjugé ordinaire, le sens d’un texte, c’est que l’auteur de ce texte a voulu dire36 ». Devant Mina, personnage indécidable et peut-être hybride, dont on ne peut dire à coup sûr s’il s’agit d’une fillette ou d’une louve, l’auteur apparaît comme recours pour trancher le débat et des élèves de cycle 3 conçoivent le projet de lui écrire. En cherchant à s’adresser à l’écrivain réel, l’auteur comme individu qui serait détenteur du sens de l’œuvre, ils témoignent de la confusion ordinaire entre auteur réel et sujet créateur, et ils sous-estiment leur rôle de lecteur.
25Toutefois, certains maîtres tentent d’aider les élèves à construire la notion. Dans ce cas, l’encadrement pédagogique et les dispositifs didactiques jouent un rôle déterminant.
Facteurs favorables à la construction de la notion d’auteur
26Il importe d’abord, lors du dialogue pédagogique, de faire préciser et définir le geste de l’auteur second, à partir du verbe qui vient spontanément à la bouche des élèves à tout âge, de la GS au CM2, le verbe « copier ». Il faut en passer par un bouleversement axiologique : alors que copier est répréhensible, voici qu’un auteur est pris en flagrant délit et que son geste n’est pas condamné. L’enseignant accrédite le procédé, souligne son omniprésence dans la littérature et le déclare légitime. Au-delà de ce terme, les élèves de cycle 3 déclinent d’autres verbes pour désigner le geste de l’auteur second devant l’œuvre première : il s’en inspire, il la recrée. Ce dernier verbe désigne avec bonheur la démarche qui anime l’auteur des contes détournés les plus légitimes, les réécritures-réappropriations. La transposition spatio-temporelle conduit à suggérer « moderniser », voire « remastériser », et le goût pour le texte second dicte aussi « améliorer ». Les enseignants qui proposent la lecture en réseaux de plusieurs hypertextes favorisent par là la construction de la notion d’auteur.
27C’est l’accès à la notion de détournement qui rend possible la prise de conscience de la notion d’auteur ou du geste d’auteur. Une enseignante de CE1 propose cette initiation de façon gestuelle, par la manipulation, lors de la lecture de Mon Loup d’Anne Bertier37. Elle invite ses élèves à observer la 4e de couverture de l’album qui représente loup et chaperon côte à côte, lisant un livre dont on aperçoit l’incipit inversé, scène qui favorise, dans le texte comme dans l’image, l’identification du texte source. Puis elle insiste sur le geste qu’il faut accomplir pour lire le livre inversé, préparant par là la construction de la notion de détournement telle qu’elle sera développée dans l’album où les situations sont volontiers inversées : c’est la fillette qui est dans le lit, et c’est le loup qui commente les parties de son corps38. Entre le geste de « retourner » le livre pour mieux lire et la remarque « c’est le contraire », qui fuse pour comparer les situations, s’élabore peu à peu la compréhension d’une réécriture où l’auteur a cherché à inverser les données du conte source. De même, lorsqu’elle aborde la lecture de Puzzle39, la même enseignante part de la définition de l’objet désigné par le titre, métaphore de la lecture de cet album qui consiste à reconstruire le puzzle des détails que l’auteur a disséminés tout au long des pages. On voit ici à quel point la prise de conscience du geste d’auteur est liée à l’espace d’expression et d’activité du lecteur qui entre dans le jeu mis en place pour lui.
28La notion d’auteur se construit parallèlement à celle de détournement puisque l’auteur second, c’est celui qui détourne le donné du texte source : pour cela, il importe de systématiser la comparaison entre les deux textes, parfois par une observation très fine de l’écriture. Lorsqu’il apparaît, au cours de la lecture de l’album d’Anthony Browne, Dans la forêt profonde40, qu’il s’agit d’une reprise du Petit Chaperon rouge, l’enseignant d’une classe de CE1 relit le conte source, puis distribue le texte de l’album pour faire observer ce qui a été transformé. Crayon en main, les élèves soulignent points communs et différences et débattent sur les raisons du changement : « Mamie » remplace « mère-grand », trop daté… Bien conduite, la comparaison conduit les élèves à adopter la posture critique qui leur permet de construire – et ce, sans formalisme, nous sommes au primaire – la notion de détournement, de réfléchir sur la succession temporelle des deux textes41, sur les modalités de leur filiation et sur leurs différences génériques. La comparaison de plusieurs versions de Peau d’Âne est également éclairante, car elle montre comment l’auteur second contextualise le conte source, et en particulier, atténue ou souligne ce qui en est le noyau dur : la question de l’inceste. De même, C. Tauveron montre comment des élèves de cycle 3 sont conduits à s’interroger sur les stratégies auctoriales et éditoriales à partir de l’analyse de différentes versions de La Belle au Bois dormant42. Invités à porter un jugement esthétique personnel sur les versions proposées, ils choisissent pour moitié la version originale pour différentes raisons : la qualité de l’écriture, la richesse des détails, mais aussi l’authenticité de l’œuvre d’auteur, supérieure aux ersatz auxquels elle était comparée.
29Un adjuvant précieux à la construction de la notion est l’ouverture à d’autres œuvres de l’auteur, qui peut s’effectuer grâce à un réseau intratextuel. Il s’agit de découvrir un univers d’auteur, de connaître et reconnaître ses traits spécifiques et récurrents d’une œuvre à l’autre et d’aider par là à construire un horizon d’attente et une posture de lecteur lettré. Avoir lu Le Tunnel43 et Mon papa44 avant d’aborder Dans la forêt profonde donne des clés pour pénétrer dans l’univers d’Anthony Browne. L’auteur n’est plus simplement celui qui écrit son nom sur une couverture, mais celui dont l’univers iconique, thématique et/ou langagier est connu car il a créé un monde que l’on reconnaît, il a calculé des effets qui gratifient son lecteur : ce dernier apprécie d’autant plus le jeu de la lecture qu’il s’attend à ce qu’on lui ménage encore de belles surprises.
30De plus, le travail sur la distinction auteur/narrateur aide à construire la notion d’auteur en interrogeant la complexité de l’instance énonciative. Nous l’avons évoqué plus haut pour le cycle 3 à partir de Romain Gallo contre Charles Perrault de Gérard Moncomble. Au cycle 2, les élèves se demandent si le petit narrateur de l’album Dans la forêt profonde, qui est à la fois une réécriture du Petit Chaperon rouge et une quête du père, ne pourrait être Browne enfant (ils n’ont pas oublié la célébration de la figure paternelle, effectuée aussi à la première personne, dans Mon papa). Dans L’Enfant Océan, construit en relais de narration, on entre dans un usage sophistiqué de la fonction narratoriale qui fait appel à un ordonnancement supérieur, voulu par l’auteur qui a composé le livre.
31Enfin, effet collatéral non négligeable, en mettant en valeur les droits que s’arroge l’auteur second par rapport au texte source, la lecture du conte détourné peut fonctionner comme invitation à prendre la plume à son tour pour remanier une fiction. Le repérage des effets observés dans l’écriture suscite l’imitation, voire une innutrition avertie, par le démontage des rouages de l’écriture, la mise à nu d’une intention artistique, esthétique, idéologique. La conscience du geste d’auteur et de procédés qui pourront être réinvestis favorise la construction d’une posture d’auteur. Chacun ne peut-il à son tour s’emparer des textes d’autrui et se faire auteur ? Ainsi, après avoir dit qu’« Anthony Browne est un farceur, qui aime jouer à cache-cache avec son lecteur », des élèves de CE1 se proposent d’écrire comme lui « pour surprendre et étonner », se livrant à diverses reconfigurations où non seulement personnages et situations sont repris, mais aussi les procédés les plus efficaces.
32Par la manière dont elles mettent en scène les coulisses de la création, les réécritures de contes offrent, me semble-t-il, de riches possibilités pour construire les différentes compétences littéraires, et aussi pour les réinvestir dans l’écriture, entre autres grâce à la prise de conscience d’une instance auctoriale à l’œuvre, ce qui englobe à la fois la notion d’auteur et le geste d’auteur. Mais dans la mesure où ces possibilités sont loin d’être régulièrement exploitées et didactisées, elles questionnent la formation des maîtres qui devrait s’attacher à faire toujours mieux connaître jeux et enjeux littéraires afin d’aider à former des enfants véritablement lecteurs et amateurs de littérature.
Notes de bas de page
1 F. Marcoin, « L’auteur pour la jeunesse, écrivain ou littérateur ? », dans B. Louichon et J. Roger (dir.), L’auteur entre biographie et mythographie, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Modernités, n o 18 », 2002, p. 200.
2 Néologisme forgé par Marie-Aude Murail qui est beaucoup intervenue dans les classes.
3 F. Marcoin, article cité.
4 G. Flaubert, Dictionnaire des idées reçues : « Auteur : On doit connaître ses auteurs mais on serait embarrassé de citer même leur nom. »
5 S. Martin, « L’auteur, une question à penser de la maternelle à l’université », dans P. -M. Beaude, A. Petitjean et J. -M. Privat (dir.), La scolarisation de la littérature de jeunesse, université de Metz, 1996, p. 319-330.
6 Encore que la réflexion de Walter Benjamin sur le conteur permette d’infléchir cette affirmation, comme l’analyse S. Martin dans « Auteur, lecteur : la relation dans et par le langage » (dans B. Louichon et J. Roger (dir.), L’auteur entre biographie et mythographie, ouvr. cité, p. 281-283).
7 A. Jolles, Formes simples, Paris, Seuil, 1972 (1re éd. 1930), p. 45.
8 N. Belmont, Poétique du conte : essai sur le conte de tradition orale, Paris, Gallimard, 1999, p. 10.
9 R. Navarri, « École, littérature, auteurs, réflexion sur quelques enjeux », dans B. Louichon et J. Roger (dir.), L’auteur entre biographie et mythographie, ouvr. cité, p. 102.
10 C. Pintado, Les Contes de Perrault à l’épreuve du détournement dans la littérature de jeunesse de 1970 à nos jours. De la production à la réception, sous la direction de C. Tauveron, université Rennes 2, 2006, t. 3, p. 362-394.
11 C’est, on s’en souvient, le sous-titre de l’ouvrage de G. Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.
12 A. Compagnon, « Introduction : mort et résurrection de l’auteur », Qu’est-ce qu’un auteur ?, cours en ligne sur < http://www.fabula.org/compagnon/auteur1.php > [consulté le 3 avril 2009].
13 . A. Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1998, p. 57.
14 T. Trimm, Les Contes de Perrault continués, ill. H. de Montaut, Paris, Le Journal illustré, 1865.
15 G. Langlade, « L’imagerie d’auteur a-t-elle des vertus ? », dans B. Louichon et J. Roger (dir.), L’auteur entre biographie et mythographie, ouvr. cité, p. 111-123.
16 A. Brunn, L’auteur, Paris, GF-Flammarion, coll. « GF-Corpus/Lettres », 2001, p. 216.
17 E. Hartmann, Le Petit Bonnet, Paris, Syros Alternatives, 1992.
18 G. Moncomble, Romain Gallo contre Charles Perrault, Toulouse, Milan, coll. « Poche Junior Polar », 1999.
19 G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 138.
20.
20 M. Zor et Y. Thomas, La Terrible Bande à Charly P., Voisins-le-Bretonneux, Éd. Rue du monde, 1997.
21 G. Genette, ouvr. cité, p. 127.
22 P. Joiret et X. Bruyère, Mina je t’aime, Paris, Pastel/L’École des loisirs, 1991.
23 J. -C. Mourlevat, L’Enfant Océan, Paris, Pocket Jeunesse, 1999.
24 Ibid., p. 7 et 179.
25 U. Eco, Lector in fabula [1979], trad. française, Paris, Grasset, 1985, p. 153.
26 Rascal et C. K. Dubois, Petit Lapin rouge, Paris, Pastel/L’École des loisirs, 1994.
27 C. Tauveron (dir.), L’aventure littéraire dans la littérature de jeunesse, Grenoble, SCÉRÉN/CRDP de l’académie de Grenoble, 2002, p. 9.
28 P. Gripari, Huit farces pour collégiens, Paris, Grasset Jeunesse, 1989.
29 G. Moncomble, 17 pièces humoristiques pour l’école, Paris, Magnard, 2002.
30 Z. Petan, Le Procès du loup, Paris, Magnard, 1976.
31 R. Drac et C. Jolibois, Pour faire un bon Petit Chaperon, Toulouse, Milan, coll. « Aujourd’hui Théâtre », 2000.
32 H. Meunier, L’Autre Fois, Rodez, Éditions du Rouergue, 2005.
33 Paris, L’École des loisirs, 1986.
34 D. Lévy, ill. G. Rapaport, Grand-mère Albert, Paris, L’École des loisirs, 1999.
35 Pour ces notions, voir M. Picard, La lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986.
36 A. Compagnon, Le Démon de la littérature, ouvr. cité, 1998, p. 54.
37 A. Bertier, Mon Loup, Nîmes, Éd. Grandir, 1995.
38 « Violette, comme tu as de jolis pieds ! — C’est pour mieux danser, mon Loup. — Violette, comme tu as la voix douce ! — C’est pour mieux t’enchanter, mon Loup. — Violette, tes mains sont si belles ! — C’est pour mieux te câliner, mon Loup. » (Ibid.)
39 M. Moss, Puzzle, ill. T. Smith, adapt. française E. Scavée, Paris, Casterman, 1997. Pour le détail de cette analyse, je me permets de renvoyer à mon article : « La lecture comme jeu : Puzzle de Miriam Moss. Construire un univers fictionnel au cycle 2 à partir de la relation texte/image dans l’album », dans J. -F. Massol (dir.), Texte et images dans l’album et la bande dessinée pour enfants, SCÉRÉN/CRDP de l’académie de Grenoble, coll. « Les cahiers de Lire écrire à l’école », 2007, p. 153-165.
40 A. Browne, Dans la forêt profonde, trad. française, Paris, Kaléidoscope, 2004.
41 En accord avec les prescriptions du texte officiel Le socle commun des connaissances et des compétences (2006) dont le cinquième pilier, la culture humaniste, « se fonde sur l’analyse et l’interprétation des textes et des œuvres d’époques et de genres différents ». Il s’agit de rendre les élèves capables « de situer dans le temps les événements, les œuvres littéraires ou artistiques […] et de les mettre en relation avec des faits historiques ou culturels utiles à leur compréhension » (p. 17-18).
42 C. Tauveron (dir.), Lire la littérature à l’école, Paris, Hatier, 2002, p. 218 et suivantes.
43 A. Browne, Le Tunnel, trad. française, Paris, Kaléidoscope, 1989.
44 A. Browne, Mon papa, trad. française, Paris, Kaléidoscope, 2000.
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