Béatrice Poncelet, une auteure-illustratrice pour les adultes et pour la jeunesse
p. 249-275
Texte intégral
1Béatrice Poncelet est un des auteurs-illustrateurs contemporains qui travaille avec le plus de créativité et de profondeur les ressources de l’iconotexte, que l’on peut définir, selon les termes d’Alain Montandon, comme « une œuvre dans laquelle l’écriture et l’élément plastique se donnent comme une totalité insécable [provoquant] des glissements plus ou moins conscients, plus ou moins voulus, plus ou moins aléatoires dans l’effort d’accommodation de l’œil et de l’esprit à deux réalités à la fois semblables et hétérogènes1 ».
2Dans la suite d’une thèse sur les expériences de lecture et l’appropriation des albums de Béatrice Poncelet à l’école comme lieu d’initiation à la lecture littéraire et à la culture2, nous mettrons plus précisément l’accent sur la manière dont cette créatrice d’albums questionne la catégorie spécifique d’auteur pour enfant et entretient un rapport particulier avec ce double destinataire institutionnalisé que constituent l’enfant/élève et l’adulte/médiateur. En effet, bien qu’éditée dans le secteur pour la jeunesse, cette auteure-illustratrice s’adresse, de notre point de vue, à tout lecteur, quel que soit son âge, et le caractère « complexe » de son travail (et non « compliqué », encore moins « obscur » ou « abscons »3) ouvre à des niveaux de lecture multiples, en fonction de la maturité existentielle et culturelle de chaque lecteur. Questionnant le statut d’auteur — que nous entendrons ici pour notre part comme défini essentiellement par une œuvre porteuse d’une vision et par le dialogue que cette œuvre instaure avec ses lecteurs —, nous tenterons donc de montrer dans un premier temps en quoi l’univers proposé s’adresse à tous. Nous nous placerons ensuite du point de vue de la réception par des lecteurs adultes en posture de médiateurs et d’enseignants, que nous croiserons avec celle de lecteurs enfants en posture d’élèves afin de mieux cerner comment les uns et les autres perçoivent notre auteure à travers son travail. Ce regard sur l’œuvre et ses réceptions nous conduira alors à l’interroger comme vecteur de transmission intergénérationnelle et donc à poser différemment la question des catégories éditoriales, en particulier à l’école comme lieu de la transmission culturelle, de rencontre avec la littérature et d’élaboration des représentations. Quelle image d’auteur construisent enfants et adultes à partir de l’œuvre de Béatrice Poncelet ? En quoi cette représentation est-elle compatible avec leurs représentations initiales d’un auteur pour la jeunesse ?
Béatrice Poncelet une auteure pour enfants ?
3Les albums de Béatrice Poncelet s’inscrivent dans un réel ordinaire et familier, l’anecdote y est minimale et sert essentiellement de trame pour mettre en scène des instants de vie, pour dire des expériences sensuelles et émotionnelles, liées à l’enfance et à la famille. Paraphrasant Stendhal, notre auteure définit elle-même ses œuvres comme un miroir tendu à son lecteur :
Le premier jet est purement égocentrique. Mais ce n’est pas de l’auto-biographie. Si vous voulez, ces bouts de miroir que j’offre, ce sont des miroirs de moments de l’existence, qui, quels que soient l’éducation, la culture et le milieu social surtout dont on vient, nous sont communs à tous.4
4La dimension biographique clairement assumée ouvre donc sur un projet auctorial d’élaboration d’une forme d’intimité collective à laquelle sont indifféremment conviés lecteurs adultes et enfants, comme le montrent les quelques exemples qui suivent, choisis dans l’ensemble des albums. Nous nous interrogerons donc tout d’abord sur ce que transmet B. Poncelet à travers son œuvre en tant qu’auteure : quelle vision du monde et quelle conception de la culture ?
Des thématiques existentielles partagées
5C’est dans un univers familier, mais par le jeu, par la confrontation avec les arts et la littérature, que les narrateurs vont s’ouvrir à un espace imaginaire. L’aventure est intérieure, l’espace, intime, le temps, subjectif. Touchant à des traits fondamentaux de l’expérience humaine, les albums de B. Poncelet mettent donc en jeu une expérience et une mémoire partagées, ses thématiques liées au vécu et à l’affectif, posent des questions existentielles susceptibles de toucher chaque lecteur qui pourra trouver là des résonances avec sa propre existence, sa mémoire vécue, ses sensations, sa culture, et ce quel que soit son âge.
Un univers clos et stable pour une aventure de l’intime
6Les héros de B. Poncelet ne s’aventurent que très peu hors de l’enclos familial et le voyage extérieur est chez elle synonyme de prise de risque, générateur d’angoisses, même si à terme il participe de la formation de l’individu. Ainsi dans Je, le loup et moi5, avatar moderne du Petit Chaperon rouge, la fillette partie à l’aventure échappe-t-elle à la fascination qu’exerce sur elle l’homme du bus, pour réintégrer ses pénates, forte d’une nouvelle maturité. Les autres albums ont pour cadre l’espace délimité d’une pièce, d’une maison ou d’un jardin, espace intime et initiatique à la fois qui favorise l’exploration sécurisée de relations, de sensations et d’émotions, déstabilisantes parfois mais propices toujours à la construction de la personnalité du narrateur. Et cet espace est mis en perspective de telle sorte qu’il puisse se substituer au monde.
7Ainsi par exemple, la chambre qui sert de théâtre à Chaise et café6, lieu de l’aventure intellectuelle et de la complicité fraternelle, fait-elle l’objet d’une mise en espace particulière, comme scénographiée. Le narrateur la situe dans une topographie précise : « […] passé la véranda, en entrant chez nous, il y avait d’abord, à gauche, sa chambre. » Or cette construction de l’espace est à rapporter à la personnalité de ce narrateur qui va s’y initier aux délices de la géométrie et de la physique. L’image qui fait face à ce texte liminaire nous offre, de plus, une perspective profonde : la chambre, plongée dans le noir, s’ouvre au fond de l’espace-page, et n’en est visible que le bureau fortement éclairé par la lampe, sous laquelle travaille son occupant, dessiné de dos.
8L’image finale de l’album, qui clôt la crise provoquée par la séparation et ouvre sur un nouveau compagnonnage, se place dans une symétrie presque parfaite avec de subtiles variations dans l’ameublement de la chambre-bureau (lampe, chaise), dans la posture du « grand » (plus droit sur sa chaise), dans le changement de gamme chromatique lié à la personnalité du nouvel occupant (des bruns colorés aux jaune d’or et rouge brique). Enfin, si la silhouette du « petit » qui vient se substituer au narrateur enfant est toujours celle du personnage d’Hoffman7, ses attributs ont changé : à la chaise orange se substitue le fauteuil vert, à la toupie, la sauterelle. Changements et permanence, tout à la fois, inscrivent donc les personnages dans la valse universelle des initiations successives et si le temps semble obéir ici à un rythme cyclique, la vie ne se reproduit pas à l’identique, l’héritage se transmet mais en se transformant.
La mise en scène de la vie
9Les enfants mis en scène par notre auteure, pris dans un réseau relationnel, se livrent à des jeux et des occupations à travers lesquels tout lecteur est susceptible de retrouver sa propre enfance et d’entrer ainsi en connivence. Ainsi par exemple, de nombreux jouets tels que la toupie, les sifflets, les balles, les marionnettes, les pantins et les clowns présents, comme en leitmotiv, sur les pages de la plupart des albums, témoignent-ils de la survivance et de la permanence de certains objets dans l’expérience enfantine occidentale.
10Le motif littéraire et existentiel, stoïcien et baroque, du Tempus fugit joue, par ailleurs, un rôle fondamental dans la diégèse de nombre d’albums, que ce soit… et la gelée, framboise ou cassis ?8, Les Cubes9, Semer en ligne ou à la volée10 ou enfin Le Panier, l’immense panier11. Nous ne développerons ici qu’un exemple, Semer en ligne ou à la volée, qui obéit à une double temporalité : temporalité universelle des saisons, temporalité plus intime et subjective de la vie d’un enfant, ce « tu » à qui s’adresse la voix narrative.
11Au sein de ce bel ouvrage qui s’ouvre et se referme sur des vues hivernales du jardin, se superposent, en effet, sur la page les éclosions saisonnières et l’évolution des occupations enfantines. Ainsi la sauterelle-jouet du tout jeune enfant, présente dès les premières pages, laisse-t-elle la place à son alter ego, réalisé plus tard en mécano, et finalement aux premiers croquis préfigurant les dessins techniques. Elle joue comme une métaphore de la croissance de l’enfant et de sa maturation intellectuelle. Mais elle ouvre aussi pour nous une perspective plus transversale sur un univers en train de se construire d’album en album. L’animal-jouet-totem, apparaissant déjà dans Chut ! Elle lit12 et dans Chaise et café, suggère en effet une profondeur temporelle, le parcours d’un enfant fictif d’un album à l’autre et invite donc le lecteur à une expérience à rebours pour compléter sa biographie et reconstruire son histoire, racontée sous des points de vue différents : à travers la voix de ses sœurs dans Chut ! Elle lit, la sienne dans Chaise et café, celle de sa mère enfin dans Semer en ligne ou à la volée.
12De cette manière, l’œuvre de B. Poncelet prend une épaisseur existentielle qui permet à ses lecteurs de s’investir dans un monde habité, ramifié, pour y retrouver des échos de leur propre histoire. Se profile alors l’image d’une auteure complice qui met en résonance l’expérience du lecteur avec la sienne propre, qui invite au partage.
Une culture mise en scène
13Chez B. Poncelet, le déroulement du récit insère, par ailleurs, les histoires individuelles dans une histoire plus globale, celle d’une culture largement partageable elle aussi. Par le fait, une des caractéristiques les plus visibles et les plus récurrentes de cette œuvre est la manière dont son auteure insère sur la page l’écrit et l’image, sous la forme de fac-similés de documentaires, de reproductions de livres d’art, de partitions pour piano, de planches de bandes dessinées, de pages d’albums ou de romans. Elle semble constituer ainsi comme un univers culturel multimédia, non limité à la culture d’enfance et qu’elle invite son lecteur à explorer.
L’album comme bibliothèque idéale
14La mise en scène du littéraire par la présence explicite, tant dans le texte qu’à l’image, du livre, voire de la bibliothèque, métaphore de la mise en réseau des œuvres, est sans doute un des éléments les plus récurrents chez notre auteure. Sur les premières pages de T’aurais tombé13 qui met en scène le rituel du coucher et la lecture parentale, l’image nous montre partiellement la bibliothèque de l’enfant : Le Journal de Mickey, Der Struwwelpeter14, Cuisine de nuit de Maurice Sendak15 et enfin un album des aventures de Babar dont la lecture va faire remonter le souvenir central de la chute évoquée ensuite par la mère et l’enfant. Cette mise en abîme de l’album de Jean de Brunhoff anticipe alors, en quelque sorte, sur l’activité du lecteur plongeant dans ses propres souvenirs, comme nous le verrons plus loin. Dans Chut ! Elle lit, c’est la reproduction d’une édition ancienne de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne16 qui est mise en concurrence avec un album pour les tout jeunes enfants. Dans ces deux exemples, le lecteur réel est interpellé par le livre grand ouvert que lit le lecteur fictif et, de ce fait, invité à le lire lui aussi. Alors deux narrations s’entremêlent et se nourrissent mutuellement : celle de l’album et celle d’un récit déjà là, dans la mémoire ou dans la bibliothèque personnelle des deux lecteurs, celui de la fiction et celui empirique, de l’album.
15Mais c’est sans doute dans la section de Chez eux, chez elle ou chez elle17, qui nous fait pénétrer dans la demeure d’une lectrice, que la bibliothèque est la plus visible puisque s’accumulent, se superposent, dans un pêle-mêle jubilatoire, de multiples pages ou couvertures d’albums. Les références font à la fois l’objet de citations fidèles comme ci-dessous l’extrait du Petit Poucet dans la version de Perrault, mais elles sont aussi l’objet de subtiles manipulations. En effet, l’illustration de Gustave Doré18 émerge partiellement sur la page, laissant au lecteur le soin de compléter (ou non) la scène d’égorgement ; quant à la colorisation de l’ogre, elle pourra le faire glisser du côté du clown ou de l’ivrogne. Enfin, ce sont des personnages isolés qui se promènent en inclusion sur la page, comme Mickey de Cuisine de nuit ou Gédéon le canard de Benjamin Rabier19.
16Cette rapide plongée dans ces trois albums de Béatrice Poncelet montre comment notre auteure s’inscrit de manière explicite dans l’aventure de l’écriture et dans l’élaboration d’une culture commune. Les multiples incursions dans l’image de Charles Perrault, Benjamin Rabier, Jules Verne, Heinrich Hoffman, Wilhelm Bush, ou encore de Maurice Sendak et Philippe Corentin, ancrent en quelque sorte son travail aux racines de l’écriture et de l’édition pour la jeunesse ; elles explicitent la famille d’écriture à laquelle elle se rattache, celle qu’elle revendique, pourrait-on dire. La présence récurrente à l’image de ces classiques pour la jeunesse exhibe alors le jeu intertextuel, comme pour mieux faire saisir au lecteur enfant comment se fabrique le littéraire, tout en établissant une connivence avec le lecteur adulte. Le livre et l’écriture littéraire ne sont plus alors seulement les médiateurs, les véhicules d’un regard sur le monde, mais bien l’objet d’une recherche, d’un travail, d’un jeu, comme le centon pratiqué par la narratrice de Chez eux, chez elle ou chez elle :
On invente des histoires, une autre à chaque fois, faites de pages prises à tour de rôle, obligatoirement au hasard dans l’amoncellement des livres plus ou moins récents…
17Cependant, sur les pages des albums de B. Poncelet, les jeux d’écho ne relèvent en rien du hasard, ils sont rigoureusement orchestrés. Ainsi le personnage de Mickey entre-t-il dans un circuit sémantique et intertextuel avec la page à demi-visible d’un des exploits de Max et Moritz de Wilhelm Bush20, qui met en scène deux garnements enchaînant des « exploits » parfois dangereux, toujours subversifs, en guerre contre le monde raisonnable des adultes. Or la page choisie par notre auteure montre le moment où les deux garnements, voulant se saisir de bretzels tout juste cuits, vont chuter dans le pétrin, s’incorporer à la pâte pour devenir sous la main rageuse du boulanger des « enfants pains », cuits juste à point. Pour le lecteur de Cuisine de nuit de Maurice Sendak, l’écho sur la page est évident puisque Mickey, réveillé dans son sommeil par trois pâtissiers sosies d’Oliver Hardy, va plonger dans la pâte des petits pains et cuire à son tour, à un siècle de distance…
18La culture littéraire mise en scène par la plasticienne ne se limite cependant ni au narratif, ni à la culture d’enfance. La présence de vers de Baudelaire en fin d’album ancre, par exemple, … et la gelée, framboise ou cassis ? dans le champ poétique et le domaine des méditations stoïciennes sur la fragilité de la condition humaine, le jeu intertextuel faisant à nouveau corps avec la problématique de l’album. Chaise et café recèle, quant à lui, des accents proustiens lorsque le plus petit évoquant le souvenir fait appel, pour le faire ressurgir, à sa mémoire sensorielle : « Son café sentait le vrai, corsé, il m’y trempait un sucre ou deux qui, parfumant ma bouche, crissaient en fondant entre ma langue et mes dents. » Le texte de B. Poncelet retrouve là, bien sûr, la charge émotionnelle de l’épisode de la madeleine et peut sembler presque « illustrer » la phrase de Marcel Proust :
Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.21
19Enfin, entremêlant les voix narratives, l’écriture même de B. Poncelet évoque pour le lecteur adulte le phrasé de Nathalie Sarraute et certaines expérimentations du Nouveau Roman…
20Ainsi se croisent sur la page littérature pour adultes et pour enfants, offrant une profondeur de lecture pour des expériences multiples : souvenirs d’enfances retrouvés ouvrant sur une expérience nostalgique, écritures littéraires entr’aperçues comme promesses d’expériences futures.
L’album comme lieu de l’éveil artistique
21L’iconotexte, cependant, nous conduit bien évidemment à élargir notre champ d’investigation et à dépasser nos observations littéraires, pour prêter attention à la présence de l’art dans l’œuvre ainsi qu’aux jeux intericoniques. De fait, autant qu’une bibliothèque idéale, B. Poncelet propose à l’enfant une sorte de musée et d’auditorium intérieur dans lequel elle l’invite à vagabonder parmi des éléments fondateurs de la culture artistique, avec une ouverture aussi bien temporelle que géographique et, avant tout, esthétique.
22Ainsi dans la section de Chez eux, chez elle ou chez elle qui nous fait pénétrer « chez lui », la partition musicale reproduite dans l’image nous donne-t-elle à « entendre » les quatre premiers vers de « La Puce », chanson tirée de la Damnation de Faust d’Hector Berlioz22 :
Une puce gentille
Chez un prince logeait
Comme sa propre fille
Le brave homme l’aimait.
23Ces vers font écho à la situation émotionnelle de la narratrice, évoquée en fin d’album, anticipant sur les phrases de clôture : « Alors, je ferme les yeux… Tout ça c’est à moi, et c’est CHEZ LUI. » La légèreté de la chanson s’accorde à la simplicité, à l’épure des estampes japonaises qui habitent la demeure du personnage masculin. Reproduites, celles-ci mettent en scène des motifs classiques de l’ukiyo-e, « image du monde flottant », forme majeure de l’art japonais qui constitue une sorte de chronique de la vie quotidienne au Japon entre le xviie et le xixe siècle. Cet art, centré sur la poésie du quotidien, vient donc soutenir l’expérience de la narratrice, comme en contre-point. Ici encore, B. Poncelet invite les grands maîtres sur la page, tout en modifiant parfois la gamme chromatique.
24On peut ainsi reconnaître, entre autres, Prunier en fleur la nuit de Harunobu, La Corneille et le Héron dans la neige de Korusaï, La Jeune Fille à l’ombrelle et son domestique de Choki et enfin Le Pont Ohashi et Atake sous une averse soudaine de Hiroshige, tirée des Cent vues d’Edo et rendue célèbre par la copie qu’en fit Van Gogh…, une des autres sources d’inspiration de notre auteure.
25Le choix de la chanson et des estampes renvoie à l’esthétique de l’instant et du dialogue texte-image, cultivée dans l’esthétique japonaise et évoquée par le fac-similé d’un kyôka, sorte de poème humoristique illustré, extrait du Livre des insectes d’Utamaro23. Or cette culture de l’instant est aussi un trait dominant du travail de B. Poncelet et participe, dans la diégèse de l’album, à la formation du goût de la narratrice qui « sai[t] maintenant pourquoi, la grenouille a ce reflet, que le héron et la pie sont si justes en si peu de traits… », en écho aux propos de Van Gogh :
J’envie aux Japonais l’extrême netteté qu’ont toutes choses chez eux […]. Leur travail est aussi simple que de respirer et ils font une figure en quelques traits sûrs avec la même aisance, comme si c’était aussi simple que de boutonner son gilet.24
26La réflexion sur le temps et l’héritage, son appropriation sont donc au cœur du travail de B. Poncelet et ses albums mettent en jeu l’étymologie du texte telle que R. Barthes la définit, lorsqu’il évoque un lecteur qui « cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans l’entrelacs des codes, des formules, des signifiants, au sein desquels le sujet se place et se défait25 ».
27Rien ne dit que ces textes, ces tableaux entrevus, ces airs fredonnés vont à coup sûr inciter l’enfant à aller voir les œuvres, et l’enseignant ne doit pas céder, d’ailleurs, à la tentation pédagogique qui prendrait les albums comme des tremplins, des prétextes. Il s’agit plutôt d’inviter les lecteurs adultes et enfants à butiner, reconnaître au détour d’une page du déjà vu, du déjà entendu. C’est à eux de s’en emparer pour évoquer leurs propres souvenirs, les mettre en partage. Se dessine alors la figure d’une auteure à la fois créatrice de ses propres formes et élaboratrice d’une œuvre qui se fonde sur une culture éclectique, faite de rencontres au fil de l’expérience. Les albums de B. Poncelet fonctionnent ainsi comme des incitations au partage culturel et intergénérationnel.
Points de vue de lecteurs adultes médiateurs
28Dans cette perspective, parce que l’école est un des lieux privilégiés de la transmission culturelle, mais aussi parce que l’enfant a peu de chance de rencontrer ces albums en dehors de la médiation de l’adulte, nous essaierons de voir à présent quelles représentations de notre auteure se forgent pour leur part les enseignants, en quoi ils reconnaissent ou contestent qu’il y ait là œuvre d’artiste, œuvre d’écrivain, à destination ou non de la jeunesse. Nous confronterons ensuite ces représentations à la construction par les élèves eux-mêmes de l’image d’un auteur qu’ils considèrent comme « à part ».
29Pour ce faire, nous nous appuierons sur l’analyse de questionnaires renseignés individuellement et sur celle d’entretiens interactifs menés auprès d’enseignants de primaire, intégrés à des modules de formation continue. Les stagiaires, venus à l’IUFM pour travailler sur l’enseignement de la littérature ou des arts visuels, ont disposé de l’ensemble des titres publiés au moment de ce travail, pour une lecture in situ et en temps limité qui a pu se prolonger à loisir pour ceux qui ont souhaité emprunter les ouvrages. Nous avions pensé notre questionnaire de manière ouverte pour solliciter les participants sur ce qui les avait intéressés ou rebutés, déstabilisés dans l’œuvre de B. Poncelet, ainsi que sur les associations d’idées que les albums pouvaient faire émerger pour eux. Les réponses au questionnaire se présentent le plus souvent sous forme de notes fragmentaires, traces d’une réflexion en construction. Quelques participants, cependant, utilisent la page de questionnaire d’une manière plus développée et dialogale qui préfigure les entretiens ; ils s’impliquent directement en utilisant le « je » pour évoquer les échos des albums avec leur propre expérience.
30Comme le note un enseignant dans son questionnaire liminaire : « Ça ne laisse pas indifférent : on aime ou on déteste ». La plupart des réponses portant sur l’adhésion et le rejet de tel ou tel aspect du travail sont de fait très tranchées et on note un rapport presque passionnel à cette œuvre. Lors des moments de débats où des communautés interprétatives sont mises en place, les lecteurs adultes manifestent d’ailleurs des réactions le plus souvent très vives qui peuvent donner lieu à des échanges parfois tendus.
Des jeux d’échos entre l’œuvre et le lecteur
31Nombre de médiateurs ont parfois du mal à accepter la lecture par nous imposée, c’est-à-dire une lecture personnelle impliquée, empirique et non d’emblée médiatisée, professionnalisée. Il leur est difficile, sans doute en partie du fait de la situation de formation, de se dégager d’un souci de lisibilité pour leurs élèves. Passées toutefois les premières réticences, l’analyse de notre matériau d’enquête met tout d’abord en évidence des jeux d’échos, perçus et notés, entre l’œuvre de B. Poncelet et ses lecteurs.
Échos avec le vécu
32Ainsi, dès le renseignement des questionnaires individuels, certains lecteurs adultes établissent des liens entre l’œuvre littéraire et le (leur) vécu. Manifestement, les thèmes traités les touchent, les renvoient à leur propre expérience et c’est alors qu’intervient dans leur écriture le « je », signe d’une implication directe : « J’ai beaucoup aimé la façon dont a été traité le thème de la maladie d’Alzheimer dans Les Cubes » ; « Ces albums me touchent. L’auteur évoque des objets, des sentiments très humains » ; « J’aime surtout ces impressions d’enfant parfaitement retranscrites. C’est pour le lecteur une mémoire retrouvée » ; « Les thèmes, les histoires me font penser à des moments de vie vécus en tant qu’enfant ou en tant que mère »26.
33Les oraux interactifs permettent ensuite aux participants de développer plus longuement ces impressions, de faire émerger, comme d’ailleurs dans T’aurais tombé, le souvenir enfoui, parfois intime, ainsi que le montre cette longue intervention de Valérie :
Moi je voudrais revenir à T’aurais tombé… parce que moi je me suis énormément identifiée à celui-là et d’après ce que tu dis justement, ça me fait réagir autrement parce que moi j’ai eu un accident de voiture quand j’étais petite… enfin, je me suis fait renverser par une voiture donc je me suis tout de suite identifiée à ça et en fait, d’après ce que tu dis-là, je me dis que, je me suis identifiée à ce livre-là parce que peut-être que c’est ce que j’aurais aimé qui m’arrive après avec mes parents mais c’est pas ce qui s’est passé !
34Le dialogue permet alors aux participants de travailler leur rapport au texte, de se questionner sur l’élaboration de la mémoire, d’une mémoire réparatrice en quelque sorte. Ils tentent ainsi d’expliciter ce phénomène de résurgence, à l’origine, pour certains d’entre eux, de leurs réticences initiales, des difficultés qu’ils ont parfois éprouvées à entrer dans les albums, comme le montre cet échange :
Jacques : Oui, je pense qu’y a des choses qu’on a vécues intérieurement mais maintenant adultes, on a enfoui tout cela en nous, est-ce qu’on a vraiment envie que ça remonte ?
Simone : Une fois adulte, justement c’est peut-être le moment… Même certainement une remise en ordre, parce qu’on a décrypté tout ce monde sensoriel qui a déferlé sur nous, et c’est pour ça que ça gêne beaucoup, c’est normal et c’est une remise en ordre en fait, c’est une réconciliation, je pense… que c’est évident que ça gêne…
Jacques : Mais y a tellement de choses qu’on a refoulées, effectivement…
35Ces quelques extraits montrent une implication véritable de certains adultes à la lecture des albums de B. Poncelet ; ceux-ci semblent reconnaître là une écriture susceptible de les ébranler au même titre que toute écriture littéraire qui leur serait plus directement destinée.
Échos à la culture des lecteurs
36La dimension culturelle des albums est également souvent prise en compte par les médiateurs en formation et dans de nombreux questionnaires ils relèvent les phénomènes d’intertextualité et d’intericonicité à l’œuvre chez notre auteure. L’un d’entre eux parle, par exemple, « d’un livre-musée », et ils sont séduits par la circulation des textes et des images dans les albums, d’un album à l’autre, par leur mise en scène au sein d’un genre biographique réinventé. Les questionnaires traduisent un plaisir à retrouver au fil des pages des « références littéraires, allusions décelables si on cherche un peu… », le « rappel de certaines histoires, chansons », la « mise en abîme du livre dans le livre », la « référence aux journaux intimes : questionnements, doutes, dessins, photos… ». Se manifeste alors un plaisir de lecture médiatisé par l’expérience à la fois culturelle et humaine que sollicite la plongée dans les albums.
37Les modes d’énonciation sont également relevés à plusieurs reprises comme constitutifs du plaisir de lecture et interrogés du point de vue de leur légitimité au regard du projet d’écriture. Les participants notent ainsi la « présence du je à la Butor », « l’énonciation à la première personne, sa retenue, sa pudeur » et interprètent ce choix énonciatif comme une marque de la proximité du narrateur qui « s’adresse directement au lecteur, en livrant ses pensées telles qu’elles sont » ou comme un ancrage dans la psychologie enfantine puisque, pour certains, ce mode d’écriture « retrace très bien toutes les petites pensées des enfants ». Ces notations stylistiques relatives au narrateur amènent également les médiateurs adultes à s’interroger sur la posture dévolue au lecteur, placé « derrière les yeux de celui qui voit, dans les pensées de l’autre avant qu’elles ne soient formulées (ou formatées) par le discours ».
38Pour certains lecteurs adultes donc, l’énonciation en « je » opère à la fois comme la marque d’une recherche stylistique et comme une référence littéraire qui leur permet de retrouver une jouissance déjà éprouvée. La référence à Michel Butor est d’autant plus intéressante qu’elle permet cette plongée dans l’intimité du personnage, dans ses sensations, le flux de sa conscience, l’émergence de la pensée, ces « pensées d’enfants un peu galopantes ». Ce qui est perçu là de manière intuitive, c’est la proximité de l’œuvre de B. Poncelet avec le nouveau roman, mais aussi un réel intérêt pour la fabrique littéraire et les effets produits par les choix esthétiques.
39Parfois ces références intertextuelles, devenues explicites, sont mises en lien avec la genèse du travail littéraire, comme si l’auteur de jeunesse, qu’on avait jusqu’alors du mal à lire autrement que comme un producteur de textes lisibles par les enfants, était alors considéré comme un auteur à part entière intégré à une famille littéraire. Tandis que Jacques, enseignant de CM1, retrouve dans les jeux pratiqués au sein de l’album Chez eux, chez elle ou chez elle « l’amour des mots… comme dans Les Mots de Sartre », Hélène, enseignante de CM2, évoque ainsi le plaisir des retrouvailles provoquées par la lecture des albums : « J’ai retrouvé tout un univers d’enfance, c’est un univers fait de toute sorte de sensations… Ça m’a fait un tout petit peu parler [sic] à Proust, je ne pourrais pas vous dire trop pourquoi… peut-être les sensations… » Cette référence à l’auteur d’À la recherche du temps perdu, nous paraît particulièrement pertinente en ce qu’elle prend en compte chez B. Poncelet ce que nous pourrions appeler un travail de « mise en littérature de la vie quotidienne », d’élaboration d’un monde à partir des sensations et qui rejoint les mots de l’écrivain à propos du « beau style » :
[A]insi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une à l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore.27
40Ainsi donc, pour parler de cette œuvre d’une auteure perçue au premier abord par eux, du fait de sa catégorisation éditoriale, comme « pour la jeunesse », les enseignants interrogés convoquent leur propre culture, perçoivent la densité et l’intérêt d’une écriture dans laquelle ils reconnaissent dès lors celle d’un auteur à part entière dont ils reconnaîtront ailleurs les caractéristiques d’écriture. Les albums de B. Poncelet sont ainsi identifiés par les adultes médiateurs comme « peu ordinaires », « bousculant un peu [leur] représentation des livres ». L’un d’entre eux évoque ce qui caractérise pour lui le style de notre auteure-illustratrice : « On pourrait dire que c’est de la poésie en prose… C’est à mon avis ce qui est intéressant… la couleur, la musicalité, ça fait rentrer l’enfant dans un univers complètement à part, ça sort de l’album… » Les lecteurs adultes se montrent réceptifs à la poésie et à la tonalité de l’écriture, à son rythme propre. Ils perçoivent le travail de cette auteure à la croisée des genres, ni simplement album, ni tout à fait poème, mais peut-être album-poème.
41Finalement, après lecture de plusieurs albums, puis réflexion individuelle et collective, le travail de B. Poncelet semble avoir conquis, auprès de beaucoup des enseignants avec lesquels nous avons eu l’occasion de travailler, le statut d’une œuvre singulière qui donne à penser, qui entre en résonance avec la culture littéraire et artistique de ces adultes médiateurs.
Médiation et transmission
42La perspective du double lectorat et du partage intergénérationnel est nettement inscrite dans le projet d’écriture de B. Poncelet, comme elle le dit elle-même :
Je pense que c’est le même personnage, je veux dire, qu’elle soit enfant ou adulte. Ça me permet de faire ce dialogue qui, moi, m’importe entre les générations et, en même temps, de voir cette évolution de la gamine.28
43La question sera donc à présent de savoir à qui les albums de notre auteure s’adressent et ce qui s’y transmet.
La transmission mise en scène par l’auteur et ses échos auprès des lecteurs
44Le motif du dialogue intergénérationnel est immédiatement lisible dans les albums, puisque les apprentissages évoqués par B. Poncelet passent la plupart du temps explicitement par la mise en scène d’une médiation de l’adulte ou d’un autre plus expérimenté. Ainsi, dans T’aurais tombé, la mère évoque-t-elle le souvenir de jeux partagés et le court séjour de l’enfant à l’hôpital, va être l’occasion d’une collaboration affectueuse pour positiver l’épreuve : « Ensuite on a fait des jeux : les dames, les lotos […]. J’avais pris pour te passer le temps de la pâte à modeler dont tu as fait un chat, du papier que tu as tissé mais, pour le cœur, j’ai dû un peu t’aider. » Le carnet de bord reproduit dans Les Cubes fait lui aussi état de ces jeux sociaux réglés auxquels l’adulte initie l’enfant : « Jeudi : Penser à réparer les échasses pour les gosses + acheter des fléchettes. » « Jeudi : Penser à acheter une nouvelle boîte de peinture pour les petits. 6 couleurs suffiront + un jeu de cartes (celui vu ensemble dans la vitrine du libraire). »
45Les lecteurs médiateurs qui ont partagé nos expériences de lecture se montrent pour la plupart sensibles à la dimension biographique de l’écriture, au motif récurrent de la transmission. Ils mettent l’accent sur le caractère largement partagé des expériences transcrites en remarquant que B. Poncelet « couvre tous les âges », que « les thèmes abordés très riches en émotions… renvoient les adultes//parents dans leur passé… et les enfants dans le présent ?… ». N’ayant pas à disposition Le Panier, l’immense panier dont le propos est en grande partie de rendre perceptible le retour à la vie que représente l’arrivée du petit enfant pour un couple vieillissant et le bonheur qu’il y a à relancer la transmission, à faire découvrir l’écrit, les participants sensibles à cette dimension de l’œuvre prennent pour exemple Semer en ligne ou à la volée, notant que « dans Semer en ligne ou à la volée, il y a une histoire… c’est une mère qui raconte… la vie, la naissance de son bébé jusqu’à ce qu’il devienne grand et c’est le cycle de la vie de son enfant en fait, qui est lié au cycle des saisons, des plantes et tout ça… ».
46Certaines enseignantes enfin, sont particulièrement sensibles à la proximité des albums avec la littérature biographique et d’apprentissage. L’une d’entre elles voit là le projet « de retracer tout un chemin d’enfance ». Pour une autre, « C’est pour le lecteur une mémoire retrouvée […] L’enfant devenu adulte tente une remise en ordre de sa propre histoire… ». Une autre enfin découvre dans les albums de B. Poncelet un lieu où « apprivoiser certaines blessures de l’enfance ».
Des réticences affirmées
47Malgré tout l’intérêt personnel qu’ils peuvent trouver à cette œuvre, un tiers des enseignants interrogés reste gêné par sa complexité, en raison tout d’abord de la richesse de l’image. Ils notent ainsi que « les illustrations avec leurs superpositions, les gros plans, celles qui cachent le texte, les extraits de livres [leur] semblent donner un lourd travail de décodage », que « les illustrations imbriquées, utilisant différentes techniques, cela donne une impression de fouillis ».
48Dans cette réticence à l’égard du « lourd travail de décodage », peut-être pouvons-nous retrouver la moindre familiarité des enseignants avec la lecture de l’image. Les termes deviennent alors péjoratifs, et la complexité, vue comme complication, devient génératrice d’une certaine angoisse. Il est fait mention dans certains questionnaires de « l’avalanche de textes avec cette impression de passer du coq à l’âne », du « risque de perdre le fil, de se perdre ».
49Quelques réticences se font également jour vis-à-vis de l’énonciation, des monologues croisés : les participants éprouvent alors une « difficulté à trouver le sujet qui parle », se plaignent du fait qu’à cause du « texte saccadé, haché, parfois occulté par l’illustration… On perd vite le sens de l’histoire ». Certains sont de même parfois troublés par le style proche de l’oral adopté par l’auteure, qui leur semble mettre à mal les normes d’écriture. Ils se disent alors agacés par ces « “flots” de paroles dans Framboise ou cassis parfois approximatifs », par le « vocabulaire limité ». Ils se plaignent de ce que « au niveau de la syntaxe, la juxtaposition des mots [les] dérange » ainsi que « les points de suspension qui commencent l’album ». Enfin, certains se montrent sévères à l’égard de « quelques fautes d’orthographe » dont ils se demandent si elles sont « … volontaires ? ».
50Deux profils de lecteurs se manifestent finalement : là où certains enseignants apprécient le flux, l’entrecroisement, le caractère poétique de l’écriture de B. Poncelet, certains sont très gênés par cette souplesse de la langue, son oralité, sa syntaxe libre et poétique, attachés qu’ils sont à la conception d’une écriture littéraire offrant des modèles syntaxiques et lexicaux. Ce souci de la norme se retrouve aussi dans le refus par quelques-uns de certaines thématiques fortes qui traversent les albums, comme la « présence très lourde du père ou [son] absence, le rapport à la féminité », les « thèmes récurrents trop appuyés (mort, maquillage, seins…) ». C’est surtout le rapport au corps, à la féminité et à l’émergence de la maturation sexuelle qui pose problème. Ce que quelques enseignants mettent très clairement en cause ici, c’est précisément la liberté revendiquée par l’auteure de pouvoir parler de tout aux enfants.
51Émerge là comme un conflit de représentations sur la littérature et plus particulièrement sur la littérature de jeunesse fréquente chez les enseignants avec lesquels nous avons eu l’occasion de travailler. En effet, qu’est-ce qui se transmet de la littérature et de la lecture chez B. Poncelet ? Sans doute de notre point de vue une grande liberté créatrice, qui réinvente les formes, qui attend de son lecteur qu’il fasse advenir son propre texte, qu’il co-construise du sens, et par voie de conséquence, qu’il s’engage dans sa lecture. Notre expérience nous a montré que tous les enseignants de cycle 3 ne sont pas prêts à tenter l’aventure29.
Vers une possible médiation ?
52Ces réticences de nombre d’enseignants sont à l’évidence liées à la conception qu’ils ont de leur rôle et de leur enseignement de la littérature, mais aussi de ce que doivent être à leurs yeux un auteur et un texte pour la jeunesse. Dans la plupart des groupes, la question de la lecture de B. Poncelet dans la classe va découler d’observations et de discussions sur le mode de lecture imposé par les albums, lequel fait débat comme le montre cet extrait d’entretien collectif :
Bénédicte : Je trouve qu’il y a une telle prolifération de sensations… de textes, dont on ne sait pas si ce sont les textes de l’histoire, des textes qu’elle cite comme exemples, il y a une confusion assez générale je trouve entre texte et… enfin texte de l’histoire si on veut et illustration, donc ça oblige vraiment à faire des sélections, c’est une contrainte très, très importante.
Julie : Il y a plusieurs lectures en fait… c’est difficile de tout comprendre.
Nicole : Est-ce que c’est possible et souhaitable de vouloir tout comprendre aussi ?…30
53B. Poncelet invite en effet à une lecture buissonnière, elle propose à chacun de tracer ses chemins dans les albums, de se projeter ; elle place la communauté de ses lecteurs dans l’impossibilité d’avoir tous lu la même chose au même moment. Voilà qui peut perturber tout enseignant redoutant de s’engager avec ses élèves sur les voies d’une lecture interprétative difficile à circonscrire. Par ailleurs, va très vite se poser la question du destinataire. De fait, déstabilisés par l’œuvre d’une auteure généralement inconnue d’eux jusqu’alors et sensibles à la manière dont l’œuvre en question s’adresse au sujet lecteur, à son intimité, les enseignants hésitent sur la place à réserver dans leur classe à ces albums qui les troublent et leur paraissent difficiles d’accès pour les élèves avec lesquels ils travaillent. Cette question légitime surgit régulièrement dans leur discours : « Nous c’est notre point de vue d’adultes, moi maintenant j’aimerais savoir… comment l’enfant entre… d’emblée, quand je l’ai lu je me suis dit “Mais comment un enfant peut…” » ; « On peut se demander à qui ça s’adresse ». La question de la pertinence des albums dans la classe et celle du destinataire sont récurrentes, elles préoccupent l’ensemble des groupes et engendrent un débat sur le point de vue adopté par l’auteure. Ainsi certains sont-ils déstabilisés par la rupture qu’ils disent percevoir entre les pages de l’album constituant un univers susceptible de « parler » à un enfant et l’interrogation finale de la narratrice qui leur semble plutôt « s’adresser directement aux adultes » ; l’enfant restant pour eux incapable « de se voir dans son devenir », ils émettent alors une réserve face au travail de B. Poncelet qui leur semble refléter davantage qu’un regard d’enfant, un regard d’adulte posé sur l’enfance.
54Ces réflexions soulèvent la question tout à fait légitime et difficilement évitable dans le contexte de transmission littéraire à l’école qui est le nôtre, des motivations de l’auteur et du destinataire visé par lui, de ce Lecteur Modèle auquel se réfèrent implicitement alors les enseignants. L’album choisi pour amorcer la réflexion présente, en effet, une forme de rupture dans l’envoi final, la narratrice se projetant vers son avenir, anticipation quasi symétrique de la narration rétrospective de Chaise et café. Qui voit, qui parle dans les albums de B. Poncelet ? Et à qui ? Pourquoi écrit-elle ? Pourquoi dans le domaine de la littérature de jeunesse ? De quel point de vue le fait-elle, regard d’adulte ou d’enfant ? Mais tout artiste n’a-t-il pas conservé une part d’enfance ? « L’enfant et l’artiste habitent le même pays. C’est une contrée sans frontières. Un lieu de transformations et de métamorphoses », a écrit Elzbieta dans L’Enfance de l’art31. De plus, la question du destinataire de l’œuvre mérite d’être posée dans l’absolu : écrit-on nécessairement pour quelqu’un ? Pour sa part, B. Poncelet, si elle s’adresse aux enfants en priorité, évoque la possibilité que ses albums puissent être partagés. Cette perspective fait débat chez les enseignants qui s’interrogent alors sur leur rôle de transmission et la responsabilité qu’il implique quant à la sélection, voire la censure des œuvres, sur la légitimité qu’il y a pour l’adulte à se laisser guider par ses choix esthétiques individuels au risque de ne pas tenir compte de la « sensibilité » de ses élèves. Ce dilemme les plonge dans l’embarras : doivent-ils présenter ces ouvrages problématiques, les laisser à disposition, s’impliquer dans leur découverte avec les élèves ? Déstabilisés par l’œuvre d’un auteur généralement inconnu d’eux jusqu’alors, sensibles à la manière dont l’œuvre en question s’adresse au sujet lecteur, à son intimité, ils hésitent sur la place à réserver dans leur classe à ces albums qui les troublent :
Hélène : Je ne me suis pas vue lire ou travailler ces livres dans une classe, par contre, je me suis tout à fait imaginée lire ces livres à mon enfant, à mes petits enfants… Vous voyez, c’est quelque chose de plus…
Marie : Intime, personnel. (À voix basse.)
Hélène : En classe, je le vois… enfin, il y a peut-être des pistes de travail, mais… […]
Bénédicte : Finalement, elle a parlé pour elle… J’ai plus l’impression que c’est un… le livre, il est fait vraiment au travers d’yeux d’adultes que d’yeux d’enfants. Moi ça, ça m’a dérangée…
55Ces réflexions interrogent les motivations de l’auteur et la notion de lecteur idéal. Troublés, les enseignants remettent pour beaucoup la rencontre à plus tard, car, comme le dit l’une d’entre eux : « Je me demande si les enfants ont suffisamment de maturité littéraire entre guillemets pour pouvoir aborder ce genre d’album… au bout de deux ou trois lectures… mais pour avoir cette maturité littéraire et puis aussi… psychologique pour voir toutes les inférences qui sont ouvertes… Parce que nous-mêmes32… »
56Si les enseignants se sentent donc à la fois concernés par elle et lecteurs potentiels de l’œuvre de B. Poncelet, les échanges menés lors des entretiens les amèneront à modifier quelque peu leur point de vue sur ces albums complexes. Il convient de nous interroger à présent sur le public-cible de départ, celui visé par les éditeurs, puisque aussi bien tous les albums sont, pour l’heure, édités dans le secteur pour la jeunesse. B. Poncelet apparaît ainsi comme une auteure problématique, qui dérange, amène les enseignants à repenser leurs critères, leurs catégories, sans doute aussi la manière dont ils envisagent la littérature pour la jeunesse que nombre d’entre eux ont tendance à penser comme plus limpide, plus simple.
Quelques réceptions enfantines
57Qu’en est-il lorsqu’on propose à des élèves de CM2 d’explorer l’univers de notre auteure ? Se sentent-ils concernés par son œuvre, ont-ils le sentiment qu’elle compose pour eux ses albums, qu’ils leur sont destinés ? Après un temps de lecture libre, ils sont invités eux aussi à croiser leurs points de vue au sein de communautés interprétatives qui voient émerger une multiplicité de points de vue de lecteurs, fréquentes difficultés d’entrée dans les albums, puis familiarisation progressive accompagnée souvent d’une envie de relecture. Cela produit un ensemble contrasté, conflictuel parfois, passionné la plupart du temps, et qui soulève, tout comme chez les adultes, des questions à la fois existentielles et littéraires.
La question des narrateurs
58Un des exemples les plus frappants est le vif intérêt que portent les groupes à l’identification des narrateurs en « je ». Tout d’abord émerge la question de leur statut et de leur genre, comme en témoigne cet extrait d’entretien :
Alexandre : Dans Je, le loup et moi c’est la petite fille, elle parle que d’elle, aussi elle raconte sa journée avec sa grand-mère. Damien : Il y a surtout des enfants.
Sébastien : Il y a des deux… des garçons et des filles.
Manon : Non, dans Chez elle ou chez elle heu, à la fin, on voit bien que c’est une fille… qui parle.
SD : Essaie de nous le montrer. Tu peux nous lire le passage de texte si tu veux bien.
Manon : (Elle feuillette l’album.) « Quand je serai grande ».
Julien : GRANDE. (Dit avec élan.)
Sébastien : Sinon y dirait « Quand je serai GRAND ».
59Le recours à la grammaire, par le biais des systèmes d’accord dans la phrase permet de trancher momentanément le débat qui reprend toutefois à propos d’un autre album. Suit alors une tentative de rationalisation, d’argumentation par l’utilisation de stéréotypes sexués et l’expérience de la hiérarchie familiale :
Julien : Moi, je veux revenir à l’autre question, c’était savoir si c’était un petit garçon le personnage. « Regarde ce que j’ai trouvé ! Un masque à gaz comme celui de mon grand-père quand il était à la guerre ! Celui-là, il me le fallait. Mais j’avais à peine commencé à en parler avec mon père. » Donc, il a parlé avec son père, donc c’est un enfant. C’est un garçon parce que y joue au soldat… Y a pas souvent de filles qui jouent aux soldats !
Nelly : Je dirais que c’est une fille parce qu’elle a invité sa copine, à la fin on dit que tout était prêt quand elle arrive.
60Comme on le voit ici, les élèves entrent dans une véritable activité de recherche et de co-élaboration du sens, interrogent les albums, dans et hors du texte, pour trouver le moyen de résoudre un problème de lecture qu’ils se sont posé. Ainsi, ces questions de détermination des voix narratives, qui semblent parfois complexes aux médiateurs et placer notre auteure hors champ des lecteurs enfantins, s’avèrent passionnantes pour eux. Ils se montrent très libres dans l’exploration qu’ils font de son œuvre, se l’appropriant, l’investissant comme un « territoire de jeu […] faisant de la densité du texte [leur] territoire de prédilection33 ». Ainsi, c’est précisément la résistance de l’œuvre qui les intrigue et les porte à lire et relire les albums pour chercher des réponses à leurs interrogations.
La construction du sens : points de vue croisés
61Nous venons de voir combien les enfants entrent de manière active dans les albums, mais que comprennent-ils de cette œuvre que certains adultes jugent trop difficile pour eux ? Ne seraient-ils pas mieux placés pourtant pour entrer dans une littérature qui leur est destinée en première instance ?
62Confrontons les réactions de lecteurs adultes et enfants sur la compréhension d’un même album, à savoir Chaise et Café. Lorsque les adultes acceptent de se prêter au jeu de l’interprétation, s’engage une discussion très ouverte, amorcée par un rejet :
Géraldine : Moi, celui qui m’a rendue le plus mal à l’aise, c’est Chaise et café, je ne sais pas, je n’ai pas très bien compris, je ne suis pas entrée dans le texte…
SD : Comment vous l’avez compris pour ceux qui l’ont lu… Chaise et café ?
Hélène : C’est l’enfant qui rentre dans le monde d’un adulte, qui y met ses petites choses, enfin ses barbouillis, ses petites lettres, ses jouets, qui s’invente des histoires à partir de ce qu’il y a dans la pièce, avec un adulte… et puis ce qui est intéressant, c’est que quand l’adulte s’en va, ça a l’air d’être quelque chose de dramatique pour lui, puis finalement, on a changé de décor et c’est la fête ! Je crois, que c’est simple les enfants…
Géraldine : Après, c’est lui qui est devenu adulte.
Julie : Oui, oui, le moment où cet enfant-là, voilà, il s’enrichit de ce qu’il a vu dans cette pièce, au contact de cet homme-là…
Hélène : Moi j’ai vu ça comme une déclaration d’amour, mais qui n’a jamais été dite quoi, je veux dire, un amour partagé mais avec… enfin, plein de pudeur, de retenue, qui n’a jamais été dit, ni d’un côté ni de l’autre, mais qui a perduré jusqu’à… jusqu’à la vieillesse…
63Si les adultes ressentent en quelque sorte le besoin d’interpréter une situation narrative qui les déroute, projetant, comme Julie et Hélène, une réflexion et une dimension fortement psychologique, affective et éducative sur la relation mise en scène par l’album, les enfants quant à eux ont une compréhension, nous semble-t-il, beaucoup plus directe :
Geoffroy : Dans Chaise et café… c’est un petit qui, à chaque fois il prend une chaise pour aller dans la chambre, dans une chambre heu… sûrement celle de son frère pis y s’amuse pendant que son frère y travaille et pis à un moment y part et pis après c’est lui qui a sa chambre et pis y a un autre petit qui prend sa chaise pour revenir…
64Cette explication permet à un deuxième enfant d’affiner sa compréhension au contact de la pensée de l’autre :
Alexandre : J’en avais compris un petit peu mais par exemple que y s’amusait, je ne savais pas que par exemple son frère y travaillait pendant ce temps-là… ce truc-là j’avais pas compris…
65Nous ne prenons ici qu’un exemple, mais l’ensemble des expériences de lecture que nous avons pu mener avec les élèves nous montre qu’il ne sont pas perdus, qu’ils s’emparent des albums pour construire leurs propres parcours de lecture, sans cette angoisse exprimée par nombre d’adultes de ne pas tout voir, tout comprendre. Ainsi, B. Poncelet nous semble bien être aussi un auteur pour la jeunesse, de par cette capacité de son œuvre à intriguer les enfants, les inciter à une lecture exploratoire dynamique en leur proposant un terrain d’exploration à la fois familier et problématique.
Les écrits réactifs
66Les élèves de CM2 ont aussi été amenés à produire un écrit réactif à partir de la dernière double page de l’album Chez eux, chez elle ou chez elle : Des fois je me dis, je me demande :
De ses mélodies, de ses couleurs, surtout de sa douceur et de son odeur… quand je serai grande… qu’est-ce qu’il m’en restera ? Est-ce que ça fera partie de moi comme mes mains, mes doigts ? ? ?
De Chez elle, j’aurai… je ne sais pas… et peut-être que grâce à EUX, j’aimerai toujours regarder le ciel pâlir, que j’ajouterai même en cuisant, du vin à la sauce du lapin… Mais de Chez elle, je ne veux rien ! et pourtant il se peut que… malgré moi… enfin on verra !
67Cette page retrace en quelque sorte le parcours de l’enfant narrateur et doit permettre aux élèves de s’interroger sur la fonction et la forme de la clôture du récit littéraire, d’autant qu’ils sont confrontés là à une fin ouverte, tant par la prédominance des formules interrogatives que par les blancs ménagés à divers endroits du texte pour lui donner sa respiration, le ponctuer à la manière d’un poème, ouvrir un espace pour la réflexion du narrateur et du lecteur.
68Tout d’abord, certains écrits, probablement en appui, à la fois sur une connaissance générale des fonctionnements de l’écrit et sur la mise en espace des différentes typographies, évoquant par métonymie les différents lieux habités, prennent en compte la dimension conclusive et synthétique de cette double page, ils en font comme une sorte de message final, de « morale » de l’album en relation avec l’apprentissage :
Le narrateur veut dire qu’elle veut se souvenir des souvenirs qu’elle a eus lorsqu’elle était chez elle, chez lui et chez eux quand elle grandira car elle ne les verra certainement plus. Elle dit ça car elle a appris beaucoup de choses avec tous les gens où elle était. (Tristan)
Je trouve ça bien ça fait un résumé. (Benjamin)
69D’autres élèves ont, semble-t-il, aperçu la dimension existentielle d’un album qui met en scène l’élaboration d’une personnalité au fil de ses rencontres, ainsi que la dimension temporelle de cette réflexion finale par laquelle la narratrice se projette dans l’avenir :
Elle veut dire que quand elle sera grande est-ce que elle sera toujours la même. (Christelle)
Je pense qu’elle se demande si elle sera un peu comme ces gens-là. (Céline)
70Dans certaines de leurs productions, les enfants montrent, par ailleurs, une sensibilité aux choix de mise en page et investissent ceux-ci pour donner du sens à l’espace ménagé par la double page, en lui attribuant, par exemple, une valeur psychologique, en lien avec la diégèse et avec le ressenti du personnage, ses hésitations :
Quand elle est chez elle ou chez lui, elle ressent pas la même chose. Et l’espace veut dire qu’elle ne sait pas encore si c’est bien comme ça. (Thibault)
Béatrice Poncelet n’a pas écrit « Enfin on verra » à côté de l’autre texte car la petite fille réfléchit. (Aline)
71Cette perspective d’un texte à poursuivre, ouvert comme l’est l’avenir de la narratrice et de son lecteur, participe sans doute de l’effet de réel que relèvent certains enfants, approchant intuitivement en cela la dimension biographique, voire autobiographique de l’écriture littéraire, comme peut le laisser supposer l’utilisation du pronom « lui » qui peut à la fois désigner la narratrice intradiégétique et l’auteur :
Je trouve qu’elle a raison parce qu’en grandissant nos goûts changent. (Mattieu)
Je pense que c’est bien et ça un sens cette histoire, elle raconte la vie d’une petite fille. (Cécile)
J’en pense que c’est une histoire vraie. Qui sait ? Peut-être que ça lui est déjà arrivé ? (Pauline)
72Cette question de la réalité humaine à l’œuvre dans la littérature est par ailleurs intuitivement perçue par l’une des élèves :
J’ai bien aimé ce livre mais à quelques moments je n’ai pas compris. Mais ce qui est bien dans ce livre, c’est que ça arrive en vrai. (Aline)
73Ainsi, tous ont développé une véritable réflexion à partir de l’inducteur et ces quelques extraits montrent déjà chez les élèves une certaine intuition du texte, de sa portée et de sa forme littéraire ; ils montrent également combien cet album touche les enfants, quoi que les adultes puissent en penser, malgré et sans doute grâce à son ouverture et à sa complexité. Ne touchons-nous pas alors à la fonction de la littérature ainsi définie par Umberto Eco :
La vraie fonction éducative de la littérature […] ne se réduit pas à la transmission des idées morales, fussent-elles bonnes ou mauvaises, ou à la formation du sens du beau. […] Je crois que l’éducation au destin et à la mort est une des fonctions principales de la littérature.34
Éléments de conclusion
74En somme, la mise en scène d’espaces clos familiers, théâtres du Tempus fugit, de la transmission intergénérationnelle et d’une appropriation culturelle sans bornes de temps ou d’espace d’une part, la résistance féconde que les albums opposent aux lecteurs adultes et la curiosité, la réactivité qu’ils provoquent chez les enfants d’autre part, font à notre sens des albums de B. Poncelet des supports privilégiés pour une rencontre adultes/enfants, enseignants/élèves au cœur du livre. Ainsi reposent-ils la question d’une frontière entre auteur pour adulte et auteur pour la jeunesse : les adultes avec lesquels nous avons mené nos expériences de lecture se montrent d’emblée gênés par cette ambiguïté qu’ils perçoivent dans le travail de notre auteure. Trop habitués souvent à privilégier une littérature de jeunesse porteuse d’une langue modélisable et de messages clairs, nombre d’enseignants éprouvent, en effet, un malaise à l’idée de prendre le risque de l’interprétation avec les élèves, en évitant des textes jugés trop difficiles pour eux. Or les albums de B. Poncelet ne présupposent pas la compétence des jeunes lecteurs : en réalité, ils contribuent à former par la lecture, surtout si elle est accompagnée par l’école, des lecteurs compétents. En ce sens, on peut dire qu’une telle œuvre participe de la constitution de son propre public. Notre auteure semble aussi bien activer chez les adultes des lectures d’enfance, que le regard des enfants sur leur propre enfance, les seconds abordant avec simplicité et malice ces textes dont les premiers redoutent la polysémie, sensibles à l’univers baroque qu’elle leur propose. En cela, elle nous apparaît donc comme une auteure à la croisée des catégories éditoriales : auteure pour les lecteurs enfants et auteure pour des lecteurs adultes tout à la fois, pour favoriser la passation de la littérature, la transmission non seulement d’une culture mais d’un mode de lecture.
Annexe
Annexe
Albums de Béatrice Poncelet
Tiens ! un clou…, Paris, La Farandole, 1980.
Je reviendrai le dimanche 39, Paris, Albin Michel, 1983.
Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, Paris, Centurion Jeunesse, 1985.
Je, le loup et moi, Genève, La Joie de lire, 1988.
T’aurais tombé, Paris, Syros Alternatives, 1989.
Mais, Fée ?, Rennes, Ouest-France, 1991.
Galipette, Paris, Albin Michel Jeunesse, 1992.
Chut ! Elle lit, Paris, Seuil Jeunesse, 1995.
Chez eux, chez elle ou chez elle, Paris, Seuil Jeunesse.
Chaise et café, Paris, Seuil Jeunesse, 2000.
… et la gelée, framboise ou cassis ?, Seuil Jeunesse, 2001.
Les Cubes, Paris, Seuil Jeunesse, 2003.
Semer en ligne ou à la volée, Paris, Seuil Jeunesse, 2006.
Le Panier, l’immense panier, Paris, Seuil Jeunesse, 2008.
Notes de bas de page
1 Dans Iconotextes, actes du colloque international organisé à l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand du 17 au 19 mars 1988, Paris, Ophrys, CRCD, 1990.
2 Thèse dirigée par V. Castellotti et soutenue le 3 décembre 2009 à l’université François Rabelais à Tours : Les albums de Béatrice Poncelet à la croisée des genres : expériences de lecture, enjeux littéraires et éducatifs, implications didactiques.
3 Nous nous plaçons ici dans la perspective développée par E. Morin, dans « Entretien », Philosophie Magazine, n° 15, décembre 2007-janvier 2008, p. 54.
4 « Rencontre avec Béatrice Poncelet », animée par B. von Stockar, dans I. Nières-Chevrel (dir.), Littérature de jeunesse, incertaines frontières, Paris, Gallimard Jeunesse, 2005.
5 Genève, La Joie de lire, 1988.
6 Paris, Seuil Jeunesse, 2000.
7 Celle de Guillaume trempé par punition dans l’encre par le grand Nicolas dans « Histoire du garçon tout noir » (Der Struwwelpeter, 1845).
8 Paris, Seuil Jeunesse, 2001.
9 Paris, Seuil Jeunesse, 2003.
10 Paris, Seuil Jeunesse, 2006.
11 Paris, Seuil Jeunesse, 2008.
12 Paris, Seuil Jeunesse, 1995.
13 Paris, Syros Alternatives, 1989.
14 Recueil de nouvelles édifiantes versifiées du docteur Heinrich Hoffmann publié en décembre 1845.
15 Paris, L’École des loisirs, 1972.
16 Illustrée par de Neuville et Riou, fac-similé de l’édition de 1871 dans La Bibliothèque d’éducation et de récréation de Jules Hetzel.
17 Paris, Seuil Jeunesse, 1997.
18 Pour Jules Hetzel.
19 Tiré de Gédéon mécano, Paris, Tallandier, 1927.
20 Série de bande dessinée allemande parue en 1865 pour la première fois.
21 M. Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 47.
22 « Légende dramatique en quatre parties » pour orchestre, soliste et chœur, créée à Paris en 1846.
23 « Grenouille et scarabée sur nénuphar », dans K. Utamaro, Le Livre des insectes, 1787.
24 V. Van Gogh, Lettres à son frère Théo [1888], Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1988.
25 R. Barthes, « Texte (théorie du) », Encyclopædia Universalis, 1973.
26 Pour faciliter l’implication, les questionnaires sont restés anonymes, nous en avons choisi quelques fragments, tous issus de questionnaires différents.
27 M. Proust, Le Temps retrouvé [1927], éd. de P. Clarac et A. Ferré, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 889.
28 « Rencontre avec Béatrice Poncelet », article cité.
29 S. Dardaillon, « Quelle place pour l’iconotexte dans les pratiques enseignantes de cycle 3 ? », dans B. Louichon et A. Rouxel (dir.), Du corpus scolaire à la bibliothèque intérieure, Presses universitaires de Rennes, coll. « Paideia », 2010.
30 C’est moi, S. Dardaillon, qui souligne par la mise en italique de plusieurs formules.
31 Elzbieta, L’Enfance de l’art, Rodez, Éd. du Rouergue, 1997, p. 9.
32 À propos de la réécriture du Petit Chaperon rouge dans Je, le loup et moi.
33 C. Tauveron (dir.), Lire la littérature à l’école. Pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ?, Paris, Hatier, 2002, p. 18 et 19.
34 U. Eco, De la littérature, traduit de l’italien par M. Bouzaher, Paris, Grasset, 2003, p. 24-26.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Écrire dans l’enseignement supérieur
Des apports de la recherche aux outils pédagogiques
Françoise Boch et Catherine Frier (dir.)
2015
Le temps de l’écriture
Écritures de la variation, écritures de la réception
François Le Goff et Véronique Larrivé
2018
Itinéraires pédagogiques de l'alternance des langues
L'intercompréhension
Christian Degache et Sandra Garbarino (dir.)
2017
Ces lycéens en difficulté avec l’écriture et avec l’école
Marie-Cécile Guernier, Christine Barré-De Miniac, Catherine Brissaud et al.
2017
Le sujet lecteur-scripteur de l'école à l'université
Variété des dispositifs, diversité des élèves
Jean-François Massol (dir.)
2017
La lettre enseignée
Perspective historique et comparaison européenne
Nathalie Denizot et Christophe Ronveaux (dir.)
2019