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Introduction

p. 7-13


Texte intégral

Il n’y a plus de règles depuis qu’elles ont survécu à la valeur. Mais les formes subsistent éternellement. Il y a des formes du roman qui imposent à la matière proposée toutes les vertus du Nombre et, naissant de l’expression même et des divers aspects du récit, connaturelle à l’idée directrice, fille et mère de tous les éléments qu’elle polarise, se développe une structure qui transmet aux œuvres les derniers reflets de la Lumière Universelle et les derniers échos de l’Harmonie des Mondes.
« Technique du roman »
Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, 1965, p. 32-33.

1Pour Raymond Queneau, tous les genres naissent de l’évolution et par transformation des poèmes homériques qui constituent les modèles à l’origine de la littérature : l’Odyssée, qui comporte un sujet unique, est la source de la tragédie et de la comédie, tandis que l’Iliade, par sa nature pluridiégétique et plurithématique, est à l’origine du roman. Essentielles pour la littérature occidentale, les deux épopées sont également pour Queneau « source […] de l’art oratoire et de la poésie […] de l’Histoire, de la philosophie, de la théogonie1 ». Cette cosmogonie littéraire qui réinvente la hiérarchisation générique traditionnelle se traduit dans l’écriture quenienne par un croisement plus ou moins explicite des genres. C’est dans le Tableau des Muses2, composé pendant la rédaction du Vol d’Icare, que cette cosmogonie s’explicite : avant de formuler la structure définitive de son roman, Queneau esquisse une subdivision provisoire en associant à l’action principale de chaque chapitre du roman l’art de l’une des neuf Muses – Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie, Calliope – qui président à la littérature, aux arts et aux sciences. Bien que le projet plurigénérique de Queneau soit relativement réduit dans ce roman, le discours sur les codes et sur les genres va constituer un aspect permanent de son œuvre. Si dans Le Vol d’Icare la critique des genres naît ainsi du hiatus explicite entre la forme dialogique de la comédie et le contenu métalittéraire, dans Pierrot mon ami elle naît de la tentative de « faire le procès d’une technique » grâce au choix du roman policier en genre accueillant le roman populiste, la comédie baroque, le roman sentimental, le roman de formation et le roman à énigme pour en faire « le don Quichotte des romans détectives3 ». Par ailleurs, si – comme le souligne Jean Bessière – l’hybride constitue « un lieu littéraire génétique » qui expose sa généalogie sans se réduire à elle4, l’approche de la critique génétique permet d’éclaircir la dynamique de fabrication du texte hybride.

2Mais les œuvres de Raymond Queneau se caractérisent aussi par la superposition de plusieurs niveaux diégétiques et par une répartition rythmée des situations et des personnages. Cette recherche rythmique découle de l’importance que Queneau attribue à la rime, conçue comme variante complexe du rythme : chaque roman de Raymond Queneau est en effet une variation sur la rime conçue, dans la tentative de rapprocher le plus possible le roman de la poésie, non seulement en son sens traditionnel de rime phonétique mais surtout de rime sémantique. Ainsi, tous ses romans sont organisés autour d’un mouvement rythmique construit sur la présence réitérée et organisée des situations et des personnages qui assure la cohérence narrative d’une structure non linéaire, laquelle ne déstabilise pas la logique temporelle du roman mais la renforce par la coexistence et la représentation de multiples temps individuels qui se superposent, s’alternent et s’annulent.

3Dans Le Vol d’Icare, les divers passages des personnages d’un dispositif narratologique à un autre exposent l’alternance entre les niveaux diégétiques différents : la disparition d’Icare est suivie de la fuite des personnages créés par les trois romanciers confrères d’Hubert Lubert, qui imitent Icare et sortent de leurs créations pour se rencontrer dans le monde réel, lequel coïncide avec le roman que le lecteur est en train de lire. Par ailleurs, Queneau ne veut pas donner de représentation véridique de la réalité mais transmuter cette réalité, en effaçant les limites entre le réel et le fictif, grâce au seul instrument qui permet leur coexistence rationnelle : le livre. Cette transmutation de la réalité s’explicite par la nature de ses personnages qui, comme le remarque Bergens, échappent à leur réalité et agissent d’une façon « complètement inhabituelle5 » car la réalité à laquelle ils essaient d’aboutir n’est pas le réel contingent, mais une sorte de « réel reproduit par simulation, par échange de signes6 ». Les notes préparatoires du roman montrent ainsi plusieurs alternatives concernant le personnage d’Icare et son histoire (par exemple l’idée d’un roman écrit par M. Bouvardetpécuchet ou celle de faire d’Icare le romancier qui est en train d’écrire ses mémoires). Le projet de faire d’Icare un héros du feuilleton qu’Hubert Lubert est en train d’écrire ou celui d’un antiroman policier est développé dans les brouillons et permet de nouvelles hypothèses sur les interprétations de l’œuvre.

4Tandis que Le Vol d’Icare organise sa structure circulaire autour d’une superposition métapoïétique, Les Fleurs bleues organise une architecture double et circulaire à travers la dimension onirique grâce à l’inclusion d’un personnage dans le rêve de l’autre. Le principe global du roman se fonde sur l’alternance des rêves des deux personnages – Cidrolin se rêve en duc d’Auge, et D’Auge se rêve en Cidrolin – et de leurs aventures car les histoires s’entrelacent lorsque l’un des deux personnages tombe dans un sommeil plus ou moins profond.

5Le dossier génétique des Fleurs bleues nous permet par là même d’analyser le procédé de superposition des espaces réel et onirique, et de mieux distinguer le mécanisme de dissémination romanesque. En effet, les deux manuscrits proposent une subdivision des séquences diégétiques plus marquée que dans la version définitive et ils révèlent le dessein de morcèlement progressif de l’intrigue. Deux épisodes en particulier appuient l’hypothèse d’une intercalation des segments fictionnels : l’histoire du « cheval parlant » et l’épisode des deux Canadiens. Leur réduction et leur segmentation en micro-séquences compliquent la relation entre les deux dimensions et accélèrent leur superposition par rapport au manuscrit de 1964, où l’onirique et le réel étaient plus facilement identifiables.

6Toutefois, les romans queniens présentent dans leur équilibre plus ou moins mathématisable plusieurs courts-circuits logiques et narratifs qui peuvent être interprétés en tant qu’indices scripturaux des projets, des plans, des idées et des versions qui ont été abandonnés ou modifiés au cours de la rédaction et que l’analyse des manuscrits permet d’éclairer.

7Les brouillons de Queneau représentent véritablement une richesse qui postule une approche génétique7, surtout parce que l’écrivain vit sa page d’une manière tout à fait originale : chaque œuvre garde son journal de travail détaillé (organisé jour par jour) où l’on trouve l’explication et le développement de toute nouvelle idée, mais aussi des calculs, des dessins, des plans ou des repentirs.

8Quelle valeur attribuer aux projets exploratoires et inachevés de Queneau ? Pourquoi conservait-il scrupuleusement tous ses manuscrits et les documents avant-textuels tant de ses œuvres littéraires que des textes de ses conférences, de ses préfaces et de ses traductions ?

9On ne peut pas dissocier cette habitude de conserver ses manuscrits de l’importance que Queneau attribuait aux opérations prérédactionnelles comme au travail de correction : la légitimité esthétique du brouillon se réalise en accord avec la tradition classique et en opposition à la poétique surréaliste à travers la rature, qui constitue le principe même de la littérature. Queneau traduit alors cette interdépendance entre rature et écriture, entre raturer et littératurer, surtout grâce à la mise en scène du processus d’écriture où le manuscrit est tantôt objet de fiction, tantôt objet réel. Si dans Le Chiendent et dans Le Vol d’Icare le manuscrit est soumis à un processus de fictionnalisation, dans Les Enfants du limon il se configure comme objet matériel réel incorporé à la narration : le 21 avril 1937, pendant la rédaction des Enfants du limon, Queneau décide d’intégrer dans son nouveau roman de longs extraits des Fous littéraires, qui n’avaient pas trouvé d’éditeur, en choisissant de mettre en scène la genèse de son œuvre et en confiant à un personnage de roman, Chambernac, son entreprise sur les fous. Dans l’arrangement de ce projet qui fait dialoguer le texte avec le manuscrit d’un autre roman à travers un système inédit de citations, le post-scriptum qui clôt Les Enfants du limon n’éclaircit pas seulement l’échafaudage engendrant le texte, mais souligne aussi l’authenticité des textes queniens cités dans L’Encyclopédie des sciences inexactes8 de Chambernac : Queneau n’altère pas le statut du manuscrit, lequel reste reconnaissable à l’intérieur du texte qui l’abrite.

10Mais l’intégration du manuscrit se révèle plus qu’un simple stratagème littéraire, car Queneau expérimente une manière de sauver son livre de l’oubli (Les Fous littéraires reste inédit jusqu’en 2002). De plus, Queneau ne conserve pas ses manuscrits seulement pour permettre au lecteur de tracer les étapes de leur rédaction et dévoiler ce que l’écrivain a caché dans le texte définitif : comme le remarque Emmanuël Souchier, ces manuscrits révèlent à travers des « zones sensibles de l’écriture9 » l’univers personnel, l’évolution intellectuelle et la démarche spirituelle de l’écrivain. Les effacements, les repentirs et les ratures sont à interpréter comme le lieu symbolique d’une authenticité qui n’est pas possible dans l’univers fictionnel du roman.

11Dans cet univers en mouvement et en transformation continuelle, l’instabilité textuelle concrétisée par la multiplicité des plans, des projets et des ratures nous a obligés à trouver des critères analytiques capables de concilier l’imprévisibilité des transformations du texte et la planification d’une structure fortement élaborée.

12Au-delà de toute tentative de modélisation – en proposer une serait à nos yeux une erreur –, cette étude trouve ainsi dans les trajectoires du chaos déterministe l’image analogique du processus d’écriture : l’élaboration textuelle, la programmation initiale et la spontanéité de l’écriture, l’oscillation entre systèmes ordonnateurs (plans, notes, ébauches, scénarios) et moments aléatoires, permettent d’établir une analogie avec l’alternance de phases ordonnées et de phases désordonnées qui caractérise le fonctionnement du système chaotique. Notre approche, qui se veut donc à la fois critique et génétique, se propose d’analyser l’écriture quenienne à la lumière de la théorie de Noëlle Batt10 qui, à partir des principes réglant le système chaotique, avait proposé une nouvelle analyse du processus de réception de l’œuvre.

13Ainsi, si dans les premières œuvres de Raymond Queneau la construction rigoureuse des romans répond à des principes mathématisables qui altèrent les systèmes ordonnateurs du processus d’écriture – plans, notes, ébauches, scénarios – en réduisant d’une certaine manière les moments aléatoires, à partir de Pierrot mon ami, paru en 1942, l’élaboration textuelle suit des stratégies de composition qui rendent plus évidente l’oscillation entre ordre et désordre. Notre analyse portera d’abord sur Pierrot mon ami en raison de sa fonction de roman charnière entre la première et la deuxième période romanesque de Queneau, et ensuite sur Les Fleurs bleues11 en vertu de leur structure complexe qui, comme le remarque Henri Godard dans sa préface aux Œuvres complètes (vol. III, Romans, tome II, p. XVIII), permet à Queneau de trouver un équilibre tout nouveau entre deux orientations vouées à la recherche de stratégies romanesques inexplorées : bien que l’écrivain confère un tout autre statut à son héros déjà à partir de Pierrot mon ami, le roman des Fleurs bleues lui permet d’accorder cette nouvelle configuration du personnage aux principes formels qui lui avaient inspiré les œuvres de la première période. Cet équilibre entre architecture romanesque et caractérisation du personnage sera enfin le principe sur lequel s’organisera la structure du Vol d’Icare, qui constitue un modèle de fonctionnement romanesque entièrement nouveau, réunissant fiction et réalité. L’analyse des avant-textes de Pierrot mon ami, des Fleurs bleues et du Vol d’Icare nous donne ainsi les moyens d’interpréter même grâce aux traces des projets abandonnés ou inaboutis les étapes fondamentales des recherches formelles de Queneau.

Notes de bas de page

1 R. Queneau, Entretiens avec Georges Charbonnier, 1962, p. 57-66.

2 Tableau des Muses, Le Vol d’Icare, « Notes », Fonds Queneau, cote D art. 18_1_1, f. 16 :

/ chap. 1 L’auteur va trouver le détective et lui raconte son histoire (Clio) (Clio de Mérode)

chap. 2 Le détective va au café des personnages et s’éprend de la guitariste d’un orchestre yéyé féminin (Euterpe) (la place d’Euterpe)

chap. 3 C’est un personnage d’un roman écrit sous forme de comédie (à la princesse de Ségur) par Bernard Alzac, ami de Laubert (ah ! Thalie)

chap. 4 Rencontre de B. Alzac et de G. Laubert. Laubert soupçonne B. Alzac. Il est attiré par une ghenuche (mais le pot mène)

chap. 5 Le détective compte. Pas trace d’Icare. Il se rend dans une boîte de nuit où l’on danse. Rencontre de la ghenuche. Trois crises nerveuses (ter psychoses)

chap. 6 On trouve Icare avec une fille. Il ne sait d’où il vient, où il va (Erra tôt)

chap. 7 B. Alzac décide d’abandonner le roman pour la poésie lyrique (Polygmanie)

chap. 8 Le détective retrouve Icare on ne sait pas pourquoi (Ur-Anie)

chap. 9 Discours final en cali-scope. /

Les manuscrits de Raymond Queneau sont conservés au Centre de Documentation Raymond Queneau (CDRQ) de Verviers et à la bibliothèque Armand Salacrou du Havre. Le SCD (Service Commun de la Documentation) de la bibliothèque Droit et Lettres de l’université de Bourgogne conserve un fonds de copies de manuscrits et notes de Queneau (Fonds Queneau). Toutes les références aux manuscrits de Queneau renvoient à ce fonds.

3 F.J., « Cinq minutes avec Raymond Queneau », Le Figaro, 25 août 1942.

4 J. Bessière (dir.), Hybrides romanesques : fiction (1960-1985), 1988, p. 7-8.

5 A. Bergens, Raymond Queneau, 1963, p. 128.

6 A.-M. Tango, « Personnages d’encre », dans D. Delbreil (éd.), Le Personnage dans l’œuvre de Raymond Queneau, 2000, p. 75-86.

7 Il faut remarquer que, même sans les outils offerts par la critique génétique et en dépit d’une consultation parfois difficile des dossiers de genèse, une partie des manuscrits queniens a été étudiée par les spécialistes de Raymond Queneau et a permis de dévoiler la richesse du chantier de l’écrivain (voir D. Delbreil, « Les prémices d'Un rude hiver », dans Temps mêlés, n° 150, 1989-1990, p. 46-58). Sans entrer ici dans le détail des textes, nous renvoyons aux « Notices » des Œuvres complètes de la Bibliothèque de la Pléiade en général, et en particulier aux études que D. Delbreil consacre à Loin de Rueil (dans Œuvres complètes, vol. III, Romans, tome II, 2006, p. 1582-1621) et que H. Godard dédie au Vol d’Icare (ibid., p. 1794-1820) et au Chiendent (Œuvres complètes, vol. II, Romans, tome I, 2002, p. 1441-1466).

Cette même approche caractérise aussi la notice qu’A.-M. Jaton rédige à propos des Fleurs bleues (vol. III, tome II, ouvr. cité, p. 1746-1794) et celle que J.-P. Coen écrit sur Saint Glinglin (ibid., p. 1622-1644). Parmi les autres notices, il faut encore citer S. Meyer-Bagoly, qui écrit sur Les Derniers Jours (vol. II, tome I, p. 1514-1557) et M. Velguth, qui étudie la genèse des Enfants du limon (ibid., p. 1591-1614).

8 Voir à ce sujet : E. van der Starre, Curiosités de Raymond Queneau. De « l’Encyclopédie des Sciences inexactes » aux jeux de la création romanesque, 2006.

9 Cf. M. Lécureur, Raymond Queneau. Biographie, 2002, p. 226 : « Si les repentirs des manuscrits révèlent les zones sensibles de l’écriture, qui passe de l’univers personnel de l’écrivain à la sphère sociale de la lecture, les corrections ultérieures retracent l’histoire du texte et trahissent l’évolution intellectuelle de l’auteur. »

10 N. Batt, « Dynamique littéraire et non-linéarité », dans P. Cotte (dir.), Langage et linéarité, 1999, p. 189-200.

11 Cf. A. Quesnel, Premières leçons sur « Les Fleurs bleues » de Raymond Queneau, 1999.

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