Conclusion
p. 155-156
Texte intégral
1Dès ses premiers textes, Queneau donne un rôle primordial à la construction des romans et accorde une attention particulière au langage, qui devient un outil quasi scientifique qu’il s’agit d’explorer. De fait, Le Chiendent, son premier roman, publié en 1933, obéit à des contraintes formelles et à des règles élaborées de composition, symboliques, chiffrées ou rythmiques : c’est le cas de la structure du livre, établie selon un plan rigoureusement fixé au préalable, et de la division en chapitres, commandée par le chiffre « sept »; c’est vrai aussi concernant la parfaite circularité du récit, qui se termine sur la phrase par laquelle il a commencé. Frappé en outre par la distorsion croissante entre langage parlé et langage écrit, Queneau inaugure avec Le Chiendent la « mise en style » du langage parlé à travers des inventions lexicales, phonétiques et orthographiques.
2Mais la rigueur mathématique que Queneau appelle « arithmomanie », tout en caractérisant une partie de sa production, n’exclut pas le remaniement subjectif et autonome par rapport à la règle foncière, surtout dans les romans écrits à partir de Pierrot mon ami, qui s’éloignent d’une structure excessivement mathématisée. En effet, même si l’organisation mathématique à partir de Pierrot mon ami se montre plus vague que dans les romans précédents, les notes préparatoires confirment une attention constante portée à certains de ses éléments – comme la distribution des personnages et de leurs histoires – et démontrent la coexistence d’aspects qui sont, au moins en apparence, les plus contradictoires. La dichotomie que la critique génétique établit entre écriture à programme et écriture à processus nous semble très pertinente à cet égard, car bien qu’on reconnaisse l’existence de ces deux typologies d’écriture, il n’est pas possible de faire de distinction rigide entre les écrivains qui suivent des plans et des scénarios et les écrivains de premier jet qui ne semblent pas, du moins de prime abord, suivre un projet préliminaire. C’est alors que le processus de création trouve dans la théorie du chaos déterministe un analogon faisant coexister deux aspects complémentaires de l’acte d’écriture, l’aléatoire et le déterminisme. Cette analogie entre texte et système chaotique prend tout son sens dans l’œuvre de Raymond Queneau, où la programmation initiale – qui se traduit à travers les plans et les projets exploratoires – alterne avec plusieurs formes d’instabilité textuelle. Ainsi cette étude génétique des romans de Queneau, dont la structure organisée et programmée n’exclut pas une certaine imprévisibilité formelle, a permis de démontrer que si tout processus de création se conçoit comme transition vers l’ordre, le chaos, bien évident dans la phase rédactionnelle, persiste à l’état de traces même lorsque l’écriture aboutit à son équilibre définitif. Par exemple, les blancs ou « zones d’indétermination » constituent les traces d’un texte in absentia et répondent à une poétique du non-dit qui, comme le remarque Queneau, doit forcer l’imagination du lecteur à combler les trous du texte. Certains passages désordonnés ne le sont donc qu’en apparence, car ils sont le résultat d’une esthétique concertée à l’avance et que les dossiers de genèse nous ont permis d’interpréter. Le processus exploratoire qui précède la textualisation du roman et les opérations de révision du texte se révèlent alors fort complexes, faisant alterner le renversement des codes génériques et des opérations de desserrement de l’intrigue. Ces infractions, qui concernent tant le niveau de la diégèse que les règles propres à l’un des genres questionnés, deviennent les principes qui permettent le fonctionnement romanesque du texte quenien en effaçant les limites entre le réel et le fictif à travers le livre. Alors cette transmutation de la réalité ne s’explicite pas seulement par la nature des personnages queniens, mais aussi à travers la structure romanesque : Queneau se situe alors, pour citer Francis Berthelot qui, dans sa Bibliothèque de l’Entre-Mondes, avait considéré Le Vol d’Icare comme une transfiction1, entre les « auteurs qui rejettent les limites du réalisme, voire l’idée même qu’une description de la réalité soit possible » et les « auteurs de l’imaginaire qui brisent les conventions de genres, tant au niveau de la construction que de l’écriture2 ».
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GénétiQueneau
Sur la genèse de Pierrot mon ami, Les Fleurs bleues et Le Vol d’Icare
Daniela Tononi
2019