Chapitre IV. Styles et transformations
p. 117-153
Texte intégral
4.1 Répétition et harmonie du style
1Lié aux concepts de déterminisme et d’imprévisibilité, le principe de « sensibilité aux conditions initiales internes », avancé par les théoriciens Hadamard, Duhem et Poincaré, représente pour Noëlle Batt l’une des approches les plus productives de la critique génétique.
2Avant d’aborder cette question à partir de l’analyse du Vol d’Icare et des Fleurs bleues, il est nécessaire d’établir les termes de l’analogie entre le roman et les derniers concepts qui règlent le fonctionnement du système chaotique : la fractalité1 et l’élément local.
3Inventée par Benoît Mandelbrot, la théorie des fractales permet de distinguer des formes complexes qui, entre ordre et chaos, restent invariantes pour tout changement d’échelle. Ce principe dit d’autosimilarité permet d’affirmer que les sous-systèmes qui composent un système complexe sont équivalents au système même : « Ce sont des formes telles que seuls des détails sans portée changent lorsqu’on les agrandit pour voir les choses de près. Donc, chaque petit bout d’une fractale contient la clef de la construction tout entière2. »
4À partir de cette définition, il est opportun de constater que les études concernant le rapport entre la littérature et la théorie des fractales ont souvent remarqué la nécessité de considérer l’acception métaphorique du concept de fractalité en tant que multiplication d’un même thème sous diverses modalités. Ainsi, si l’objet fractal est « l’union d’un nombre (fini) de copies de lui-même à échelle réduite », le roman partage le même principe car ses éléments se répondent à différentes échelles (langue, histoire, énoncé, énonciation). Mais c’est surtout l’étude d’Alain Goulet qui anticipe l’application de la fractalité à la génétique des textes, en remarquant le « potentiel organisateur » qui détermine la dynamique de l’œuvre :
Les fractales nous conduisent plus particulièrement à concevoir l’étude génétique d’une œuvre comme celle de la dynamique d’une forme en devenir, qui témoigne d’un potentiel organisateur et du mouvement d’un développement, avec sa logique, ses ruptures, ses repentirs, ses adjonctions et soustractions, toute sa stratification de phrases et de ratures3.
5Dans son étude, Goulet discerne plusieurs éléments qui permettent d’attribuer une nature fractale au roman et qui concernent à la fois l’auteur, le lecteur et le texte. L’écrivain, considéré comme « un sujet sans identité stable4 », trouve dans son œuvre littéraire son élaboration projective, car c’est dans sa création et en fonction d’elle qu’il se modifie; par l’acte de lecture, le lecteur « construit son objet textuel à partir de la discontinuité des morphèmes, des sèmes et signes divers5 ». Et dans le texte, ce sont les analogies, les mises en abyme et les « phénomènes d’association » qui donnent au roman une nature fractale et confirment le principe d’autosimilarité.
6Si l’on exclut le processus de réception de l’œuvre, ce sont les modalités par lesquelles se construisent la dynamique du texte et la configuration du style dans l’œuvre qu’il faut considérer pour démontrer le dernier principe qui règle les systèmes chaotiques. Pour interpréter le style en tant que forme de répétition, l’analyse génétique doit considérer soit le « style de genèse », qu’Anne Herschberg Pierrot6 définit comme « profil de singularités dans la manière d’écrire7 », soit la genèse du style, c’est-à-dire le processus d’élaboration de la singularité stylistique de l’œuvre.
7Bien qu’il soit évident que le style de genèse doit être interrogé à partir de l’analyse du dossier génétique de l’œuvre, il est tout de même intéressant de comprendre les étapes qui ont conduit l’écrivain à l’élaboration du style de l’œuvre à partir du processus d’écriture. D’autre part, observer la construction d’une métaphore, le choix d’une allégorie ou du rythme d’un roman au fil de tous les états d’élaboration stylistique permet de reconstruire le projet esthétique de l’œuvre.
8Mais la question du style se révèle plutôt complexe si l’on considère les études8 qui, à partir de la théorie goodmanienne9, ont animé le débat dans les années 1970 mais qui, au fil des approches les plus diverses, concordaient sur l’impossibilité de délimiter les faits stylistiques qui marquent une œuvre. Si l’on convient avec Jean-Marie Schaeffer qu’il y a « un fait stylistique à partir du moment où il y a possibilité de choix entre différents registres10 », le choix que fait l’écrivain entre les variantes qu’il a élaborées pendant la rédaction de son œuvre permet de relire la notion de style à l’aune des études génétiques. À cet égard, nous ne considérons pas la variante dans le sens que lui donne Schaeffer – en accord avec la théorie de la « stylistique de l’écart » et suivant une approche sociolinguistique – comme infraction à la norme, mais dans le sens d’« unité verbale qui diffère d’une autre forme, antérieure ou postérieure11 ». Force est de constater, alors, que le rapport entre les variantes se joue tant au niveau de l’enchâssement chronologique des ratures qu’au niveau de leur classification typologique par rapport aux états d’élaboration de l’œuvre. Ainsi, pendant le processus de création, la configuration stylistique se réalise lorsque les traits de style convergent « en une forme globale significative12 » : le projet esthétique répond donc à un dessein unitaire et se combine avec le projet rédactionnel dans la construction révélatrice du sens de l’œuvre. Si le principe de convergence assure la cohérence stylistique de l’œuvre, la récurrence et la réduction analytique des traits stylistiques permettent d’établir ce que Laurent Jenny appelle une « logique d’ensemble13 » et d’identifier une propriété pertinente comme trait stylistique. Les choix sémantiques, rhétoriques et formels sont le résultat d’une dynamique stylistique qui se réalise pendant la rédaction et la révision de l’œuvre et qu’il faut analyser pour reconstruire la préhistoire du style.
9Si l’on observe de plus près l’œuvre quenienne, on s’aperçoit que plusieurs phénomènes linguistiques, discursifs et formels, deviennent des propriétés pertinentes du style lorsqu’ils singularisent l’œuvre grâce à leur répétition. Toutefois, pour comprendre le style de Queneau, il faut d’abord reconnaître le rôle central joué par les pratiques d’écriture qui accompagnent l’élaboration de l’œuvre et se répètent à l’identique d’un roman à l’autre.
10Précisément, le style de genèse de Queneau se définit à partir des dossiers génétiques composés, dans la plupart des cas, des manuscrits et des versions dactylographiées, des notes, des notes préparatoires et des journaux de travail. La grande quantité de documents préparatoires et de révisions révèle que l’écrivain modifie son œuvre en cours de rédaction et qu’il détermine les principes organisateurs qui caractérisent les romans toujours de la même façon14 : dès son premier roman – et jusqu’au Vol d’Icare – Queneau projette les tableaux de succession des personnages qui lui permettent de mieux répartir leur apparition dans les différents chapitres. Mais parmi les pratiques d’écriture grâce auxquelles Queneau met au point l’équilibre narratif des romans, il faut rappeler que l’écrivain vérifie toujours le nombre de pages consacrées à chaque personnage pour éviter tout déséquilibre créé par des séquences trop longues. Dans Le Vol d’Icare par exemple, Queneau choisit de réduire la présence d’LN afin de résoudre le déséquilibre narratif par rapport à Icare. L’analyse des notes, notes préparatoires et journaux de travail permet aussi de reconnaître d’autres gestes qui singularisent la manière d’écrire de Queneau : la réflexion portée sur les séquences écrites s’accompagne toujours d’une série de considérations visant à satisfaire l’attente des lecteurs et à résoudre les courts-circuits de la narration après la rédaction d’un état provisoire du roman.
11La construction d’un style de genèse qui passe par les notes, les journaux et les parerga se lie étroitement à l’élaboration du style de l’œuvre qui trouve dans la répétition le principe réglant le dispositif narratif, comme dans Les Fleurs bleues, où le style se construit à partir de la répétition des éléments narratifs et linguistiques.
12D’autre part, dans les notes des Derniers jours, Queneau écrit à propos de son style : « Depuis longtemps l’auteur a l’intention de lire Bossuet pour lui donner de la tenue, malheureusement cette œuvre précède encore la tentative15 » et il s’excuse à propos de certaines faiblesses verbales dans le premier projet de prière d’insérer adressé à M. Hirisch. Certes, il semble évident qu’il y ait, dans ce passage, une intention ironique. Mais Queneau ne renonce pas à une rénovation du style à partir de l’un de ses principes : la variation. Tel est le sens du mot fameux du duc d’Auge « La répétition est l’une des plus odoriférantes fleurs de la rhétorique16 », qui paraît évoquer les traités de rhétorique classique – telle celle d’Antoine Fouquelin – selon laquelle la répétition contribue à l’harmonie du style17.
13Ainsi le style devient chez Queneau l’élément central de son projet rédactionnel, car il soutient l’organisation structurelle de l’œuvre. Ce rapport d’interdépendance entre le style et la structure se révèle particulièrement évident si l’on considère par exemple Les Exercices de style, écrit sous l’inspiration de l’Art de la fugue de Bach, ou Le Chiendent, qui obéit à des contraintes formelles et à des règles très élaborées de composition, symboliques, chiffrées ou rythmiques, et qui inaugure ce qui deviendra une constante de son écriture : la « mise en style » du langage parlé, suscitant alors d’heureuses trouvailles phonétiques, orthographiques ou lexicales.
14L’œuvre de Queneau se constitue donc, dès ses premiers textes, autour de deux principes fondateurs : le rôle primordial accordé à la construction d’une part et, d’autre part, l’attention particulière portée au langage, considéré non plus comme un vecteur sémantique mais, au contraire, comme un outil quasi scientifique qu’il s’agit d’explorer.
4.2 Genèse du style : néologismes graphiques, parachronismes, archaïsmes et interférences linguistiques
15L’orthographe phonétique, qui se réalise de façon systématique dans Zazie, Un rude hiver et Le Chiendent, coexiste dans Les Fleurs bleues avec une représentation historique de la langue qui s’impose par les archaïsmes, les anachronismes et les interférences linguistiques et soutient le projet rédactionnel du roman.
16Dans ce roman, l’interdépendance entre l’élaboration stylistique et le projet rédactionnel se manifeste de façon bien évidente : la répétition des archaïsmes, des anachronismes et des interférences linguistiques18 permet aussi bien de construire le voyage temporel du duc d’Auge en lui superposant les aventures de Cidrolin que de traduire une nouvelle conception de l’Histoire.
17Tandis que le duc parle la langue de l’époque qu’il visite, si l’on excepte les mots qui témoignent de l’existence d’un temps futur, Cidrolin mêle des langues synchroniques et construit un langage hybride. Cette coexistence de diachronie et de syncrétisme linguistiques détermine deux modalités d’intervention sur la langue : le projet du néo-français, qui n’atteint pas ici la systématicité déployée dans les premières œuvres mais se concrétise par le simple néologisme graphique, est accompagné d’un travail stylistique qui influence la cohérence structurelle du roman par la répétition de certaines trouvailles linguistiques. C’est le retour constant de mêmes mots dans les situations les plus variées vécues par les deux personnages qui fait progresser la narration et s’impose à la manière d’un refrain dans le roman. L’ostentation des effets stylistiques de la langue devient la mise en œuvre d’un projet esthétique bien concerté qui se réalise au niveau génétique selon plusieurs phases, comme on peut le voir, en guise d’exemple, dans le cas d’élaboration du néologisme graphique « houatures » qu’on retrouve dans le dialogue entre le duc d’Auge et l’abbé Biroton :
— Les houatures? Point ne sais ce que c’est.
— Ce sont bestioles vives et couinantes qui courent en tous sens sur leurs pattes rondes. Elles ne mangent rien de solide et ne boivent que du pétrole. Leurs yeux s’allument à la nuit tombante.
— Onques n’en vis.
— J’en aperçois dans mes rêves. Des milliers, des myriades, des légions. Je les vois qui envahissent les rues et les routes. Ce sont elles qui, passant sur le quai, font ce grondement continu que j’entends de la péniche…19
18Les notes préparatoires et les manuscrits du roman attestent de deux autres transcriptions du mot « voiture » : wature (datée de juin 1964) est d’abord remplacé par ouature20 et, dans la dernière version, par houature. La première forme attestée dans les notes coïncide alors avec la transcription phonétique approximative du mot (vwatyr), très proche de la transcription traditionnelle [watyʁ]. Si l’on considère que la transcription phonétique de la diphtongue -oua n’est que [wa], il est possible de distinguer ainsi trois phases :
voiture → Ire phase : [vwatyR] → IIe phase : wature → IIIe phase : ouature → IVe phase : h + ouature
19Après la transcription phonétique qui permet l’apparition de la semi-consonne /w/, Queneau, par un procédé inverse de celui qu’il avait d’abord appliqué, écrit la représentation orthographique de la transcription phonétique (ouature). L’ajout ultérieur du /h/ aspiré est nécessaire à la correcte articulation phonétique du mot qui, sans sa graphie traditionnelle, serait moins identifiable s’il était précédé d’une liaison.
20Toutefois, cette typologie de néologisme, qu’on trouve dans sa forme plus complexe dans Odile et Un rude hiver, n’est pas étroitement liée à la structure du roman. De ce point de vue, ce sont le néologisme lexical relatif ou les parachronismes qui, répétés aux différents niveaux de la narration, soutiennent la structure binaire de l’œuvre. Contrairement au néologisme absolu, qui coïncide avec l’invention d’un mot qui n’existe pas, le néologisme relatif dépend du contexte narratif dans lequel il est prononcé. Prenons en guise d’exemple, encore une fois, le dialogue entre le duc d’Auge et l’abbé Biroton dans lequel le néologisme est aussi le sujet du discours :
Je rêve souvent que je suis sur une péniche, je m’assois sur une chaise longue, je me mets un mouchoir sur la figure et je fais une petite sieste.
— Sieste… mouchoir… péniche… qu’est-ce que c’est que tous ces mots-là? Je ne les entrave point.
— Ce sont des mots que j’ai inventés pour désigner des choses que je vois dans mes rêves.
— Vous pratiqueriez donc le néologisme, messire?
— Ne néologise pas toi-même : c’est là privilège de duc. Aussi de l’espagnol pinaça je tire pinasse puis péniche, du latin sexta hora l’espagnol siesta puis sieste, et à la place de mouchenez que je trouve vulgaire, je dérive du bas-latin mucare un vocable bien françoué selon les règles les plus acceptées et les plus diachroniques.
— Nous voilà bien loin de l’onirologie […]21.
21Dans ce cas, les mots « sieste », « mouchoir » et « péniche » ne sont des néologismes que par rapport à l’époque du duc. La répétition de ces mots tant dans l’axe diégétique du duc d’Auge que dans celui de Cidrolin permet donc de construire la double structure du roman et de gérer le passage d’un personnage qui somnole à l’autre. Le style qui coïncide avec la répétition des trouvailles linguistiques et soutient la cohérence structurelle du roman n’atteint pas seulement les néologismes. Le travail stylistique se révèle plus complexe si l’on prend en compte les archaïsmes : il suffit de comparer trois versions de l’incipit pour comprendre comment les archaïsmes font partie du processus de parcellisation de l’Histoire :
Le 12 février 1309, sur le coup de 6 heures du matin, le sire de Vergy se pointa vers un des mâchicoulis d’une des échauguettes de son chatiau pour y considérer – un tantinet soit peu – la situation historique22. | A l’aube d’une belle journée de printemps, le 1 novembre deuze cent soixante et quelque, sur le coup de 6 heures du matin, le sire de Ciry se pointa vers un des mâchicoulis d’une des échauguettes d’un de ses châtiaux pour y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique23. | Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le duc d’Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique24. |
23Après avoir choisi d’anticiper l’histoire du duc en 1264, Queneau opère des choix linguistiques pour donner à son roman l’équilibre narratif qui se dégage de la structure linéaire du récit : il élimine les mots désignant des réalités du contexte médiéval, « mâchicoulis » et « échauguettes », et modernise l’ancienne forme châtiau par « château ». Le mot châtiau, qu’on retrouve dans le Dictionnaire du patois du pays de Bray de l’abbé Jean Eugène Decorde25, correspond à la forme attestée chastiau, qui est contemporaine de chastel. L’existence du couple chastiau/chastel est liée au phénomène qui substitue au xive siècle les mots en “-el” par des mots en “-iau” (nouviau se substitue à nouvel) comme l’attestent des cartographies de 1325 et de 1369.
24Toutefois, plus loin dans la narration, la présence de châtiau (« Voyez, sire, je me suis retiré à la campagne dans mon petit châtiau, j’y élève les filles dont le bon Dieu m’a affligé26 ») montre que Queneau ne proscrit pas tous les mots archaïques dans le roman mais qu’il les soumet à une dispersion lexicale. La totalité des archaïsmes se répartit dans tout le roman, ce qui traduit l’idée que l’Histoire ne se manifeste que sous forme fragmentaire, comme restes du passé. Cependant, un examen rapproché fait voir que les mots les plus anciens coexistent avec leurs formes dérivées plus modernes. C’est ainsi que l’alternance de formes diachroniques d’un même mot rythme et renforce la structure de l’œuvre, ce qui est le cas du couple chevaus-chevaux : après avoir utilisé le pluriel chevals au chapitre II (p. 33), l’archaïsme morphologique chevaus et sa forme moderne chevaux s’alternent aux chapitres XVII et XVIII afin de marquer la différence entre la langue du duc (p. 225) et celle de Cidrolin (p. 227) lorsqu’ils vivent la même époque.
25À cette représentation diachronique de la langue, qui caractérise les segments diégétiques du duc d’Auge, s’oppose l’expérimentation synchronique de Cidrolin. L’action de Cidrolin, qui ne se déroule qu’en 1964, est caractérisée par une langue qui se construit à partir du rapport interlinguistique avec d’autres langues. Ainsi la question des interférences linguistiques qui avait animé les débats des années soixante devient le point de départ du dialogue en néo-babélien entre Cidrolin et les voyageurs canadiens. L’allusion au néo-babélien qu’inspire à Cidrolin la langue inconnue des Canadiens peut être interprétée en tant qu’allusion claire aux cours très contestés qu’Etiemble a donnés entre 1959 et 1962 à la Sorbonne au sujet des interférences linguistiques et de l’impérialisme linguistique et culturel de l’anglais. Le terme babélien pris dans son acception négative – comme le remarque Etiemble – désigne alors un état régressif de la langue27. L’imprécision et l’amorphisme critiqués par Etiemble se concrétisent alors dans le roman quenien par une forme paradoxale qui coïncide avec la transcription phonétique des langues étrangères, telle que celle de l’anglais (p. 22). Mais la comparaison entre le manuscrit et la version éditée montre bien que Queneau abandonne son premier projet, consistant à faire coexister le néo-français et le néo-babélien, et ne laisse que la transcription phonétique de ce dernier :
Premier manuscrit (début) | Second manuscrit | Texte édité |
– Kèkvouvoulai? demanda-t-on à l’extérieur. – Esquiouze mi, mà iche bine lost. – Jmenfou, répondit-on à l’extérieur. – Lost, répétait le quelqu’un, égarrirte… perditu… […] – J’avais perditu… égarrirte… lost. Camp des nomades? Far? Lontano? – Etc. | – Vous désirez? – Esquiouze euss, mà wie sind lost – Bon début, dit Sidolin – Capito? Egarrirtes… paumés – Triste sort, dit Sidolin – Camp des nomades…? Far? Lontano?... Euss, paumés… | Il y avait un campeur mâle et un campeur femelle. – Esquiouze euss, dit le campeur mâle, mà wie sind lost. – Bon début, réplique Cidrolin. – Capito? Egarrirtes… lostes. – Triste sort. – Campigne? Lontano? Euss… smarriti…28 |
« Fragments », Fonds Queneau, cote D art. 17_2_1, f. 7 | « Ms très lacunaire », Fonds Queneau, cote D art. 17_2_2, f. 18 |
2628
27Le néo-français de Cidrolin, qui se réalise par des formes agglutinées complexes de phrases – comme dans le cas de « Kèkvouvoulai » – est substitué, dans le passage à la version définitive, par le français standard qui permet ainsi de marquer la distance avec la langue imaginaire des Canadiens.
28Dans cette élaboration stylistique, où le mot est soumis au principe de variation tant par la construction des parachronismes ou par la réitération des formes diachroniques d’un même terme que par la transcription phonétique des langues étrangères, a permis à l’écrivain de structurer son roman et de faire dialoguer le passé et le présent à travers les mots.
4.3 Le détail et le rapport avec le modèle
29Avant de démontrer l’interdépendance entre les éléments du roman qui se trouvent en rapport de similarité, on ne peut pas ignorer le rôle joué dans l’équilibre de l’œuvre par les éléments qui permettent à l’écrivain de sortir des impasses où il a pu se trouver pendant la rédaction. Les avant-textes montrent en effet les repentirs, les hésitations, les opérations de refus par lesquelles l’écrivain élimine des fragments et des séquences entières et opère des transpositions. La solution qui lui permet de poursuivre la rédaction de son roman demande souvent la réorganisation de certains passages ou, le cas échéant, de l’œuvre entière si la modification atteint la structure du texte. Déterminé par l’analyse des phases intermédiaires du processus d’écriture, ce détail commande la transformation du texte et détermine la trajectoire de l’œuvre.
30L’analyse des avant-textes permet de montrer que ce détail, qu’on peut appeler « élément local » par analogie avec la réflexion de Noëlle Batt, suit d’habitude une phase scripturale d’impasse qui ne permet pas à l’auteur d’avancer dans l’assemblage et dans l’écriture du texte. D’ailleurs, en tant qu’élément qui résout des collisions ou des incohérences, il synthétise le sens de l’œuvre même, car c’est à partir de son imposition que l’œuvre acquiert sa forme presque définitive. Pour remarquer l’importance de l’élément local, on essayera de mettre en lumière sa fonction à partir des Fleurs bleues, où son repérage semble presque impossible. En ce qui concerne l’œuvre quenienne, il faut d’abord remarquer que l’élément local se trouve dans la phase exploratoire précédant la rédaction du premier manuscrit. Après avoir esquissé plusieurs scénarios pour le roman et ébauché les premières pages de son manuscrit, le 31 juillet 1964, Queneau écrit : « Je ne trouve pas de sortie à cette impasse29. » L’analyse des notes et la datation précise du processus de création qui caractérise les avant-textes des œuvres queniennes permettent de synthétiser ainsi les phases prérédactionnelles et rédactionnelles du roman :
31L’analyse des notes préparatoires fait apparaître une profonde hésitation à propos du thème de l’objet rapporté. Dans une ébauche du roman, Magloire (qui n’est pas encore devenu Cidrolin), après avoir mangé, fait un rêve « qui concernait la chute de Constantinople » (« Notes préparatoires », Fonds Queneau, cote D art. 17_1_2, f. 17) où, au service de Romulus Augustule, il accomplit des exploits de grand guerrier. Après avoir établi que les rêves de Magloire doivent être tous historiques, Queneau introduit le thème de l’objet rapporté :
Une petite qu’on ne laisse jamais entrer sauf à la fin où elle dit : alors quoi merde, on n’est pas libre de faire ce qu’on veut.
— un boulet de la bataille d’Azincourt.
Tiens! tu as encore rapporté ça de là bas30
32Certes, l’idée de l’objet rapporté posait plusieurs problèmes en termes d’originalité car, nous dira Queneau, ce thème avait déjà été le sujet de La Fleur de Coleridge de Borges. Mais Queneau avait pensé transformer Magloire en antiquaire d’abord, puis en faussaire, et lui faire rapporter un objet d’une autre dimension. Insatisfait de cette solution, Queneau se rend compte qu’il est arrivé à la « mort du roman » et c’est à ce moment qu’il précise dans les notes préparatoires : « C’est au-delà de la mort du roman qu’il faut écrire et en sachant ce qu’on fait » (« Notes préparatoires », Fonds Queneau, cote D art. 17_1_2, f. 19). Queneau décide alors de relire les deux premières pages qu’il avait déjà écrites et d’aller plus loin dans cette voie pour sortir de l’impasse. Et c’est donc dans la première ébauche de l’incipit qu’on trouve le détail qui a permis à Queneau de reprendre son projet, aboutissant à la première version du roman. La première ébauche du roman situe le sire de Vergy (qui ne s’appelle pas encore duc d’Auge) en 1309 et lui confère la connaissance du futur par rapport à l’époque où il se trouve :
Le sire de Vergy, faisant appel à Galilée, regarde
ses gens<ces personnages> avec des lunettes d’approche télescopiques, à seule fin de ne plus soupirer.
Les Mongols gotha, les Francs alleu, les Sarrasins de Corinthe, les Romains nichels, les Gaulois sed lex, les Huns deux trois – tous étaient encore là, les uns près de l’horizon, les autres près du rû.
— Et bien! qu’il dit alors le sire de Vergy, on ne s’en sortira jamais si c’est toujours comme ça. Qu’est-ce qu’il faut attendre? l’ONU? la SDN? la CCC? la DCD? la SPQR? le DDT? Et bien!31
33L’allusion à Galilée et l’emploi d’acronymes « modernes » laissent entendre que le sire de Vergy a déjà connu l’âge futur. Avec son automobile parlante « tout ce qu’il a de plus robochoutte » le personnage se met en route pour aller voir les travaux de Notre-Dame qui, de 1296 à 1318, ont été confiés à l’architecte Pierre de Chelles. Pendant le voyage, Queneau introduit le premier rêve qui permet de passer au personnage de Magloire/Sidolin : c’est dans cette séquence qu’on peut retracer l’une des collisions qui contraignent Queneau à revoir le plan du roman :
Magloire éclusa peu à peu son verre, il entendait les ouatures passer sur le quai et, du bout de la péniche <venir à lui> les faibles échos d’une activité ménagère. Alors il s’assoupit et se mit à rêver qu’il était invité au couronnement de Charlemagne.
Le sire de Vergy se réveilla en sursaut en se disant « tiens c’est peut-être un rêve prémonitoire »;32
Et plus loin :
— Tiens, dit le sire de Vergy, une enveloppe! C’est si rare à notre époque, souligne, qu’est-ce qu’il peut bien y avoir dedans?
Dedans il y avait une invitation pour le couronnement de Charlemagne à Aix-la-Chapelle le 25 décembre.33
34Dans cette première ébauche, il faut donc noter la présence d’un rêve (l’invitation au couronnement de Charlemagne) déconnecté par rapport aux autres rêves qui vont suivre car, bien qu’il permette le passage à l’axe diégétique du sire de Vergy, il n’est rien d’autre qu’un rêve – prémonitoire – qui ne se concrétise pas en action, du moins dans l’immédiat. L’adjectif « prémonitoire » anticipe ainsi ce qui va suivre dans la narration : en effet, le rêve anticipe l’invitation au couronnement de Charlemagne que le sire de Vergy reçoit par lettre. Pour comprendre le sens de l’anachronisme, il faut réfléchir aux événements qui se succèdent dans cette séquence sans respecter la chronologie, puisque le roman commence en 1309 mais le Sire de Vergy remonte dans cette séquence à l’an 800 :
Au matin du 25 décembre 800, il se mit donc en route accompagné de ses pages, pocherons, étriers et autres éléments logistiques. Il y a une <illisible> du châtiau jusqu’à Aix-la-Chapelle et dans ce temps là on ne voyageait pas comme aujourd’hui.34
35D’abord, on remarque la superposition de plusieurs époques grâce à l’introduction d’objets et de contingences futures. Parmi les objets, l’enveloppe introduite au xviie siècle35 marque un anachronisme évident et explicite, tandis que l’allusion à Aix-la-Chapelle constitue une équivoque historique car le couronnement à Aix-la-Chapelle est une cérémonie introduite après la mort de Charlemagne pendant laquelle le buste de Charlemagne accueillait symboliquement le nouveau roi. Pourtant, loin d’être simple, la genèse de l’incipit qui posait le problème de l’objet rapporté contraint Queneau à reconsidérer son premier plan et à lui substituer le voyage progressif du duc, lequel ne revient jamais en arrière dans le temps par rapport à son point de départ. Ainsi toute référence explicite aux temps futurs, qui aurait occupé les trois derniers chapitres (XIX, XX, XXI) dans le deuxième plan (« Notes préparatoires », cote D art. 17_1_2, f. 25)36, est abandonnée dans la version définitive (« Notes préparatoires », cote D art. 17_1_2, f. 27)37.
36Mais la question la plus intéressante concerne sans doute le thème de l’objet rapporté : Queneau substitue les chevaux parlants à l’automobile et élimine tout objet matériel concernant le futur dans les séquences du duc. Bien que les objets futurs n’entrent pas en contact direct avec le duc, ils ne disparaissent pas au niveau du discours, car Queneau leur donne une nature qu’on pourrait qualifier de « linguistique ». Ainsi c’est par l’introduction des parachronismes que Queneau résout le problème de l’objet rapporté :
Je rêve souvent que je suis sur une péniche, je m’assois sur une chaise longue, je me mets un mouchoir sur la figure et je fais une petite sieste.
— Sieste… mouchoir… péniche…qu’est-ce que c’est que tous ces mots-là? Je ne les entrave point.
— Ce sont des mots que j’ai inventés pour désigner des choses que je vois dans mes rêves.
— Vous pratiqueriez donc le néologisme, messire?
— Ne néologise pas toi-même : c’est là privilège de duc. Aussi de l’espagnol pinaça je tire pinasse puis péniche, du latin sexta hora l’espagnol siesta puis sieste, et à la place de mouchenez que je trouve vulgaire, je dérive du bas-latin mucare un vocable bien françoué selon les règles les plus acceptées et les plus diachroniques.
— Nous voilà bien loin de l’onirologie […]38.
37Comme nous avons déjà eu l’occasion de le signaler, dans ce dialogue le duc d’Auge définit comme néologismes les mots sieste, mouchoir et péniche, bien qu’ils ne soient pas de vrais néologismes mais des parachronismes, c’est-à-dire des objets linguistiques qui passent de la dimension de Cidrolin à la dimension du duc d’Auge par le portail du rêve. Queneau justifie l’introduction de ces termes en les expliquant comme des « inventions » du duc qui pratique le néologisme. La question de l’objet rapporté n’est pas secondaire par rapport à la structure de l’œuvre : certes, elle n’est plus présente que sous forme de trace dans les ébauches et dans les notes préparatoires, mais elle déclenche le développement du nucleus foncier du roman.
38Bien que Queneau révise donc son projet en proposant une subdivision différente des chapitres, bien qu’il choisisse des époques passées en abandonnant l’idée du voyage dans le futur et transforme le thème de l’objet rapporté en emprunts linguistiques, il ne change pas la structure de son incipit, qui s’impose comme une parodie de roman historique.
39L’analyse des phases de rédaction de l’incipit des Fleurs bleues démontre ainsi que la dynamique de la stratégie auctoriale se définit à partir de la mise au point d’une stratégie d’ouverture, surtout lorsqu’elle se configure par l’abandon ou la négation des procédés caractérisant un genre de référence39.
40Plusieurs études ont démontré l’impossibilité d’un classement exhaustif des incipit à cause de leur grande variété typologique. Toutefois, Bernhild Boie et Daniel Ferrer, tout en reconnaissant un grand nombre de formes intermédiaires, ont esquissé une typologie d’incipit en se référant aux modèles d’écriture – à programme et à processus – proposés par Louis Hay. Dans un premier groupe, ils incluent « tous les écrivains qui d’une manière ou d’une autre préparent leur travail, le programment, projettent, esquissent le dessin de leur commencement40 ». Une autre typologie est représentée par les débuts multiples, « pages d’emblée textualisées, mais sans cesse recommencées jusqu’à ce que l’accès au roman soit trouvé41 », tandis que dans le cas du « travail de l’incipit » la mise au point se fait sur la première page.
41Tout en admettant la variété des commencements, il faut toutefois remarquer que l’incipit annonce les choix que l’écrivain fait aux niveaux modal, thématique et formel, c’est-à-dire au niveau des composantes qui définissent le genre : ainsi le déterminisme peut se manifester par le choix d’un topos très connu ou par des formes stéréotypées qui permettent de situer le texte par rapport aux modèles connus, tandis que l’imprévisibilité peut répondre aux intentions les plus diverses comme l’expérimentation formelle, l’invention ou la parodie.
42Dans Les Fleurs bleues, roman sur la décomposition de l’Histoire, la critique du mécanicisme historique s’impose à partir de son incipit, qui bouleverse la forme stéréotypée du roman historique. La référence à Walter Scott et l’allusion à son premier roman Ivanhoé (1819) qu’on trouve dans les notes préparatoires à la rédaction du premier chapitre ne peuvent rester sans commentaire. Le nom de l’écrivain écossais invite à considérer le roman quenien comme parodie du roman historique, ce qui apparaît de manière évidente si l’on rapproche les incipit de deux romans :
Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le duc d’Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Elle était plutôt floue. Des restes du passé traînaient encore çà et là, en vrac. Sur les bords du ru voisin, campaient deux Huns; non loin d’eux un Gaulois, Eduen peut-être, trempait audacieusement ses pieds dans l’eau courante et fraîche. Sur l’horizon se dessinaient les silhouettes molles de Romains fatigués, de Sarrasins de Corinthe, de Francs anciens, d’Alains seuls. Quelques Normands buvaient du calva42.
Dans ce charmant district de la joyeuse Angleterre qu’arrose le Don, s’étendait, aux jours reculés, une vaste forêt qui couvrait la plus grande partie des montagnes pittoresques et des riches vallées qui se trouvent entre Sheffield et la gracieuse ville de Doncaster. Les restes de ces bois immenses sont encore visibles aux environs du beau château de Wentworth, du parc de Warncliffe et autour de Rotherhm. Là, autrefois, revenait le dragon fabuleux de Wantley; là, furent livrées plusieurs des batailles désespérées qui ensanglantèrent les guerres civiles des Deux-Roses; là encore, fleurirent, aux anciens jours, ces troupes de vaillants outlaws dont les actions ont été popularisées par les ballades anglaises.
Cette localité étant celle où se passe notre scène principale, consignons que la date de notre histoire se rapporte à une époque qui touche à la fin du règne de Richard Ier […]43.
43Parmi les constantes qui caractérisent l’incipit du roman historique, la longue description qui permet de situer l’action d’un autrefois très lointain par rapport à l’époque contemporaine est dans le cas de l’incipit quenien tourné en parodie, car des éléments de l’incipit typique du roman historique viennent servir le véritable sens de l’œuvre, qui est d’annuler la vision mythique de l’Histoire. L’incipit quenien maintient certaines règles issues du modèle scottien : la structure de la description, l’évocation du passé et l’usage de l’imparfait. Les descriptions très longues suivent la même structure : présentation d’un espace-temps, évocation des actions passés qui confirment l’authenticité du récit du point de vue historique et, enfin, célébration de la gloire des peuples. Bien que la structure soit maintenue, les descriptions des Fleurs bleues transforment la gloire du passé en médiocrité d’un temps historique parcellisé par un langage allusif et ambigu. Ainsi, aux restes des bois qui accueillirent les batailles sanglantes de Scott, Queneau oppose les restes d’un passé constitué d’actions banales et quotidiennes. Comme le remarque Cécile De Bary, la dimension parodique du roman s’oppose à une conception mythique de l’Histoire, qui devient une « légende dégradée44 », processus annoncé par l’incipit dont la longue rédaction a déterminé une révision substantielle de l’œuvre avant d’aboutir à la version définitive.
4.4 Du Droit d’auteur au Vol d’Icare : transformations génétiques du titre
44La fractalité qui se concrétise dans le style par les interventions sur la langue qui caractérisent la manière d’écrire d’un écrivain ou par la répétition d’un certain nombre de choix sémantiques, rhétoriques et formels à l’intérieur de l’œuvre, apparaît dans le texte sous la forme de plusieurs sortes de redondances structurelles et de répétitions énonciatives, car le processus de multiplication concernant certains des éléments du texte peut déterminer à différentes échelles des formes similaires du roman entier.
45Si l’on retient en tant que principe fondamental la capacité de tout élément d’une œuvre à donner « la clef de la construction tout entière45 », on s’aperçoit qu’il y en a plusieurs, dans le roman, qui satisfont cette fonction. D’un point de vue thématique, le titre, par exemple, confirme traditionnellement le principe d’autosimilarité car il entretient avec le roman un rapport analogique. En relation métonymique ou métaphorique par rapport au texte, « le titre devient l’abstraction du texte46 », le segment minimum qui synthétise le sens du roman même. Le poids sémantique du titre découle ainsi de la force de synthèse par rapport à son référent, même si les éléments qui le composent ne sont jamais de la même nature47. L’interdépendance entre le titre et le texte est évidente si l’on prend en compte la chaîne des transformations que les remaniements du titre déterminent dans la textualisation du roman. Ainsi dans le Vol d’Icare, le choix du titre modifie l’organisation structurelle du roman et consolide la dimension autoréflexive de l’œuvre.
46Exemple de mise en abyme paradoxale où le texte primaire finit par coïncider avec le texte en abyme, Le Vol d’Icare exemplifie un mécanisme d’autoréflexion qui oscille entre la suggestion ludique et l’ambiguïté diégétique assurant à l’œuvre sa potentialité interprétative.
47Dans l’institution d’une réception complexe qui caractérise tout récit autoréflexif, le titre joue un rôle fondamental dans la mesure où il est une pré-orientation de lecture; comme le remarque Leo h. Hoek, « […] le titre est non seulement cet élément du texte qu’on perçoit le premier dans un livre mais aussi un élément autoritaire, programmant la lecture. Cette suprématie de fait influence toute interprétation possible du texte48 ». Ainsi les documents préparatoires du roman permettent de découvrir plusieurs étapes dans la construction d’un titre polysémique qui veut assurer la cohérence diégétique du récit et, en même temps, produire l’ambiguïté nécessaire à masquer le principe fondateur du texte.
48Le titre est caractérisé par une ambiguïté consubstantielle, car « en tant qu’amorce textuelle, tout titre est par définition ambigu49 » par rapport au cotexte de référence. Toutefois, cette ambiguïté devient de plus en plus complexe si les titres incluent des figures de rhétorique qui « servent à rehausser l’obscurité et l’extraordinaire du titre50 », ou s’ils sont altérés par des métaplasmes, des métataxes, des métasémèmes ou des métalogismes51. Parmi les procédés identifiés par Hoek, le titre définitif choisi par Queneau semble fonctionner par adjonction. Conçue en tant que « précision augmentative du signifié », l’adjonction dans Le Vol d’Icare se transforme en archilexie, terme qui indique « un mot pris dans deux sens différents à la fois, assumés pleinement52 ». Ainsi le titre du roman quenien produit une structure de surface qui, comme dans tout titre ambigu, « correspond à deux ou plusieurs structures profondes logico-sémantiques53 » activées par l’ambiguïté sémique du mot « vol » et par la référence mythologique suggérée par le nom « Icare ».
49L’analyse des constituants du titre proposée par Hoek permet d’éclaircir ainsi les structures profondes du titre quenien. Hoek distingue cinq typologies de constituants du titre : les types nominaux, les types adverbiaux, les types adjectifs, les types phrastiques et les types interjectifs, qui se différencient par rapport à l’information qu’ils donnent. Constitué par un nom (Le vol) et un complément adnominal (d’Icare), « c’est-à-dire les syntagmes prépositionnels fonctionnant comme des compléments déterminatifs auprès de substantifs54 », Le Vol d’Icare est un titre à constituant adjectif. Mais les types adjectifs se classifient en plusieurs variantes suivant le rapport logico-sémantique qu’ils instituent entre le syntagme nominal et le complément adnominal55. Dans ce cas spécifique, Le Vol d’Icare peut être assimilé au génitif, même s’il bascule de la forme subjective à la forme objective par le double sens du mot « vol ». En appliquant les graphes proposés par Hoek, le titre du roman quenien peut être ainsi représenté :
50Dans la première structure, le Spréd (la catégorie absente) traduit le complément adnominal comme le sujet d’une phrase active, tandis que la deuxième transcription propose le complément adnominal comme sujet d’une phrase passive. La possibilité d’attribuer au titre du roman de Queneau deux transcriptions structurelles différentes confirme la polysémie et l’ambiguïté du titre. Toutefois, les notes préparatoires démontrent que le titre définitif n’est que le résultat d’un processus complexe où tout petit remaniement influe sur le système-roman et confirme le principe d’autosimilarité.
51En effet, en considérant que le texte doit actualiser les potentialités suggérées par le titre car le titre et le cotexte ne sont pas des éléments indépendants l’un de l’autre, le rapport entre ces deux pôles dans le roman quenien doit tenir compte de la réflexivité structurelle mise en acte en vue de sa lecture. Le titre établit donc une relation métonymique ou métaphorique par rapport au texte et crée un horizon d’attente qui conditionne la réception du texte. Barthes, dans son « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Allan Poe56 » attribue au titre deux fonctions : la fonction déictique annonce « qu’un morceau de littérature va suivre (c’est-à-dire, en fait, une marchandise) » et, comme le remarque Serge Bokobza, elle « nomme l’ouvrage et permet de le rendre unique; centrée sur le roman, elle le transforme en objet57 », tandis que la fonction énonciatrice constitue « ce qu’il énonce lié à la contingence de ce qui suit58 »; en effet, « le titre devient l’abstraction du texte, sa métaphore ou sa métonymie puisqu’il symbolise ou raconte le texte59 ». Le poids sémantique du titre découle alors de la force de synthèse par rapport à son cotexte de référence, même si les éléments qui le composent ne sont jamais de la même nature. Parmi les études de titrologie, il est possible de remarquer des approches différentes : la classification typologique des titres proposée par Leo Hoek et reprise par Gérard Genette, qui définit les titres par rapport à leur appartenance générique ou formelle, distingue les titres en subjectaux et objectaux : les premiers annoncent le sujet du texte tandis que les autres désignent le texte dans sa complétude. À cette classification liée à la quantité d’information que le titre peut donner en tant que microtexte, Serge Bokobza associe une classification qui oppose le titre référentiel au titre onomastique. Cette opposition naît d’une analyse limitée à l’univers sémantique du titre, sans aucune considération préliminaire par rapport au texte.
52Serge Bokobza affirme que le titre référentiel « a déjà un sens et anticipe un contenu possible, puisque les mots qui le composent […] véhiculent un contenu possible, renvoient à un sens60 », tandis que le titre onomastique qui inclut les titres anthroponymiques et toponymiques est chargé d’hypersémanticité61 car il est une « catégorie syntactique très appropriée à être investie de sens62 ». Le rapport entre les deux typologies, référentielle et onomastique, est mis en évidence dans les documents préparatoires du roman qui exhibent le passage d’une forme à l’autre. Raymond Queneau en effet hésite entre le titre référentiel « Le droit d’auteur » (« Notes préparatoires : Notes », Fonds Queneau, cote D art. 18 _1_1 f. 18) et le titre onomastique « Le vol d’Icare », qu’il choisira en vertu d’une remarquable polysémie. Même si la construction syntaxique reste identique, conservant un groupe nominal (nom + complément adnominal), l’inclusion du nom propre et l’emploi du mot polysémique « vol » déterminent un nouveau fonctionnement du titre. Le premier titre, très générique et vague, est ainsi remplacé par un titre qui, grâce au mot polysémique « vol », se charge d’ambiguïté et produit une prolifération sémantique. Le premier sens qui conditionne la réception de l’œuvre est déterminé par le contexte mythologique de référence activé par les mots qui composent le titre. Toutefois, l’interprétation du titre se réalise au fur et à mesure que la narration avance : après les premières pages qui exposent le thème de l’œuvre, l’interprétation est orientée par l’un des deux sens du mot « vol », qui détermine une classification générique en connotant le texte comme un roman policier bien que cette définition soit rendue floue par la structure dialogique/théâtrale. Toutefois, dans les notes préparatoires, Queneau inclut dans le premier dialogue entre Hubert Lubert et Morcol l’explication de la polysémie du mot « vol », qui est abandonnée dans la version définitive du roman :
— En effet pourquoi l’appelâtes-vous ainsi?
— À cause du vol.
— C’est vrai. Suis-je bête? J’espère que je ne vous ai pas fait une mauvaise impression. Je vais m’occuper de cette affaire. Passionnante. Depuis quand, dites-vous l’avoir égaré?
— Trois semaines
— C’est long. Vous auriez dû me prévenir plus tôt. Il peut être loin maintenant […]. Et puis vous dites qu’il vole.
— J’ai jamais dit ça. C’est son nom : Icare. Je ne savais pas s’il se mettait à voler ou pas.63
53Dans ce dialogue jouant sur la polysémie du mot « vol », interprété de manière différente par les deux interlocuteurs, l’attribution du nom au personnage est déterminée, comme l’explique Hubert Lubert, par la disparition d’Icare des pages du roman, « à cause du vol ». L’idée d’expliciter le caractère métafictionnel de l’œuvre des premières pages est remplacée dans la version définitive par un blanc diégétique qui accroît l’ambiguïté du texte, permettant une meilleure manipulation de la réflexivité de l’œuvre.
54Le processus qui permet d’aboutir au titre autoréférentiel implicite s’accomplit par des états successifs d’enfoncement sémantique, même si dans une première version du roman cette autoréférentialité s’explicite grâce aux références croisées entre livre réel et livre fictionnalisé. Parmi les modifications qui découlent de l’imposition d’un titre autoréférentiel, il faut remarquer l’élision des éléments faisant clairement allusion à la construction du roman. En effet, dans une première version du roman, la fonction autoréférentielle du titre explicitée par son inclusion dans le texte dédouble son référent car il fait allusion au livre réel en même temps qu’au livre représenté et unifie les deux plans narratifs à tel point qu’il dévoile trop explicitement le mécanisme fictionnel.
Je veux dire ce que vous entendez. Ce matin, je me mets à ma table pour écrire la p. 239 de mon roman Le vol d’Icare lorsque je découvre pou! pfft! que Lécuchet avait disparu! Disparu! Complètement disparu! Et ne croyez pas que ce soit faute d’inspiration. De l’inspiration, j’en
ai[à] revendre. Elle ne me fuit jamais. Non, ce n’est pas ça. Lécuchet avait disparu. Je le cherche partout autour de moi.64
Hélas non. Je ne plaisante point. Ce matin au moment d’écrire la p. 777 de mon prochain roman Le vol d’Icare qu’est ce que je constate que… plus d’Icare! envolé! c’est le cas de le dire! enfin je veux dire Lécuchet. Plus de Lécuchet! Mon personnage principal! qu’allais-je devenir? Alors la première idée qui m’est venue c’est qu’il s’était réfugié chez un confrère… j’en ai même soupçonné certains. Pas vous! cher maître! pas vous! de me l’avoir chipé.65
55Dans ces deux textes qui sont deux variantes du même dialogue, Queneau pilote l’association proposant aussi l’identification de son personnage Lécuchet et d’Icare. Mais cette identification explicite entre les deux personnages est abandonnée dans la version définitive : Queneau élimine le titre dans le texte pour le transformer en élément paratextuel et change surtout le nom de Lécuchet en choisissant Icare pour mieux construire l’autoréflexivité de l’œuvre. L’ambiguïté est renforcée ainsi par la polysémie du titre : en effet, la mise en contexte du titre dans le passage cité, qui définit Le Vol d’Icare comme « le prochain roman » d’Hubert Lubert, réduit le caractère polysémique que le titre au contraire acquiert dans sa seule apparition sur la couverture du roman définitif et dans sa fonction de paratexte.
56Le procédé de superposition de roman et de métaroman contraint aussi Queneau à une révision des allusions à l’objet-livre qui fonctionnent en tant qu’indices dans la narration. Les passages cités, qui ont pour fonction l’exposition thématique de l’action principale, montrent que l’idée de simultanéité entre livre réel et livre fictionnalisé n’est que postérieure. Et les deux versions où Hubert Lubert avoue avoir déjà écrit plusieurs pages du roman seront soumises à une réduction dans le passage à la version définitive et remplacées par « Un roman que je venais de commencer, une dizaine de pages environ, quinze au plus, et dans lequel je mettais les plus grands espoirs, et voilà que le personnage principal, à peine esquissé disparaît66 ». Par là, le roman que le lecteur est en train de lire coïncide à peu près, d’un point de vue temporel, avec l’écriture du roman d’Hubert Lubert.
57Les deux textes n’informent pas seulement sur la construction autoréflexive de la narration, mais constituent aussi les états successifs du processus de construction de l’identité d’Icare, personnage d’Hubert Lubert. Dans le premier texte, le nom du personnage (Lécuchet) n’a aucun rapport avec le titre du roman d’Hubert Lubert, tandis que la seconde version témoigne de l’association et de la confusion entre Icare et Lécuchet grâce au lapsus de l’écrivain qui surnomme son personnage Icare : ainsi dans « plus d’Icare! envolé! c’est le cas de le dire! enfin je veux dire Lécuchet », le nom « Icare » fonctionne comme apposition de Lécuchet. La version définitive au contraire est très elliptique, surtout car Queneau a anticipé la disparition d’Icare du roman d’Hubert Lubert et le nom du personnage constituera paradoxalement l’une des fausses pistes suivies par le détective Morcol, qui lui avait donné un autre nom :
Morcol : Patience! patience! votre Nick ne saurait m’échapper.
Hubert : Mon Nick? Pourquoi l’appeler Nick?
Morcol : Je l’appelle Nick parce que vous l’appelez Nick.
Hubert : Je ne l’appelle pas Nick, je l’appelle Icare.
Morcol : Première nouvelle. Ne m’avez-vous pas dit : retrouvez mon Nick Harwitt?
Harwitt, son nom de famille je supposais.
Hubert : Il s’appelle Icare, un point c’est tout.
Morcol : Et moi qui cherchais partout un Nick… Alors comment vous dites : Icare? En un seul mot?
Hubert : Oui. I cé a erre eu.
Morcol : Icare? Ce n’est pas un prénom, je ne le vois pas dans le calendrier. Son nom de famille, alors?
Hubert : C’est un nom comme cela67.
58Dans la construction de son personnage, Queneau prive alors le nom de ses fonctions, à savoir désigner et identifier, en niant les trois phases qui selon Hoek garantissent la fonctionnalité du nom (désignation, identification et signification)68 et, transposant le titre du roman d’Hubert Lubert hors de l’espace fictionnel pour lui donner la fonction de paratexte, Queneau choisit un titre autonymique69.
59L’œuvre de Queneau joue sur la relation entre le titre et son référent. La coïncidence initiale dont on a trace dans les documents préparatoires entre roman fictionnalisé et roman réel perd donc son évidence pour se réduire à un élément hypothétique utile à la résolution de l’énigme. Le choix du titre définitif démontre par là le rapport d’interdépendance avec le roman que Queneau a remanié à plusieurs reprises : après avoir esquissé plusieurs scénarios de son roman jusqu’au premier janvier 1968, il hésite à propos de l’identité de son Icare, qui pourrait être un romancier écrivant ses mémoires (« Notes », Fonds Queneau, cote D art. 18 _1_1, f. 20), un personnage de feuilleton ou rien d’autre que le personnage d’Hubert Lubert. Au-delà des difficultés que nous avons remarquées à propos du premier chapitre, Queneau hésite encore sur la séquence finale : si dans les notes du 30 janvier au 11 avril 1968 (« Notes », Fonds Queneau, cote D art. 18 _1_1, f. 34) il esquisse le scénario de la fin du roman où Icare s’envole et laisse le roman d’Hubert Lubert inachevé, le 16 avril il choisit de clore son roman sur la chute d’Icare qui permet à l’écrivain de terminer son roman, notre roman. L’ambiguïté du titre quenien, à la fois objectal et subjectal, car il désigne en même temps le sujet du texte et le texte en tant qu’objet, est donc thématisée au niveau du récit et se révèle aussi dans l’épilogue grâce à la superposition diégétique finale, où l’accomplissement de l’acte de lecture permet l’achèvement du roman fictionnalisé. Ainsi l’effet de réel n’est plus un élément du système narratif mais grâce à la rupture du pacte de fiction, il devient un élément de la réception réflexive.
4.5 L’équilibre du roman autotélique
60L’autosimilarité entre la partie et le tout peut être associée à toute forme de mise en abyme qui rend visible, par sa nature, les rapports d’homothétie interne qui règlent le système-roman. À cet égard, Philippe Daros, en se référant à Derrida, remarque le principe d’équivalence que la mise en abyme établit entre la partie et le tout en soulignant le rapport d’interdépendance entre la structure et la production d’une image condensée70. Définie par Dällenbach comme une « structure autonyme par excellence71 » car elle constitue le condensé équivalent du récit, la mise en abyme constitue selon Daros une figure rhétorique, c’est-à-dire une « métaphore à effet de résumé72 ». Mais c’est surtout l’interprétation de la mise en abyme en tant que « jeu à caractère spécifiquement topologique73 » qui nous intéresse. Conçu en tant que relation entre la totalité et ses parties constitutives, ce jeu topologique contraint le lecteur à reconstruire le rapport entre les sous-systèmes et le système-roman pour en saisir l’effet de sens. L’analyse génétique de cette interdépendance réciproque dans l’œuvre de Queneau nous permettra de mieux saisir le mécanisme de construction de la mise en abyme en démontrant que toute petite correction entraîne des modifications dans le texte.
61Dans un texte autoréflexif, les simples ratures, les variations apportées au cours de la rédaction ou les révisions provoquent des réactions en chaîne qui se répercutent sur l’ensemble du texte, où tous les éléments sont liés par une sorte d’interdépendance réciproque.
62L’analyse des manuscrits révèle la série de transformations qu’une rature, même infime, peut déterminer. Parmi les romans queniens qui se fondent sur une structure métafictionnelle, Le Vol d’Icare est le roman qui synthétise le mieux les éléments du récit que Linda Hutcheon appelle narcissique. La définition et la classification proposées par Linda Hutcheon nous permettent de mieux démontrer la transformation à laquelle Queneau soumet son roman, car au système proposé par Jean Ricardou, qui comprend les deux typologies d’autoreprésentation verticale et horizontale, Linda Hutcheon substitue une classification bipartie qui découle de la lisibilité du procédé mis en acte. Ainsi elle reconnaît les formes ouvertes « dans des textes où la conscience auto-centrique et l’auto-réflexion sont tout à fait évidentes, explicitement thématisées ou allégorisées à l’intérieur de la “fiction” », tandis que dans la forme couverte le « processus serait structuralisé, intériorisé, intégré », engendrant un texte « auto-réflexif (qui se regarde), mais [qui] ne serait pas nécessairement auto-centrique (qui se regarde se regarder)74 ». À la différence de Jean Ricardou, Linda Hutcheon propose une subdivision ultérieure entre le narcissisme qui atteint le niveau diégétique du texte et le narcissisme d’ordre linguistique où le langage, grâce à ses référents, édifie un monde imaginaire :
Il existe des textes, comme nous l’avons suggéré, qui sont conscients d’eux-mêmes au niveau diégétique, conscients de leurs propres procédés narratifs. Il en est d’autres qui se réfléchissent eux-mêmes au niveau linguistique, prouvant par là qu’ils sont conscients à la fois des limites et des pouvoirs de leur propre langage. Dans le premier cas, le texte se présente comme diégèse, récit, dans le second cas, c’est clairement et manifestement du texte, du langage75.
63La seconde typologie de métafiction, que Hutcheon appelle « récit narcissique couvert », trouve son archétype dans des modèles diégétiques bien précis qui façonnent la métafiction « sous forme intériorisée » et coïncident dans leur variante diégétique, même s’il ne s’agit pas d’une liste exhaustive, avec le roman policier76, la littérature fantastique, la structure ludique et l’érotisme. On doit toutefois remarquer que dans ces modèles structurels, Linda Hutcheon mêle des formes qui nécessitent une structure métafictionnelle pour fonctionner, comme le policier ou la structure ludique, à des formes romanesques où la structure réflexive n’est qu’une possibilité diégétique-structurelle. C’est le cas dans la modulation de la métaphore érotique appliquée à l’écriture ou dans le genre fantastique, où la fictivité du monde créé est partagée avec le lecteur. L’assimilation de formes et de genres si différents ne découle pas d’une structure hypothétique similaire, mais de l’activation du même procédé de réception. En effet, l’étude de Hutcheon considère le rôle assigné au lecteur comme un trait distinctif de la métafiction moderne par rapport aux autres typologies d’autoreprésentation qui se sont succédé dans l’histoire littéraire. Dans les deux formes décrites, ouverte et couverte, le narcissisme métafictionnel permet d’» inclure un processus parallèle tout aussi important pour la matérialisation du texte : celui de la lecture77 ». Mais si dans le roman policier et dans toute structure ludique, la participation herméneutique du lecteur est une nécessité consubstantielle au genre/forme, les autres modèles ne sont pas forcément métafictionnels au sens strict du terme.
64Selon la méthode proposée par Linda Hutcheon, on peut alors reconnaître dans Le Vol d’Icare une modulation du narcissisme couvert d’ordre diégétique, bien que dans le roman quenien le procédé de réflexion soit doublé par la superposition de la parodie. Comme le remarque Linda Hutcheon, la parodie dans la métafiction « invite à une lecture plus littéraire, à une prise de conscience des codes littéraires ». Cela lui confère son caractère constructif car elle ouvre « la voie à une nouvelle forme qui est tout aussi sérieuse et valable, en tant que synthèse, que la forme qu’elle essaie dialectiquement de dépasser78 ».
65L’analyse des avant-textes du roman démontre ainsi le passage d’un narcissisme ouvert à un narcissisme couvert car le roman atteint à une sorte de masquage progressif de la métafiction par un procédé de réduction du premier manuscrit.
66L’imposition d’une structure narcissique couverte découle en effet d’un processus d’élaboration et de révision très complexe, qui ne se limite pas à la réduction des segments diégétiques mais contraint Queneau à changer ensuite le titre, la structure et la conclusion du roman.
67Dans les ébauches du premier chapitre, on remarque l’écart entre le livre objet de notre lecture et le manuscrit d’Hubert Lubert, que Queneau introduit dans la narration en tant qu’objet diégétique par l’usage distinctif des guillemets qui lui donnent une nature autonome par rapport au livre réel. Cette distance entre le roman de Lubert et le roman réel s’annule par la fictionnalisation de l’acte d’écriture qui se réalise par différents procédés. D’abord, comme nous l’avons déjà noté, Queneau réduit de 777 pages aux seules dix premières pages l’état d’avancement de la rédaction du roman qu’Hubert Lubert est en train d’écrire et élimine toute inclusion explicite du manuscrit dans la narration.
68Parmi ces diverses séquences, c’est le premier dialogue entre Hubert Lubert et Morcol qui a été soumis aux transformations les plus complexes. Elles sont dignes d’intérêt car elles conditionnent la structure du roman. Ce dialogue a été récrit plusieurs fois par Queneau suivant un processus de raréfaction des éléments qui lui permet de bâtir une ambiguïté narrative fonctionnelle au développement de la diégèse. Voici une première version du dialogue :
Lubert : Voici donc. Je me présente,
MonsieurHubert Lubert, romancier de profession, <de vocation même> d’un certain renom. Etant romancier, j’écris donc des romans.Celui que j’écris en ce moment enfin je ne veux pas dire exactement en ce moment<<
Moncol : je vous comprends
Lubert : Ce roman, dis je, a pourJ’avais commencer à écrire il y a quelque jour>> << j’en commence un il y a quelque jour avec comme>> personnage principal un nommé Icare.Il y a maintenant 250 pages écrites et voilà que ce matin< j’en écris 10 pages peut être quinze> <et voilà que ce matin>, je découvre qu’Icare a disparu. Complètement disparu.Vous comprenez que j’ai besoin de lui< Il me le faut> pour continuer mon œuvre. Je viens vous demander de me le retrouver.79
69Le texte met en évidence la difficulté rencontrée pour approcher le plus possible le roman fictionnalisé du roman réel : cette interprétation, qui est confirmée par les hésitations concernant le nombre de pages déjà écrites (Queneau substitue ici 10 à 250) par le romancier, est renforcée par l’expression raturée « enfin je ne veux pas dire exactement en ce moment », qui établit de façon explicite le rapport entre le roman de Hubert et le roman réel. Le procédé auquel Queneau soumet son roman vise certainement à éliminer la présence de l’objet-manuscrit qui, dans une première version du roman, joue le rôle d’objet-indice à interroger pour reconstruire l’identité du personnage de Hubert Lubert.
70Dans le dialogue suivant, qui concerne encore la première rencontre avec Morcol, Hubert lit les pages de son manuscrit :
Moncol : … mais revenons au fait. Comment se présente votre Icare?
Lubert : Je m’attendais à cette question et je vous ai apporté la page 17 de mon manuscrit. […] alors je vais vous lire cela.
« Icare approchait de la trentaine. Svelte, il ne négligeait ce que les anglais appellent le sport, un vieux mot français d’ailleurs le desport. Il pratiquait l’escrime, la boxe française et la natation en Seine. Intelligent, il ne négligeait pas sa culture et suivait le cours de …. Au Collège de France. Riche, il ne négligeait pas sa fortune et suivait les cours de la Bourse où il faisait chaque jour une apparition » (s’interrompant) tiens.
[…]
Morcol : Est-il brun ou blond?
Lubert : Je vais vous dire cela. Un passage que j’ai rayé. Voyons voir, p. 17 bis.
« Icare n’était ni précisément brun, ni précisément blond. Son nez aquilin… euh… des mots illisibles… sa bouche bien dessinée… une moustache fine et soignée… des oreilles bien collées. Encore des gribouillis… bref un garçon très bien de sa personne.
Moncol : Tout cela est insignifiant! Sa famille! ses relations! ses amis! ses habitudes! son vêtement! (à part lui) quel drôle de romancier.
Lubert : son père est ingénieur, sa mère de la petite noblesse, (je l’arrête avec un soupir) Le plus simple c’est de vous faire lire les 250 premières pages de mon roman.80
71Dans cette première version du dialogue, la lecture du manuscrit de Hubert Lubert donne plusieurs renseignements à propos d’Icare, même si l’emploi réitéré de l’expression « il ne négligeait pas » remarque la négation d’une absence, détail qui, selon Hamon, « fonctionne comme une modalisation81 de l’énoncé, voire comme un signal d’ironie82 ». Le choix des tours négatifs (« Icare n’était ni… ni… ») suivi par l’adverbe « précisément » et l’association de l’adjectif « illisible » à l’énonciation globale accroît le ton ironique de la séquence. Dans une autre version du même dialogue, très proche de la version définitive du roman, Queneau préfère réduire l’avancement du roman fictif emboîté dans le roman réel, donnant une image assez confuse du personnage principal :
Lubert : Difficile à dire. Je ne peux pas vous lire ou vous faire lire les pages de mon manuscrit qui lui étaient consacrées puisqu’il a disparu. Icare pas le manuscrit.
Moncol : Evidemment, vous n’avez pas de photographie.Lubert : Si, si j’en possède une, mais très brouillée (il cherche dans son portefeuille)Lubert : Non, bien sûr. Et je n’en avais qu’une connaissance assez confuse. Dix, quinze pages vous comprenez. J’en étais aux descriptions de lieux. Vous savez (l’exposition) dans le roman moderne, on ne commence pas par exhiber le personnage central, on n’y vient que peu à peu.83
Moncol : Comment est-ce possible?
Lubert : je m’applique une plaque sur le front bien serrée par un bandeau noir et je pense fortement à mon personnage. Procédé bien connu. Voici le résultat.
Moncol : très flou.
Lubert : Imaginez que
Et peu après :
Moncol : A-t-il des amis? Des parents
Lubert : Il est Seul au monde, ou plutôt il n’a que moi pour ainsi dire. Je suis son père et sa mère et ses aïeux.
Moncol : pas de petite amie? camarades?
Lubert :Chaste et pur voilà mon Icare<<J’allais le fiancer>>
Moncol : Vous n’allez pas le garder comme ça toute sa vie.84
72Si dans la première version le « manque » est imputable à l’objet-Icare, dans cette nouvelle version il faut remarquer une transformation fonctionnelle de la description, qui acquiert les caractéristiques de la prétérition. Celle-ci est interprétée par Hamon comme la « lexicalisation d’un manque, d’un défaut de compétence du descripteur, d’un défaut de son vouloir/savoir/pouvoir décrire85 » imputable au fait qu’Hubert Lubert a une « idée assez confuse » de son personnage puisqu’il n’a écrit que quinze pages de son roman. Ainsi le texte quenien emploie certaines des marques de la prétérition qu’Hamon appelle de la « négation-dénégation prétéritive », comme l’emploi du verbe modal « pouvoir » (/je ne peux pas vous lire /) et de l’expression « difficile à dire », qui signale alors l’impossibilité d’une description. Mais comme l’affirme Hamon, la prétérition est aussi le signal d’un effet d’ironie : le processus de modalisation de la description qui consiste à interroger un modèle préexistant en se rapportant à une norme préétablie est explicité dans le passage quenien par la référence aux normes du système descriptif du roman moderne, également conservées dans la version définitive :
Morcol
Chut! Revenons au fait. Comment se présentait votre bonhomme?
Hubert
Difficile de répondre. Je n’en avais qu’une connaissance assez confuse. Dix, quinze pages, vous comprenez, je n’en étais encore qu’aux descriptions de lieux, à l’exposition…
Morcol
L’Exposition Universelle?
Hubert
Elle ne se situe pas en dehors de mon sujet, mais je voulais parler de la particulière. Dans le roman moderne, vous ne l’ignorez pas, on ne commence pas par exhiber le personnage principal, on n’y vient que peu à peu…86
73Une fois abandonnée l’idée du manuscrit lu par les personnages et marqué typographiquement par l’emploi des guillemets, Queneau lui substitue le projet du roman qu’Hubert Lubert résume ainsi : « […] Je le prépare à une existence mélancolique qui ne saurait lui déplaire puisqu’il ne connaît rien d’autre. Je voudrais qu’il aimât les clairs de lune, les roses pompon, les nostalgies exotiques, les langueurs printanières, les névroses fin de siècle, toutes choses que personnellement j’abomine mais qui, de nos jours, font bien dans un roman87. » Par rapport aux autres versions, Queneau amplifie ici l’effet d’ironie par le renversement des axes temporels : au manuscrit déjà écrit et donc situé dans le passé par rapport à l’axe narratif, il substitue le livre à écrire qui coïncide avec le roman. L’effet d’ironie typique de la prétérition est ici renforcé par l’emploi du conditionnel « Je voudrais » et par l’introduction d’une liste qui, par accumulation, fait allusion à certains topoi de la poésie décadente.
74L’analyse des avant-textes du roman démontre alors le passage d’un narcissisme ouvert à un narcissisme couvert : par un procédé de réduction du premier manuscrit, le roman opère une sorte de masquage progressif de la métafiction afin d’enfoncer, au niveau implicite, toute référence explicite à la construction métafictionnelle. Si l’on confronte le célèbre monologue d’Icare s’interrogeant sur la véridicité de son existence avec une version antérieure, on notera la réduction :
Texte définitif | Premier manuscrit |
Cette question de technique me tourmente. Est-ce une véritable question de technique ou bien s’agissait-il vraiment de mon existence? Par véritable question de technique, j’entends, par exemple, la division d’un roman en livres et en chapitres, l’emplacement des descriptions, le choix des prénoms et patronymes, l’usage des tirets ou des guillemets pour l’indication des dialogues ou encore des petites capitales pour le nom des protagonistes comme dans les pièces de théâtre imprimées ou les œuvres de la comtesse de Ségur. Tiens, un oiseau qui chante88 | Cette question de technique me tourmente. Est-ce une véritable question de technique ou bien s’agissait-il de mon existence? Par véritable question de technique, j’entends savoir si ces messieurs et lui ont eu un différend |
Le Vol d’Icare, « Ms. Lacunaires », Fonds Queneau, cote D art. 18_2_2, f. 135. |
7588
76Le texte définitif, plus concis, est marqué par une généralisation : Queneau modifie le destinataire de la question que se pose Icare en éliminant la phrase « j’entends savoir si ces messieurs et lui ont eu un différend » tout en maintenant l’objet de la question, c’est-à-dire la technique du roman. La référence intradiégétique à « ces messieurs » laisse ainsi la place à un destinataire extradiégétique et se transforme en un appel au lecteur. Ce monologue résume ainsi les procédés de construction du roman même, qui doivent être dévoilés par la coopération du lecteur.
77Mais la réduction opérée par Queneau dans ce passage élimine aussi la référence directe à la structure dramatique de son roman : « l’usage des tirets ou des guillemets pour l’indication des dialogues dans une œuvre non-théâtrale ». L’emploi du mot « technique » et la description de la structure d’une fausse pièce synthétisent la poétique quenienne, qui se fonde sur la sémantisation du concept de rythme. Ainsi, Queneau fait allusion à sa « technique du roman » et à l’exigence de détourner le roman du désordre et de l’arbitraire en lui donnant les mêmes règles que la poésie : « Alors que la poésie a été la terre bénie des rhétoriqueurs et des faiseurs de règles, le roman, depuis qu’il existe, a échappé à toute loi. […] Je voudrais donc exposer ce que peut être une technique consciente du roman, telle que j’ai cherché moi-même à la pratiquer89. »
78Le transfert d’un concept poétique à la prose ne doit pas s’interpréter seulement comme une question formelle mais découle aussi d’un bouleversement de la hiérarchisation hégémonique générique. Alors la suite des mots raturés (sonnet, tragédie en cinq actes) et l’allusion méta-rédactionnelle à une œuvre « non-théâtrale » qui s’organise suivant une structure dramatique confirment en même temps le projet plurigénérique de Queneau, qui s’explique par la coexistence de différents genres dans la même œuvre.
79Toute référence explicite à la construction du roman est absorbée par l’adverbe « vraiment », qui surcharge sémantiquement la question « Est-ce une véritable question de technique ou bien s’agissait-il vraiment de mon existence? ». L’adjectif « vraiment » transforme la question d’Icare en un doute que ce dernier partage avec le lecteur et il devient en même temps un indice scriptural pour la résolution de l’énigme structurelle qui fonde la forme.
80L’aspect vague d’Icare, qui acquiert une identité au fur et à mesure que la narration avance, permet alors de mieux construire la fiction, l’enquête policière, le masquage, les fausses pistes, et de motiver sa fuite des pages du roman : une révolte contre la vie que son forgeron veut lui faire vivre. Le choix d’interrompre aux dix premières pages le roman de Hubert Lubert et l’imposition d’une structure en abyme déterminent la révision simultanée et la réécriture des passages qui concernent l’identité d’Icare. Une première version du dialogue entre Icare et LN, au troisième chapitre, laisse apparaître plusieurs hésitations dans l’exposition de l’histoire du personnage :
Icare :
Je m’<<On s’>> imagine que je naquis vers 1875 <dans un dernier …. de ce siècle> sous le principat de Mac Mahon. […] Mon père voulait surtout faire naître en moi une vocation d’ingénieur.
LN : C’est souvent, un ingénieurIcare : Il y parvint. La vocation naquit, mais sans les dons appropriés et les qualités nécessaires. Mes études me donnent beaucoup de mal, je sèche souvent sur des problèmes les plus simples <bien> ainsi M. Lubert s’y opposa. <Mais ce n’était pas dans les idées de M. Lubert.>
LN : qui est M. Lubert?
Icare : <Quelqu’un qui> s’intéresse à moi,mais pas de la façon que je souhaite /désire/? voulant<M. Lubert veutbouleverser mon passé> faire de moi un poète décadent et névrosé qui épouserait une pure jeune fille qui se nomme Adelaïde. Je ne comprends pas du tout à quoi <tout>ça/cela/ mène. Un jourprofitant d’un moment d’inattention je me suis éclipsé<que M. Lubert n’avait pas refermé son mss>.
< LN : Son mss? >
Icare : Oui. Un coup de vent m’a emporté.LN : C’est bien, ça aussi, poèteIcare : Et un névrosé <comme lui!> <Il veut même me faire soigner par un docteur, Lajoie /de la connaissance, le docteur Lajoie./> Alors non, quand je vis la tournure que prenait les choses je me suisenfui/t/.90
81Dans le procédé de réécriture, le passé et l’histoire d’Icare sont réduits à l’expérience qu’il fait de l’Exposition Universelle, tandis que la première version met en évidence sa vocation et le caractère volontaire de sa fuite des pages du roman de Hubert Lubert. Il faut d’abord remarquer que le discours d’Icare est introduit par « je m’imagine », remplacé par le plus indéterminé « on s’imagine », quoique la version définitive abandonne le verbe « imaginer » pour lui substituer « je peux dire ». Du verbe « imaginer » à la construction périphrastique, le texte change de sens : le verbe « imaginer » dans sa forme réflexive fait allusion à une activité de l’esprit (« se représenter, conjecturer, penser, se figurer, croire »); employé à la première personne, il accorde encore à Icare de l’autorité dans l’invention de son histoire, tandis que la substitution par le pronom « on » est une claire allusion à la faculté imaginative d’un sujet extradiégétique. Mais dans la version définitive, l’histoire d’Icare n’a aucune fonction narratologique et fonctionne, dans son anémie sémantique, comme un pseudo-résumé, c’est-à-dire « le résumé simulé d’un texte imaginaire91 ». Le processus qui articule la construction du personnage d’Icare peut être alors résumé comme un passage de « l’envie de rationaliser au non-consistant », hésitation qui caractérise le procédé de construction du roman, comme l’on peut lire dans les notes préparatoires du 11 mars 196892 et qui, dans la version définitive, se traduira en parodie de la vocation policière du personnage de Morcol. Ainsi, avant de penser à la fuite d’Icare comme une action imprévue et involontaire, Queneau ébauche alors un personnage qui, « profitant d’un moment d’inattention », fuit volontairement des pages du roman. La fuite volontaire ne reste dans la version définitive que sous la forme d’une hypothèse avancée par Morcol et démentie par Hubert, tandis que toute référence explicite à son passé est raturée93, comme Queneau le précise le 3 octobre 1965 : « Refaire sa vie, faire que le passé n’ait pas été94. »
82Ainsi Icare, qui vit ses aventures hors des pages de son manuscrit et qui cherche à se connaître, retourne à son existence fictive : comme Don Quichotte que l’imagination produite par sa folie tenait en vie, Icare ne peut pas changer de destin car « Icare ne sera jamais qu’Icare95 ».
Notes de bas de page
1 Cf. pour le concept de fractalité Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance : Métamorphose de la science, 1986, p. 13.
2 B. Mandelbrot, « Les images fractales : un art pour l’amour de la science et ses applications », dans Sciences et techniques, mai 1984, p. 17-19.
3 A. Goulet, « Le style à la lumière des fractales », dans Elseneur, no 11, 1996, De l’auteur au sujet de l’écriture, p. 153-178, p. 166-167.
4 Ibid., p. 166.
5 Ibid., p. 168.
6 A. Herschberg Pierrot, « Style et genèse », dans O. Anokhina et S. Pétillon (dir.), Critique génétique. Concepts, méthodes, outils, 2009, p. 134-146.
7 A. Herschberg Pierrot, Le Style en mouvement. Littérature et art, 2005, p. 79.
8 Cf. L. Spitzer, Études de style, 1970 ; G. Genette, Fiction et diction, 1991 ; F. Rastier, « Le problème du style pour la sémantique du texte », dans Georges Molinié et Pierre Cahné (dir.), Qu’est-ce que le style ?, 1994, p. 263-282 ; J.-M. Schaeffer, « La stylistique littéraire et son objet », dans Littérature, no 105, 1997, p. 14-23 ; B. Vouilloux, L’Œuvre en souffrance. Entre poétique et esthétique, 2004.
9 Cf. N. Goodman, « Le statut du style », dans Manières de faire des mondes, 1992.
10 J.-M. Schaeffer, « La stylistique littéraire et son objet », ouvr. cité, p. 15.
11 A. Grésillon, Éléments de critique génétique, p. 246.
12 L. Jenny, « Sur le style littéraire », Littérature, no 108, 1997, p. 92-10, p. 98. Voir aussi, du même auteur : « Du style comme pratique », Littérature, no 118, 2000, p. 98-117 et « L’objet singulier de la stylistique », Littérature, no 89, 1993, p. 113-124.
13 Ibidem.
14 Certes, les documents préparatoires permettent de reconstruire la méthode de travail de Queneau, même si leur intérêt ne se limite pas à cela : d’un roman à l’autre, pendant la rédaction et la révision des manuscrits, certaines corrections apportées semblent s’arrêter toujours sur les mêmes éléments, comme les notations temporelles. Ainsi, le temps qui, dans Les Fleurs bleues et Une histoire modèle, permet de superposer les axes narratifs, pose des problèmes pendant la rédaction des Derniers jours : l’évocation apparente de la période de la Première Guerre mondiale et de l’après-guerre contraignent Queneau à revoir la structure du roman.
15 « Notes », Fonds Queneau, cote D art f. 3_1_2, f. 93.
16 Cf. à ce sujet A. Calame, « Échange de fleurs », dans Temps mêlés, no 150+1, printemps 1978, p. 29-39.
17 Cf. A. Fouquelin, La Rhétorique francoise, 1557.
18 Sur ce point, cf. M. Bourdette-Donon, « Révolution et rhétorique dans Les Fleurs bleues », dans Raymond Queneau / l’œil, l’oreille et la raison, 2001, p. 43-69.
19 R. Queneau, Les Fleurs bleues, ouvr. cité, p. 45.
20 « Fragments », Fonds Queneau, cote D art 17_2_1, f. 6 : [Les ouatures sur l’autoroute de l’Ouest].
21 R. Queneau, Les Fleurs bleues, ouvr. cité, p. 42.
22 « Fragments », Fonds Queneau, cote D art. 17_2_1, f. 1.
23 « Ms très lacunaire », Fonds Queneau, cote D art. 17_2_2, f. 1.
24 R. Queneau, Les Fleurs bleues, ouvr. cité, p. 13.
25 J. E. Decorde (Abbé), Dictionnaire du patois du pays de Bray, 1852.
26 R. Queneau, Les Fleurs bleues, ouvr. cité, p. 25.
27 Cf. R. Etiemble, Question de poétique comparée : le babélien, 1959.
28 R. Queneau, Les Fleurs bleues, ouvr. cité, p. 18-19.
29 « Notes préparatoires », Fonds Queneau, cote D art. 17_1_2, f. 17.
30 Les Fleurs bleues, « Notes préparatoires », Fonds Queneau, cote D art. 17_1_2, f. 18.
31 Les Fleurs bleues, « Fragments », Fonds Queneau, cote D art. 17_2_1, f. 1.
32 Les Fleurs bleues, « Fragments », Fonds Queneau, cote D art. 17_2_1, f. 4.
33 Les Fleurs bleues, « Fragments », Fonds Queneau, cote D art. 17_2_1, f. 5.
34 Les Fleurs bleues, « Fragments », Fonds Queneau, cote D art. 17_2_1, f. 5.
35 « Philatélie. La lettre et l’enveloppe », dans Le Chasseur français, no 646, décembre 1950, p. 761.
36 Voir le plan de la structure du roman cité au paragraphe « Les blancs par concision dans Les Fleurs bleues » (3.3 de notre travail).
37 Ibidem.
38 R. Queneau, Les Fleurs bleues, ouvr. cité, p. 42.
39 Cf. W. Iser, L’Acte de lecture, ouvr. cité, p. 361.
40 B. Boie, D. Ferrer, « Les commencements du commencement », dans B. Boie et D. Ferrer (dir.), Genèses du roman contemporain : incipit et entrée en écriture, 2002, p. 7-36, p. 17.
41 Ibidem.
42 R. Queneau, Les Fleurs bleues, ouvr. cité, p.13.
43 W. Scott, Ivanhoé, 2011.
44 C. De Bary, « “Tant d’histoire pour quelques calembours” : Les Fleurs bleues de Queneau », dans M. P. Schmitt, M. Dambre (dir.), La France des écrivains : Éclats d’un mythe (1945-2005), 2011, p. 161-170, p. 164.
45 B. Mandelbrot, « Les images fractales : un art pour l’amour de la science et ses applications », ouvr. cité, p. 17-19.
46 S. Bokobza, Contribution à la titrologie romanesque : Variations sur le titre « Le Rouge et le Noir », 1986, p. 33.
47 Parmi les classifications proposées par la titrologie, il faut remarquer l’étude de L. Hoek (La Marque du titre. Dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle, 1981), qui distingue les titres objectaux des titres subjectaux, qui informent sur le contenu ou le sujet de l’œuvre.
48 L. H. Hoek, La Marque du titre. Dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle, ouvr. cité, p. 1.
49 Ibid., p. 133.
50 Ibid., p. 135.
51 « Pour décrire les différents types de figures de style nous adoptons pour des raisons de commodité la schématisation proposée par le Groupe Mu qui distingue quatre types d’opérations : suppression, adjonction, substitution et permutation. Les figures de styles (métaboles) qui sont le résultat d’opérations sur l’expression s’appellent métaplasmes quand elles opèrent sur la morphologie et métataxes quand elles opèrent sur la syntaxe ; les figures de style qui sont le résultat d’opérations sur le contenu s’appellent métasémèmes quand elles opèrent à un niveau sémantique et métalogismes quand elles opèrent à un niveau logique », ibid., p. 136.
52 Ibid., p. 139.
53 Ibid., p. 134.
54 Ibid., p. 76.
55 Ibid., p. 77-78 : « Le génitif partitif marque un ensemble dont une partie est isolée ; le génitif possessif marque la possession ou l’appartenance ; le génitif quantitatif marque la quantité, la mesure ou la valeur ; le génitif qualitatif marque la qualité, l’espèce, le genre, le type, la matière ; le génitif identificatif est caractérisé par une combinaison de deux noms dont le deuxième fonctionne comme attribut opposé auprès du premier ; les génitifs quantitatif, qualitatif et identificatif sont des instances différentes du génitif explicatif ; le génitif d’agent marque l’instrument, le moyen, la cause, le destinateur ou l’auteur ; […] le génitif locatif et le génitif temporel marquent respectivement le lieu (origine, destination, autres rapports locaux) et le temps (les rapports temporels) ; le génitif d’objet marque la personne ou l’objet représentés ; en tant que déterminants d’un nom déverbal, les génitifs objectif et subjectif sont distincts des autres types de génitifs. »
56 R. Barthes, « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Allan Poe », dans C. Chabrol, Sémiotique narrative et textuelle, 1973, p. 33.
57 S. Bokobza, Contribution à la titrologie romanesque : Variations sur le titre Le Rouge et le Noir, 1986, p. 31.
58 R. Barthes, « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Allan Poe », ouvr. cité, p. 33.
59 S. Bokobza, Contribution à la titrologie romanesque, ouvr. cité, p. 37.
60 Ibid., p. 30.
61 R. Barthes, « Proust et les noms », dans Le Degré zéro de l’écriture ; suivi de Nouveaux essais critiques, 1972, p. 121-134.
62 S. Bokobza, Contribution à la titrologie romanesque, ouvr. cité, p. 27.
63 Le Vol d’Icare, « Notes », Fonds Queneau, cote D art. 18 _1_1, f. 3.
64 Le Vol d’Icare, « Fragments », Fonds Queneau, cote D art. 18_2_1, f. 7
65 Le Vol d’Icare, « Fragments », Fonds Queneau, cote D art. 18_2_1, f. 21
66 R. Queneau, Le Vol d’Icare, ouvr. cité, p. 18.
67 Ibid., p. 106-107. Dans le premier chapitre, Morcol se trompe au sujet du nom d’Icare dans son interprétation des mots d’Hubert Lubert : « Tenez voici dix louis et retrouvez-moi mon Icare vite », ibid., p. 23.
68 Cf. L. H. Hoek, ouvr. cité, p. 240.
69 Zola se souvient de Flaubert et de la passion jalouse dont il entourait le titre de Bouvard et Pécuchet : « Il nous faisait d’abord à nous-mêmes un mystère du titre de son livre ; il disait : “Mes bonshommes” ; plus tard, quand il nous le confia, il ne le désignait encore que par les initiales B et P, dans ses lettres. Un jour donc, comme nous déjeunions chez Charpentier, nous parlions des noms, et je dis que j’en avais trouvé un excellent, Bouvard, pour un personnage de Son Excellence Eugène Bougon, le roman auquel je travaillais alors. Je vis Flaubert devenir singulier. Quand nous quittâmes la table, il m’emmena au fond du jardin, et là, avec une grosse émotion, il me supplia de lui abandonner ce nom de Bouvard. Je le lui abandonnai en riant. Mais il restait sérieux, très touché, et il répétait qu’il n’aurait pas continué son livre, si j’avais gardé le nom. Pour lui, toute l’œuvre était dans ces deux noms : Bouvard et Pécuchet. Il ne la voyait plus sans eux » (É. Zola, Les Romanciers naturalistes, 1923, p. 204).
70 P. Daros, « De la réflexivité en général et de la mise en abyme (comme procédé) en particulier », dans J. Bessière et M. Schmeling (dir.), Littérature, Modernité, réflexivité, 2002, p. 157-174, p. 161.
71 L. Dällenbach, « Réflexivité et lecture », dans Revue des Sciences humaines, no 49 (177), 1980, p. 23-37, p. 30.
72 P. Daros, ouvr. cité, p. 164.
73 Ibid., p. 165.
74 L. Hutcheon, « Modes et formes du narcissisme littéraire », dans Poétique, no 29, 1977, p. 90-106, p. 95.
75 Ibidem : « Sous sa forme la plus ouverte, le caractère auto-centrique d’un texte prend la forme d’une thématisation explicite – à travers une allégorie relative à l’intrigue, une métaphore narrative, ou même un commentaire du narrateur. ».
76 Ibid. p. 103 : « Le roman policier (l’intrigue écrite et l’intrigue qui vise à tuer). Calquée sur le modèle général du puzzle ou de l’énigme, cette forme littéraire est en elle-même une forme très auto-centrique : en fait, le lecteur en vient à anticiper la présence d’un écrivain détective à l’intérieur de l’histoire même […] ».
77 Ibid., p. 99.
78 Ibid., p. 97.
79 Le Vol d’Icare, « Ms. Lacunaires », Fonds Queneau, cote D art. 18_2_2, f. 25.
80 Le Vol d’Icare, « Ms. Lacunaires », Fonds Queneau, cote D art. 18_2_2, f. 5-7.
81 Pour le concept de modalisation, voir A.-J. Greimas, Du Sens, 1970, p. 157.
82 P. Hamon, Du descriptif, ouvr. cité, p. 119.
83 Le Vol d’Icare, « Ms. Lacunaires », Fonds Queneau, cote D art. 18_2_2, f. 12.
84 Le Vol d’Icare, « Ms. Lacunaires », Fonds Queneau, cote D art. 18_2_2, f. 14.
85 Ibid., p. 122. « Elle […] est alors signal d’une distance, d’une tension, ou d’une contradiction entre une intention déclarée et un faire réalisé, entre un refus ou une impuissance à dénommer. »
86 R. Queneau, Le Vol d’Icare, ouvr. cité, p. 18-19.
87 Ibid., p. 22.
88 Ibid., p. 138.
89 R. Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, ouvr. cité, p. 27-28.
90 Le Vol d’Icare, « Ms. Lacunaires », Fonds Queneau, cote D art. 18_2_2, f. 61.
91 G. Genette, Palimpsestes, ouvr. cité, p. 359.
92 « Notes », Fonds Queneau, cote D art. 18 _1_1, f. 33. On lit : « Je suis pris entre le non-consistant et l’envie de rationaliser. »
93 Dans la version définitive, on lit : « Je peux dire que je naquis vers 1875 sous le principat de Mac Mahon. J’avais quatorze ans à peu près lors de la grande Exposition Universelle. Je le crois du moins. Je vivais peut-être en province, mon père était forgeron – ou serrurier. Il m’emmena voir les merveilles du siècle finissant. Cette admirable exposition couvrait une superficie de 958 572 mètres carrés et l’on estime qu’elle fut visitée par plus de 33 millions de personnes. Je fus l’un de ces 33 millions de visiteurs qui parcoururent les 958 572 mètres carrés de sa superficie. Mon père voulait surtout me faire voir la Galerie des Machines qui n’avait pas moins de 450 mètres de long, 115 de large et 45 de haut, ainsi que la Tour de 300 mètres entièrement construite en fer par l’ingénieur Eiffel, sans oublier les Fontaines lumineuses de l’ingénieur Bechmann. Nous examinâmes avec soin les produits des 55 486 exposants industriels et, plus rapidement, les œuvres des 5 110 exposants pour les Beaux-Arts. Puis M. Lubert ratura tout cela » (Le Vol d’Icare, ouvr. cité, p. 41).
94 « Notes », Fonds Queneau, cote D art. 18 _1_1, f. 8.
95 J. Jouet, Raymond Queneau. Qui êtes-vous ?, 1988, p. 84.
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GénétiQueneau
Sur la genèse de Pierrot mon ami, Les Fleurs bleues et Le Vol d’Icare
Daniela Tononi
2019