Chapitre II. Le genre entre déterminisme et imprévisibilité
p. 43-70
Texte intégral
2.1 Hasard et chaos
1De même que la génétique textuelle utilise les méthodes de la recherche en histoire, l’analyse littéraire a emprunté à d’autres sciences certaines de ses méthodes. Dans un article déjà cité ici, Noëlle Batt propose d’employer quelques applications de la théorie du chaos à la formalisation des processus de création et de réception du texte littéraire.
2Utiliser certains points de la théorie du chaos déterministe pour expliquer le processus de genèse d’un texte peut être justifié par l’oscillation continue entre systèmes ordonnateurs et moments aléatoires qui, selon Louis Hay1, caractérisent le texte. Si l’on met en rapport l’existence des moments aléatoires dans la genèse du texte avec les modèles d’écriture proposés par Louis Hay, c’est l’écriture « à programme » qui nous permet de mieux résoudre la dichotomie entre l’aléatoire et le déterminisme, bien que l’écriture « à processus2 » puisse aussi présenter des moments qui ne sont qu’apparemment aléatoires. Cette oscillation consubstantielle au texte permet alors d’établir une analogie avec l’alternance entre phases ordonnées et phases désordonnées, qui constitue l’une des conditions nécessaires au fonctionnement du système dynamique non linéaire.
3Par là même, la conjonction du calcul et de la spontanéité, en tant que force qui oriente et canalise3 l’écriture, permet de relire le rapport entre hasard et déterminisme, entre écriture « à processus » et écriture « à programme », suivant la théorie du chaos déterministe qui permet d’expliquer tout ce qu’on attribue habituellement au hasard.
4C’est la théorie des systèmes dynamiques non linéaires (ou théorie du chaos déterministe) qui a permis en effet de résoudre les contradictions du déterminisme de Laplace4 en proposant la conjonction inattendue du hasard et du déterminisme. On doit remonter aux recherches conduites par Henri Poincaré en 1908 pour retracer le premier essor de cette association : Poincaré, en essayant de mieux définir le hasard, comprit par ses recherches sur l’équilibre instable et sur la météorologie qu’il n’est possible d’établir que des prévisions approximatives, car de « petites différences dans les conditions initiales engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux5 ». Ce principe est développé par les études de David Ruelle, qui explique dans Hasard et chaos comment « le hasard et le déterminisme sont rendus compatibles par l’imprédictibilité à long terme6 ». En effet, comme le remarque Ruelle, dans tout système dynamique, c’est-à-dire dans l’ensemble des phénomènes caractérisés par une évolution temporelle déterministe, il n’est possible de déterminer l’évolution temporelle d’un système à long terme qu’en présence de certaines conditions initiales, car habituellement « un petit changement dans l’état du système au temps zéro produit un changement ultérieur qui croit exponentiellement avec le temps7 » et rend vaines les prédictions à long terme. En 1963, Edward Lorenz démontre l’importance de ce principe, qu’on appelle sensibilité aux conditions initiales, par l’introduction du concept d’attracteur ; presque ignoré au temps de Lorenz, ce concept sera réévalué et réinterprété par David Ruelle, qui lui associera l’adjectif « étrange ».
5Avant d’expliquer ce qu’est un attracteur étrange, il est nécessaire de porter notre attention sur deux concepts fondamentaux pour la compréhension de la théorie de Lorenz : l’espace des phases et les fractales. L’espace des phases coïncide avec l’espace mathématique des trajectoires dynamiques d’un système, à savoir un espace abstrait qui contient toutes les variables nécessaires pour rétablir l’état du système. Toutes ces trajectoires tendent vers une seule trajectoire asymptotique qui s’appelle attracteur. Mais cet attracteur peut être soit erratique lorsque le système est chaotique dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire aléatoire, soit étrange dans le cas d’un système chaotique déterministe. En effet dans ce dernier cas, l’attracteur n’est ni une surface ni une courbe mais un objet fractal. La théorie des fractales proposée par Benoît Mandelbrot a donc permis de compléter la théorie du chaos déterministe, car tout système chaotique trouve dans la théorie mathématique des fractales l’instrument privilégié de son fonctionnement : la fractale permet de représenter toute forme irrégulière, tout objet complexe que la géométrie classique juge amorphe, car si le point, les droites, les plans ont une dimension coïncidant avec un nombre entier (0, 1, 2), la fractale n’est jamais un nombre entier.
6La coexistence de déterminisme et d’imprévisibilité que Noëlle Batt attribue au texte dans son processus d’écriture8 lui permet de transférer au texte littéraire, qu’elle considère pourvu de « matière, énergie, forme et dynamique », les principes qui règlent les systèmes dynamiques non linéaires :
- le texte littéraire est un système évolutif (avec variables et constantes) doué d’une dynamique temporelle ;
- il associe paradoxalement déterminisme et imprévisibilité ;
- il fait alterner des phases ordonnées et des phases désordonnées ;
- il est sensible aux conditions initiales internes ;
- il a pour attracteur un attracteur étrange qui est une courbe fractale.
7Ainsi en premier lieu, le texte littéraire fonctionne en tant que système évolutif, soit par rapport aux transformations qu’on fait subir à la langue naturelle suivant les théories de Youri Lotman, soit par rapport au processus de création. C’est ce dernier aspect que cette étude se propose d’aborder en vue de démontrer la validité de ce principe à partir de la chrono-genèse de l’œuvre de Raymond Queneau.
8La conjonction de déterminisme et d’imprévisibilité, qui caractérise selon Noëlle Batt l’appartenance générique du texte et sa force innovante par rapport au genre de référence, s’explique dans tout acte de réception. Cette conjonction ne se limite pas seulement à l’acte de réception puisqu’elle constitue en même temps l’effet d’une stratégie auctoriale plus ou moins volontaire : la réception, action partagée entre l’écrivain et le lecteur, répond à une stratégie que l’écrivain prépare au fur et à mesure que l’écriture avance. Le repérage des phases de la mise en forme de cette stratégie réceptive permettra d’expliquer ainsi la conjonction de déterminisme et d’imprévisibilité dans le roman quenien.
2.2 Variables, constantes et dynamiques temporelles dans Le Vol d’Icare
9Le premier principe énoncé par Noëlle Batt insiste sur le rapport qui existe entre dynamique temporelle et évolution du système-roman. Ce principe met en question les pouvoirs que Louis Hay9 attribue au texte pendant sa création : les pouvoirs sur le temps, sur l’espace et sur les signes. Dans le processus d’écriture, le temps n’est pas une catégorie stable car l’écrivain peut toujours intervenir sur le texte pour le modifier ou le transformer : ce sont les campagnes d’écriture qui, prenant en compte le temps de rédaction avec ses déviations temporelles, permettent d’établir la chrono-genèse du texte. Par son pouvoir sur l’espace, l’écrivain transforme la page en un lieu virtuel « toujours ouvert à une pluralité de parcours10 » qui ne suivent pas forcément une logique temporelle, tandis que le pouvoir sur les signes se concrétise par des graphismes qui, loin d’être des éléments accessoires, participent à ce que Hay définit comme l’« émergence du texte ».
10Parmi les documents de genèse qui caractérisent l’écriture quenienne, les cahiers préparatoires réunissent par ordre chronologique les projets, les plans, les listes de personnages, les ébauches de certains chapitres, et intègrent plusieurs notes de révision du roman. C’est à partir de ces cahiers et des notes préparatoires du Vol d’Icare en particulier qu’on tentera de démontrer la validité du premier principe proposé par Noëlle Batt en l’appliquant à la génétique des textes.
11La chrono-genèse du Vol d’Icare manifeste une certaine complexité, car du fait de sa structure réflexive, toute modification avait des répercussions à grande échelle. Or Queneau a hésité entre différents genres et a travaillé en profondeur l’organisation générale de son projet, comme le démontre le tableau que nous proposons, conçu à partir des phases les plus importantes de la programmation et de la textualisation du roman11 :
15 août 1965 |
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27 septembre 1965 |
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1er octobre 1965 |
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3 octobre 1965 |
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30 octobre 1965 |
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5 novembre 1965 |
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14 novembre 1965 |
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Décembre 1965 |
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1966 |
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Avril 1967 |
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22 mai 1967 |
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2 janvier 1968 |
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18 janvier 1968 |
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13 février-1er mars 1968 |
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9 mars 1968 |
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5 avril 1968 |
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11-21 avril 1968 |
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22 avril - 22 mai 1968 |
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a. Voir tableau Le Vol d’Icare, « Notes préparatoires : Notes », Fonds Queneau, cote D art 18_1_1, f. 22. |
12Ce tableau permet de distinguer trois phases différentes : la première comprend les notes préparatoires écrites d’août à décembre 1965, tandis que la seconde contient les notes rédactionnelles écrites de janvier à avril 1968. Les notes rédactionnelles sont donc contemporaines à l’écriture du premier manuscrit (1er janvier-21 avril 1968), après lequel Queneau commence la première campagne de révision (22 avril-22 mai 1968), troisième phase qui aboutit au deuxième manuscrit12.
13Les trois phases – programmation, textualisation et révision – témoignent ainsi des différents degrés d’intervention et d’évolution par rapport au foyer thématique et au genre du roman. Ainsi le thème de la disparition du personnage est annoncé dès les premières notes et demeure pendant les phases de rédaction et de révision. En effet, le 15 août 1965, Queneau réalise une première ébauche du dialogue entre le détective et l’écrivain concernant la disparition du personnage, et en octobre de la même année, il imagine que l’écrivain retrouve son personnage, nommé Mordon, pendant la lecture d’un roman de M. Gustave Laubert :
IL N’EN CROYAIT PAS SES YEUX italiques penchées
Là dans ce roman qu’il était en train de lire, un roman comme il s’en publie en fin d’année, un roman comme les autres, un roman comme celui qu’il était en train d’écrire, qu’est-ce qu’il voyait ?
IL N’EN CROYAIT PAS SES YEUX bis italiques penchées
Son « héros », son personnage principal, il le retrouvait là ! En train de s’évertuer dans une aventure, d’ailleurs, sans intérêt. C’était bien lui, son « héros », son personnage. <Un confrère le lui avait chipé> même nom ! Pas la même profession, il est vrai, mais le nom, le nom, ça compte. Chez lui Mordon était lieutenant de réserve, chez l’autre, chez le confrère barboteur), il était directeur d’usine13.
14Cet extrait présente l’un des éléments qui influeront sur la structure même du roman, c’est-à-dire le nom du personnage, qui fonctionne ici en tant qu’indice scriptural permettant à l’écrivain/lecteur de retrouver son héros. L’importance de la question du nom du personnage, qui sera plus loin abordée en détail, conditionne en effet la structure du roman : cet extrait, resté à l’état d’ébauche, exclut la superposition des diégèses car l’identification du personnage « chipé », qui s’appelle Mordon, ne permet pas de mêler le réel et le fictif. En effet, Mordon, personnage fictif d’un roman achevé écrit par un autre écrivain, ne produit pas les frictions entre niveaux diégétiques différents, seulement possibles à partir de l’imposition du titre définitif qui, grâce à sa nature polysémique, participe à la construction de la structure métafictionnelle du roman.
15Le dialogue même qui constitue le début du roman a été soumis à plusieurs remaniements témoignant d’une certaine difficulté dans la construction métatextuelle. En guise d’exemple du processus d’évolution génétique du système-roman, on peut comparer le premier manuscrit, auquel Queneau apporte des corrections à l’encre bleue, avec le deuxième, plus proche de la version éditée :
Lubert
Voici donc. Jesuis romancierme présente, Hubert Lubert, romancier de profession, [illisible]romancierd’un certain renom. Étant romancier, j’écris donc des romans.Celui que j’écris en ce moment … enfin je ne veux pas dire exactement en ce moment[illisible]
MONCOLJe vous comprends< j’en ai commencé un il y a quelques jours [illisible] > personnage principal nommé Icare.
Lubert
Ce roman, dis-je, a pourIl y en a maintenant 250 pages déjà écritesj’en avais 10 pages environ peut-être quinze et voilà que ce matin je découvre qu’Icare a disparu. Complètement disparu.Vous comprenez que j’ai besoin de luiEt il me le faut pour continuer mon œuvre. Je viens vous demander de me le retrouver14.
16Parmi les corrections auxquelles Queneau soumet la première version du dialogue entre Lubert et Morcol, la substitution du verbe « disparaître » par le verbe « s’éclipser » ne relève pas seulement d’une hésitation linguistique entre les deux parasynonymes mais elle ressortit aussi à un choix narratologique. En effet, bien que les deux verbes soient sémantiquement proches, une nuance les distingue : le verbe « disparaître » renforce l’état de non-visibilité, tandis que « s’éclipser » suggère une disparition furtive. L’emploi du verbe « s’éclipser » suggère ainsi la superposition des niveaux diégétiques différents qui coïncident enfin avec la construction du roman ; en même temps, il connote qualitativement l’action, qui est furtive : Icare n’a pas disparu des pages du roman, mais il s’éclipse « entre » les pages du roman.
17Au-delà du problème de l’identité du personnage, qui nous permettra de démontrer plus loin le principe de la sensibilité aux conditions initiales, Queneau revoit à plusieurs reprises dans ses notes préparatoires les questions du style et du genre. Et si la disparition du personnage peut être considérée comme une constante dans ce qui rapproche le roman du système dynamique non linéaire, le genre du Vol d’Icare constitue l’une des variables du système-roman, car il est soumis à plusieurs remaniements.
18Le roman combine le genre dialogué et le roman policier pour mieux régler la coexistence et l’alternance des dimensions réelle et fictive qui se textualisent par la présence de deux créations : le roman suspendu à cause de la fuite d’Icare et le roman in fieri. Ainsi l’histoire de la recherche d’Icare se développe suivant le modèle du roman policier et constitue en effet le roman réel, celui qu’écrit Queneau, tandis que le roman interrompu de Hubert Lubert, tout en suivant une narration morcelée qui alterne les histoires des autres écrivains et de leurs personnages en fuite, finira par converger dans le roman réel jusqu’à sa complète superposition15.
19Mais comment Queneau gère-t-il le rapport entre structure dialoguée et roman policier ? Quelle dynamique se réalise au niveau modal ? Tout d’abord, il faut remarquer que le style romanesque caractérise une partie des notes préparatoires aussi bien que les premières ébauches du roman et que la décision d’écrire des « dialogues comme dans la C.sse de Seigur » (2 janvier 1968)16 n’intervient qu’ensuite17.
20Le canon dramatique agit alors par transmodalisation, terme emprunté à Genette, qui distingue « une transformation portant sur ce que l’on appelle […] le mode de représentation d’une œuvre de fiction : narratif ou dramatique18 ». Dans la définition qu’en donne Genette, ce procédé unit un hypertexte à un hypotexte de référence par le passage d’un mode à l’autre (intermodal) ou par la variation du mode (intramodal). Si l’on considère Le Vol d’Icare, cette relation bipolaire n’est pas démentie parce qu’elle se réalise en rapport à un hypotexte in absentia. Toute la fiction est en effet construite dans la référence continuelle à un roman interrompu, le roman d’Hubert Lubert. La métalepse narrative, qui s’explique par le passage des personnages d’un niveau diégétique à l’autre et l’accord final entre le métaroman et le roman, transforme l’hypotexte in absentia en élément systématique qui engendre la fiction. Histoire dramatique d’une écriture romanesque, Le Vol d’Icare soumet alors son pseudo-hypotexte à un procédé de dramatisation et demande à son lecteur de repérer les traces de ce texte inachevé.
21Si la structure dialoguée constitue une variable du système-roman, la tentation d’en faire un antiroman policier représente une constante qu’on retrouve dès la première page des notes préparatoires : dans le dialogue entre le détective Duluc et le client en quête de son personnage, Queneau considère le policier comme un genre à questionner et note entre parenthèses « possible, reprendre le début textuellement d’un roman policier19 ».
22La tentation du roman policier traverse donc d’abord les projets de Queneau comme hypothèse d’une référence intertextuelle ou encore comme imitation de la structure proposée par Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie. En effet, l’idée du métaroman permet d’employer certaines techniques qui sont fondamentales dans la construction d’un policier, dont la structure se caractérise par l’existence d’une histoire in absentia à reconstruire grâce au décryptage des indices20.
23Mais dans l’histoire du genre policier, c’est la progressive métatextualisation de l’indice21 qui permet de transférer la structure du policier au roman et de donner une fonction nouvelle au lecteur, lequel finit par s’identifier avec le romancier qui construit la fiction dans l’effort d’en comprendre les mécanismes22. Ainsi, en tant que « modèle d’autogénération narrative 23 », le policier manifeste plus que toute autre typologie textuelle les mécanismes de la fiction en incluant l’exposition concrète du processus d’écriture : « Visible et lisible activité d’élaboration, contrainte générique qui assigne à l’enquête un rôle scripturaire, selon trois degrés : raconter l’histoire de l’engendrement du roman, donner un équivalent concret de l’activité narratrice, montrer le procès de la création littéraire24. »
24Dans le roman quenien toutefois, l’approche du genre policier n’est pas gérée en termes d’imitation mais de transgression, au point que Queneau précise dans ses brouillons le 5 avril 1968 : « J’opte pour l’absence foncière de rationalisation. Il y aura des contradictions, tant pis. Ce sera encore25 un antiroman policier. L’intrigue ne tiendra pas debout26. »
25Peut-on contredire l’auteur ? Selon la définition de Genette, l’antiroman est « une pratique hypertextuelle complexe, qui s’apparente par certains de ses traits à la parodie, mais que sa référence textuelle toujours multiple et générique […] empêche de définir comme une transformation de genre. Son hypotexte est en fait un hypogenre27 ». En résumant l’histoire du genre, Genette repère dans le délire du personnage ou héros le transformateur hypertextuel qui agit sur la forme roman, où » un héros à l’esprit fragile et incapable de percevoir la différence entre fiction et réalité prend pour réel (et actuel) l’univers de la fiction, se prend pour l’un de ses personnages, et “interprète” en ce sens le monde qui l’entoure28 ». Ce rapport entre monde réel et fiction est bouleversé dans Le Vol d’Icare et synthétisé par la référence à Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, qui traverse comme un leitmotiv toute la narration. Dans Le Vol d’Icare, l’écart entre fiction et réalité ne constitue pas l’espace illusoire où agit le personnage, mais le niveau intermédiaire où le lecteur doit repérer les éléments utiles à son interprétation, conçue ainsi comme décodage. La référence au genre policier doit être alors interprétée en termes de pastiche29, car Queneau préfère construire son roman suivant le processus d’imitation d’un genre. Mimotexte30, dans le sens qu’en donne Genette, Le Vol d’Icare constitue plutôt une transgression des lois du genre policier, qui représente le modèle parfait de fonctionnalité romanesque31.
2.3 Déterminisme et imprévisibilité dans Le Vol d’Icare
26L’association des termes « antiroman » et « policier » se retrouve dans les notes préparatoires du Vol d’Icare aussi bien que dans celles de Pierrot mon ami, pour lequel Queneau révèle la même ambition32, à savoir « faire le Don Quichotte des romans détectives (pas mal ambitieux) d’où l’on voit aisément Sherlock-Quichotte se doubler de Watson-Panza ».
27Dans les notes préparatoires de Pierrot mon ami, qui constituent le seul document manuscrit des avant-textes, Queneau s’oppose en effet à l’excessive codification du genre policier, et se propose de bouleverser les lois de Van Dine et de « c) Choisir des personnages interdits par les règles du roman détective : les jumeaux, le chinois, le médium, la société secrète, etc.33 ».
28Ainsi le rapprochement du Vol d’Icare et de Pierrot mon ami permet de retracer les procédés de transgression des lois du genre qui, selon Noëlle Batt, déterminent la coexistence dans le texte de « déterminisme et imprévisibilité ». Ce deuxième trait, qui permet d’établir une similitude entre le système-roman et le système chaotique, est en fin de compte étroitement lié à la question du genre et de la réception de l’œuvre. Conçus en termes d’équilibre entre tradition et innovation par rapport à la codification générique hégémonique, les concepts de déterminisme et d’imprévisibilité du texte peuvent être explorés soit du point de vue de la réception, soit du point de vue du repérage génétique des phases de la construction d’un texte hybride par la transgression des lois génériques. En effet, dans la définition donnée par Noëlle Batt, elle-même insiste sur le caractère novateur des textes enfreignant les règles qui codifient une forme et guident le lecteur dans l’appréciation de l’œuvre :
Comment une grande partie des éléments d’un récit ou d’un poème sont déterminés par des lois strictes qui définissent le genre et éventuellement un style dans le genre. Comment aussi chaque texte singulier va nous surprendre sans que nous sachions exactement où l’œuvre nous prendra à contre-pied. L’innovation (et donc l’information transmise par l’œuvre) surviendra-t-elle dans la composition de l’intrigue, dans la conception des personnages ? Dans le mode de stratégie narrative adopté, dans l’association inhabituelle de telle stratégie narrative avec telle stratégie de focalisation ? Dans la fusion d’un mètre et d’une série lexico-sémantique qui ne lui correspond pas ? 34
29La transgression générique produit ainsi des œuvres tout à fait particulières qui rompent avec la notion même de genre et compliquent la simple lecture. Dans le roman quenien, cette transgression devient une caractéristique foncière, et remet aussi en cause la notion d’horizon d’attente conçu comme « un ensemble de règles préexistant pour orienter la compréhension du lecteur (du public) et lui permettre une réception appréciative35 » :
À première lecture, les romans de Queneau ne ressemblent guère aux romans traditionnels et sont assez déroutants : ils rompent avec les canons de la lisibilité tels qu’ils ont été mis en place dès l’aube du genre : définition de l’identité des personnages, du temps et du lieu, développement d’une intrigue, résolution finale, etc. […] Il est clair cependant que ce qu’on peut appeler les lois du genre est plus que jamais une construction a posteriori, sans autre référent possible que l’œuvre qui les a précédées : on ne peut donc parler ici que d’un effet de transgression, comme Barthes parlait de l’effet de réel : rupture avec des habitudes de lecture, instauration de lois nouvelles36.
30Avant d’analyser les modalités par lesquelles Queneau transforme le roman, il nous semble nécessaire de faire quelques remarques préliminaires à propos de la dialectique entre réception et théorie des genres. « Instance qui assure la compréhensibilité du texte du point de vue de sa composition et de son contenu37 », le genre est l’une des notions préliminaires qui précèdent l’expérience esthétique et contribuent à l’orientation du jugement critique du lecteur. C’est le concept jaussien d’horizon d’attente qui souligne, par rapport à la plus classique interprétation aristotélicienne, l’approche différente de la théorie des genres : le genre n’est pas perçu seulement comme une catégorie du texte, mais aussi comme une catégorie de la réception. Il devient alors une nécessité intrinsèque qui doit assurer l’accomplissement de la réception car « toute œuvre suppose l’horizon d’attente, c’est-à-dire d’un ensemble de règles préexistant pour orienter la compréhension du lecteur (du public) et lui permettre une réception appréciative38 ». Abandonnant son rôle de catégorie intemporelle, le genre devient ainsi, comme le remarque Jauss, une convention sociale et historique.
31Jean-Marie Schaeffer, introduisant le concept de généricité, arrive à entrelacer la conception aristotélicienne portant surtout sur le texte avec la nouvelle fonction qui fait aboutir l’identification d’un genre dans sa réception esthétique. Il remarque ainsi deux régimes de généricité qui résolvent la dialectique entre le texte et sa réception :
[…] le régime lectorial de la généricité, avant de répondre à un souci classificatoire, est présent dans tout acte de réception, en tant que toute réception implique une interprétation et que celle-ci ne saurait se faire en dehors d’un horizon générique. L’horizon d’attente est bien entendu souvent lié à telle ou telle classification générique hégémonique. Or, comme en général les classifications génériques sont fondées sur des canons littéraires, souvent très sélectifs, l’écart entre la situation générique auctoriale d’un texte et sa situation lectoriale peut être très grand39.
32La notion de genre, considérée comme une catégorie de la lecture, distingue ainsi dans la généricité le « facteur productif de la constitution de la textualité40 » sans contraindre toutefois à un immobilisme normatif le texte qui, tout en se situant dans la lignée des textes proches de lui, « n’est jamais la simple réduplication du modèle générique41 ». Ce dynamisme devient, comme le remarque Julia Kristeva, le trait distinctif du roman, considéré comme un processus, « quelque chose qui devient42 », qu’il est difficile de réduire à une codification générique statique. Le dynamisme générique traduit en effet tous les procédés « anti-puristes » soutenant l’idée d’une coexistence générique, synthétisée par les expressions les plus diverses allant du pacifique concept de mélange des genres ou de la derridienne participation sans appartenance43 jusqu’à l’anéantissement du concept de genre proposé par Jacques Rancière : « Le roman est le genre de ce qui est sans genre : pas même un genre bas comme la comédie à laquelle on voudrait l’assimiler, car la comédie approprie à des sujets vulgaires des types de situations et des formes d’expression qui leur conviennent. Le roman, lui, est dépourvu de tout principe d’appropriation44. »
33Il faut partir de la réflexion de Rancière pour comprendre le processus imposé par Queneau à son roman. Œuvre écrite à la frontière de deux genres, Le Vol d’Icare synthétise une nouvelle approche de la théorie des genres. Le procédé d’hybridation, qui devient la marque distinctive et naturelle de toute œuvre littéraire et permet de reconnaître dans un trait atypique la spécificité et l’originalité de l’œuvre, est mis en cause dans toute la production quenienne et participe aussi de l’élaboration de sa « technique consciente du roman45 ». Toutefois, au-delà de son autobiographie versifiée et de sa prose rythmée, Queneau permet, avec Le Vol d’Icare, une exploitation de la notion de genre et une exemplification du dynamisme générique grâce à une nouvelle technique à laquelle il soumet volontairement son roman.
34Dans le roman, le procédé d’innovation du genre met donc en cause les trois niveaux textuels (modal, thématique et formel) qui, selon Genette, constituent les composantes du genre. Le niveau modal participe de la situation d’énonciation et du dispositif narratologique spécifiques de l’œuvre, et constitue en effet « le facteur dominant dans l’opposition théâtre/genres narratifs ». Or l’œuvre quenienne superpose deux dispositifs narratologiques tout à fait différents et propose une double structure : le dispositif narratologique romanesque est déconstruit par les dialogues qui se succèdent et imposent à la narration le rythme typique de la pièce, tandis que le dispositif emprunté au théâtre agit surtout sur la construction des scènes, sur la détermination des personnages-caractères et sur l’alternance des répliques. Ainsi tout changement de lieu ou d’action détermine le passage à une autre scène, comme dans les premières pages du roman, où Hubert Lubert laisse Surget pour aller chez le détective Morcol : « Il y va tout de même. Il s’arrête devant la porte ; une plaque émaillée : Morcol, discrétion, 2e étage46. » Le texte, construit sur une ellipse initiale – la disparition d’Icare des pages du roman d’Hubert Lubert –, alterne les scènes d’une improbable enquête policière avec la mise au point du roman in fieri, entrelaçant les dialogues qui permettent à l’action d’avancer. Chaque scène permet donc un nouveau compte rendu sur l’enquête, laquelle reste toutefois bloquée, ce qui suggère en même temps la progression d’un roman en train de se faire dont le spectateur se découvre lecteur. En ce qui concerne le choix des personnages, on peut distinguer les personnages fortement caractérisés comme Morcol, le détective incompétent qui conduit son enquête d’une façon ridicule et synthétise l’archétype du personnage de théâtre adroit au masquage ou au langage allusif, et les personnages difficiles à définir comme Icare ou Hubert Lubert, parce qu’ils garantissent par leur ambiguïté l’oscillation entre les deux registres. Cette dichotomie concernant la nature des personnages est reprise plusieurs fois dans le roman :
Hubert : […] Un personnage de roman ne peut devenir un personnage de théâtre.
Morcol : […] je ne suis pas de votre avis. Je ne vois pas pourquoi un personnage de roman ne peut devenir un personnage de théâtre. À preuve les pièces de théâtre que l’on fabrique d’après les romans. […] Et même un personnage de roman peut se mettre à chanter. […]
Hubert : Permettez ! Permettez ! ce ne sont pas les mêmes personnages, ils sont autres. Ils portent le même nom, mais ils n’ont rien de commun, vous entendez RIEN47.
35Mais c’est surtout par la migration des personnages d’un niveau à l’autre que le roman exhibe le passage du roman au théâtre : la disparition d’Icare, qui coïncide avec le passage du fictif au réel, est suivie de la fuite des personnages des trois romanciers confrères d’Hubert Lubert. Ainsi dans la deuxième partie du roman, le Chamissac-Piéplu de Jacques, le Corentin Durendal de Surget, l’Adélaïde et le Maîtretout, personnages d’Hubert, et tous les personnages de Jean sortent de leurs créations et se rencontrent dans le monde réel. Toutefois, cette implosion diégétique provoque le brusque changement du point de vue qui prépare la superposition diégétique finale (« Hubert : Tout se passa comme prévu ; mon roman est terminé 48 ») : le réel change de nature et perd sa cohérence pour atteindre la dimension d’écriture romanesque.
36En ce qui concerne le mode d’énonciation, les deux dispositifs narratologiques contraignent l’auteur à une double attitude : si les parties empruntées au style de la pièce de théâtre ne trahissent jamais sa présence et se limitent aux échanges de dialogue entre les personnages sans rien dévoiler de leurs sentiments, les parties romanesques révèlent la présence d’un narrateur omniscient. Ainsi le chapitre XXV change de dispositif narratologique :
Déçu de ne pas voir son nom dans le journal ? Déjà ? […] Il est déçu parce que Hubert ne parle pas de lui. Comment ! l’aurait-il oublié ? Déjà ! Bien sûr que la cause du triel c’est lui, Icare, mais Hubert aurait pu le dire.
Peut-être est-ce une ruse. Peut-être ne veut-il (Hubert) pas qu’il (Icare) sache qu’il (Hubert) le (Icare) recherche. Peut-être est-ce même le bonhomme de l’autre jour qui le lui a conseillé. Certainement. Et la question de technique, c’est lui-même49.
37Et au niveau thématique du texte, c’est par le recours à la métatextualité que Queneau transforme la pièce de théâtre en décor faussant le genre : les renvois continus au livre en train de s’écrire confondent les registres du réel et du fictif tandis que la disparition du personnage, les changements de personne et l’enquête du détective ralentissent l’écriture du roman, ce qui permet au lecteur réel d’achever en même temps sa lecture. En effet, le roman quenien bouleverse l’idée pirandellienne du personnage en quête d’auteur et se rapproche surtout des œuvres qui transforment les incursions du personnage dans la réalité en mécanisme diégétique. Le personnage sort de la dimension fictive et, toujours conscient de son origine, n’oublie jamais la différence entre le réel et le fictif. Cette perspicacité du personnage d’Icare oppose le roman quenien aux antiromans qui, tout en mêlant réalité et fiction, jouent sur la folie romanesque des personnages qui, dépourvus de toute forme de discernement, concrétisent leur pseudo-existence, comme le remarque Genette :
Le genre, si c’en est un, constitué (entre autres, et si l’on néglige leurs variances) par ces trois textes, a parfois été baptisé, d’un terme employé par Sorel en titre à l’une des éditions du Berger extravagant : « antiroman ». D’un point de vue théorique, ce terme est à la fois trop étroit et trop vague. […] parce que ce terme d’antiroman ne désigne nullement la spécificité du procédé, que décrit un peu mieux le sous-titre de Pharsamon : folie romanesque. La folie, ou plus précisément le délire, est évidemment le principal opérateur du type d’hypertextualité propre à l’» antiroman » : un héros à l’esprit fragile et incapable de percevoir la différence entre fiction et réalité prend pour réel (et actuel) l’univers de la fiction, se prend pour l’un de ses personnages, et « interprète » en ce sens le monde qui l’entoure50.
38Gérard Genette bouleverse ainsi le concept de parodie auquel est référé ce type de romans : dans ce cas, on ne peut pas parler de parodie simple, c’est-à-dire « d’une analogie réelle, inconsciente et purement diégétique », mais d’une analogie métadiégétique. Cette analogie métadiégétique ne se limite pas à l’individualisation, à la mystification extérieure et à l’imitation consciente des héros des genres nobles, procédé synthétisé dans le Don Quichotte de Cervantes, mais comprend dans le sens le plus général possible aussi bien les transferts de l’auteur que le transfert du personnage.
39Le Vol d’Icare se présente donc comme un mimotexte en nous proposant un personnage qui sort de la fiction et qui croît en densité au fur et à mesure que la narration avance51. Cette évolution qui conduit Icare de la platitude au concret n’est qu’apparente parce qu’elle est prédéterminée, préméditée et voulue par l’auteur : Icare n’a jamais vraiment conquis sa liberté et reste un personnage de roman car il appartient au fictif. Toutefois, son voyage dans le monde réel ou pseudo-réel résume les états de la création et s’achève par une mort qui n’est qu’apparente : Queneau remarque en effet que le moment de la création de l’œuvre pose le personnage dans un état de liberté qu’il perd lorsque l’œuvre est publiée. Ainsi Queneau souligne la condition des personnages dans ses notes préparatoires : le romancier peut les tuer, mais quand le livre est publié « ils entrent dans une autre sorte d’existence », c’est-à-dire l’immortalité.
40Dans la construction de cet antiroman, Raymond Queneau choisit d’effacer toute référence à l’auteur réel, même s’il en existe des traces dans les documents préparatoires. Dans les avant-textes en effet, Queneau donne à Icare deux pères : le forgeron-père et Hubert Lubert, qu’il appelle l’autre ou l’écriveron, c’est-à-dire un personnage à mi-chemin entre l’écrivain et le forgeron. Par rapport à la version définitive, dans les manuscrits, les deux entités restent séparées avec deux pouvoirs différents : « L’un c’était le forgeron. J’en ai déjà parlé. L’autre était écriveron. Je vais maintenant en dire quelques mots. Tous les deux voulaient que je sois ingénieur mais le premier avait au moins une idée artisanale de la chose tandis que l’écriveron n’en avait aucune. Il aurait voulu que je devienne ingénieur mais il ne savait comment s’y prendre […]52. » L’idée de présenter un auteur unique confère un pouvoir absolu à Hubert qui, jouant le rôle de l’écrivain abandonné, simule une condition qui sera démentie par la fin, où il se confirme comme deus ex machina. Ainsi le roman métatextualise sa thématique en la transformant en prétexte diégétique, comme le remarque allusivement le médecin chargé de soigner la névrose de Lubert, qui résume la technique du roman :
Pourtant un roman, cela ne doit pas être difficile à écrire, il suffit de raconter une histoire vraie. […] Mais je ne veux pas devenir romancier. Je me demande pourquoi Hubert, Jean, Jacques, Surget, qui m’honorent de leur clientèle lorsqu’ils souffrent d’un bobo quelconque ne me demandent jamais des idées. Mais non, ils inventent. […] Ils inventent si bien qu’il leur arrive même de perdre des personnages53.
41Le Vol d’Icare n’a donc pour sujet que l’écriture d’un roman in fieri, et en faisant intervenir une fausse forme générique, Queneau construit son discours métadiégétique : les scènes qui se succèdent miment le temps de l’écriture, qui est respecté grâce au choix d’une forme dialoguée et à la coïncidence entre le temps de l’histoire et le temps de la narration.
42Toutefois, c’est le style qui permet de reconnaître la structure théâtrale : l’alternance des dialogues volontairement exacerbée arrive à son paroxysme grâce aux répliques brèves, aux tirades, aux apartés et aux monologues. Les monologues n’ont pas tous la même fonction : ceux de Morcol (« Supposons que je sois ce Nick Harwitt habitant rue Bleue et que je sois en fuite. Je ne retournerais pas rue Bleue. Où irais-je54 ? ») informent le spectateur/lecteur sur les étapes de l’enquête policière et sur le raisonnement du détective, tandis que ceux d’Hubert Lubert font sentir l’angoisse de l’écrivain sans personnage :
Quel sort que celui d’un romancier sans personnages. Peut-être un jour en sera-t-il ainsi pour tous. Nous n’aurons plus de personnages. Nous deviendrons des auteurs en quête de personnages. Le roman ne sera peut-être pas mort, mais il n’y aura plus de personnages. Difficile à s’imaginer, un roman sans personnages. Mais tout progrès, si progrès il y a, n’est-il pas difficile à imaginer ? À vrai dire, le progrès me stupéfie. On va maintenant de Paris à Nice en moins de deux jours, la fée Électricité commence à illuminer les villes, qui sait peut-être un jour les campagnes, le télégraphe traverse l’Atlantique, on va diriger les ballons comme on conduit les chevaux. […] En littérature, les symbolistes ont supprimé le décompte des vers et la rigueur de la rime, bientôt on abolira la ponctuation55.
43Mais ce sont les monologues d’Icare qui, par l’emploi d’un style tout à fait romanesque, constituent la trace du roman interrompu. Ainsi lorsqu’on demande à Icare son histoire, il change de ton et fait allusion à sa naissance comme personnage, renvoyant à l’acte d’écriture même :
Le poële éteint, le printemps commence. L’encre coule sur le papier blanc en rus minces et fertiles d’où naissent amis, ennemis, parents et plantes vertes aux coins des appartements de reps et de velours, de bois chaudron et de cuir de Cordoue. La plume mène un petit monde d’objets et de noms vers un destin qui m’échappe. Je me trouve là debout près d’un fauteuil et j’attends. Je m’agite parfois56.
44Si d’un point de vue stylistique, Queneau cherche à détruire la forme-pièce, du point de vue structurel la superposition des deux plans réel et fictif coïncide avec une division nette entre la pièce de théâtre et le roman. Le déroulement de la pièce coïncide avec l’évolution réelle de la diégèse tandis que le roman est fictionnalisé : Queneau choisit d’arrêter le moment créatif du roman fictionnalisé et fait de cette impasse le prétexte à raconter une autre histoire.
2.4 Pierrot mon ami ou le Don Quichotte des romans détectives
45Tandis que dans le Vol d’Icare, le déterminisme et l’imprévisibilité s’articulent par rapport aux seuls genres du théâtre et du roman, dans Pierrot mon ami ceux-ci se heurtent et se confondent jusqu’à créer une hybridation continue accumulative qui se réalise par la superposition/intégration de différents genres. L’œuvre se révèle alors inclassable du point de vue générique, et en privant le lecteur des critères de reconnaissance du genre, elle active une réception particulière qui détermine en même temps une transgression pragmatique. L’absence de constantes textuelles ne permet pas d’instaurer un pacte de lecture préalable car l’impossibilité d’attribuer au texte une appartenance générique active une sorte d’oscillation de l’attente réceptive sans jamais la satisfaire.
46Tout d’abord, on doit reconnaître dans la discordance entre les paramètres structurels et les paramètres thématiques du texte le premier procédé par lequel se réalise l’innovation générique : si du point de vue thématique/modal le roman articule plusieurs histoires assimilables à des genres bien reconnaissables, la structure fait allusion aux codes génériques du roman policier, dont le renversement produit un effet parodique. Il est ainsi possible de remarquer deux niveaux d’accomplissement du processus d’hybridation générique : au niveau du récit, les diégèses qui s’entrecroisent articulent la transgression par rapport au genre/modèle qu’elles désignent selon les paramètres thématiques et modaux, tandis qu’au niveau formel, Queneau déstabilise la structure du roman policier qu’il choisit en tant que modèle de fonctionnement romanesque57.
47Dans l’épilogue, l’observation métafictionnelle sur le roman policier potentiel qui aurait pu être écrit avec les mêmes personnages et les mêmes motifs est une allusion explicite au projet que Raymond Queneau poursuit dans la rédaction :
C’était un des épisodes de sa vie les plus ronds, les plus complets, les plus autonomes, et quand il y pensait avec toute l’attention voulue (ce qui lui arrivait d’ailleurs rarement), il voyait bien comment tous les éléments qui le constituaient auraient pu se lier en une aventure qui se serait développée sur le plan du mystère pour se résoudre ensuite comme un problème d’algèbre où il y a autant d’équations que d’inconnues, et comment il n’en avait pas été ainsi, – il voyait le roman que cela aurait pu faire, un roman policier avec un crime, un coupable et un détective, et les engrènements voulus entre les différentes aspérités de la démonstration, et il voyait le roman que cela avait fait, un roman si dépouillé d’artifice qu’il n’était point possible de savoir s’il y avait une énigme à résoudre ou s’il n’y en avait pas, un roman où tout aurait pu s’enchaîner suivant des plans de police, et, en fait, parfaitement dégarni de tous les plaisirs que provoque le spectacle, une activité de cet ordre58.
48Cet épilogue, qui insiste sur l’échec de l’acte de réception, souligne le processus de déstructuration auquel Queneau soumet son roman : résultat d’un processus complexe, la déstructuration se développe en trois phases, qu’on peut ainsi synthétiser par rapport aux notes préparatoires :
- Phase I : établissement et choix des règles génériques à transgresser
- Phase II : mise en place de l’intrigue
- Phase III : complexification de l’intrigue et surcodage du texte
49Dans les notes préparatoires (10 août 1941)59, Queneau synthétise les paramètres génériques de son roman : la transgression doit déstabiliser le genre policier60 en choisissant des personnages interdits par le roman détective afin de renverser la stricte codification proposée par Van Dine. Le premier plan du roman explicite alors les éléments transgressifs par rapport aux « codes de conduite » qui, au cours des années 1920 et 1930, définissent le genre policier. Ce sont donc les études de S. S. Van Dine avec ses « Vingt règles du roman policier61 » (1928) et le décalogue de Ronald Knox62 (1929) que Queneau met en question. La première typologie de transgression concerne le choix des personnages :
Queneau Pierrot mon ami, « Notes préparatoires », Fonds Queneau, cote D art. 8_1, f. 1 c) Choisir des personnages interdits par les règles du roman détective : les jumeaux, le chinois, le médium, la société secrète, etc. | S.S. Van Dine : (règle no 13) Les sociétés secrètes ou les mafias n’ont pas leur place dans un roman policier. Ronald Knox : (règle no 5) Aucun étranger à l’aspect sinistre ne doit apparaître (par exemple Chinois). (règle no 10) Le recours aux jumeaux ou sosies est interdit. |
50Les notes concernant la construction des personnages révèlent en outre l’introduction d’une intrigue amoureuse, interdite par Van Dine, qui affirme : « Le véritable roman policier ne doit pas comporter d’intrigue amoureuse. En introduire une reviendrait, en effet, à fausser un problème devant rester purement intellectuel » (règle no 3). Au contraire, Queneau établit un rapport strict, presque logique, entre la solution du problème et la conquête de l’aimée. Dans la construction du détective, il écrit ainsi : « Un personnage simple, naïf, imbécile. On s’en moque, on lui fait des farces, il aime. On le cocufie. À la fin il triomphera. Lui, vrai détective63. » Dans un état ultérieur de la programmation du récit, l’histoire sentimentale représente l’un des deux thèmes principaux : « l’amour déçu par surprise » est mis en rapport avec l’idée de « l’invention volée ».
51En ce qui concerne la mise en place de l’intrigue policière, les notes prérédactionnelles64 révèlent plusieurs projets exploratoires organisés à partir de deux foyers thématiques : l’histoire de l’Uni-Park et l’histoire de la chapelle poldève65. Après avoir établi l’organisation des « stratifications chronologiques » de la dynastie de l’Uni-Park, Queneau pense introduire un crime dont le mobile est à rechercher dans l’opposition entre les fondateurs et les nouveaux propriétaires de l’Uni-Park. L’ellipse narrative, à savoir l’histoire manquante que le lecteur doit reconstruire par un processus herméneutique, est esquissée tout de suite bien qu’elle reste très générique : une « histoire insignifiante de 1910 » (18 août 1941 – « Notes préparatoires », Fonds Queneau, cote D art. 8_1, f. 7) doit constituer le nœud du mystère, avec des répercussions sur le récit concernant l’histoire d’une vengeance :
Pierrot mon ami, « Notes préparatoires », Fonds Queneau, cote D art. 8_1, f. 12
Mme X se venge de Mme Magobard directrice de l’Uni-Park. Elle retrouve alors son fils qu’elle sauve d’une situation critique dans laquelle elle l’a elle-même poussé et l’oblige à poursuivre sa vengeance [c’est elle qui a fait incendier l’U.P. le 1 août 1914 par…- personnage à étudier]. Le fils disons K., engagé à l’Uni-Park, n’a aucune disposition à venger sa mère. Un premier essai rate. Pierrot, détective amateur, le rencontre alors ; il le pousse au crime – afin de déchiffrer l’énigme. En effet le crime s’accomplit [emploi d’un automate ? ] – Dénouement : c’est Pierrot qui est le coupable c’est K. lui-même, après soupçons de tous sur différents personnages. Mme Magobard est mariée ? au père de K. Sans doute. On peut le soupçonner Jalousie Il aime la petite du stand de tir ? |
52Ce synopsis témoigne de la tentative de déstructurer le parcours de décodage de l’énigme qui soutient la logique de toute enquête policière : du point de vue diégétique, ce n’est pas le crime qui engendre l’enquête, mais c’est l’enquête qui construit un crime à déchiffrer.
53C’est à partir de cette note que Queneau étudie la manière de renverser les constantes logiques du genre policier par les « trucages », les « corrections » du crime (19 août 1941 – « Notes préparatoires », Fonds Queneau, cote D art. 8_1, f. 8), mais surtout par l’imposition d’un double crime qui complique l’intrigue (laquelle peut se résumer ainsi : un personnage nommé K est poussé au crime par sa mère, qui veut se venger de Mme Magobard, directrice de l’Uni-Park) :
54Le double meurtre permet ainsi à Queneau d’accroître le mystère et, par fausses pistes et faux témoins, de masquer le coupable, le mobile et la logique du crime. Dans la structuration du double crime, Queneau prévoit six séquences et deux différents ordres de succession :
- Séquence I : A doit tuer α sous l’influence d’une vieille femme qui le tient. Lui donnera de l’argent.
- Séquence II : B doit tuer β (p. ex. un vieil oncle qui va se remarier) pour hériter.
- Séquence III : leur rencontre accord.
- Séquence IV : A tue β.
- Séquence V : B refuse de tuer α. Mais A s’est arrangé pour que – à l’occasion – l’alibi de B, bien que vrai, paraisse faux ou invraisemblable.
- Séquence VI : B tue α.
- Séquence VII : la vieille demande à A de prouver comment il s’y est pris. Il n’y arrive pas. Le crime peut être maquillé, 2, 3 fois.
55Ce schéma circulaire propose les deux ordres d’organisation du récit, qui commence par l’accomplissement du meurtre de la directrice de l’Uni-Park – α – (séquence VI) et se termine par la reconstruction de la vérité, c’est-à-dire l’accord (séquence III) stipulé entre les deux complices (A et B) pour se substituer l’un à l’autre dans l’accomplissement des deux crimes. Les deux ordres, qui représentent l’un le récit de A à la vieille dame et l’autre l’enquête du détective, constituent ainsi le double enchaînement narratif proposé au lecteur : les indices permettent de trouver les véritables exécuteurs des deux crimes sans toutefois comprendre leurs mobiles car, sans motif, A tue l’oncle de B et B tue la directrice de l’Uni-Park.
56Mais que reste-t-il de ce policier potentiel dans la version définitive ? Queneau opère une sorte de raréfaction de l’intrigue par suppression complète et par transfert hors-texte de certaines séquences. Cette méthode soustractive, qui découle de la comparaison des projets avec la version définitive, permet de reconnaître dans les personnages auxquels Queneau n’a pas donné une identité certains personnages du roman : derrière α pourrait se cacher Mme Prouillot, directrice de l’Uni-Park, dans A on pourrait reconnaître Paradis, fils retrouvé poussé au crime par Mme Pradonet, tandis que dans B et β pourraient se cacher deux personnages qui ne se trouvent pas dans la version définitive : β pourrait alors coïncider avec Pansoult, propriétaire du terrain de l’Uni-Park, personnage déjà mort au temps de l’histoire, et β cacher son meurtrier.
57En ce qui concerne l’intrigue, dans le passage à la version définitive, Queneau supprime le double crime en le substituant avec l’incendie de l’Uni-Park et l’énigme de la disparition de Mouilleminche-Voussois, qui déterminent les deux enquêtes policières du roman. Il est toutefois possible de retrouver deux résidus diégétiques des projets abandonnés. Bien qu’on fasse allusion explicite à Pansoult, l’oncle de Léonie, quatrième fondateur de l’Uni-Park, dans le récit de l’histoire de l’Uni-Park, il n’y pas d’explication sur sa disparition : la narration commence après la mort de Pansoult et si l’on prend en compte le projet abandonné qui voyait Pansoult assassiné, on pourrait supposer que Queneau n’est pas enclin à révéler le sort du propriétaire et que le roman commence par une ellipse narrative construite sur une séquence originaire déplacée hors-texte. En ce qui concerne les « crimes » supplétifs, ils sont, pour le dire avec les mots que Queneau emploie dans l’épilogue, « dépouillés d’artifice », et dépourvus de toute explication. Ainsi le projet d’un policier paradoxal sans coupable, sans mobile et sans une logique qui soutienne le crime est transposé dans l’incendie de l’Uni-Park. Mais le roman n’indique pas qui en est responsable. Queneau lui-même, dans les notes préparatoires, imagine chacun de ses personnages dans le rôle du coupable : ainsi le 18 août 1941, c’est Mme Pradonet (on lit : « C’est elle qui a fait incendier l’Uni-Park le 1 août 1914 par… personnage à étudier ») ; le 28 décembre, il écrit : « Crouia-Bey […] c’est lui l’incendiaire de l’Uni-Park » ; et encore le 13 février, on trouve : « Le tombeau peut être vide. Il n’y a jamais eu de prince poldève […] Invention de Mounnezergues pour ne pas vendre son terrain à Pradonet, amoureux de Léonie… Vengeance… mais l’incendie ? LUI ! » Ainsi, cette incertitude dans la construction de l’intrigue se métatextualise dans le roman et devient un élément nécessaire à la déstabilisation du genre. Celle-ci se réalise aussi par l’histoire de la disparition de Mouilleminche-Voussois, la seule action qui déclenche l’enquête d’un détective, Petit-Pouce, tout en étant une fausse disparition manigancée par la fable de Crouia-Bey.
58La déconstruction du genre se réalise alors à travers la banalisation des éléments connotatifs du policier et permet à Queneau de transformer le genre policier en structure sans qu’il soit possible d’attribuer au roman un genre d’appartenance.
Notes de bas de page
1 L. Hay, La Littérature des écrivains. Questions de critique génétique, 2002, p. 119-120 : « Le texte surgit de cette polarité entre systèmes ordonnateurs et moments aléatoires, et le manuscrit nous montre le mouvement de l’écriture entre deux pôles comme le crépitement d’un arc électrique. »
2 Ces deux modalités d’écriture ont fait l’objet de plusieurs études en critique génétique. Voir sur ce point les concepts de « programmation scénarique » et de « structuration rédactionnelle » proposés par P.-M. de Biasi dans La Génétique des textes, ouvr. cité, p. 32-34, et voir en outre A. Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, 2016 [1994], p. 123-128.
3 L. Hay, La Littérature des écrivains, ouvr. cité, p. 20 : « Elle [l’écriture] est orientée et canalisée par une force qui se déploie dans les figures différentes chez chaque auteur, mais puise toujours son énergie dans la conjonction du calcul et de la spontanéité. L’enjeu, pour le critique, est de comprendre l’action de cette dynamique, de saisir le mouvement qui dirige l’écriture et par lequel la genèse instaure ses significations. »
4 P. S. Laplace, Exposition du système du monde, 5e éd., 1824, p. x : « Une intelligence qui, pour un moment donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si par ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
5 H. Poincaré, « Le hasard », dans Science et méthode, 1920, p. 68.
6 D. Ruelle, Hasard et chaos, 1991, p. 63.
7 Ibid., p. 54.
8 N. Batt, « Dynamique littéraire et non-linéarité », ouvr. cité, p. 189-200.
9 L. Hay, La Littérature des écrivains, ouvr. cité, p. 139.
10 Ibidem.
11 Ce tableau constitue une synthèse des notes préparatoires d’août 1965 à mai 1968.
12 Pour la description du dossier de genèse du roman, je renvoie à H. Godard, « Le Vol d’Icare. Notice », ouvr. cité, p. 1808-1809.
13 Le Vol d’Icare, « Notes préparatoires : Notes », Fonds Queneau, cote D art. 18 1_1, f. 10.
14 Le Vol d’Icare, « Ms. Lacunaires », Fonds Queneau, cote D art. 18_2_2, f. 25. Dans la version définitive, on lit : « Voici donc. Je me présente : Hubert Lubert, romancier de profession, de vocation même […], j’ai affaire à des personnages. Or voici que l’un d’eux vient de s’éclipser. » Le Vol d’Icare, ouvr. cité, p. 18.
15 La fin du roman révèle ainsi l’omnipotence de l’écrivain face à sa création qui, au lieu d’être indépendante de la volonté de son créateur, en suit le dessein préétabli : « Hubert, refermant son manuscrit sur Icare – tout se passa comme prévu ; mon roman est terminé. » Ibid., p. 304. Sur la structure du Vol d’Icare, voir aussi l’article de C. Debon : « Les enjeux d’une narration », dans Europe n° 650-651, juin-juillet 1983, p. 7-16. Voir aussi : V. Morin, « Le Vol d’Icare ou l’art de la fugue », dans Raymond Queneau, coll. « Cahiers de L’Herne », no 29, cahier dirigé par Andrée Bergens, 1999, p. 125-138 et F. Wilden, « Le Vol d’Icare et ses relations avec Les Métamorphoses d’Ovide / L’équilibre des corp(u)s solides gênés », dans Y. Ouallet (éd.), Raymond Queneau / Le Mystère des origines, 2005, p. 133-145.
16 Le Vol d’Icare, « Notes préparatoires : Notes », Fonds Queneau, cote D art 18 1_1, f. 19.
17 À titre d’exemple, on peut proposer l’une des ébauches du premier chapitre où Queneau utilise un dispositif narratologique :
/Monsieur Bouvardetpécuchet écrivait des romans pour la série Noire et il gagnait ainsi beaucoup d´argent. Il payait beaucoup d’impôts, il cotisait au maximum à la Caisse des Allocations Familiales (travailleurs indépendants) et il faisait partie du syndicat des gens qui gagnent beaucoup d’argent, un syndicat très puissant : quand il se mettait en grève c’était une véritable catastrophe pour le pays. Ayant terminé son quatre-vingt-dix-neuvième roman, monsieur Bouvardetpécuchet laissa reposer la machine qui lui servait à les composer [...] M. Bouvardetpécuchet n’avait qu’à insérer les noms et qualités des personnages et à appuyer sur un bouton pour qu’elle se mette en marche et tape toute seule le roman souhaité/ « Fragments », Fonds Queneau, cote D art. 18 _2_1, f. 1.
18 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, 1982, p. 395.
19 Le Vol d’Icare, « Notes préparatoires : Notes », Fonds Queneau, cote D art 18_1_1, f. 1.
20 Cf. J. Dubois, Le Roman policier ou la Modernité, 1992, p. 77 : « Le roman policier articule l’une à l’autre deux histoires, celle du crime et celle de l’enquête, et il a beau les superposer et les enchevêtrer, elles n’en sont pas moins là comme les deux parties clivées de la même réalité textuelle. Une des manifestations de ce clivage est que la relation polémique qui oppose détective et coupable ne s’exprime pas dans un face-à-face. Chacun des deux pôles du récit est enfermé dans sa propre sphère et séparé de l’autre par toute la distance de l’énigme. L’affaire est celle d’une rencontre constamment reportée et qui ne s’accomplit qu’à la dernière extrémité narrative. »
21 Comme remarque J. Dubois après sa définition purement matérielle, l’indice « se textualise dans la mesure où il entre dans le dispositif d’écriture et participe de la production du sens ». Ibid., p. 130.
22 L’Assassin de Roger Ackroyd représente un premier exemple en tel sens, car l’écriture à la première personne permet la double lecture : Agatha Christie arrive à cacher l’assassin derrière le narrateur qui, volontairement, omet une partie de la vérité.
23 J. Dubois, Le Roman policier ou la Modernité, ouvr. cité, p. 60.
24 G. Pestureau, « Portrait de l’artiste en policier », dans Modernités no 2, 1998, Criminels et policiers, p. 224.
25 La référence est à Pierrot mon ami.
26 Le Vol d’Icare, « Notes préparatoires : Notes », Fonds Queneau, cote D art 18 1_1, f. 33.
27 G. Genette, Palimpsestes, ouvr. cité, p. 209.
28 Ibid., p. 206.
29 Ibid., p. 111-112 : « […] le pastiche est l’imitation en régime ludique, dont la fonction dominante est le pur divertissement, la charge est l’imitation en régime satirique, dont la fonction dominante est la dérision ; la forgerie est l’imitation en régime sérieux, dont la fonction dominante est la poursuite ou l’extension d’un accomplissement littéraire préexistant ».
30 Genette définit le mimotexte comme « tout texte imitatif, ou agencement de mimétismes », ibid., p. 106.
31 Voir à ce propos G. Perec, Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner, dans « L’Arc », no 76, p. 10.
32 F., J., « Cinq minutes avec Raymond Queneau », dans Le Figaro, 25 août 1942, p. 4 : « […] Je cherchais à faire là le procès d’une technique. C’était un peu ambitieux, mais j’aurais voulu que Pierrot mon ami fût au roman policier ce que Don Quichotte fut au roman de chevalerie. »
33 Les Vingt règles du roman policier de S. S. Van Dine imposent en effet dans la première moitié du xxe siècle le modèle du murder party. Queneau écrit : « S. S. Van Dine a dans Crime dans la neige énuméré les vingt “règles du roman policier” » (R. Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, ouvr. cité, p. 202-203).
34 N. Batt, « Dynamique littéraire et non-linéarité », ouvr. cité, p. 196.
35 H. R. Jauss, Littérature médiévale et théorie des genres, dans G. Genette et T. Torodov, Théorie des genres, 1986, p. 42.
36 C. Debon, Doukiplèdonktan?, 1998, p. 177.
37 W. D. Stempel, Aspects génériques de la réception, dans G. Genette et T. Torodov, Théorie des genres, ouvr. cité, p. 170.
38 H. R. Jauss, Littérature médiévale et théorie des genres, ouvr. cité, p. 42.
39 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, 1989, p. 151-152.
40 J.-M. Schaeffer, Du texte au genre, dans G. Genette et T. Torodov, Théorie des genres, ouvr. cité, p. 198-199.
41 Ibid., p. 197.
42 J. Kristeva, Le Texte du roman, 1979, p. 17.
43 J. Derrida, Parages, 1985, p. 264 : « Un texte ne saurait appartenir à aucun genre. Tout texte participe d’un ou de plusieurs genres, il n’y a pas de texte sans genre, il y a toujours du genre et des genres mais cette participation n’est jamais une appartenance. Et cela non pas à cause d’un débordement de richesse ou de productivité libre, anarchique et inclassable, mais à cause du trait de participation lui-même, de l’effet de code et de la marque générique. Si la remarque d’appartenance appartient sans appartenir, participe sans appartenir, la mention de genre ne fait pas simplement partie du corpus. »
44 J. Rancière, La Parole muette, Essai sur les contradictions de la littérature, 1998, p. 29.
45 R. Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, ouvr. cité, p. 27-28 : « Alors que la poésie a été la terre bénie des rhétoriqueurs et des faiseurs de règles, le roman, depuis qu’il existe, a échappé à toute loi. […] Je voudrais donc exposer ce que peut être une technique consciente du roman, telle que j’ai cherché moi-même à la pratiquer. »
46 R. Queneau, Le Vol d’Icare, ouvr. cité, p. 17.
47 Ibid., p. 106.
48 Ibid., p. 304.
49 Ibid., p. 133.
50 G. Genette, Palimpsestes, ouvr. cité, p. 206.
51 Dans Le Chiendent et Le Vol d’Icare, le processus d’acquisition de l’épaisseur détermine, comme le remarque Daniel Delbreil, l’accès du personnage à l’existence. Voir à ce sujet son « Avant-propos, Queneau en corps », dans D. Delbreil (dir.), Raymond Queneau et le corps, actes du colloque international de Nancy, 5-7 octobre 2006, 2009, p. 13-22.
52 Le Vol d’Icare, » Ms. Lacunaires », Fonds Queneau, cote D art. 18_2_2, f. 57.
53 R. Queneau, Le Vol d’Icare, ouvr. cité, p. 77.
54 Ibid., p. 24.
55 Ibid., p. 91-92.
56 Ibid., p. 33.
57 G. Genette, Introduction à l’architexte, 1986, p. 154 : « Les grands paramètres concevables du système générique se ramenèrent à trois sortes de “constantes” : thématiques, modales et formelles », paramètres qui sont « relativement constants et transhistoriques ».
58 R. Queneau, Pierrot mon ami, 1942, p. 223-224
59 Toutes les références aux manuscrits de Pierrot mon ami renvoient au Fonds Queneau de la bibliothèque Droit et Lettres de l’université de Bourgogne, cote D art 8_1. Pour tout approfondissement sur le roman, je renvoie à l’étude de G. Pestureau « Pierrot mon ami. Notice », dans R. Queneau, Œuvres complètes, tome II, Romans I, 2002, p. 1699-1717.
60 À ce sujet, voir P. Gayot, « Pierrot mon ami et le roman policier », dans Lectures de Raymond Queneau, no 2, » Pierrot mon ami », 1989, p. 33-36.
61 Van Dine, « Twenty Rules for Writing Detective Stories », dans Philo Vance Murder Cases, 1936.
62 R. Knox, « A detective decalogue », dans The Best Detective Stories of 1928, 1929.
63 Pierrot mon ami, « Notes préparatoires », Fonds Queneau, cote D art. 8_1, f. 2.
64 Pour tout approfondissement sur la genèse du roman, voir l’étude de D. Delbreil, « La genèse de Pierrot mon ami » dans Lectures de Raymond Queneau, no 2, » Pierrot mon ami », ouvr. cité, p. 15-28.
65 La chapelle poldève et l’Uni-Park ne sont pas seulement des foyers thématiques, car leur opposition, qui relève de l’ordre du symbolique, synthétise la dialectique – de l’illusion et de la réalité – sur laquelle se construit le roman. Voir à ce sujet P. Macherey, « Raymond la Sagesse (Queneau et les philosophes) », dans Queneau aujourd’hui, ouvr. cité, p. 11-14 et J.-M. Catonné, Queneau, 1992. Pour une approche psychanalytique de cette même opposition – de la chapelle poldève et de l’Uni-Park –, voir A. Clancier, Raymond Queneau et la psychanalyse, 1994, p. 95-105.
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GénétiQueneau
Sur la genèse de Pierrot mon ami, Les Fleurs bleues et Le Vol d’Icare
Daniela Tononi
2019