Conclusion. La multimodalité du langage : un domaine encore et toujours à explorer
p. 317-332
Texte intégral
Gain de la pluridisciplinarité pour la recherche
1Cet ouvrage avait pour but principal de proposer une vision pluridisciplinaire de la multimodalité du langage oral, car nous sommes intimement persuadées que nos analyses de la production langagière orale ne seraient qu’enrichies en optant pour un travail toujours plus collaboratif et décloisonné, impliquant des champs disciplinaires variés des sciences du langage, de la psycholinguistique en passant par la linguistique interactionnelle.
2Le premier chapitre de chacune des trois parties de cet ouvrage (chapitre 2 d’Aliyah Morgenstern en acquisition et développement du langage ; chapitre 6 de Marion Tellier en didactique et chapitre 8 d’Isabel Colón de Carvajal en linguistique interactionnelle) apporte une vision explicite des théories et méthodologies de leurs champs disciplinaires, que les autres chapitres de la partie complètent, affinent et exemplifient. Aliyah Morgenstern retrace ainsi les étapes de la prise en considération de la multimodalité du langage oral dans les études en psycholinguistique, et plus spécifiquement dans les travaux sur l’acquisition et le développement du langage. S’il s’avère que des précurseurs tel que Darwin1 s’étaient, dès le xixe siècle, intéressés aux aspects non verbaux mis en jeu du développement du langage, il n’en reste pas moins qu’il a fallu attendre le xxe siècle pour voir se développer une approche plus intégrative du langage avec notamment les travaux de Charles Goodwin. Aliyah Morgenstern présente ici les différentes approches théoriques de l’acquisition du langage chez l’enfant, intégrant les aspects multimodaux de la production langagière, puis en arrive aux méthodes utilisées en nous faisant l’historique de leur évolution qui dépend également des progrès techniques. Enfin, elle explicite l’état actuel des choses en présentant des analyses récentes.
3Ce chapitre, offrant une réelle prise de recul sur l’intégration des aspects non verbaux du langage, est ensuite complété par les études inédites et non publiées sur l’analyse multimodale des pratiques langagières de très jeunes enfants (18 à 42 mois) d’Aurore Batista, Marie-Thérèse Le Normand et Jean-Marc Colletta, puis, chez l’enfant plus âgé, par celles d’Audrey Mazur-Palandre et Kristine Lund et d’Audrey Mazur-Palandre, Jean-Marc Colletta et Kristine Lund. Aurore Batista et ses collaborateurs mettent en relation le développement de la gestualité et du langage verbal. Les résultats montrent une étape transitoire dans le geste de la déixis à la représentation et indiquent que les gestes combinatoires précoces diminuent en faveur des gestes coverbaux, avec en parallèle un développement des messages verbaux. Toujours dans ce paradigme de mise en relation des unités gestuelles avec le message oral, la contribution d’Audrey Mazur-Palandre et Kristine Lund se focalise sur les liens temporels et sémantiques entre les gestes concrets et les unités linguistiques associées, chez des enfants de 6 ans.
4Le chapitre d’Audrey Mazur-Palandre, Jean-Marc Colletta et Kristine Lund intègre une variable qui n’avait alors pas été contrôlée dans les chapitres précédents : l’effet du contexte de production. Dans cette étude, les chercheurs font du contexte une variable indépendante et montrent que si ce facteur a de forts impacts sur les choix linguistiques, comme il l’a été démontré par le biais de plusieurs travaux (entre autres, Berman, 2008 ; Jisa, 2004 ; Ravid, 2006 ; Ravid & Berman, 2010 ; Levelt, 1989), le contexte de production a aussi un effet important sur les choix gestuels (Kita, 2000 ; Kita & Özyürek, 2003 ; McNeill, 1992, 2000) et ce dès le plus jeune âge (Alibali, Kita & Young, 2000 ; Colletta, 2004 ; Colletta & Pellenq, 2005, 2009 ; Fantazi, 2010 ; Mazur-Palandre & Lund, 2012 ; Mazur-Palandre, Colletta & Lund, 2015). Selon l’objet et la finalité de la situation d’énonciation, la « posturo-mimo-gestualité » (terminologie de Jacques Cosnier reprise dans Colletta & Pellenq, 2005, p. 6) se spécialiserait : les enfants « bougeraient différemment en fonction du type d’activités discursives dans lequel ils sont engagés » (Colletta & Pellenq, 2005, p. 6), et cela même si la variation contextuelle est minime telle que le type d’explication (Mazur-Palandre & coll., dans cet ouvrage).
5Marion Tellier présente différentes approches méthodologiques pour analyser la gestuelle pédagogique, en explicitant les phénomènes qui peuvent alors être étudiés : l’approche écologique, l’approche d’investigation et l’approche expérimentale. Les chercheurs, qui s’inscrivent dans une approche écologique, reflétant une situation réelle, proposent des travaux : se focalisant sur la mise au jour d’une typologie fonctionnelle des gestes de l’enseignant dans la classe ; analysant l’utilisation du geste dans le discours de l’enseignant de langue. Les travaux des chercheurs s’inscrivant dans l’approche d’investigation – dont l’objectif est « d’interroger les participants (apprenants/enseignants) a posteriori sur ce qu’ils ont vécu dans la classe » (Tellier, dans cet ouvrage) – permettent quant à eux d’obtenir des informations pertinentes pour comprendre l’action enseignante. Enfin, les travaux développés dans une approche expérimentale, comparant différents participants en compréhension ou en production, évaluent l’effet d’une condition ou d’un facteur sur l’apprentissage et passent par le recueil de données très précises selon un protocole expérimental spécifique. Cette approche permet d’étudier, par exemple, la variabilité de la production gestuelle (Tellier & Stam, 2012) ou encore l’effet du geste sur l’apprentissage (Nakatsukasa, 2016).
6Le chapitre 7 de Brahim Azaoui offre l’exemple concret d’une étude optant pour une approche écologique, et se focalisant sur un aspect de la communication verbale, qui n’avait pas encore été exploité dans cet ouvrage : la proxémie. En effet, la plupart des études proposées ici ont pour objet principal les gestes, et ce chapitre en particulier permet l’introduction d’un nouvel élément non verbal de la communication langagière ayant une importance certaine dans l’interaction en classe. Le chercheur analyse la proxémie d’un point de vue émique (Azaoui, 2016, 2019), et met en perspective le comportement proxémique d’un même enseignant bivalent de lycée professionnel dans deux contextes d’enseignement : le français et l’espagnol. Si, comme l’auteur le dit clairement, il s’agit d’une étude exploratoire, il n’en reste pas moins qu’elle propose une réflexion méthodologique relative à la transcription de la proxémie et, dans l’analyse qu’elle propose, explicite une tendance dans la personnalité proxémique de l’enseignant qui varie selon l’organisation de l’enseignement donné.
7Isabel Colón de Carvajal, après avoir défini dans le chapitre 8 l’analyse conversationnelle comme la discipline permettant d’étudier l’organisation sociale de l’action in situ (Jacquin, 2017), explicite trois étapes de l’analyse multimodale en s’appuyant sur deux corpus d’interactions : le premier, entre une patiente aphasique et son orthophoniste ; le second, entre multijoueurs en situation de jeux vidéo. Ces trois étapes sont « documenter », « coder/annoter » et « décrire et transcrire ». En fin de chapitre, dans un positionnement plus pédagogique, l’auteure argumente en faveur d’une diffusion et d’une valorisation de sa méthodologie de travail, afin que les chercheurs s’enrichissent toujours plus les uns et les autres. La suite du chapitre est dédiée à l’analyse multimodale d’interactions entre une patiente aphasique et son orthophoniste, avec une attention toute particulière donnée à la relation entre le geste et la parole ; ce qui permet alors de concrétiser les étapes de l’analyse multimodale décrites préalablement.
8Les chapitres 9 et 10 qui suivent s’inscrivent également dans cette démarche d’analyse de la multimodalité dans une perspective d’analyse conversationnelle en abordant deux ressources multimodales, encore non abordées dans cet ouvrage : la tactilité et l’agentivité multimodale. Anna Claudia Ticca et Biagio Ursi rappellent dans le chapitre 9 que, si depuis les années 1960, les chercheurs en interaction se sont focalisés sur les ressources multimodales de toutes sortes, du positionnement du corps aux gestes en passant par le regard ou les distributions de la parole (Goffman, 1974 ; Goodwin, 1981, 2000 ; Kendon, 1967, 1990), l’intérêt pour le « toucher » est plus récent (Nishizaka, 2007, 2011). Les auteurs s’intéressent ainsi à la manière dont les ressources multimodales, et tout particulièrement la tactilité, aspects encore non abordés dans cet ouvrage, sont utilisées et coordonnées par les participants dans des interactions entre adultes et enfants malvoyants durant la visite d’un jardin. Ce contexte particulier, caractérisé par des asymétries en ce qui concerne les habiletés, les connaissances et les rôles des participants, a permis aux auteurs de mener une réflexion, en mettant le toucher au centre de leurs préoccupations, sur : l’organisation de l’orientation des participants dans l’espace (Mondada, 2014 ; Mondada & Keel, 2017) durant les diverses activités réalisées au cours de la visite ; la place du toucher dans l’organisation de la participation et les différentes modalités du toucher qu’on peut observer dans cette situation, et quels sont leurs usages.
9Enfin, Samira Ibnelkaïd se focalise (chapitre 10) sur l’agentivité multimodale en interaction par écran fixe (ordinateur) et mobile (robots de téléprésence). Elle analyse la (re)configuration multimodale et plurisémiotique, collaborative et transsubjective, qui traverse à la fois le sujet et la tekhnê du réseau et explique ainsi l’intérêt d’enrichir l’analyse des interactions multimodales par écran par une approche ethnographique visuelle et interdisciplinaire permettant de révéler sa coconstruction langagière, phénoménale et incarnée. Samira Ibnelkaïd se focalise tout spécifiquement sur l’agentivité, qui garantit à l’interactant qu’il est maître de ses actes, évitant ainsi toute confusion entre Soi et Autrui. Cette garantie apparaît pourtant mise à l’épreuve de la médiation de la tekhnê de plus en plus intelligente, immersive et engagée dans l’interaction sociale. Entre le locuteur, l’artefact et l’interlocuteur se pose alors la question de l’attribution du geste interactionnel, de son émission à sa perception au cours d’interactions numériques.
10Les chapitres plus introductifs et pédagogiques dans chacune des disciplines représentées dans cet ouvrage, et les chapitres d’études plus spécifiques qui les suivent, révèlent la richesse des théories, des méthodes et des analyses existantes et en cours prenant comme objet de recherche la multimodalité. Cela ne peut que nous encourager, nous chercheurs, à travailler dans une perspective de décloisonnement des disciplines afin de toujours enrichir nos travaux. Si cet ouvrage regroupe des études en psycholinguistique (et notamment en acquisition et développement du langage de la langue maternelle), en didactique et en linguistique interactionnelle, il n’en reste pas moins que bien d’autres disciplines étudient également la multimodalité du langage oral. Peuvent alors être cités les travaux en neurolinguistique avec, par exemple, des travaux sur le lien entre geste et langage (Boulenger, 2013, 2014 ; Boulenger & Nazir, 2014) ou encore les études en sciences cognitives avec les travaux sur les ressources multimodales pour l’accomplissement d’une activité collaborative (Quignard & Ollagnier-Beldame, 2016), l’exploitation de la multimodalité dans l’objectif de mieux comprendre comment les joueurs d’un jeu épistémique font face à une tension entre des compétences déjà acquises et celles à adapter ou à inventer face à l’incertitude du résultat final (Markaki, Lund & Sanchez, 2015 ; Markaki, Quignard, de Vries et Lund, 2018), ou les analyses sur les ressources interactionnelles mobilisées lors de la conception de jeux épistémiques numériques dans une perspective multimodale (Markaki-Lhote, de Vries & Lund, 2018). De plus, d’autres catégories de thématiques scientifiques s’intéressent à la multimodalité du langage et pourraient bien évidemment enrichir le panel de théories et méthodologies présentées dans cet ouvrage telles que l’acquisition de la langue 2, le plurilinguisme ou encore les travaux se focalisant sur le rôle du geste dans les pathologies du langage. Le choix des trois disciplines représentées dans cet ouvrage n’est donc pas exhaustif et relève de plusieurs années de collaboration entre certains membres du laboratoire d’excellence ASLAN2, puis entre les membres du LabEx et d’autres chercheurs dans ces trois disciplines, qui font partie de celles portées par ASLAN depuis ces dix dernières années.
Sciences du langage et impact sociétal
11Il est intéressant constater également que, malgré des théories et méthodes différentes, toutes les études rapportées dans cet ouvrage, sans exception, laissent entrevoir l’application des sciences du langage dans la société. Les recherches actuelles s’inscrivent de plus en plus dans une stratégie d’innovation sociétale en renforçant et en mettant en place des collaborations dans les secteurs de l’entreprise, du service, de la santé, de la cohésion sociale et de l’associatif ou encore du pédagogique : l’idée est de ne pas simplement appliquer la recherche à un projet sociétal, mais de s’inscrire dans un processus au sein duquel s’instaure un échange durable et constructif entre recherche et projet sociétal, qui sont alors interconnectés, se transforment réciproquement et répondent à leurs besoins mutuels. Dans ce contexte, depuis plusieurs années, de plus en plus de manifestations scientifiques sont organisées afin de rendre plus visible la contribution des sciences du langage dans la société et les réponses qu’elles peuvent apporter à des demandes directes d’entités extra-académiques ou à des pressions sociétales fortes : par l’AFLA (Association française de linguistique appliquée) en France (par exemple les conférences internationales CRELA 2013, TRELA 2015, PRELA 2019) ; par VALS-ASLA (Association suisse de linguistique appliquée) en Suisse ; par ACLA-CAAL (Association canadienne de linguistique appliquée) au Canada, ou encore, par exemple, par AILA (Association internationale de linguistique appliquée) qui ont pour objectif de questionner les défis méthodologiques, les enjeux sociétaux et les perspectives d’intervention du domaine. De nombreuses questions y sont abordées : les études de linguistique appliquée peuvent-elles participer à une éducation plus inclusive face à la diversité des apprenants ? Qu’apporte la linguistique appliquée à la compréhension des interactions médiées par les technologies ? Pourquoi faire intervenir des chercheurs en linguistique appliquée pour améliorer l’ergonomie et la communication au travail (milieux hospitaliers, de l’aviation, de la police et de la gendarmerie, etc.).
12Les chercheurs ayant contribué à cet ouvrage soit s’inscrivent clairement dans cette démarche soit ouvrent des perspectives en ce sens. Si le chapitre de Morgenstern, comme indiqué précédemment, propose une rétrospection sur l’intérêt pour les ressources multimodales dans les études en acquisition et développement du langage, il n’en reste pas moins que par ce chapitre, nous percevons l’utilité et l’importance des études sur le développement du langage chez le tout jeune enfant. Ses ouvrages, L’enfant dans la langue (2009) et Le langage de l’enfant, de l’éclosion à l’explosion (coédité avec Christophe Parisse en 2017), qui s’adressent aussi bien à la communauté scientifique qu’aux psychologues, orthophonistes, médecins, thérapeutes, professionnels de la petite enfance, s’intéressant au langage et à son appropriation par l’enfant, montrent tout l’intérêt de ce type de recherche.
13L’étude de Batista, Le Normand et Colletta est un bon exemple de l’importance de ces recherches en psycholinguistique et de leur impact dans la société. En effet, elle s’inscrit dans un projet de grande ampleur, Le parler bambin3, qui a pour objectif de favoriser le développement langagier des jeunes enfants préscolaires afin de réduire les risques d’échec scolaire, en proposant des techniques simples et efficaces aux professionnels de la petite enfance. Les données de l’étude de Batista et coll. ont été recueillies dans le cadre de ce projet, et nous percevons l’importance d’une telle étude afin de pouvoir, par la suite, proposer conseils, ateliers, supports de productions langagières aux professionnels et également aux familles.
14Les deux chapitres suivants (Mazur-Palandre & Lund ; Mazur-Palandre & coll.) ont des implications possibles pour l’enseignement. Ces travaux montrent que les capacités pragmatiques impliquées dans les interactions évoluent et que les enfants entrent dans un apprentissage implicite pour réussir à les développer et déployer : elles pourraient alors être l’objet d’activités scolaires afin que tous les enfants puissent avoir les mêmes chances de les travailler et exploiter au mieux. La pragmatique, pouvant être définie comme « l’étude des usages du langage dans ces aspects cognitifs, sociaux et culturels » (Reilly & Bernicot, 2003, p. 207) implique une relation essentielle entre forme linguistique et situation de communication, indispensable à la maitrise du langage (Reilly & Bernicot, 2003). Réussir à gérer une interaction dialoguée, impliquant plusieurs tâches (répondre aux contraintes de l’oral, maintenir son tour de parole, maintenir l’attention de son interlocuteur, produire un message cohérent, etc.) n’est donc pas aisé mais n’est pas encore une priorité essentielle, telle que peut l’être la gestion du langage écrit, pour l’école (voir notamment Simon & coll., 2009). Or, il semble indispensable de développer ces compétences langagières, qui favoriseraient les apprentissages scolaires (Charras & Blanc, 2016). De plus, une meilleure connaissance de la gestion des contraintes de l’oralité dans toute sa complexité peut également aider au dépistage et évaluation des troubles du langage. Le projet GeDéCO (Gestion multifocale et développement des conduites communicatives complexes) questionne la complexité du langage enfantin et teste une tâche multifocale d’explication procédurale en contexte interactionnel dans une perspective développementale et multimodale. La réalisation de ce projet, en investissant le terrain scolaire, permettra des échanges avec les équipes pédagogiques et la mise en place, à la demande des équipes, d’actions d’information/formation. Ces échanges et ces actions sont intéressants car ils donnent la possibilité aux acteurs du monde éducatif d’interroger leurs propres représentations de la langue et du langage, de réfléchir sur leurs attentes et leurs pratiques, et de repenser, le cas échéant, leurs objectifs et activités pédagogiques en matière d’enseignement de l’oral.
15Les chapitres de Tellier et Azaoui peuvent avoir un impact direct sur la formation des enseignants. Si le chapitre de Tellier propose un panorama intéressant des méthodologies en didactique, il n’en reste pas moins qu’on perçoit clairement l’importance des travaux en didactique dans la formation des enseignants : sensibiliser les enseignants à leur posture ou encore à l’utilisation des gestes pédagogiques dans l’apprentissage et leurs trois fonctions (informer, animer et évaluer) (entre autres, Tellier & Cadet, 2014 ; Tellier & Yerian, 2018). L’analyse d’Azaoui complète ce tableau en montrant comment le jeu proxémique sert les pratiques de transmission et de dévolution de l’apprentissage. Le travail donne des clés quant au rôle de la prise en main de l’espace de classe puis la gestion de la proxémie dans l’enseignement. Ses conclusions, à conforter par des études complémentaires, reviennent notamment sur l’importance de l’effacement didactique, mis au jour par Forest (2006), et des déplacements plus globalement dans le processus d’étayage et d’autonomisation. Un travail sur ces stratégies proxémiques pourrait être réalisé dans la formation des enseignants.
16Les chapitres de Colón de Carvajal, Ticca et Ursi peuvent avoir aussi un impact sociétal sur la formation des professionnels dans le domaine soit de la santé (plus particulièrement des orthophonistes dans l’étude de Colón de Carvajal pour la prise en charge de personnes aphasiques) ; soit de l’éducation ou de la médiation culturelle (les enseignants et les personnels de musée, par exemple dans l’étude de Ticca et Ursi pour l’accompagnement des enfants malvoyants). La mobilisation de ressources sensorielles diverses dans le cadre d’activités pédagogiques qui n’ont pas lieu dans la salle de classe, par exemple la visite d’un musée ou d’un jardin, permet la valorisation de la dimension tactile. Ainsi, la tactilité peut être considérée comme une des possibles voies d’accès à la découverte multidimensionnelle/plurisensorielle d’objets divers. Et cela dans un cadre informel et partagée, avec des enfants présentant des déficits divers. Dans ces cas, les compétences d’enseignants formés à ce type d’accompagnement émergent de manière spécifique sous la forme de « gestes professionnels » (contrairement aux gestes de la guide du musée qui n’a pas de notions de lecture braille). Ces gestes font partie des bonnes pratiques à réaliser dans des contextes pédagogiques plus ou moins formels, avec des élèves qui n’ont pas forcément des handicaps sévères. L’étude d’Ibnelkaïd termine cet ouvrage en montrant le caractère agentif d’un robot de téléprésence lors de réunion professionnelle en présentiel et à distance. Cette analyse contribue alors à l’intégration de ce type d’objet technique incarné dans d’autres formes de réunions professionnelles impliquant par exemple des personnes atteintes de handicap moteur, ou encore dans de l’enseignement à distance permettant ainsi à des apprenants à mobilité réduite ou en incapacité de déplacement d’assister au cours depuis leur domicile ou lieu de soins.
Perspectives
17Si cet ouvrage offre un panorama de méthodologies, théories et analyses prenant comme objet la multimodalité permettant d’avoir une vision plus riche des travaux actuels sur ce concept et leur impact sociétal, il n’en reste pas moins que la discussion autour de la pluridisciplinarité s’enrichirait avec des études utilisant les méthodologies diverses, issues de disciplines et courants théoriques variés, en travaillant sur un même corpus. De la pluridisciplinarité, nous passerions à la transdisciplinarité, impliquant alors des échanges entre ces disciplines pour exploiter toujours davantage un corpus, ce qui demanderait certes un effort certain aux chercheurs mais qui aurait comme avantage de dépasser les limites d’une méthode particulière. Pour ce faire, il est sans doute nécessaire de redéfinir l’unité d’analyse et l’unité d’interaction à la lumière des analyses d’autres chercheurs, de prendre connaissance et d’interpréter les moments cruciaux d’autres chercheurs dans leur propre cadre et de comparer par la suite les relations entre les concepts analytiques. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les travaux de Suthers, Lund, Penstein Rosé, Teplovs et Law (2013) qui montrent dans leur ouvrage collectif qu’il est possible d’obtenir des avancées scientifiques et concrètes si les chercheurs, s’inscrivant dans des traditions théoriques et méthodologiques différentes, en réalisant un effort concerté, engagent un dialogue les uns avec les autres. Ils entrent alors dans un travail collaboratif en comparant et en contrastant leur compréhension d’un phénomène donné et la manière dont ces différentes compréhensions peuvent se compléter mutuellement. Il apparaît que cette collaboration transdisciplinaire est alors possible, y compris entre des traditions supposées incompatibles. Dans cet ouvrage, les auteurs regroupent un ensemble d’études transdisciplinaires, issu d’une collaboration de cinq ans. L’objectif était d’explorer les bases d’un dialogue productif entre plusieurs traditions théoriques et méthodologiques, notamment dans les sciences sociales et comportementales, dans l’analyse de l’interaction langagière, en mettant l’accent sur les environnements éducatifs. Par le biais de ces travaux, regroupant plus d’une trentaine de chercheurs s’intéressant plus spécifiquement à l’apprentissage collaboratif, l’apprentissage par le biais de la technologie et le travail coopératif, nous prenons conscience de l’apport d’étudier un même corpus, un même objet, à partir de divers foyers disciplinaires et traditions théoriques et méthodologiques. Par exemple, Lund (2013), en se concentrant sur une activité scolaire au Japon, l’apprentissage des fractions, met en évidence que plusieurs types de méthodes utilisés sur des mêmes données enrichissent les analyses, dans le sens où :
- l’association des méthodes qualitatives et quantitatives peut expliquer des phénomènes et générer des hypothèses ;
- utiliser une méthode sur de nouvelles données permet d’étendre le champ d’application de la méthode en question ;
- étendre un champ d’application redéfinit la construction analytique ;
- examiner de plus près les similitudes avec d’autres cadres théoriques et méthodologiques semble nécessaire.
18Cette position transdisciplinaire bénéficie aussi bien au monde de la recherche qu’au monde sociétal auquel les scientifiques peuvent alors offrir des visions complémentaires et des solutions toujours plus riches. Plusieurs projets ont déjà eu l’objectif d’étudier le multimodalité, impliquant un effort de décloisonnement. Nous pouvons ainsi citer, par exemple, le projet ANR OTIM4, qui en croisant les domaines de la linguistique (phonétique, phonologie, syntaxe, sémantique, pragmatique, gestualité, etc.) avait pour objectifs de créer un format d’encodage multimodal générique, de spécifier une chaîne de traitement (définition des étapes, recommandations, outils d’aide), de créer et d’exploiter un outil de requête sur le format créé et enfin de réaliser de nouvelles ressources annotées dans le format spécifié (Seinturier, Murisasco & Bruno, 2011 ; Seinturier, Murisasco, Bruno & Blache, 2012) ; deuxième exemple de projet de recherche transdisciplinaire, celui du corpus MOSAIC5 dont les analyses ont été regroupées dans l’ouvrage collectif de Détienne et Traverso (2009). Non seulement, les chercheurs créent des ponts entre des situations d’activités collectives complexes développées en sciences du langage, notamment dans le domaine de l’analyse des interactions, et en ergonomie cognitive, mais en plus ils ont tous travaillé sur un corpus commun, ce qui permet une confrontation méthodologique. Troisième exemple, le projet ISMAEL (Interactions et multimodalité dans l’apprentissage et l’enseignement d’une langue), quant à lui, visait à étudier le jeu de la multimodalité (entendue comme la présence simultanée et interactive de différents modes sémiotiques dans une situation donnée) dans les interactions d’apprentissage d’une langue étrangère. Il s’agissait alors d’étudier toutes les ressources modales présentes dans l’enseignement d’une langue 2 (oral, écrit, visuel, gestes, regards, postures et aspects kinésiques) (entre autres, Guichon, 2017 ; Guichon & Tellier, 2017 ; Guichon & Wigham, 2016 ; Satar & Wigham, 2017 ; Wigham, 2017). Enfin, dernier exemple, le groupe de travail IRCOM6, Multimodalité et modalité visuo-gestuelle, prend également la multimodalité comme objet d’étude et a pour objectif de répondre à des problématiques concernant l’étude : des langues vocales appréhendées dans l’intégralité de leur contexte multimodal (dont, par exemple, la gestualité coverbale), des langues des signes, de modalité visuo-gestuelle par nature ainsi que de la gestualité, en tant que telle, comme une modalité d’expression en soi.
19Si nous sommes persuadées de l’utilité et de l’apport de ce décloisonnement disciplinaire, il n’en reste pas moins que nous devons tout de même faire face à une difficulté réelle, celle de la publication. Lors d’études préliminaires, nous avons pris en effet conscience, que toutes les revues scientifiques n’acceptaient pas des articles d’horizons disciplinaires, théoriques et méthodologiques divers. Les chemins de la pluridisciplinarité et de la transdisciplinarité sont déjà bien tracés. Nous remercions, à cet égard, les éditions UGA, de nous avoir donné la possibilité de publier un tel ouvrage.
Bibliographie
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10.1515/cercles-2017-0001 :Notes de bas de page
1 Darwin a été en effet l’un des premiers à parler de « mouvements habituels » s’automatisant et s’associant à « des fonctions communicationnelles » (Morgenstern, dans cet ouvrage).
2 Laboratoire d’excellence ASLAN, <https://aslan.universite-lyon.fr/> (ANR-10-LABX-0081) de l’université de Lyon pour son soutien financier dans le cadre du programme « Investissements d’Avenir » (ANR-11-IDEX-0007) de l’État français géré par l’Agence nationale de la recherche (ANR).
3 <https://www.parler-bambin.com/>
4 Financement ANR-08-BLAN-0239, Outils de traitement d’information multimodale.
5 Dans le cadre du programme COGNITIQUE (Action ciblée 2001, Cognition, Interactions sociales, Modélisation).
Auteurs
Laboratoire ICAR (UMR 5191), LabEx ASLAN, Université de Lyon
Laboratoire ICAR (UMR 5191), École normale supérieure de Lyon
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