Chapitre 5. Gestes, paroles et prise en compte des contraintes interactionnelles dans l’explication enfantine à 6 ans
p. 123-155
Remerciements
Nous remercions les élèves, les parents, les directeurs et enseignants des écoles primaires de Tignieu-Jameyzieu et Saint Romain-de-Jalionas (Isère) pour leur participation à l’étude INSTRUCT-EX, et ceux du groupe scolaire des Béalières à Meylan (Isère) pour leur participation à l’étude PROCESS-EX. Nous remercions également Gregory Pescini (CNRS) et Jean-Marc Colletta pour leur aide dans l’obtention des autorisations, Nathalie Besacier, Clément Moret, Pascale Pauly, Catherine Pellenq et Isabelle Rousset pour leur aide à la collecte de données, et Céline Faure et Sofiane Bouzid pour leurs conseils sur les analyses statistiques (ISH / Plateforme PANELS).
Nous remercions par ailleurs le LabEx Aslan (ANR-10-LABX-0081) de l’université de Lyon pour son soutien financier dans le cadre du programme Investissements d’avenir (ANR-11-IDEX-0007) de l’État français géré par l’Agence nationale de la recherche (ANR). Nous remercions également l’ANR pour son soutien financier au programme Multimodalité : l’acquisition et les troubles du langage au regard de la multimodalité de la communication parlée, ANR-05-BLANC-0178-01 et 02, 2005-2009.
Texte intégral
Influence du contexte sur la production et la compréhension du langage
1S’il semble évident que les caractéristiques de la communication humaine sont influencées par le contexte dans lequel la communication a lieu, il n’en reste pas moins que la notion de « contexte » est très problématique à définir (Duranti & Goodwin, 1992). La recherche en analyse conversationnelle et en linguistique interactionnelle, c’est-à-dire l’étude de la grammaire de l’interaction, en particulier les analyses audiovisuelles de la parole-en-interaction, se focalise sur des aspects spécifiques du contexte dans lesquels est produit le langage. L’objectif est d’investiguer les bases procédurales du raisonnement et de l’action à travers lesquelles des acteurs reconnaissent, constituent et reproduisent les mondes sociaux et phénoménaux qu’ils habitent (Goodwin & Heritage, 1990). Ici, les gestes, les postures, les regards, les pauses et les manipulations des ressources sont tous vus comme des éléments porteurs de sens, indiquant comment l’interaction est organisée et coordonnée par les participants (entre autres, Goodwin, 1986 ; Kendon, 2004).
2Dans ce chapitre, nous nous basons sur une définition du contexte qui est compatible avec notre objectif global. Nous nous intéressons à un genre d’explication : l’explication en « comment » dans deux types de situations qui génèrent des contraintes pragmatiques et contextuelles différentes dans le but de comparer les effets des deux situations dans leur déroulement, leur forme et leur contenu. Notre approche reste novatrice dans la mesure où nous cherchons à comprendre comment les contraintes pragmatiques de deux types d’interactions explicatives influencent l’organisation de l’information linguistique, mais aussi la production gestuelle coverbale. Plus précisément, nous voulons observer les jeunes enfants lorsqu’ils sont confrontés à une tâche impliquant deux objectifs : d’une part, la construction référentielle inhérente à l’objet de l’explication et, d’autre part, le fait d’être attentif au déroulement interactionnel de l’explication tout en s’assurant de la bonne compréhension de son interlocuteur.trice. Nous souhaitons montrer comment les jeunes enfants déploient des compétences qui ne sont pas mobilisées dans une tâche « monofocale » mobilisant seulement la construction référentielle. Enfin, notre intention est de contribuer à la théorie pragmatique à travers l’étude de comment les enfants mobilisent les contraintes pragmatiques de la production langagière, et aussi de rendre compte du développement langagier considéré dans sa double dimension linguistique et gestuelle, donc comme un phénomène multimodal.
À propos de l’explication multimodale en contexte chez l’enfant
3Depuis les travaux pionniers de Goodwin (1986) et Kendon (1990), les relations entre parole et gestualité dans les interactions de tous les jours n’ont cessé de susciter un intérêt croissant tant en linguistique que dans d’autres domaines. Nous disposons aujourd’hui d’un volume substantiel d’informations sur les formes et les usages des regards et du geste de pointage (Kita, 2003 ; Mondada, 2009), de la gestualité manuelle (Calbris, 2012 ; Kendon, 2004) et céphalique (McClave, 2000) ou des emblèmes (Brookes, 2004) dans des contextes sociaux et professionnels situés et variés (McCafferty & Stam, 2008 ; Mondada, 2011 ; Tellier & Cadet, 2014). Par ailleurs, le rôle des ressources gestuelles et multimodales a été bien étudié dans des genres discursifs ciblés comme l’argumentation (Calbris, 2003 ; Polo, Plantin, Lund & Niccolai, 2016) et la narration (McNeill, 1992 ; Bouvet, 2001).
4Concernant la narration, il a été montré que l’enfant francophone âgé de 9 ans et plus qui raconte à l’oral un événement tiré de sa propre expérience (Colletta, 2004, 2009) utilise davantage le regard, les mimiques et les gestes que l’enfant plus jeune, et que cette gestualité tout à la fois démarcative, représentationnelle et expressive est au service de récits détaillés et commentés se rapprochant des récits spontanément produits par des adultes en conversation. Cette évolution de la performance narrative a été par la suite mise en évidence auprès d’autres populations d’enfants parlant le français (Colletta, Pellenq & Guidetti, 2010) et d’autres langues (Colletta & coll., 2015 ; Graziano, 2009 ; Kunene, 2010), et il est clair aujourd’hui qu’elle n’est pas réductible à la seule dimension linguistique du récit mais implique également la gestualité et les relations gestes-paroles (Alibali, Evans, Hostetter, Ryan & Mainela-Arnold, 2009 ; Laurent, Nicoladis & Marentette, 2013).
5Bien qu’elle ait été nettement moins bien étudiée que la narration, l’explication parlée a également fait l’objet d’observations intégrant la dimension gestuelle. Ainsi, dans une perspective interactionniste, Lund (2007) a analysé le rôle des regards et des gestes dans des interactions entre enseignants produisant des explications à partir de vidéos d’élèves au travail, puis une étude de Lund et Bécu-Robinault (2010) a fait apparaître des différences entre enseignants expérimentés et enseignants novices en formation lorsqu’il s’agit d’expliquer des connaissances en physique, que ce soit en termes de (re)formulation linguistique, de gestualité, de représentations pictographiques ou de manipulations. De leur côté, Goldin-Meadow et ses collaborateurs (voir Goldin-Meadow, 2003) ont observé des enfants engagés dans des explications à l’occasion de tâches mathématiques et de situations de résolution de problèmes, et ont analysé les gestes produits ainsi que leur relation à la parole tout en questionnant leur rôle dans le processus d’apprentissage. Dans une perspective développementale, Colletta et Pellenq (2009) ont analysé l’évolution des formes de l’explication en « pourquoi » (explication causale) à partir d’un corpus de 500 explications parlées produites par des enfants francophones âgés de 4 à 11 ans. Ils ont mis en évidence une augmentation de toutes les mesures au fil des ans (durée, nombre de syllabes, propositions, connecteurs, mais aussi gestes coverbaux) attestant, comme pour le récit, d’une évolution clairement bimodale allant de pair avec une complexification de l’explication.
6Mais, tout comme les verbalisations, la gestualité est sensible aux paramètres contextuels, à commencer par la tâche langagière dans laquelle sont engagés les locuteurs (Colletta, 2004). En comparant des explications et des récits produits par les mêmes enfants à partir d’un même support vidéo, Reig Alamillo, Colletta & Guidetti (2013) ont ainsi constaté que, toutes mesures égales par ailleurs, les premières étaient significativement plus riches en marques de subordination et en gestes manuels et moins riches en marques de cohésion discursive que les récits. De leur côté, Mazur-Palandre & Lund (2012, 2016) ont analysé les verbalisations et la gestualité d’enfants de 6 ans engagés en duo dans des explications en « comment » (explications procédurales, voir Simon & coll., 2009) lors de la découverte de jeux éducatifs en ligne différents quant à leur contenu (jeu spatial versus jeu de numération) tout en faisant varier le contexte interactionnel. Dans chaque duo, un enfant-instructeur devait expliquer comment jouer à son partenaire soit dans un contexte de visibilité réciproque, soit dans un contexte de non-visibilité (enfants séparés par un rideau). Les résultats ont montré que tant le contexte interactionnel que le type de jeu avaient une incidence sur l’explication, et que cette incidence affectait aussi bien les verbalisations que la gestualité coverbale. Ce ne sont donc pas seulement les mots que l’enfant adapte en fonction de la tâche et du contexte, mais aussi la gestualité qui les accompagne.
7Dans ce chapitre, nous présentons les résultats d’une étude qui vise à examiner un aspect plus précis de l’effet des contraintes contextuelles sur les performances explicatives enfantines : les contraintes interactionnelles. Si l’on repart des deux dernières études mentionnées ci-dessus, l’effet du contexte a été mis en évidence dans deux situations radicalement différentes au plan de la charge communicationnelle : dans l’étude de Reig Alamillo Colletta et Guidetti (2013), l’enfant qui produit l’explication le fait en répondant à une question (demande d’explication) de l’adulte, lequel gère l’interaction, tandis que dans celles de Mazur-Palandre et Lund (2012, 2016), l’enfant qui produit l’explication se retrouve simultanément en position de gérer lui-même l’interaction. Or, dans tout dialogue finalisé, le fait de devoir gérer le déroulement des échanges, la compréhension et l’atteinte des objectifs, nécessite la mise en œuvre d’habiletés pragmatiques qui viennent s’ajouter à la tâche langagière elle-même.
8D’où les questions qui sont à l’origine de l’étude que nous présentons dans ce chapitre : les habiletés permettant de gérer les contraintes issues de la gestion de l’interaction sont-elles déjà repérables chez l’enfant ? Si oui, comment s’inscrivent-elles dans ses verbalisations ? Sont-elles également repérables dans sa gestualité ? Pour traiter ces questions, nous avons entrepris de comparer les performances explicatives multimodales d’enfants âgés de 6 ans dans deux contextes distincts : l’un avec enjeu interactionnel (gestion de l’interaction) et l’autre sans. Les résultats de cette étude nous permettront de vérifier si l’enfant de cet âge est déjà sensible à l’enjeu interactionnel des dialogues finalisés, autrement dit s’il commence à manifester des habiletés dans ce domaine.
Méthode
Questions de recherche et hypothèses
9Afin de trouver des réponses à ces questions, et en repartant des deux études mentionnées dans la section qui précède, des données ont été collectées auprès d’enfants qui devaient produire deux types d’explications en « comment ». Rappelons brièvement que l’explication en « pourquoi », nommée également explication « causale », est un sous-type du discours expositif, au sein duquel se trouve également l’argumentation (Nippold & Scott, 2009). L’explication causale lie un explanandum – c’est-à-dire un phénomène ou un comportement à expliquer – à un explanans – c’est-à-dire à une cause, une raison, une motivation pour le phénomène en question ou un comportement – (Hempel & Oppenheim, 1948 ; Veneziano & Sinclair, 1995) et épouse la structure d’une séquence binaire du type <P parce que Q> (Grize, 1990 ; Adam, 1992). À la différence de l’explication causale, l’explication en « comment » s’apparente à la description (pensons à la notice de montage : expliquer comment procéder revient à décrire une série d’actions) plutôt qu’au discours expositif (Adam, 1992). Elle n’est pas aussi fortement structurée que l’explication en « pourquoi » et ses formes dépendent davantage des référents visés par l’explication. En conséquence, il existe plusieurs sortes d’explications en « comment » ; nous en examinons deux types dans le présent travail :
- l’explication d’un processus reflétant la représentation d’un ensemble d’actions menant à un résultat quelconque (dénommée PROCESS-EX) ;
- l’explication procédurale ou instructionnelle (dénommée INSTRUCT-EX) correspondant à la formulation d’un ensemble d’instructions donnant lieu à un résultat.
10Ces deux types d’explications ont été sélectionnés en raison de caractéristiques contextuelles très contrastées. Dans le cas présent, l’explication du type PROCESS-EX a été produite par des enfants devant répondre à la question « Comment cela est-il arrivé ? » posée par un expérimentateur adulte à propos d’un événement visionné au préalable sur un clip vidéo. Il leur suffisait donc, dans le contexte de l’échange avec l’adulte, d’apporter une réponse cohérente au plan référentiel pour réussir leur explication. En revanche, l’explication du type INSTRUCT-EX a été produite par des enfants devant eux-mêmes gérer l’échange avec un partenaire. Il leur fallait en effet expliquer comment jouer à un jeu éducatif en ligne à un camarade tout en s’assurant de sa compréhension des consignes. Pour réussir son explication, chaque enfant-instructeur devait donc à la fois gérer la construction référentielle inhérente à l’objet de l’explication et être attentif au déroulement interactionnel en s’assurant de la bonne compréhension de son camarade. Les deux contextes diffèrent par les contraintes qu’ils génèrent : les deux impliquent la mise en discours d’une construction référentielle par le locuteur, mais l’explication instructionnelle génère, en plus, des contraintes interactives (la gestion de l’action conjointe) qui n’existent pas pour l’explication en réponse à une question de l’adulte.
11Comparer ces deux types d’explications permet d’étudier l’effet des contraintes pragmatiques sur les conduites discursives et de voir comment ces contraintes prennent forme dans le langage et le geste. Il est question ici plus précisément d’examiner si les jeunes enfants, confrontés à une tâche complexe à double objectif (intelligibilité et gestion de l’interaction), parviennent à gérer les deux aspects de la tâche, autrement dit s’ils montrent déjà des habiletés interactionnelles, qui ne sont pas mobilisées lors de la réalisation d’une tâche simple (tâche référentielle sans composante pragmatique). Nos hypothèses sont ainsi les suivantes :
- Hypothèse 1. Les jeunes enfants âgés de 6 ans montrent déjà des habiletés pragmatiques lorsqu’ils s’engagent dans une explication instructionnelle (INSTRUCT-EX) nécessitant de gérer l’action conjointe. Nous nous attendons ainsi à plus d’introducteurs de nouvelle information, de connecteurs logiques, de modalisateurs et de phatiques dans les explications INSTRUCT-EX alors que nous nous attendons à plus de connecteurs chronologiques dans les explications PROCESS-EX.
- Hypothèse 2. À 6 ans, une tâche explicative incluant la gestion de l’interaction (INSTRUCT-EX) reste néanmoins plus difficile à gérer qu’une tâche explicative simple dépourvue d’enjeu interactionnel (PROCESS-EX). Nous nous attendons alors à des explications plus longues, contenant plus de marques de travail de formulation et de gestes exprimant la recherche lexicale dans les explications INSTRUCT-EX que dans les PROCESS-EX.
- Hypothèse 3. Les deux tâches génèrent des contraintes distinctes dont les effets sont perceptibles à la fois dans les verbalisations et la gestualité, ce qui se traduirait par une proportion plus importante de gestes dans les explications INSTRUCT-EX que dans les PROCESS-EX.
- Hypothèse 4. Les jeunes enfants adaptent leur utilisation des ressources gestuelles en fonction de la tâche ; c’est dans cette mesure que les gestes référentiels auraient une proportion plus importante dans les explications PROCESS-EX alors, que dans les explicitations, INSTRUCT-EX ce serait la proportion des gestes pragmatiques qui serait plus importante.
Population
12Afin d’étudier la manière dont les enfants gèrent des situations d’explication différentes, intégrant ou non une gestion de l’interaction, en plus de la tâche d’explication en elle-même, deux populations, issues de deux études, ont été comparées. Trente enfants monolingues français ont participé à la première étude, dont la tâche correspond à l’explication-instruction, dénommée précédemment INSTRUCT-EX. La moitié d’entre eux a expliqué à l’autre moitié comment jouer à deux jeux vidéo (un jeu de chiffres et un jeu de spatialité).
13Quarante et un enfants monolingues français ont participé à la seconde étude, dont la tâche correspond à l’explication d’un processus, dénommé précédemment PROCESS-EX. Il leur a été demandé de répondre à une question du type « Comment cela s’est-il produit ? », après avoir visionné un court clip vidéo de dessins animés. Les participants de ces deux études étaient des élèves de CP, fréquentant des écoles primaires aux caractéristiques sociales et environnementales similaires. Tous les enfants étaient francophones natifs d’Auvergne Rhône-Alpes. Ils n’étaient pas bilingues et n’avaient aucun problème de comportement ou d’apprentissage. Chaque enfant a participé avec l’autorisation de ses parents et sur la base du volontariat. Les passations ont été réalisées dans des écoles pendant les heures régulières de classe à l’intérieur de leurs bâtiments scolaires, dans une pièce séparée afin de ne pas perturber le travail ordinaire de classe. Toutes ont été filmées.
14Parmi les données de l’étude 1, 15 explications-instructions (INSTRUCT-EX) ont été extraites (âge moyen 6,6 ans, âge 6,4 à 7,2 ans). De même, parmi les données de l’étude 2, 15 explications-processus (PROCESS-EX) ont été extraites (âge moyen 6 ans, âge 5,7 à 6,4 ans). Toutes les explications qui s’écartaient de la tâche demandée ainsi que celles durant lesquelles les enfants ne produisaient pas de gestes coverbaux ont été exclues de l’analyse. Les explications des deux études ont été choisies en fonction de l’âge des enfants afin de trouver la meilleure correspondance entre les deux populations.
Procédure
15Dans l’étude 1 (INSTRUCT-EX), dont le protocole est davantage explicité dans le chapitre précédent (Mazur-Palandre & Lund), tous les enfants ont joué à deux jeux vidéo à partir d’un site de jeu en ligne éducatif français (<www.cognik.net>) : un jeu de chiffres dans lequel le joueur est invité à reconnaître des nombres ou à compter des objets en cliquant sur l’image correspondant à la bonne réponse et un jeu de spatialité (casse-briques) dans lequel le joueur doit détruire un mur de briques à l’aide d’une balle rebondissant sur une sorte de raquette.
16Les enfants ont travaillé en binômes constitués par leur professeur selon un critère spécifique : pouvoir bien travailler ensemble. Les enseignants ont également attribué un rôle à chaque enfant : enfant-instructeur ou enfant-apprenant. L’expérimentation s’est déroulée en trois phases. Premièrement, l’enfant-instructeur était d’abord invité à jouer à un jeu (soit celui de chiffres soit celui de spatialité), dans le but, lors de la phase 2, de l’expliquer à un pair (phase 1). Deuxièmement, après avoir terminé de jouer au jeu vidéo, l’expérimentateur introduisait l’enfant-apprenant auprès de l’enfant-instructeur qui devait lui expliquer le jeu en situation de face-à-face (phase 2). Troisièmement, l’enfant-apprenant jouait au jeu sous l’œil avisé de l’enfant-instructeur, qui était chargé de lui venir en aide, si nécessaire (phase 3). L’expérience a eu lieu pendant deux semaines (A et B). L’ordre des jeux joués et expliqués a été contrebalancé : autant d’enfants ont commencé à jouer au jeu de chiffres que d’enfants ayant commencé par le jeu de spatialité.
17L’étude 2 (PROCESS-EX) était une étude développementale dont un des objectifs principaux était de comparer les productions linguistiques d’enfants d’âges différents. Il leur a été demandé de réaliser une tâche narrative et une tâche explicative lors d’une même session. Les productions ont été élicitées à partir d’un extrait vidéo de 2 minutes 43 secondes d’un dessin animé Tom & Jerry. Après avoir visionné cet extrait sur un ordinateur portable, les enfants pouvaient ensuite remplir les tâches de productions langagières. Le dessin animé raconte l’histoire d’une mère oiseau qui quitte le nid en laissant son œuf, lequel tombe accidentellement du nid et roule dans la maison de Jerry. L’œuf éclot dans la maison de Jerry et un bébé pic-vert en sort. Le bébé oiseau commence alors à endommager les meubles de Jerry. Après quelques tentatives ratées pour le calmer, Jerry se met en colère et décide de le remettre dans son nid. Les enfants ont d’abord réalisé la tâche narrative : il leur a été demandé de raconter l’histoire qu’ils venaient de voir à un adulte assis à côté. Immédiatement après, avait lieu la tâche d’explication ; l’expérimentateur posait à l’enfant les questions suivantes :
- Pourquoi la maman pic-vert quitte le nid ?
- Comment se fait-il que l’œuf se retrouve dans la maison de Jerry ?
- Pourquoi le bébé oiseau est-il content de voir Jerry ?
- Pourquoi Jerry ramène-t-il le bébé oiseau dans son nid à la fin de l’histoire ?
18L’intégralité des tâches a été filmée. Pour la présente étude, ayant pour but de comparer des données de l’étude 1 (INSTRUCT-EX) et de l’étude 2 (PROCESS-EX), nous avons extrait les réponses des enfants à la deuxième question : « Comment est-ce arrivé ? » (comment est-il arrivé que l’œuf ait fini son parcours dans la maison de Jerry ?) et qui a donc engendré une explication-processus.
Transcription et codage
19Les données ont été entièrement transcrites et annotées à l’aide du logiciel ELAN (<http://www.mpi.nl/tools/>), en utilisant un schéma d’annotation adapté de Colletta, Kunene, Venouil, Kauffman et Simon (2009). Ces annotations ont fourni des informations sur la syntaxe, le lexique, le discours et les gestes coverbaux.
Transcription et codage des données orales
20Les conventions de transcription de la parole et d’annotation ont été adaptées des conventions CHILDES (<https://childes.talkbank.org/>) et VALIBEL (<http://www.uclouvain.be>).
21Les productions ont d’abord été segmentées en propositions dont le nombre a été comptabilisé. Ce nombre de propositions a été utilisé, comme mesure de la longueur des productions linguistiques, à la place des phrases ou des énoncés. Les phrases sont une unité descriptive plus appropriée pour les textes écrits alors que le terme « énoncé » a une définition trop imprécise pour être utilisé de manière pertinente dans l’annotation d’un corpus oral couplé à une analyse quantitative. Il a été démontré que la proposition capturait la configuration sémantique de base dans laquelle le langage fonctionne (Gineste & Le Ny, 2002). En effet, « la proposition est l’unité grammaticale dans laquelle des constructions sémantiques de différentes sortes sont rassemblées et intégrées dans un tout » (Halliday, 1989, p. 86).
22Compter le nombre de propositions nous a permis d’estimer la longueur des explications. De plus, comme les explications variaient en longueur et en contenu d’un enfant à l’autre, toutes les mesures ultérieures étaient basées sur un taux par rapport au nombre de propositions. Cette manière de faire nous permettait de comparer les deux types de contextes et d’explications tout en neutralisant l’effet de la longueur des productions.
23Étant donné nos hypothèses explicitées, nous avons dû coder des variables linguistiques reflétant : les contraintes référentielles propres à chaque contexte, les contraintes d’interaction propres au contexte INSTRUCT-EX et la difficulté de la tâche.
24Contraintes référentielles. La tâche expérimentale de l’étude 1 provoque une explication-instruction (INSTRUCT-EX) durant laquelle l’interlocuteur doit produire de nouvelles informations au destinataire sur la manière de jouer au jeu vidéo éducatif dont il est question (jeu de chiffres ou jeu de spatialité). En revanche, l’objectif de la tâche de l’étude 2 est de faire produire à l’enfant une explication-processus (PROCESS-EX) durant laquelle le locuteur focalise sur la reconstitution d’événements passés tels qu’ils apparaissent dans une séquence courte d’un dessin animé ; cette séquence a donc été visionnée précédemment puis racontée par le participant lors de la tâche narrative, précédant la tâche explicative (dont il est question ici). Ainsi, la tâche de l’étude 1 implique que les locuteurs introduisent de nouveaux référents non connus de l’interlocuteur, ce qui n’est pas le cas de la tâche explicative de l’étude 2. Par conséquent, nous nous attendons à ce que les enfants produisent plus de marqueurs permettant d’introduire de nouvelles informations tels que les structures « il est », « il y a » ou « il y en a », dans le contexte INSTRUCT-EX que dans le contexte PROCESS-EX. De plus, nous nous attendons également, étant donné les différences intrinsèques entre ces deux types d’explications, à ce que les enfants fassent appel à des connecteurs distincts. Ainsi, par exemple, dans le contexte INSTRUCT-EX, ils devraient utiliser davantage de connecteurs logiques tels que « dans le sens de », « autrement », « si… alors ». En revanche, dans le contexte PROCESS-EX, les enfants devraient produire davantage de connecteurs chronologiques, tels que « puis », « et puis », favorisant l’expression de la temporalité et l’énonciation d’événements en série. Les exemples 1 et 2 illustrent les deux types d’explications ; les marqueurs introduisant de la nouvelle information sont soulignés, les connecteurs logiques sont soulignés et en caractères gras et les connecteurs chronologiques sont en gras.
(1) Explication-instruction (INSTRUCT-EX) (// est le marqueur de fin de proposition ; <> borne une MDTF) [alors en fait c’est un jeu // t(u) as une euh balle // t(u) as des briques // et en fait et ben tu cliques sur la souris une fois // et avec un morceau d(e) bois en fait tu fais bouger avec la souris t(u) as un morceau d(e) bois sur l’écran et tu le fais bouger // <et ben en fait l(e) but c’est que ça tombe> en fait tu dois essayer qu(e) ça tombe pas euh // <s/> euh dessous // <et> en fait et ben euh le but c’est que tu exploses euh les briques // et puis après // et ben quand tu as fini // et ben tu as deux zèbres // puis <s/> si t(u) as bien aimé // t(u) as un zèbre bleu // tu cliques sur le zèbre bleu <si t(u) as pas très bien aimé> // si t(u) as pas aimé et ben <tu> (il) y a un zèbre rouge et ben tu cliques sur l(e) zèbre rouge // et t(u) as fini après] |
(2) Une explication-processus (PROCESS-EX) [heum:: pa(r)ce que l’œuf // à chaque fois il tombait sur quelque chose ça s(e) cassait // et après y avait la f:: fleur // heu elle/ s(e) cassait cassait cassait // et après elle s’est tordue // et comme l’œuf i(l) s’est retombé sur la feuille // et tellement qu’elle était un peu trop // elle était légère la la porte // elle a poussé et c’est arrivé chez la souris] |
25Contraintes interactionnelles. Dans le contexte pédagogique (INSTRUCT-EX), les enfants-instructeurs sont face à des contraintes interactionnelles fortes, dans la mesure où ils doivent : fournir des informations précises au destinataire pour atteindre un but précis, gérer l’interaction dans sa globalité (l’initier, la développer et la clôturer), et ce, tout en s’assurant que leur interlocuteur (l’enfant-apprenant) comprenne bien comment jouer au jeu vidéo en question. En revanche, le contexte de l’étude 2 (PROCESS-EX) n’a pas un enjeu interactionnel aussi fort, mis à part répondre aux questions d’un expérimentateur adulte qui est lui-même à l’initiative de l’interaction et qui en gère le déroulement. Le contexte pédagogique INSTRUCT-EX ajoute donc une contrainte interactionnelle complexe qui est de surveiller et gérer l’interaction tout en verbalisant son explication. C’est dans cette mesure que nous nous attendons à ce que l’explication INSTRUCT-EX intègre un ensemble spécifique de marques linguistiques et interactionnelles, telles que : les expressions phatiques utilisées par le locuteur pour capturer et s’assurer de l’attention de l’interlocuteur ainsi que pour vérifier sa bonne compréhension du message (par exemple, « regarde », « OK ? », « tu as compris », « ça va ? ») ; des verbes modaux ou des expressions modales (par exemple, « tu dois », « tu peux ») qui aident à introduire les actions que les enfants-apprenants devront faire lorsqu’ils joueront au jeu.
26De par ces différences, la tâche liée au contexte pédagogique (INSTRUCT-EX) semble donc plus complexe que celle du contexte de l’explication d’un processus (PROCESS-EX). En effet, premièrement, la verbalisation de l’explication-processus est facilitée par le fait que l’enfant, au cours de la tâche narrative qui précède, a déjà raconté la chaîne d’événements et donc activé les informations relatives au dessin-animé, dont il se sert dans la tâche d’explication pour pouvoir répondre à la question en « comment » de l’expérimentateur. En revanche, la verbalisation de l’explication-instruction implique une première mise en mot pour expliquer la manière de jouer au jeu vidéo en question ; ces représentations sont donc activées pour la première fois. Deuxièmement, l’explication-instruction implique des contraintes pragmatiques que le contexte de l’explication-processus ne met pas en jeu : l’enfant-instructeur a la responsabilité de gérer et surveiller seul son interaction avec son interlocuteur (l’enfant-apprenant) ; il doit également s’assurer de la bonne compréhension de l’interlocuteur des règles du jeu. Ainsi, la difficulté de la tâche devrait se concrétiser, non seulement, par la longueur de la production (avec une longueur de production en nombre de propositions plus importante dans le contexte INSTRUCT-EX que dans le contexte PROCESS-EX) et aussi par la présence plus importante de marques de travail de formulation (MDTF) on line (Candéa, 2000 ; Henry, 2005 ; Henry & Pallaud, 2004 ; Martinot, 2000, 2003, 2013, 2000, 2003, 2013) :
(3) La répétition d’un mot ou d’une unité syntaxique « ben,on ona bout de bois », « mhmnous nousavons un morceau de bois » (Dyade 06, jeu de spatialité) |
(4) La reformulation d’un mot ou d’une unité syntaxique « ben en fait avec le avec la souris ben il faut appuyer sur euh le chiffre » « mhm en fait avec le avec la souris, vous devez appuyer sur euh le nombre » (Dyade 18, jeu de chiffres) |
(5) La pause pleine, correspondant à une voyelle prononcée à la fin d’un mot ou à la prononciation en isolation d’une voyelle longue avec un temps moyen entre 1,5 seconde et 2 secondes « il va te dire par exempleeuhmontre moi sept » « il vous dira par exemplemhmme montrer sept » (Dyade 26, jeu de chiffres) |
(6) L’allongement vocalique anormal, correspondant à un temps moyen compris entre 1,8 seconde et 2,2 secondes « indique-moi:: six billes » (Dyade 16, jeu de chiffres) |
(7) Le faux départ lexical, correspondant à la verbalisation du début d’un mot interrompu, puis repris et terminé au même endroit syntaxique « et aussi il y avait des euh dest/tirsde glace » (Dyade 15, jeu de spatialité) |
(8) Le faux départ syntaxique, correspondant à la verbalisation d’une unité syntaxique incomplète remplacée par une construction syntaxique différente « <Et en fait il y a> il te demande un chiffre » (Dyade 30, jeu de spatialité) |
Nous nous attendons alors à ce que les enfants produisant l’explication-instruction réalisent plus de MDTF que les enfants ayant à produire l’explication-processus.
Annotation et codage des gestes
27La première étape du codage des gestes a débuté par l’identification des gestes coverbaux (un geste complet – geste de la main ou de la tête, haussement d’épaules) : quand pouvons-nous catégoriser un mouvement comme un geste coverbal ? Afin de pouvoir décider si un mouvement corporel doit être considéré comme une unité gestuelle, nous avons utilisé la méthode de Colletta, Pellenq et Guidetti (2010), déjà testée par Mazur-Palandre et Lund (dans cet ouvrage), basée sur les travaux, entre autres, d’Adam Kendon. Le codeur a pris en compte les trois critères suivants : le mouvement, l’emplacement et la configuration du geste (et plus précisément, du « stroke », à savoir la partie significative du geste, comme expliqué dans Kendon, 2004), et ce en évaluant chacun de ces critères sur une échelle de 2 points, comme présentée dans le tableau 1. Pour qu’un mouvement soit considéré comme un geste coverbal, il devait comptabiliser 3 points ou plus.
Tableau 1 – Identification des gestes
Critères | Échelle | Points |
Mouvement | Repérable (bonne amplitude) Peu repérable Entre les deux | 2 0 1 |
Emplacement | Dans l’espace frontal du locuteur Sur un côté (peu ou pas repérable par l’interlocuteur) Entre les deux | 2 0 1 |
Configuration | Correspond à une forme précise Correspond à une forme imprécise Entre les deux | 2 0 1 |
28Il a été attribué à chaque geste une fonction spécifique. En se basant sur des classifications antérieures (McNeill, 1992 ; Cosnier, 1993 ; Kendon, 2004), trois grandes catégories ont été distinguées :
- les gestes référentiels (gestes représentatifs et déictiques) ;
- les gestes pragmatiques (gestes discursifs, de cadrage, performatifs et interactifs) ;
- les gestes indiquant une recherche lexicale (ou « Word searching gestures »).
29Les gestes référentiels aident à construire la référence. Cette catégorie comprend les gestes déictiques (référence indexicale) et les gestes représentationnels (référence symbolique). Le geste déictique correspond à un mouvement de la main ou de la tête pointant vers un objet présent dans la situation de communication, vers l’interlocuteur, vers soi-même, vers une partie du corps, ou encore pointant la direction dans laquelle le référent se trouve à partir des coordonnées réelles de la situation. Le geste représentationnel se définit comme un mouvement de la main ou du corps, qui représente un objet concret ou une propriété de cet objet, un lieu, une trajectoire, une action, un caractère ou une attitude (exemples : les deux mains formant un ovale pour représenter un œuf ; un mouvement rapide vers le bas de la main ou de l’index pour représenter la chute d’un œuf ou d’une balle). Ces gestes correspondent aux « gestes iconiques » dans la classification de McNeill (1992). Ce type de gestes peut également symboliser une idée abstraite, à travers la métaphore (exemples : la main droite en forme de bol, paume vers le haut, pour focaliser sur un aspect du discours ; un mouvement de tête de gauche à droite pour représenter la méconnaissance d’un personnage) ; ces gestes correspondent aux « gestes métaphoriques » dans la classification de McNeill (1992).
30Les gestes pragmatiques aident à exprimer des actes communicatifs, à encadrer l’énoncé verbal et à structurer le discours. Dans la typologie présentée dans Colletta, Pellenq et Guidetti (2010), cette catégorie regroupe les gestes performatifs, interactifs, de cadrage et discursifs. Un geste performatif est la réalisation non verbale d’un acte de langage non assertif (oui/non, etc.) qui renforce ou modifie la force illocutoire lorsqu’il est verbalisé (exemple, hochement de la tête accompagnant une réponse affirmative) ; ces gestes font partie du type de « gestes pragmatiques » dans la classification de Kendon (2004). Un geste interactif permet de vérifier ou capter l’attention de son interlocuteur lorsque, par exemple, le locuteur a atteint la fin d’un tour de parole (le locuteur peut alors toucher son partenaire pour attirer son attention) ou permet à l’interlocuteur de montrer au locuteur qu’il est attentif au message produit (en hochant, la tête). Ces gestes peuvent s’accompagner de changements de regards et ont été respectivement appelés « signaux phatiques » et « signaux de régulation » dans la classification des gestes de Cosnier (1993). Un geste de cadrage exprime l’état émotionnel ou mental du narrateur pendant la verbalisation d’un message (exemples : les mouvements d’épaules ou une expression faciale qui exprime l’évidence de ce qui est affirmé ou le geste représentant des virgules pour exprimer la distance par rapport aux termes utilisés). Ces gestes font également partie des « gestes pragmatiques » dans la classification de Kendon (2004). Un geste discursif est un mouvement de la main ou de la tête qui rend visible la structuration de la parole et du discours en accentuant ou en soulignant certaines unités linguistiques (exemples : les mouvements rythmiques accompagnant l’accentuation de certains mots ou syllabes, les « beats », selon Ekman & Friesen, 1969). Ces gestes peuvent également avoir un rôle dans la cohésion du discours en liant des propositions ou des unités linguistiques autres (par exemple : un mouvement rapide de la main vers la droite qui accompagne un connecteur chronologique tel que « puis » ou « après » ; un geste anaphorique, pointant vers un point de l’espace frontal qui représentait précédemment un référent pour réactiver le même référent). Ces gestes correspondent aux « gestes cohésifs » dans la classification de McNeill (1992).
31La troisième catégorie est celle des gestes marquant la recherche lexicale. Ils correspondent à des mouvements de la main, souvent accompagnés d’expressions faciales, effectués par le locuteur lorsqu’il rencontre des difficultés à verbaliser son message (par exemple : en tapant ses doigts sur une table pendant la recherche de mots, avec ou sans une expression faciale exprimant la réflexion).
Dans le cadre de la présente étude, les variables correspondant aux gestes coverbaux et les mesures en découlant (nombre de gestes par proposition) ont été utilisés comme indicateurs :
- des contraintes référentielles et interactionnelles propres à chaque contexte de production d’explication ;
- de la difficulté de la tâche.
32Nous nous attendons à ce que le taux de gestes soit plus élevé dans le contexte pédagogique INSTRUCT-EX que dans l’autre contexte (PROCESS-EX). En effet, contrairement à ce dernier, où la tâche est monofocale, le contexte INSTRUCT-EX génère une tâche de dialogue multifocale, impliquant non seulement la construction de référence, mais aussi la gestion de l’interaction en cours. Selon le type de tâche à réaliser, les gestes produits seront alors différents : des gestes référentiels pour la construction de la référence, et des gestes pragmatiques pour la gestion de l’interaction – avec, par conséquent, plus de gestes lors de la tâche multifocale.
33C’est dans cette mesure que nous prédisons que la proportion de gestes représentationnels sera plus importante dans les explications du type PROCESS-EX que dans les INSTRUCT-EX, dans la mesure où l’essentiel de la tâche se résume à la construction de la référence. Par opposition, nous pensons que le taux de gestes pragmatiques sera plus élevé dans les explications-instructions que dans les explications-processus du fait des fortes contraintes interactionnelles présentes dans le premier contexte et pas dans le second.
34Pour finir, nous pensons que le taux des gestes marquant la recherche lexicale sera plus important dans les explications-instructions, dans la mesure où il s’agit d’une tâche multifocale impliquant de surcroit une première mise en mots. Ces types de gestes devraient accompagner les marques de travail de formulation ou être corrélés à ces marques.
Fiabilité
35Dans les deux études, nous avons veillé à la fiabilité du codage de la gestualité coverbale par la méthode de l’accord inter-juges. Dans l’étude 1, une fois que le codeur avait identifié les gestes, il leur attribuait un rôle ou une fonction principale en sélectionnant la plus appropriée. Un deuxième codeur a ensuite catégorisé 26,8 % des gestes (82 gestes sur 305 de 6 dyades différentes). L’accord entre les codeurs était de 91 %. Dans l’étude 2, un second codeur a validé les annotations faites par un premier codeur et a réglé tout désaccord. L’entente inter-évaluateurs sur l’identification des unités gestuelles, également en rapport avec le message verbal qu’ils accompagnaient, était de 90 % et l’accord entre les codeurs sur la fonction attribuée était de 95 %.
Récapitulatif des objectifs de notre étude
36Dans le tableau 2, nous lions explicitement les quatre hypothèses que nous avons posées précédemment et les mesures décrites.
Tableau 2 – Récapitulatif des hypothèses
Hypothèses | Mesures |
H1. Les enfants de 6 ans montrent des compétences à gérer une tâche multifocale | Plus d’introducteurs d’une nouvelle information (INI), de connecteurs logiques et de modalisateurs avec des phatiques dans INSTRUCT-EX et plus de connecteurs chronologiques dans PROCESS-EX |
H2. À cet âge, une tâche de dialogue multifocale est plus difficile qu’une tâche de dialogue monofocale | Des explications plus longues dans INSTRUCT-EX Plus de MDTF dans INSTRUCT-EX Plus de gestes de recherche lexicale dans INSTRUCT-EX |
H3. Les contraintes pragmatiques propres à chaque tâche se manifestent à la fois via des unités verbales et gestuelles | Une proportion plus importante de gestes dans INSTRUCT-EX |
H4. Les jeunes enfants adaptent leur utilisation des ressources gestuelles pour accomplir la tâche | Une proportion plus importante de gestes référentiels dans PROCESS-EX Une proportion plus importante de gestes pragmatiques dans INSTRUCT-EX |
Résultats
37Les analyses qui suivent concernent :
- des variables linguistiques : nombre moyen de propositions, nombre moyen d’INI, de connecteurs, de modalisateurs et de MDTF ;
- et des variables gestuelles : nombre moyen de gestes par explication, nombre moyen de gestes référentiels, de gestes pragmatiques et de gestes de recherche lexicale.
Nous comparons les deux types d’explications pour chaque variable. Comme les explications sont très diverses et ont des longueurs différentes, nous avons testé la normalité et l’état de l’homoscédasticité1 entre les deux ensembles de données (INSTRUCT-EX et PROCESS-EX) et ce, pour chaque variable :
- lorsque la normalité et/ou le test de Levene ont été vérifiés, un test paramétrique a été effectué ;
- lorsque ces tests n’ont pas été vérifiés, nous avons effectué un test non paramétrique2.
38Ainsi, pour les variables suivantes, nous avons effectué un test paramétrique (test T3) : nombre moyen de propositions par explication, taux (nombre d’occurrences ramené au nombre de propositions) de marqueurs de nouvelles informations, de connecteurs, de MDTF (selon le nombre de propositions par texte), de gestes (toutes catégories confondues), gestes référentiels et gestes pragmatiques.
39Pour les variables suivantes, nous avons effectué un test non paramétrique4 (test de Mann Whitney5) : taux (même calcul) de structures modales et de gestes de recherche lexicale.
40En ce qui concerne les expressions phatiques et les gestes de recherche lexicale (ces types de gestes ne sont effectués que dans INSTRUCT-EX, respectivement au nombre d’une expression phatique et dix gestes indiquant une recherche lexicale), nous n’avons pas eu à effectuer de comparaisons statistiques.
Analyses linguistiques
Longueur de l’explication (nombre de propositions)
41Le graphique 1 présente le nombre moyen de propositions par explication. Le test T de Student révèle que les explications-instructions ( x̅ = 11,06 / SD = 4,3) contiennent davantage de propositions que les explications-processus ( x̅ = 5,47 / SD = 4,2) (t(28) = 3.584, p = 0.001).
Les enfants produisent plus de propositions dans l’explication-instruction que dans l’explication-processus.
Introducteurs d’une nouvelle information (INI)
42Le graphique 2 présente le nombre moyen d’INI par explication. Le test T de Student révèle que la différence entre la proportion de ces unités dans l’explication-instruction ( x̅ = 0,21 / SD = 0,01) et l’explication-processus ( x̅ = 0,025 / SD = 0,007) est significative (t(28) = 4.897, p =0.000).
Les enfants produisent nettement plus d’INI dans l’explication-instruction que dans l’explication-processus.
Connecteurs
43Le test T de Student révèle que la différence de proportion de connecteurs par proposition entre les explications-instructions (x̅ = 0,92 / SD = 0,04) et les explications-processus (x̅ = 0,85 / SD = 0,03) n’est pas significative (t(28) = 0.52, p = 0.191).
44Cependant, l’analyse qualitative révèle que pendant l’explication-instruction, les enfants produisent plus de connecteurs logiques (0,21 en moyenne par proposition) que de connecteurs chronologiques (0,16), alors que pendant l’explication-processus, ils utilisent plus ces derniers (0,39) que les connecteurs logiques (0,14). En plus des connecteurs logiques, les connecteurs de structuration tels que « ben » et « alors », « en fait », « voilà » ont été produits en plus grande quantité dans l’explication-instruction (0,28 en moyenne par proposition) que dans l’explication-processus (0,05).
45Pour résumer, la principale différence concernant les connecteurs est l’utilisation de marqueurs structurels de la conversation et de connecteurs logiques dans le contexte INSTRUCT-EX (explication pédagogique).
Modalisation
46Le graphique 3 présente le nombre moyen de modalisateurs (verbes et adverbes) par proposition. Le test de Mann Whitney révèle que la différence entre la proportion de ces unités dans les explications-instructions (x̅ = 0,139 / SD = 0,01) et les explications-processus (x̅ = 0,05 / SD = 0,01) est significative (U = 59.50, p = .026).
Les enfants produisent près de trois fois plus de modalisateurs dans l’explication-instruction que dans l’explication-processus.
Nombre moyen de MDTF
47Le graphique 4 présente le nombre moyen de MDTF par proposition. Le test de Mann Whitney révèle que la différence entre la proportion de ces unités dans les explications-instructions (x̅ = 0,06 / SD = 0,05) et les explications-processus (x̅ = 0,33 / SD = 0,49) est significative (U = 181.50, p = .003).
48Les enfants produisent beaucoup plus de MDTF dans l’explication-processus que dans l’explication-instruction.
Analyses gestuelles
Nombre moyen de gestes par proposition
49Le test T de Student révèle que la différence de proportion de gestes par proposition (tous types de gestes confondus : référentiels, pragmatiques et gestes de recherche lexicale) dans les explications-instructions (x̅ = 0,58 / SD = 0,5) et les explications-processus (x̅ = 0,86 / SD = 0,6) n’est pas significative (t(28) = -1,322, p = 0.197).
Gestes référentiels
50Le graphique 5 présente le nombre moyen de gestes référentiels par proposition. Le test T de Student révèle que la différence entre la proportion de ces types de gestes dans les explications-instructions (x̅ = 0,26 / SD = 0,3) et les explications-processus (x̅ = 0,67 / SD = 0,51) est significative (t(28) = -2.514, p = 0.018).
Les enfants produisent significativement plus de gestes référentiels dans l’explication-processus que dans l’explication-instruction.
Gestes pragmatiques
51Le graphique 6 présente le nombre moyen de gestes pragmatiques par proposition (pour cette analyse, nous avons inclus seulement les gestes discursifs et interactifs car les taux de gestes performatifs et de cadrage étaient trop faibles). Le test T de Student révèle que la différence entre la proportion de ces types de gestes dans les explications-instructions (x̅ = 0,22 / SD = 0,1) et les explications-processus (x̅ = 0,03 / SD = 0,09) est significative (t(28) = 3,990, p = 0.000).
Les enfants produisent significativement plus de gestes pragmatiques dans l’explication-instruction que dans l’explication-processus.
Discussion
52Le tableau 3 montre chaque hypothèse, les mesures attendues, et les résultats de chaque mesure. Nos résultats révèlent que le type d’explication (INSTRUCT-EX versus PROCESS-EX) a un effet sur plusieurs variables. La plupart des variables linguistiques et gestuelles varient de manière significative selon le type d’explication.
Tableau 3 – Récapitulatif des hypothèses en lien avec les résultats des analyses réalisées
Hypothèses | Mesures attendues | Résultats |
H1. Les enfants de 6 ans montrent des compétences à gérer une tâche multifocale | Plus d’introducteurs d’une nouvelle information (INI), de connecteurs logiques et de modalisateurs, avec des phatiques dans INSTRUCT-EX et plus de connecteurs chronologiques dans PROCESS-EX | Confirmée sauf pour les connecteurs (même si l’on observe des différences qualitatives et davantage de connecteurs chronologiques dans PROCESS-EX) |
H2. À cet âge, une tâche de dialogue multifocale est plus difficile qu’une tâche de dialogue monofocale | Des explications plus longues dans INSTRUCT-EX Plus de MDTF dans INSTRUCT-EX Plus de gestes de recherche lexicale dans INSTRUCT-EX | Confirmée pour la longueur de l’explication mais pas pour le nombre moyen de MDTF ; pour les mesures gestuelles (Word Searching gestures) analyses statistiques impossibles |
H3. Les contraintes pragmatiques propres à chaque tâche se manifestent à la fois via des unités verbales et gestuelles | Une proportion plus importante de gestes dans INSTRUCT-EX | Non confirmée, bien que les deux types d’explication soient bimodales |
H4. Les jeunes enfants adaptent leur utilisation des ressources gestuelles pour accomplir la tâche | Une proportion plus importante de gestes référentiels dans PROCESS-EX Une proportion plus importante de gestes pragmatiques dans INSTRUCT-EX | Confirmée pour la proportion des gestes référentiels, et pour la proportion des gestes pragmatiques |
53Prenant les résultats dans l’ordre, au plan linguistique, l’explication-instruction est caractérisée par une proportion plus élevée d’introducteurs d’une nouvelle information et de modalisateurs, et cela confirme de manière partielle notre hypothèse H1. Premièrement, comme attendu, le fait qu’il y ait une proportion plus élevée d’INI dans l’explication-instruction fait sens puisqu’un nouveau contenu linguistique, encodant un univers référentiel inconnu de l’interlocuteur, doit être communiqué à celui-ci par le locuteur. Deuxièmement, les enfants produisent de manière significative plus de modalisateurs dans l’explication-instruction que dans l’explication-processus. Ce résultat peut être attribué aux caractéristiques socio-interactionnelles de l’explication-instruction. Si un locuteur sait qu’il explique afin d’instruire pour que l’interlocuteur comprenne assez pour réussir ensuite lui-même la tâche seul, il s’agit clairement d’une contrainte supplémentaire comparée au simple exposé d’un processus sans conséquence actionnelle pour l’interlocuteur.
54Nous nous attendions à observer l’emploi de phatiques dans le contexte INSTRUCT-EX. Cela dit, nous n’en avons relevé que très peu, et il se peut que ce savoir-faire, de monitoring de l’interaction, soit en voie de construction chez l’enfant âgé de 6 ans. C’est en tout cas une hypothèse plausible que les premiers résultats d’un projet actuel GeDéCO6 (Gestion multifocale et développement des conduites communicatives complexes) confirment (Mazur-Palandre, Colletta & Lund, 2018a, 2018b). En effet, les premières analyses révèlent :
- que l’âge d’un enfant affecte à la fois le contenu lexical et la qualité de l’information communiquée ;
- que les enfants s’appuient sur la modalité gestuelle du langage pour construire leur message, mais de manières différentes selon les âges ;
- et enfin, qu’en grandissant, les enfants gèrent de plus en plus les contraintes interactionnelles de l’explication, en produisant davantage de phatiques, par exemple.
55L’objectif de ce projet, au final, sera d’envisager des propositions sur le terrain de l’école et des attentes académiques, voire en matière de dépistage et d’évaluation des troubles du langage.
56L’explication processus comporte davantage de connecteurs chronologiques que de connecteurs logiques, mais les différences ne sont pas significatives entre les deux types d’explication. Plus précisément, nous nous attendions à ce que la proportion des connecteurs logiques tels « afin de », « autrement », « si… alors », soit plus élevée dans l’explication-instruction, or il n’y en a pas eu significativement plus que dans l’explication-processus. Ce qui pourrait distinguer l’INSTRUCT-EX de la PROCESS-EX en termes de connecteurs est la nécessité pour le locuteur de verbaliser les objectifs de la tâche et les conséquences des actions désirées et non désirées au sein de la tâche ; cela serait cohérent avec l’idée que l’explication-instruction a bien un composant socio-interactionnel qui vient se rajouter à la tâche référentielle.
57L’hypothèse H2 n’est confirmée que partiellement en ce qui concerne les mesures linguistiques. Les enfants produisent plus de propositions lors d’une explication-instruction que lors d’une explication-processus, et ce constat plaide en faveur de la plus grande difficulté de l’explication-instruction parce qu’elle comporte deux tâches (référentielle et socio-interactionnelle) à gérer au lieu d’une seule. Ces résultats confirment des résultats antérieurs révélant que le contexte de production impactait les choix linguistiques des enfants, même les plus jeunes : les travaux de Colletta (2004) et Colletta et Pellenq (2009), par exemple, montrent que selon le type d’explication, plusieurs variables linguistiques augmentaient (durée de l’explication, nombre de syllabes, de propositions, de connecteurs, etc.). Nous nous attendions également à trouver davantage de MDTF (marqueurs du travail de formulation) dans les explications-instructions puisque les locuteurs verbalisaient pour la première fois les informations en provenance du jeu et de son déroulement, alors que pour les explications-processus, les locuteurs avaient déjà verbalisé la séquence événementielle concernée lors d’un récit préalable. Or, contre toute attente, nous avons trouvé plus de MDTF dans les explications-processus. Une raison pour ces résultats inattendus peut se trouver dans les sous-catégories de ces marqueurs. La catégorie des MDTF regroupe en effet 6 types de marques du processus d’énonciation on line qui peuvent être regroupés dans des catégories plus larges : reformuler le contenu de la parole (avec ou sans changement), se donner du temps en plus (par une pause remplie ou par l’allongement d’une syllabe), abandonner le projet énonciatif immédiat (que ce soit sur un mot ou sur une unité syntactique plus longue) pour suivre une autre piste énonciative. Si l’on considère leur proportion respective, les reformulations ont lieu plus souvent pendant l’explication-instruction (56 %) que pendant l’explication-processus (39 %), alors que les phénomènes de pause et les interruptions ont lieu plus souvent lors de l’explication-processus (61 %) que pendant l’explication-instruction (44 %). Un enfant qui verbalise une instruction peut être plus enclin à reformuler ses propos afin de rendre son explication plus explicite pour l’interlocuteur, en se focalisant sur la précision plus que sur l’exactitude. D’un autre côté, un enfant qui produit une explication-processus en réponse à la sollicitation d’un adulte, pourrait se focaliser davantage sur l’exactitude des informations rapportées que sur la précision, ce qui expliquerait la proportion plus élevée de pauses et d’interruptions pendant l’explication-processus. Nos données sont limitées, mais si ces hypothèses venaient à être confirmées sur un ensemble de données plus grand, il faudrait reconsidérer la « difficulté » respective des tâches de discours dans cette étude, mais aussi de manière plus générale. Sur un aspect lié, dans d’autres analyses portant sur les explications-instructions (et incluant plus d’explications que pour l’étude qui fait l’objet de cet article), nous avons trouvé que chaque fois qu’un enfant faisait un geste de recherche lexicale, il verbalisait de manière simultanée un MDTF, mais l’inverse n’était pas vrai (Mazur-Palandre & Lund, 2013). Pris dans leur intégralité, ces résultats appellent à poursuivre l’étude de l’interaction entre les types de marqueurs d’énonciation et les gestes qui les accompagnent au sein de discours différents.
58Considérons à présent nos résultats sur les gestes coverbaux des enfants. Les résultats sur les types de gestes sont en partie contradictoires avec ceux relatifs aux MDTF : contrairement à ces derniers, on ne trouve les « Word searching gestures » que pendant l’explication-instruction. Comme nous l’avons observé précédemment, ces résultats appellent à poursuivre les investigations auprès d’enfants plus âgés et d’adultes performants des tâches d’explications similaires afin de vérifier des aspects développementaux autour des MDTF et des gestes qui les accompagnent.
59Avant de regarder des résultats concernant les autres types de gestes, accordons notre attention aux résultats sur la production gestuelle en général (le nombre de gestes par proposition) selon le type d’explication (hypothèse H3). Nous attendions une proportion plus élevée de gestes pendant l’explication-instruction à cause de sa focalisation double susceptible de générer deux types de gestes (référentiels et pragmatiques). Or, ce n’est pas ce que nous avons trouvé. Ces résultats vont à l’encontre des travaux antérieurs concluant que selon le type de production langagière à réaliser (narration ou explication, entre autres, Colletta, 2004 ; Colletta & Pellenq, 2009 ; Reig Alamillo, Colletta & Guidetti, 2013) ou encore selon l’explanadum de l’explication (Mazur-Palandre & Lund, 2012, 2016), les taux gestuels n’étaient pas les mêmes. Pourquoi l’explication-instruction ne génère-t-elle pas plus de gestes alors qu’il s’agit d’une tâche à double objectif reste une question sans réponse dans le cadre de notre étude ? Ici encore, il nous faudra élargir l’étude à des enfants plus âgés.
60Une analyse plus fine montre que, significativement, plus de gestes référentiels ont été produits pendant les explications-processus, et cela confirme en partie notre hypothèse H4. Les participants ont en effet produit significativement plus de gestes référentiels à l’occasion de l’explication-processus. L’univers de référence, spécifique à chaque tâche, peut potentiellement expliquer ce résultat, avec un nombre restreint de référents dans le contexte INSTRUCT-EX, où il s’agit de verbaliser une séquence actionnelle qui se répète, et qui contraste avec le contexte PROCESS-EX où l’explication porte sur une pluralité de référents liés entre eux au sein d’une trame séquentielle. De façon complémentaire, lorsque les enfants produisent des gestes pragmatiques, ils le font davantage dans le contexte INSTRUCT-EX que dans le contexte PROCESS-EX. Ces résultats s’expliquent par le fait que la tâche d’explication INSTRUCT-EX mobilise plus des ressources gestuelles orientées vers l’interaction, que l’autre tâche. Le type de geste réalisé est ainsi adapté à la situation de communication, ainsi qu’aux exigences engendrées par chacune des explications, ce qui va dans le sens de travaux antérieurs (Colletta, 2004 ; Colletta & Pellenq, 2009 ; Colletta & coll., 2010 ; Mazur-Palandre & Lund, 2012, 2016 ; Reig Alamillo, Colletta & Guidetti, 2013).
61En résumé, à partir de cette étude, il apparaît que l’explication-instruction et l’explication-processus se distinguent tant au plan linguistique qu’au plan gestuel. Dès l’âge de 6 ans, l’enfant se révèle donc capable d’adapter ses mots, ce qui va dans le sens de travaux antérieurs (Berman, 2004, 2005 ; Berman & Ravid, 2009 ; Mazur-Palandre & Jisa, 2013 ; Mazur-Palandre, 2015) et ses gestes, confirmant également de précédentes études (Colletta, 2004 ; Colletta & Pellenq, 2009 ; Colletta & coll., 2010 ; Mazur-Palandre & Lund, 2012, 2016 ; Reig Alamillo, Colletta & Guidetti, 2013) aux contextes discursifs dans lesquels il se trouve. Mais en même temps, nous voyons qu’à cet âge, l’enfant ayant à verbaliser une explication à visée instructionnelle n’utilise pas l’ensemble des ressources nécessaires à la gestion de l’interaction (aucun signal phatique, par exemple, qui permet pourtant de s’assurer de la compréhension mutuelle et autorise une construction collaborative de la référence).
62Ces résultats peuvent avoir des implications pour l’enseignement. Par exemple, les capacités pragmatiques impliquées dans les objectifs socio-interactionnels de l’interaction humaine pourraient faire l’objet d’activités scolaires : être conscient du fait qu’une explication, pour constituer un acte de langage réussi, nécessite de prendre en compte la perspective de l’interlocuteur et de vérifier s’il écoute et s’il a compris ; tout ceci fait partie du développement pragmatique de l’enfant. Or, l’école, en règle générale, accorde peu d’importance aux pratiques orales du langage, dans la mesure où elle favorise (ce qu’on peut comprendre) les apprentissages en lecture et écriture. De plus, lorsqu’une didactique de l’oral est en place, ce sont les formats monologués du langage qui constituent les objets d’apprentissage (le récit oral, l’exposé) : l’école primaire, et plus tard le collège, laissent peu l’élève expérimenter les formats dialogués et interactionnels du langage (voir notamment Simon & coll., 2009).
63Enfin, nos résultats ont des implications plus larges en ce qui concerne la pragmatique. Premièrement, ils confirment la pertinence d’intégrer l’ensemble des indicateurs (parole et gestualité) dans l’étude des réactions et de l’adaptation des (inter)locuteurs au contexte de discours. Deuxièmement, ce que l’on sait des comportements d’adultes et d’enfants plus âgés dans des tâches explicatives et instructionnelles, confirme la nécessité d’étudier en détail l’évolution des habiletés pragmatiques tout au long de l’enfance et l’intrication des ressources linguistiques et gestuelles au cours de cette évolution. C’est ainsi qu’a été mis en place le projet GeDéCO (Gestion multifocale et développement des conduites communicatives complexes) qui a pour objectif d’étudier directement cette évolution chez des enfants scolarisés en primaire et en collège. Les premiers résultats confirment que les capacités pragmatiques se mettent en place peu à peu Mazur-Palandre, Colletta & Lund, 2018a, 2018b).
Bibliographie
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10.1017/S0305000900009958 :Notes de bas de page
1 L’homoscédasticité signifie « qui a une dispersion identique ». Vérifier la normalité et l’homoscédasticité, nous permet de dire si les données ont une même dispersion et donc de réaliser le test statistique adapté aux données : un test paramétrique ou un test non paramétrique.
2 Un test paramétrique présuppose que « les données des échantillons d’une population ont une distribution spécifique » (Kinnear & Gray, 2005, p. 1717).
3 Le test T est « communément utilisé pour s’assurer qu’une différence entre deux moyennes est significative » (Kinnear & Gray, 2005, p. 160).
4 Un test non paramétrique n’a pas besoin, contrairement à un test paramétrique, « de présupposés sur les distributions des populations », on parle de tests à distribution libre (Kinnear & Gray, 2005, p. 18).
5 Le test de Mann Whitney est le test non paramétrique équivalent du test T (Kinnear & Gray, 2005, p. 18).
6 Financement LabEx ASLAN (<https://aslan.universite-lyon.fr/projets/projet-gedeco-37545.kjsp>).
Auteurs
Laboratoire ICAR (UMR 5191), LabEx ASLAN, Université de Lyon
Lidilem (EA 609), Université Grenoble Alpes
Laboratoire ICAR (UMR 5191), CNRS
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