Chapitre 11 : Le paysage e(s)t la musique
p. 231-250
Texte intégral
L’irrésistible équation
1Il n’y a pas énormément de tableaux de paysages dans les romans de Stendhal, ou plus exactement, comme le remarquait Zola1, Stendhal ne peint pas dans le grand genre. Rien à voir avec Balzac, ni non plus, évidemment, avec Zola lui-même ! Pas de vallée de l’Indre, pas de lys par les champs et les grèves, pas de jardin de curé, rien d’approchant les couleurs et senteurs qui entêtent l’abbé Mouret. Pourtant Stendhal aimait la verdure, les beaux arbres, les larges panoramas, les tilleuls de la Furonnière, à Pont-de-Claix, où il passait ses vacances enfantines, les marroniers au bord du lac de Côme où l’envoyait Angelina Pietragrua. À vrai dire, la question n’est pas là. Que voyait-il ? Comment Stendhal voyait-il ce qu’il voyait, si l’on peut ainsi parler ? Et que signifiait, pour notre auteur, dépeindre un paysage ? Plusieurs propositions, en plusieurs étapes, mènent à une posture intéressante. « Le hasard a fait que j’ai cherché à noter les sons de mon âme par des pages imprimées2. » Voilà la proposition qu’il faut démontrer maintenant.
2L’âme de l’auteur est, si l’on comprend bien, si l’on ose dire, une âme « acoustique », non pas un film photographique, pas un œil de lézard mobile à trois cent soixante degrés. On mesure la différence avec Victor Hugo3, par exemple. Les pages imprimées chez Stendhal offrent à plusieurs reprises des vues de paysages qui s’associent à la musique de façon spontanée. Ensuite la musique évoque immanquablement le cœur, le sentiment. C’est un rythme ternaire :
L’état habituel de ma vie a été celui d’amant malheureux, aimant la musique et la peinture, c’est-à-dire à jouir des produits de ces arts et non à les pratiquer gauchement. J’ai recherché avec une sensibilité exquise la vue des beaux paysages. C’est pour cela uniquement que j’ai voyagé. Les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme et des aspects que personne ne citait (la ligne des rochers en approchant d’Arbois, je crois, et venant de Dôle par la grand’route) fut pour moi une image sensible et évidente de l’âme de Métilde4.
On ne saurait mieux souligner la connexion de l’œil et de l’oreille, de la description et de l’audition. Pourquoi ce phénomène ? D’où provient-il ?
Paysage – musique – sentiment
Rien ne me purifie de la société des sots comme la musique ; elle me devient tous les jours plus chère. Mais d’où vient ce plaisir ? La musique peint la nature ; Rousseau dit que souvent elle abandonne la peinture directe pour jeter notre âme, par des moyens à elle, dans une position semblable à celle que nous donnerait l’objet qu’elle veut peindre. Au lieu de peindre une nuit tranquille, chose impossible, elle donne à l’âme la même sensation en lui faisant éprouver les mêmes sentiments qu’inspire une nuit tranquille5.
Cette opinion de Stendhal n’est pas totalement exacte, en ce sens qu’elle n’est pas propre à Rousseau6. Elle est répandue, au XVIIIe siècle, chez plusieurs esthéticiens, par exemple chez Chabanon en France7 et, à l’étranger, chez bien d’autres auteurs encore8. À partir de là pourront se développer toutes les synesthésies, qui deviendront les « correspondances » baudelairiennes, ainsi que la poétique la plus typique du Romantisme allemand. On se souvient, à ce propos, des vers de Friedrich Schlegel, dans le poème « Die Gebüsche » (« Les Taillis », 1816) :
Durch alle Töne tönet
Im bunten Erdentraum
Ein leiser Ton gezogen
Für den, der heimlich lauschet9.
Ainsi la terre n’est qu’une peinture, dont les couleurs deviennent des sons, dont l’espace se mue en mélodie insinuante. N’est-ce pas le sens de la remarque de Mme Derville ? La fin seule, cette fois, nous importe : le paysage autour de Vergy « est comme de la musique de Mozart10 ».
3Mais, puisque le sujet dépasse Stendhal, il n’importe pas de l’épancher trop généreusement. En revanche, il convient davantage d’expliquer en quoi il est à la fois historiquement daté mais aussi moderne par son retentissement.
4En soi, l’opinion que la musique – c’est-à-dire une certaine durée, une certaine hauteur de son, l’une et l’autre mesurables – ouvre comme un champ, un espace, assurément ; cette idée a été volontiers retravaillée par des musiciens de notre époque. Ce n’est pas un paradoxe. Par exemple, le chef d’orchestre Ernest Ansermet, dont on connaît le tempérament rigoureux et scientifique, décrivait en ces termes la conscience auditive :
[Elle] devient conscience d’un espace exclusivement engendré par le son dans ses variations de hauteur et d’intensité (l’intensité suffisant déjà à y signifier le proche et le lointain), d’un espace, par conséquent, où ne peuvent plus apparaître que des sons musicaux. Il est clair que cet espace-là n’est plus du tout l’espace réel, mais un espace […] qui devient un espace imaginaire au moment où la conscience auditive le projette dans le monde extérieur d’où lui sont venus les sons11.
Ainsi donc la musique n’existe, littéralement parlant, que comme phénomène, c’est-à-dire qu’elle est conditionnée par le point de vue, en fonction d’une intentionnalité variable. Par « point de vue » il faut comprendre « état d’esprit », soit l’état d’esprit de l’interprète, du soliste qui joue sa partie, soit l’état d’esprit de l’auditeur, qui va entendre la musique avec une petite idée derrière la tête, plus ou moins consciente, variable, variée, personnelle. On ne peut pas dire la même chose à propos de la « conscience visuelle » de l’amateur de peinture ou de l’artiste-peintre. Stendhal présentait ce processus avec plus d’élégance et beaucoup d’à propos :
Je n’ai, je crois, jamais senti plus vivement que Rossini est un grand artiste. Nous étions transportés, c’est le mot propre. Chaque nouveau morceau nous présentait les chants les plus purs, les mélodies les plus suaves. Nous nous trouvâmes bientôt perdus dans les détours d’un jardin délicieux tel que celui de Windsor, par exemple, où chaque nouveau site vous semble le plus beau de tous12.
L’intentionnalité repose sur des moyens techniques, une sorte de « trucage » voulu par l’artiste ; ce n’est pas un « mystère » de l’art. Stendhal l’avait compris en comparant Scott et Rossini, comme on l’a dit :
Comme Rossini prépare et soutient ses chants par l’harmonie, de même Walter Scott prépare et soutient ses dialogues et ses récits par des descriptions. Voyez dès la première page d’Ivanhoë cette admirable description du soleil couchant qui darde des rayons déjà affaiblis et presque horizontaux au travers des branches les plus basses et les plus touffues des arbres qui cachent l’habitation de Cédric le Saxon […]. Voilà comment les gens de génie emploient l’harmonie en musique, exactement comme Walter Scott se sert de la description dans Ivanhoë13.
Par-dessus tout, nous soulignerons, d’une part, que la réversibilité existe ; la description du littérateur vise – ou doit viser – un effet qui est le même que celui de la musique, faute de quoi la littérature manque de souffle, de tenue. Quand précisément Stendhal explique pourquoi il ne peint pas comme Balzac (ou comme voudrait Zola), il ajoute, dans une formule bien saisissante : « Un moderne eût noyé tout ceci dans le paysage, dans un plat d’épinards infini, et de plus eût mis quatre dièzes à tous ses sentiments14. » On ne saurait mieux dire ! D’autre part, nous devrons remarquer, à l’inverse, que la musique, du moins la bonne musique, se transmue spontanément en paysage. L’oreille donne à voir, comme expliquait Ansermet. Chez Stendhal, l’idée revêt la formulation que voici : « Les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme15. » Stendhal affectionne ce topos de l’archet et du violon. Notre auteur le reprend encore plus nettement dans les Mémoires d’un touriste :
J’aime les beaux paysages ; ils font quelquefois sur mon âme le même effet qu’un archet bien manié sur un violon sonore ; ils créent des sensations folles ; ils augmentent ma joie et rendent le malheur plus supportable16.
Il faut peut-être souligner, au passage, l’expression « violon sonore », parce qu’elle est redondante ; en outre une sensation est une sensation, pourquoi serait-elle « folle » ? Pourquoi ce qualificatif normatif, qui déclenche le film d’un paysage intérieur, d’un développement sentimental ? À ce point, on convoquera le témoignage d’un autre chef d’orchestre.
Phénoménologie musicale
5Maestro Sergiu Celibidache a été maniaque d’une objectivité sonore, qu’il pensait fermement aléatoire ; il estimait qu’elle était conditionnée par la vie, par le concert, par l’interprétation donnée, tel jour, dans telle salle, en telle circonstance. « La musique n’est rien » : tel est le titre – antiphrastique – d’un éloge de l’instant miraculeux17. Au fond, il défend le point de vue d’un enthousiaste et rejoint ainsi, mais sans le savoir, la position stendhalienne.
6Toute sa vie, le célèbre chef d’orchestre s’est déclaré partisan d’un style de communication directe, vivante, attachée à l’instant unique, qui ne peut ni se reproduire ni se transmettre par les moyens techniques de l’enregistrement, par la conservation matérielle ou la reproduction électronique. Voyons ! Vous ne vous êtes jamais trouvé dans la loge de Mosca ou de la Pietragrua, à la Scala ? Vous ne comprendrez donc jamais ni Rossini, ni Mozart, ni personne ! Vous n’étiez pas au théâtre d’Ivrée un certain soir de mai 1800 ? En ce cas, Cimarosa restera toujours pour vous de la musiquette, un aigre filet de vinaigre ! Vous ne fréquentiez pas les Italiens au temps de Charles X ? Vous demeurerez un triste sire, affreusement plat comme un henricinquiste nancéen :
[Madame de Chasteller] ne regrettait qu’une chose de Paris, [sa loge et] la musique italienne qui avait le pouvoir d’augmenter d’une façon surprenante l’intensité de ses accès de rêverie18.
« La musique n’est rien » ? Il faut comprendre que la musique n’est rien d’immuable, rien qui soit automatique. Vous écoutez des arrangements de Mozart pour fanfare d’amateurs ? Cela peut vous sembler une vulgaire musique de brasserie ! Mais si vous entendez cette harmonie en belle compagnie, pendant une promenade en forêt ou dans un parc, alors vous entrez – peut-être – au Chasseur vert, vous retrouvez Lucien et Bathilde ; ou bien vous croisez Brulard et Mlle Kubly au Jardin de Ville de Grenoble. Pour éviter que notre fougue ne dégénère en caricature, soyons plus précis, rejoignons le touriste en voyage. Il visite le Pont du Gard, par une belle nuit d’été ; enfin supposons tout cela, comme le spectateur d’opéra doit croire au décor qu’on lui montre. Il importe peu, ici, que Stendhal ait travaillé son texte comme les peintres de paysages historiques travaillaient, c’est-à-dire en atelier. Le touriste – commis en fers et métaux – veut vivre et écrire un nocturne :
J’ai profité de la nuit et d’un clair de lune magnifique […]. J’y suis arrivé plongé dans un profond sommeil sur les cinq heures du matin […]. Le fidèle Joseph a fait un feu de bivouac et d’excellent café […]. Vous savez que ce monument […] s’élève majestueusement au milieu de la plus profonde solitude. L’âme est jetée dans un long et profond étonnement19.
Voilà la tonalité d’ensemble ; mais voici que débute la ligne mélodique ; en l’occurrence c’est un « considérant » archéologique : « Ces arcades que nous admirons faisaient partie de l’aqueduc qui […]. Trois rangs d’arcade en plein cintre, d’ordre toscan et élevées […]. Le premier rang qui […]. Le second rang plus élevé trouve la vallée plus large […]. Le troisième rang […] je ne tenterai pas de faire des phrases. »
Ici les arts visuels sont sollicités comme un tremplin préparant l’envolée esthétique : « Sur un monument sublime, dont il faut voir une estampe, non pour en sentir la beauté, mais pour en comprendre la forme. » Le touriste se change donc discrètement en esthète, en amateur d’art : « Par bonheur pour le plaisir du voyageur né pour les arts, de quelque côté que sa vue s’étende, elle ne rencontre aucune trace d’habitation, aucune apparence de culture. » Car il ne cherche ni réalisme ni pittoresque : « Le thym, la lavande sauvage, le génévrier, seules productions de ce désert, exhalent leurs parfums sous un ciel d’une sérénité éblouissante. » Bien sûr le ciel est beau, en Provence, au petit matin du 3 août 1837. Mais on ne vient pas là pour prendre le soleil, observer la météorologie, récolter des plantes aromatiques. Le touriste est devenu comme un dilettante, il cherche l’émotion. Il guette le sentiment : « L’âme est laissée tout entière à elle-même […]. » Et, certes, ce sentiment est semblable à celui qu’inspire une envoûtante cantilène. « Ce monument doit agir, ce me semble, comme une musique sublime, c’est un événement pour quelques cœurs d’élite, les autres rêvent avec admiration à l’argent qu’il a dû coûter20. »
7N’est-ce pas cela la phénoménologie telle que l’entend Celibidache ? Ne retrouvons-nous point aussi l’équation fondamentale selon laquelle paysage, musique, sentiment interagissent, de temps à autres, en une miraculeuse communion ? Intelligenti pauca ! Dans sa conférence, Celibidache distingue encore le son matériel – équivalent d’un simple bruit – qu’il appelle en allemand « Klang », et le son musical, en allemand « Ton ».
Qu’est-ce que le son (Klang) ? Le son est mouvement. Le son est vibration. Qu’est-ce qui se meut ? La matière brute : une corde, une masse d’air ou de métal. Nous savons que tout est mouvement. Si le son est mouvement, qu’est-ce qui distingue le son pouvant devenir musique des autres formes de mouvement ? C’est la structure spécifique et à nulle autre semblable qui est à sa base : les vibrations égales et qui demeurent égales. Pour une unité temporelle déterminée, le même nombre de vibrations : voilà l’essence du son (Ton) musical21.
Notre maestro explique ensuite que ce son régulier a ceci de particulier qu’il se prolonge ou s’approfondit dans des harmoniques si nombreuses et si riches que ce sont elles qui constituent ce qu’à proprement parler on nommera « musique ». Dans le cas de la littérature, chez Stendhal, les « harmoniques » sont constituées par les sentiments qui viennent dialoguer polyphoniquement avec la mélodie du paysage. Et, bien entendu, les sentiments les plus fins, les plus attractifs sont les sentiments amoureux.
8Un bon exemple de ce processus complexe – mais irrésistible – nous est fourni au début du chapitre XVI d’Armance. La tonalité générale est pastorale ; la peinture est celle d’une nature harmonieusement constituée par sa végétation, traversée de pâles rayons de lumière :
Un soir après une journée d’accablante chaleur, on se promenait lentement dans les jolis bosquets de châtaigniers qui couronnent les hauteurs d’Andilly. Quelquefois, de jour, ces bois sont gâtés par la présence de curieux. Dans cette nuit charmante qu’éclairait la lumière tranquille d’une belle lune d’été, ces collines solitaires offraient des aspects enchanteurs. Une brise douce se jouait parmi les arbres et complétait les charmes de cette soirée délicieuse22.
Ce tableau de paysage est subtilement féérique, rêvé plutôt que réaliste. L’écrivain obtient cet effet par une rhétorique habile ; par exemple les « jolis bosquets » demeurent flous, non décrits ; Zola aurait pointé le défaut ! Que veut dire une « lumière tranquille » ? Il s’agit évidemment d’une brachylogie pour expliquer que cette lumière inspire un sentiment de paix. De même pour les « collines solitaires » et les « aspects enchanteurs ». Il sera donc approprié de parler, à propos de cette page, d’un « paysage d’âme », de même qu’on dit, toujours en peinture, qu’il existe un genre du « paysage historique ».
9Comme dans une petite musique de nuit tout consonne à merveille ; des groupes d’instruments se combinent adroitement : ce sont la chaleur évanouie, la lumière affaiblie, les arbres élégamment regroupés, la brise amollie. Et quelques « harmoniques » font délicatement écho à cette polyphonie naturelle : ce sont les sentiments de paix et de bonheur ; ils pointent sous les mots, comme un solo de clarinette ou de hautbois : ce sont des charmes (le mot est répété deux fois), prolongés en « aspects enchanteurs », modulés en délices (« soirée délicieuse ») et donc conclus sur la tonalité du bonheur. Au fond, les « charmes d’une soirée délicieuse » deviennent une périphrase qui désigne le Paradis ! Par là même, à cet instant, non seulement la peinture de paysage devient tableau sonore, mais surtout la musique de cette nuit d’Eden développe la particularité d’entrer en consonance avec les affects les plus intimes ; elle a la propriété de révéler à l’homme qui il est, ce qu’il est. En l’occurrence, ici, il est amoureux, oubliant son infirmité ; car Octave n’est pas seul, il accompagne Armance.
Armance qui se promenait avec eux, ne pouvait s’empêcher de trouver des souvenirs fort tendres […]. Octave se trouva bientôt avec Armance […] il se mit à lui raconter avec les plus grands détails tout l’épisode de sa vie […], une chose si tendre fut dite sans parler d’amour23.
Dans cet incroyable notturno, on observe même comme certains bruits de fond. C’est à dessein qu’on emploie ici un mot assez impropre. Car ce fond sonore, ces bruits, ce sont, en réalité, les paroles prononcées, rationnelles et précises ; un peu éloignée, dans l’épaisseur du bois, Mme d’Aumale appelle soudain « Octave ! Octave ! » Elle veut l’avoir près d’elle, comme pour le ramener sur Terre, tandis qu’Armance, de son côté, murmure : « vous étiez déguisé en magicien » et l’instant d’après : « on vous appelle ». Ce jeu sur les divers plans sonores, sur les répliques et les mots correspond parfaitement à la distinction que fait Celibidache entre Klang et Ton. Ici les paroles ne sont qu’un Klang, un bruit qui veut parasiter le Ton, c’est-à-dire la musique de la nuit, des beaux arbres, de l’amour tendre : « Octave regardait les grands yeux d’Armance qui se fixaient sur les siens24. »
10La musique jaillit à l’instant où s’évanouissent le son, le bruit, le mot matériellement identifiables. Cela est tellement vrai que lors de la scène du bal, dans Leuwen (chapitre XVII du manuscrit autographe), on n’entend aucun orchestre, ni valse, ni contredanse. Même le bruit des conversations mondaines ne parvient pas aux oreilles de Bathilde et de Lucien qui s’abandonnent à un tête-à-tête périlleux. Comme dit Celibidache : « La musique n’est pas quelque chose25… » C’est un chant si subtil, si spécifiquement humain qu’il s’adresse seulement à l’âme ; il la révèle à elle-même, la renforce et la nourrit :
Au travers des murs de charmille on apercevait çà et là, par les trouées de feuillage une belle lune éclairant un paysage étendu et tranquille. Cette nature ravissante était d’accord avec les nouveaux sentiments qui cherchaient à s’emparer du cœur de Madame de Chasteller et contribuaient puissamment à éloigner et à affaiblir les objections de la raison26.
Si la musique peut être silence, paysage, elle comporte pourtant un autre caractère encore plus essentiel : « La musique n’est pas belle, elle est vraie27. » Appliqué à Stendhal, ce mot désignera le sentiment, spécialement le sentiment amoureux :
L’habitude de la musique et de sa rêverie prédispose à l’amour. Un air tendre et triste, pourvu qu’il ne soit pas trop dramatique, que l’imagination ne soit pas forcée de songer à l’action, excitant purement à la rêverie de l’amour, est délicieux pour les âmes tendres et malheureuses28.
Régulièrement cette équation se trouve présentée dans divers contextes, diverses situations. Mais l’un ou l’autre des termes se trouve plus ou moins accentué, plus ou moins explicité. Ainsi, par exemple, dans les Mémoires d’un Touriste, lorsque notre courtier en fers et métaux arrive à Tullins, le 6 août 1837, il écrit, avec un accent qui est certainement celui de la vérité et de l’expérience personnelle :
Mais avant d’arriver à Tullins, j’ai trouvé une surprise délicieuse ; par bonheur personne ne m’avait averti ; je suis arrivé tout à coup à une des plus belles vues du monde. C’est après avoir passé le petit village de Cras, en commençant à descendre vers Tullins.
En fait, il s’exprime ici comme s’il avait découvert une belle personne, un beau visage : « Tout à coup se découvre à vos yeux un immense paysage, comparable aux plus riches du Titien » – la référence picturale est absolument explicite et précise ; cependant, la façon dont le voyageur décrit et décompose le tableau est tout à fait analogue à celle qu’emploierait un dilettante pour évoquer la structure d’une page symphonique ou un air d’amour :
Sur le premier plan, le château de Vourey. À droite l’Isère, serpentant à l’infini, jusqu’à l’extrémité de l’horizon, et jusqu’à Grenoble. Cette rivière, fort large, arrose la plaine la plus fertile, la mieux cultivée, la mieux plantée et de la plus riche verdure. Au-dessus de cette plaine, la plus magnifique peut-être dont la France puisse se vanter, c’est la chaîne des Alpes, et des pics de granit se dessinant en rouge noir sur des neiges éternelles, qui n’ont pu tenir sur leurs parois trop rapides. On a devant soi le « Grand Som » et les belles montagnes de la Chartreuse ; à gauche, des côteaux boisés aux formes hardies. Le genre ennuyeux semble banni de ces belles contrées29.
On remarque le dernier terme un peu vague : de quel « genre » s’agit-il donc ? D’un genre pictural ? d’un genre musical ? ou mieux d’un genre mixte qui convient à l’un comme à l’autre ? À la nature comme à l’homme ? à la vue comme au cœur ? N’est-ce pas une sérénade ? On songe au terzetto n° 3 de Cosi : « Una bella serenata/Far io voglio alla mia Dea30. » Stendhal ajoute même :
J’ai dit au postillon que j’avais un éblouissement et que je voulais marcher ; il est allé m’attendre, sans répliquer un mot, au bas de la descente. Ainsi rien n’a gâté mon bonheur31.
Les termes sont religieux, amoureux. Le paysage est la symphonie du bonheur, derechef comme dans Cosi : « Una aura amorosa/Del nostro tesoro/Un dolce ristoro/Al cor porgerà32. » Ainsi la description d’un paysage peut équivaloir, chez Stendhal, à l’évocation des sentiments les plus intenséments musicaux.
Églogue
11Dans un tel contexte, le mot d’églogue nous vient vite à l’esprit ; parce que l’on a quelque raison d’estimer que Stendhal continue ainsi une certaine tradition rhétorique. Celle de Du Marsais et d’autres qui ont donné, de l’églogue, une définition intéressante :
Ce mot d’Eglogue ou d’Eclogue, est tout grec […], il ne signifie autre chose qu’un choix, un triage et il ne s’applique pas seulement à des pièces de poésie ; il s’étend à toutes les choses que l’on choisit par préférence, pour les mettre à part comme les plus précieuses33.
De fait, Stendhal choisit et sélectionne des éléments qui nous sont, à nous, au fond, indifférents, mais qui, pour lui, revêtent inopinément de l’importance :
Je ne conçois pas la force de végétation de ces champs couverts d’arbres rapprochés, vigoureux, touffus ; et là-dessous il y a du blé, du chanvre, les plus belles récoltes34.
C’est bien cette espèce de pseudo-réalisme qui a agacé Zola et qui a intrigué, également, naguère, la critique thématique. Il n’est pas interdit de chercher dans tout cela des structures mythiques, des constituants essentiels de notre inconscient collectif. Mais pensons aussi aux questions de « métier ». Car Du Marsais continue : « L’églogue est une espèce de poème dramatique, où le poète introduit des acteurs sur une scène35. » Effectivement le lac Majeur où Fabrice et Gina manquent de se noyer, les bois de Burelviller où Leuwen promène toutes ses dames constituent effectivement un théâtre. On y joue un nouveau jeu de l’amour et du hasard. Mais, pour nous, le point essentiel est de bien concevoir que Stendhal agence ses décors bucoliques comme un scénographe. Le fait apparaît tout à fait certainement quand manquent les dames et que l’amour ne s’entend pas en coulisses. Ainsi, par exemple, quand le touriste navigue sur le lac de Genève :
Quand on glisse sur le lac, le second plan du paysage est admirable, surtout du côté de Thonon. À la vérité on ne voit pas le mont Blanc, on est trop très, la vue est arrêtée par les montagnes du second ordre, qui soutiennent sa base, mais ces montagnes elles-mêmes sont d’un aspect admirable. Là se trouvait, presque vis-à-vis de Lausanne, le fameux rocher de Meillerie. La description qu’en donne l’amant de Julie est toujours fort exacte36.
Erreur ! Erreur calculée ? Les metteurs en scène vont vite et voient toujours grand… Meillerie est en face de Montreux, mais la référence à Héloïse veut instiller une petite ritournelle amoureuse. Il faut donc bien admettre qu’il entre de la ruse dans cette manière de faire. « La musique n’est pas belle. Si elle reste à l’état de “belle”, vous n’avez encore rien fait37. » Quelques lignes plus bas, le régissseur nous propose un autre décor auquel il aurait aussi pu recourir :
Il en est bien autrement des lacs de la Lombardie. Il est vrai que ce sont les plus beaux du monde. Le premier plan est aussi joli que le second est grand et magnifique. Rappelez-vous la vue de Belgirate (lac Majeur), la Cadenabbia (lac de Côme), Salo (lac de Garde) etc.38
Nous nous trouvons apparemment dans l’atelier d’un peintre, à moins que ce ne soit sur la scène où l’on répète l’opéra, ou avec le chef d’orchestre qui veut faire ressortir tel ou tel groupe d’instruments. Les remarques de notre touriste nous intéressent d’autant plus qu’elles se retrouvent à peu près similaires dans La Chartreuse et dans Brulard. C’est d’ailleurs dans ce dernier ouvrage qu’on voit le mieux comment le peintre rajoute un rai de lumière, comment le chef surligne un solo dans un ensemble qu’il allège au maximum :
À Rolle, ce me semble, arrivé de bonne heure, ivre de bonheur de la lecture de La Nouvelle Héloïse et de l’idée d’aller passer à Vevey, prenant peut-être Rolle pour Vevey, j’entendis tout à coup sonner en grande volée la cloche majestueuse d’une église située dans la colline à un quart de lieue au-dessus de Rolle ou de Nyon. J’y montai. Je voyais ce beau lac s’étendre sous mes yeux, le son de la cloche était une ravissante musique qui accompagnait mes idées et leur donnait une physionomie sublime. Là, ce me semble, a été mon approche la plus voisine du bonheur parfait39.
En lisant ces lignes on se retourne évidemment du côté de Celibidache :
Toute beauté qui se détache de l’être humain est permanente. C’est cette soif de permanence qui nous anime pour être derrière le son. Pourquoi le son m’attache-t-il ? Pourquoi me touche-t-il à ce point ? […] Celui qui arrive à savoir que la musique est vraie a dépassé la beauté. Cette dernière beauté est, au fond, la vérité40.
Mais on doit aussi se remémorer simultanément les judicieuses observations de Du Marsais :
Comme dans les spectacles ordinaires la décoration du théâtre doit faire en quelque sorte partie de la pièce qu’on y représente, par le rapport qu’elle doit avoir avec le sujet ; ainsi dans l’églogue : la scène et ce que les acteurs y viennent dire, doivent avoir ensemble une sorte de conformité qui en fasse l’union, afin de ne pas porter dans un lieu triste des pensées inspirées par la joie, ni dans un lieu où tout respire la gaieté, des sentiments pleins de mélancolie41.
L’originalité de Stendhal tient à ce que, pour sa part, il fait subtilement bouger les lignes, les catégories, il mixe gaieté et mélancolie, combine musique et paysage. La meilleure illustration se trouve dans Leuwen. Il s’agit évidemment des deux églogues qui se jouent au Chasseur vert. On observera que la première promenade, en particulier, offre un tableau tout à fait conforme aux principes de régie qu’on a précédemment dégagés. Le décor s’ouvre sur une profonde perspective déployée par étapes, en rythmes successifs :
Rien n’était plus tendre, plus occupant, plus d’accord avec le soleil qui se couchait derrière les grands arbres de la forêt. De temps à autre, il lançait quelque rayon qui perçait au travers des profondeurs de la verdure et semblait animer cette demi-obscurité touchante des grands bois. C’était une de ces soirées enchanteresses que l’on peut compter au nombre des plus grands ennemis de l’impassibilité du cœur42.
À la première lecture, on pense qu’il s’agit effectivement d’une peinture ; elle comporte un cadre : l’écran, que forment à gauche et à droite les grands arbres, ainsi que des couleurs : le vert sombre et le jaune dilué. L’effet produit par le tableau provient surtout de l’horizon repoussé loin par le soleil couchant, perçant pourtant encore assez droit ; le décor est théâtralisé par ce jeu subtil des contrastes et des lumières tamisées. Mais quand on relit le passage on perçoit un doux bruit, une insinuation sonore ; la musique s’énonce avant même que l’on ait regardé le fond de scène : « Il y avait ce soir-là, au café-hauss du Chasseur vert des cors de Bohême qui exécutaient d’une façon ravissante une musique douce, simple, un peu lente43. » Ici la musique n’est pas identifiée, même pas dénommée, elle agit comme une sorte d’absolu harmonieux ; sa caractérisation reste vague (« façon ravissante »). C’est seulement lors d’une autre promenade, un autre jour, plus de vingt pages plus tard, qu’on apprendra qu’il s’agit de Mozart44. En d’autres termes, Stendhal procède comme expliquait Ansermet : il a réduit la conscience à être auditive plutôt que visuelle ; en même temps il a rendu cette conscience uniquement sensible à une hauteur, à une intensité de son, coordonnées avec ce que l’œil est en train de percevoir. On remarquera également que le commentateur insiste sur le caractère moral et psychologique du moment ; pour parler comme Celibidache, la musique ici n’est pas belle, elle est vraie, éloquente : « une de ces soirées enchanteresses […] au nombre des ennemis de l’impassibilité ». Ce moment « phénoménal » – on est légitimement en droit d’employer ce terme au sens de la philosophie moderne – ne discorde d’ailleurs pas avec ce qu’expliquait Du Marsais : « Ces prétendus bergers ne sont donc point copiés ni même imités d’après nature, mais ils sont des êtres chimériques, inventés à plaisir par des poètes45. » Des « êtres chimériques », ces « prétendus bergers »… Effectivement, Lucien et Bathilde vivent un amour fantastique, ils sortent de l’opéra ! Stendhal met en scène, en réalité, des héros tels qu’il les rencontrait chez ses musiciens favoris. Au fond, ils sont proches des personnages du dernier acte des Nozze, au moment où Susanna chante « l’air des marronniers » (n° 27 : « Deh, vieni, non tardar, o gioia bella, vieni ove amore per goder t’appella »). Mozart tout le premier avait écrit là une sorte d’églogue que Stendhal connaissait bien et qu’il aimait beaucoup46.
12Mais il faut préciser davantage, réfléchir par comparaison. L’amour n’implique évidemment pas toujours et simultanément un paysage et une musique. On peut écrire une scène passionnée sans recourir à l’un et à l’autre. Quoi qu’on ait pu dire, ce n’est pas un topos du roman romantique47. Dans la Duchesse de Langeais, Balzac invente une belle scène dans laquelle Armand de Montriveau reconnaît sa bien-aimée devenue religieuse parce qu’elle paraphrase une romance à la mode sur l’orgue du couvent48. Dans Massimilla Doni, le même auteur imagine une soirée d’opéra à la Fenice où deux amants – Emilio et Massimilla – transmuent par l’esprit et par l’ouïe le Mosè de Rossini et surmontent du même coup leurs blocages. Dans Le Château des Désertes, George Sand écrit un roman d’éducation qui se passe dans un château où des amateurs passionnés, répétant le Don Giovanni de Mozart, découvrent peu à peu leurs affinités sentimentales. Pour nous, demeurant dans le contexte de Leuwen, nous nous rappelons aussi une scène bien étonnante, bien différente. Madame Grandet, très jolie femme et grande ambitieuse, s’offre à Lucien. Elle va le provoquer dans son bureau. Mais elle s’évanouit sous le coup d’émotions, de frustrations et de calculs trop longtemps comprimés. Toutes les barrières de l’intelligence, de la bonne éducation, de la volonté s’effondrent soudain :
Cette situation affreuse changea sa façon de sentir. D’abord elle se disait : quelle humiliation ! […] Bientôt elle ne se trouva plus sensible aux malheurs de l’orgueil ; elle se sentait oppressée par une douleur bien autrement poignante […], elle allait plus loin, elle prenait le parti de Lucien contre elle-même. Le silence dura plusieurs minutes, enfin Mme Grandet ôta le mouchoir qu’elle avait devant les yeux et Lucien fut frappé d’un des plus grands changements de physionomie qu’il eût jamais vus. Pour la première fois de sa vie […] cette physionomie avait une expression féminine49.
On soulignera qu’en la présente circonstance, Stendhal n’a pas inséré le moindre détail visuel, pas le moindre tableau, aucun bruit ; tout se déroule dans un cabinet ministériel, des plus communs. Leuwen a même enlevé de ce bureau quelques gravures de Fragonard50. Il n’y a littéralement rien à voir, rien à entendre. Même pas le grattement de plume du petit Desbacs qui recopie ses dossiers dans le bureau attenant. La passion se dit tout droit, tout cru, prosaïquement :
J’avouerai mes torts, Monsieur, mais pourtant ce qui m’arrive est flatteur pour vous. Je n’ai en toute ma vie manqué à mes devoirs que pour vous […]. J’ai été séduite par l’ambition, je l’avoue, et non par l’amour, j’ai cédé, mais mon cœur a changé […]. J’ai eu le malheur de m’attacher à vous […]. L’idée de vous perdre […] est intolérable pour moi je vais […] renoncer aux espérances du ministère, mais ne vous séparez pas de moi51.
Est-ce encore une scène d’amour ? Il n’y a pas d’échange, pas de dialogue, pas d’espace non plus, ni visuel ni sonore. Sensations, sentiment, tout s’est bloqué. Ce corps abandonné est un désagrément :
Elle se jeta à ses pieds. Depuis un moment Lucien, debout, essayait de la relever. Arrivée à ces derniers mots, il sentit ses bras faiblir dans ses mains qui les avaient saisis par le haut. Il sentit bientôt tout le poids de son corps ; elle était profondément évanouie. Lucien était embarrassé, mais point touché […]. Que ferai-je de cette femme, se dit-il52 ?
Quelle différence avec les timides promenades de Lucien et de Bathilde au Chasseur vert ! Ils osaient à peine se donner le bras. Mais ils regardaient les arbres, le soleil couchant, ils entendaient quelque chose au loin et ils s’entendaient harmonieusement.
Pour complèter la démonstration, on procédera à deux rapprochements même s’ils semblent superfétatoires. Berlioz – qui méprisait, tellement, on s’en souvient, « M. Beile, ou Bayle, ou Baile » – a évoqué les mêmes panoramas que lui. On ne songe pas ici à la scène « Aux champs » de la Symphonie fantastique mais au chapitre XL des Mémoires. Il s’intitule « Variétés de spleen – L’isolement ». Il relate une expérience étrange survenue à une trentaine de kilomètres de Tullins et du château de Vorey :
Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau les atteintes d’une cruelle maladie morale, nerveuse, imaginaire […] que j’appellerai le mal de l’isolement […]. Par une belle matinée de mai à la Côte-Saint-André, j’étais assis dans une prairie, à l’ombre d’un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie […]. Tout entier à ma lecture, j’en fus distrait cependant, par des chants doux et tristes s’épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des Rogations passait dans le voisinage et j’entendais la voix des paysans qui psalmodiaient les Litanies des Saints. Cet usage de parcourir au printemps […] a quelque chose de poétique et de touchant […]. Le cortège s’arrêta au pied d’une croix de bois ornée de feuillage ; je le vis s’agenouiller […], la voix affaiblie de notre vieux curé se distinguait seule parfois avec des fragments de phrase […].
Silence… léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle pression de l’air du matin […]. À l’horizon les glaciers des Alpes, frappés par le soleil levant… […] quand verrai-je l’Italie ? […] Et l’accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement et je me couchai par terre, gémissant53 […].
Berlioz ne nous semble pas le meilleur « paysagiste ». Certes il prend soin, lui aussi, de peindre un tableau, de construire des plans, il y situe des sons, des chants, mais tout est trop précis, trop identifié. L’espace ne s’ouvre pas vers l’imaginaire. On ne retrouve pas le processus décrit par Ansermet. Ou, pour parler comme Celibidache, les chants, les voix, les bruits qui s’entendent en ce jour de printemps, ne sont pas des sons musicaux ; ils dérangent plutôt, ils terrassent le narrateur et son Moi : « quand reverrai-je l’Italie ? et je me couchai […] gémissant ».
13Regardons ailleurs. Dans le premier cahier de ses Années de pèlerinage (la Suisse), Liszt a déroulé tout un film, tout un panorama, au sens premier du terme. Il avait sous les yeux les mêmes points de vue que Beyle longeant le lac Léman, croisant au large de Rolle et de Vevey. Certains titres lisztiens sont très précis, donc fort pittoresques, par exemple « La Chapelle de Guillaume Tell » ou bien « Au lac de Wallenstadt » ; en revanche d’autres comme « Pastorale », ou bien « Au bord d’une source » ne sont ni situés ni descriptifs. Ils deviennent donc plus suggestifs. D’ailleurs, en tête de ce premier cahier, Liszt a choisi une citation de Byron très éloquente : « I live not in myself, but I become portion of that around me54. » Ces vers s’appliqueraient tout aussi bien aux amoureux du Chasseur vert ; le couple de promeneurs regardent au loin, un peu perdus ; ils entendent, quelque chose, là-bas ; alors ils se mettent à vibrer comme des cordes ; les yeux supplient, la voix s’étouffe ; le partenaire est là, tout proche et pourtant impossible. La promenade forestière dans Leuwen correspondrait à merveille à la septième pièce du recueil ; elle se nomme : « Églogue » (la bémol majeur, allegretto con moto). Intéressante coïncidence…
14Le dernier mot reviendra à la peinture ; fort à propos, elle nous fournit une utile distinction55. L’art du XVIIIe siècle appréciait beaucoup le paysage historique, c’est-à-dire une peinture d’atelier par laquelle la narration d’un épisode légendaire est mise en scène dans une nature de théâtre. À l’inverse, à la suite de Corot56, l’art des Impressionnistes a inventé le paysage de plein-air, celui que Zola, justement, a orchestré comme une musique de cinéma. Stendhal, lui, a travaillé l’entre-deux ; il a conçu le paysage d’âme, en littérature, au même moment où Liszt l’inventait en musique57. Mais ils vont de pair : les deux artistes, les deux ouvrages, les deux façons, les deux modes d’expression. « Les cors bohêmes étaient délicieux à entendre dans le lointain. Il s’établit un profond silence58. » On regarde la cime feuillue des grands arbres ; le soleil se meurt ; on perçoit le son d’un cor ou l’harmonie d’un piano : la musique sourd et s’épanche doucement ; elle n’est pas belle, elle est vraie. Les cœurs acquiescent, tout s’apaise, tout consonne.
Notes de bas de page
1 Voir Hans Boll-Johansen , Stendhal et le roman, Essai sur la structure du roman stendhalien, Aran-Copenhague, Le Grand Chêne, 1979, p. 167 : « Zola reproche à Stendhal de ne pas écrire des romans naturalistes : or le milieu n’apparaît pas une seule fois. Nous pourrions être n’importe où […]. Donnez l’épisode à un écrivain pour qui le milieu existe […] et cet écrivain sera dans la vérité, son tableau sera plus complet. »
2 Vie de Henry Brulard, t II, O.I., ouvr. cité, p. 890.
3 Voir Victor Hugo, Les Feuilles d’automne, pièce n° I : « Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal/Fait reluire et vibrer mon âme de cristal/Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore/Mit au centre du monde, comme un écho sonore. »
4 Vie de Henry Brulard, t II, O.I., ouvr. cité, p. 542.
5 Lettre à F. Faure du 2/10/1812, de Moscou, Correspondance, ouvr. cité, I, p. 659.
6 Voir l’article « Expression » de son Dictionnaire de musique.
7 MPG de Chabanon, De la musique considérée en elle-même, Paris, 1785. Sur Chabanon et son courant de pensée, voir l’article de D. Charlton : « L’orchestre et la métaphore, du vivant de Mozart » dans Mozart et les Chemins de l’Europe (sous la direction de B. Massin), Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1997, p. 105 et suiv. ; et le chapitre « L’Héritage des Philosophes du XVIIIe siècle » dans F. Claudon, L’Idée et l’influence de la musique, ANRT, Lille-Champion Diffusion, Paris, 1979, p. 270-310.
8 Voir Benedict Taylor, The Melody of Time, Music and Temporality in the Romantic Era, New York, Oxford Press, 2016, qui compare plusieurs poèmes de Shelley, Keats, Byron, de Schlegel, Brentano et Tieck (p. 263-265).
9 « À travers tous les sons résonne/Dans le rêve que suscite la terre et toutes ses couleurs/Un son très doux ; il se fait perceptible/Pour qui sait entendre en son for intérieur. » Robert Schumann avait choisi ces vers pour les mettre en épigraphe de sa Fantaisie pour piano, opus 17.
10 Le Rouge et le Noir, O.R.C., ouvr. cité, I, 8, « Petits événements », p. 395.
11 Ernest Ansermet, Les Fondements de la musique dans la conscience humaine, Neuchâtel, La Baconnière, 1961, p. 15.
12 Vie de Rossini, ouvr. cité, p. 448.
13 Ibid., p. 392.
14 Annotation sur La Chartreuse de Parme de l’exemplaire Lingay, dans O.R.C., ouvr. cité, III, p. 1249 ; et voir : Cécile Meynard, « Le dessin au service d’une poétique stendhalienne de la description », ILCEA, mis en ligne le 21 octobre 2015 sur <http://ilcea.revues.org/3495> [consulté le 01/10/2016].
15 Vie de Henry Brulard, t II, O.I., ouvr. cité, p. 542.
16 Mémoire d’un touriste, Voyages en France, ouvr. cité, p. 50.
17 S. Celibidache, La Musique n’est rien (textes et entretiens pour une phénoménologie de la musique) Arles, Actes Sud, 2012.
18 Lucien Leuwen, O.R.C., ouvr. cité, chap. 15, p. 865 ; et aussi chap. 14, p. 853 : « elle avait les loges de la Cour aux bouffes et à l’opéra. »
19 Mémoires d’un touriste, Voyages en France, ouvr. cité, p. 364.
20 Ibid., p. 365.
21 Celibidache, ouvr. cité, p. 38.
22 Armance, O.R.C., ouvr. cité, I, p. 166.
23 Ibid. p. 167.
24 Ibid.
25 Celibidache, ouvr. cité, p. 36.
26 Lucien Leuwen, O.R.C., ouvr. cité, II, p. 219.
27 Celibidache, ouvr. cité, p. 71.
28 De l’Amour, ouvr. cité, p. 40.
29 Mémoires d’un touriste, Voyages en France, ouvr. cité, p. 373.
30 « Je veux donner une belle sérénade à ma déesse. »
31 Ibid.
32 « Une brise amoureuse/Apportera à notre cœur/Un doux réconfort/Produit de notre trésor. » Air de Ferrando, n° 17.
33 Encyclopédie méthodique par M. Du Marsais. Grammaire et littérature, Paris, Panckoucke, 1786, t. III, p. 668.
34 Mémoires d’un touriste, ouvr. cité, p. 373.
35 Encyclopédie méthodique par M. Du Marsais, ouvr. cité.
36 Mémoires d’un touriste, Voyages France, ouvr. cité, p. 455.
37 Celibidache, ouvr. cité, p. 75.
38 Mémoires d’un touriste, ouvr. cité, p. 455.
39 Vie de Henry Brulard, t II, O.I., ouvr. cité, p. 936.
40 Celibidache, ouvr. cité, p. 83.
41 Encyclopédie méthodique par M. Du Marsais, ouvr. cité, p. 668.
42 Lucien Leuwen, O.R.C., ouvr. cité, III, p. 259.
43 Ibid., au début du même paragraphe, cité à l’instant.
44 « Les cors allemands arrivèrent et se mirent à jouer des valses de Mozart, et ensuite des duos, tirés de Don Juan et des Nozze di Figaro. » (Ibid., p. 281). Mozart n’a pas écrit de valses proprement dites et le mot « duos » reste bien vague, même par rapport à ces deux opéras. On a commenté précédemment au chapitre 6 le sens de cette évocation musicale un peu étrange.
45 Encyclopédie méthodique par M. Du Marsais, « Églogue », ouvr. cité, p. 688.
46 « Tous les caractères ont tourné au tendre et au passionné […] son âme entière est […] dans le duo de la fin avec la comtesse, lorsqu’ils se rencontrent dans les allées obscures du jardin, près du bosquet des grands marronniers. » (Vie de Mozart, Esquier (éd.), ouvr. cité, p. 198.)
47 Telle était pourtant la position de J. M. Bailbé, Le Roman et la Musique en France, sous la Monarchie de Juillet, Paris, Minard, 1969, p. 195 et suiv.
48 Balzac, La Duchesse de Langeais, O.C., Club de l’honnête homme, 1959, t. 9, p. 187 : « Le vague rappel d’un air délicieux de mélancolie, l’air de Fleuve du Tage, romance française dont souvent il avait entendu jouer le prélude dans un boudoir de Paris à la personne qu’il aimait. »
49 Lucien Leuwen, O.R.C., ouvr. cité, II, p. 702.
50 Ibid., p. 394.
51 Ibid., p. 703.
52 Ibid., p. 705.
53 Berlioz, Mémoires, ouvr. cité, I, p. 251-252.
54 « Je ne vis pas en moi-même, je deviens une part de ce qui m’entoure. » Ces vers de Byron proviennent de Childe Harold, Canto III, strophe LVII, dans Années de pèlerinage, I, partition en ligne sur <http://imslp.org/wiki/Ann%C3%A9es_de_p%C3%A8lerinage_I, _S.160_(Liszt_Franz)> [consulté le 23/03/2017].
55 Voir le chapitre « L’enseignement du paysage historique et le partage du plein air », dans Achille-Etna Michallon, catalogue de l’exposition RMN, Louvre, 1994, p. 156 et suiv.
56 Voir Gabriel Faure, Stendhal, compagnon d’Italie, Paris, Fasquelle, 1931, p. 86-87.
57 Liszt était parfaitement déterminé dans son projet de rapprocher les arts et très conscient de combiner leurs ressources au service de l’imagination. Il écrivait, en préface de son recueil : « À mesure que la musique instrumentale progresse, elle tend à s’empreindre de cette idéalité qui a marqué la perfection des arts plastiques, à devenir non plus une simple combinaison de sons, mais un langage poétique plus apte peut-être que la poésie elle-même à exprimer tout ce qui, en nous, franchit les horizons accoutumés, tout ce qui échappe à l’analyse, tout ce qui s’attache à des profondeurs inaccessibles, désirs impérissables, pressentiments infinis. C’est dans cette conviction et cette tendance que j’ai entrepris l’œuvre publiée aujourd’hui, m’adressant à quelques-uns plutôt qu’à la foule, ambitionnant non le succès mais le suffrage du petit nombre de ceux qui conçoivent pour l’art une destination autre que celle d’amuser les heures vaines, et lui demandent autre chose que la futile distraction d’un amusement passager. » (Guy Ferchault, « Liszt : Les Années de pèlerinage », livret du coffret enregistré par Lazar Berman, Deutsche Grammophon, 2002, p. 22.)
58 Lucien Leuwen, ouvr. cité, p. 282.
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