Chapitre 7 : Cimarosa
p. 141-162
Texte intégral
1L’épitaphe projetée par Stendhal, dès 1820, pour sa propre tombe, le proclame superbement : « Quest’anima adorava Cimarosa1. » Stendhal a porté aux nues Cimarosa, en particulier le Matrimonio segreto, qui est plutôt minoré aujourd’hui. Cela renvoie à un problème plus vaste : on ne discute pas assez de l’échelle des préférences stendhaliennes ; à quelle place se situe exactement Cimarosa pour notre dilettante ? De quel œil voit-il le compositeur napolitain, à côté de Rossini, par rapport à Mozart, ou même Haydn ? Le stendhalisme ne s’est guère intéressé à ces associations, les considérant comme des vérités indiscutables2. La fameuse représentation du Matrimonio à Ivrée, en 1800, n’empêche pas que naisse un petit doute : « Quand je viens d’entendre Mozart ou Cimarosa, c’est toujours le dernier entendu qui me semble peut-être préférable à l’autre3. »
2Il vaut sans doute la peine de revenir sur cette hésitation, et aussi sur le fait que Stendhal n’a jamais écrit la Vie de Cimarosa qu’il projetait ! Pourquoi notre auteur a-t-il apprécié Cimarosa ? Comment a-t-il défini sa manière ? Cet amour pour un musicien daté n’est-il pas une marque d’un goût trop primesautier ? Plus profondément encore, Cimarosa a-t-il vraiment marqué notre auteur ? À travers Cimarosa, il est possible de revenir sur l’ensemble de la pensée et de la création stendhaliennes. Et peut-être expliquera-t-on du même coup pourquoi Beyle n’a pas écrit cette biographie envisagée.
Un fait d’époque
3Une mise au point préliminaire s’impose : cet amour expansif pour Cimarosa est d’abord un fait d’époque. Cimarosa a connu un succès unanime, de son vivant déjà, puis dans les premières décennies du XIXe siècle. Peut-être faudrait-il relier le phénomène à la mode – aujourd’hui sous-estimée – du Néoclassicisme. Qu’il soit ici brièvement indiqué que Chateaubriand, Lamartine, Hugo ont tous apprécié Cimarosa. Par exemple les chapitres américains des Mémoires d’Outre-Tombe, nous apprennent dans quel curieux contexte le vicomte voyageur appréciait l’opéra napolitain :
Les filles de mon hôte en beaux cheveux blonds annelés chantaient au piano le duo « Pandolfetto » de Paesiello ou un cantabile de Cimarosa, le tout à la vue du désert et quelquefois au milieu des murmures d’une cascade4.
De son côté Lamartine écrit, dans le Cours familier de littérature :
Cimarosa, le fameux musicien de Naples qui par ses opéras égala au commencement du siècle Mozart et qui ne chercha dans la musique que l’organe le plus pénétrant dans son cœur5…
Et Hugo, dans Promontorium somnii, au fil d’un parallèle bien typique entre l’Allemagne et l’Italie, révère en Cimarosa une des plus dignes illustrations de la musique de ce pays :
Tout un art complet, la musique, admirable en Italie et plus admirable encore en Allemagne, appartient au rêve. La musique est belle en Italie ; en Allemagne elle est sublime. Cela tient à ce que l’Italie rêve la volupté et l’Allemagne l’amour. De là le sourire de Cimarosa et le sanglot immense de Gluck6.
Il y avait Goethe aussi, qui rivalise assez avec les transports de Stendhal. L’illustre conseiller aulique aimait particulièrement L’Impresario in angustie : « eine immer erfreuliche Oper » (« un opéra continuellement plaisant ») qu’il avait fait représenter au théâtre de la cour de Weimar en 1797, combiné avec le Schauspieldirektor de Mozart. Le poète écrivait ensuite à Schiller, le 31 décembre suivant :
Cimarosa zeigt sich in dieser Komposition als einen vollendeten Meister. Der Text ist nach italienischer Manier und ich habe dabei die Bemerkung gemacht, wie es möglich wird dass das Albeme, ja das Absurde sich mit der höchsten ästhetischen Herrlichkeit der Musik so glücklich verbindet. Es geschieht dies allein durch den Humor ; denn dieser selbst ohne poetisch zu sein, ist eine Art von Poesie und erhebt uns seiner Natur nach über den Gegenstand7.
Un peu plus avant dans le XIXe siècle, on rencontre d’autres fanatiques de Cimarosa. Delacroix est incontestablement l’un des plus déclarés ; dans son Journal, tenu de 1823 à 1863, les références au compositeur napolitain ne manquent pas ; elles s’accompagnent toujours d’une opinion intéressante, exprimée en termes qui ressemblent assez à ceux de Stendhal. Ainsi, par exemple, le 24 février 1850 : « Le soir, au divin Mariage secret, avec Mme de Forget. Cette perfection se rencontre dans bien peu d’ouvrages humains8 » ou encore le 23 avril 1863 : « J’ai dîné chez Bertin, comme toujours avec plaisir ; j’y ai trouvé Antony Deschamps ; c’est le seul homme avec lequel je parle musique avec plaisir, parce qu’il aime Cimarosa autant que moi9. » De ces rapides sondages, il ressort que le goût pour Cimarosa n’a nullement été un paradoxe ; il serait même plutôt le sélecteur d’esprits distingués ; au fond c’est cela la marque des happy few.
4Il faut indiquer aussi que les productions se succédaient partout à un rythme assez serré. Cimarosa était un succès garanti pour les directeurs. À Rome, Gli Orazi sont donnés au théâtre Argentina en 1807, 1808, 1812 ; L’Italiana in Londra est montée à l’Apollo (en 1800), Artaserse à l’Alibert (en 1802), Artemisia au même endroit (en 1806), L’Imprudente fortunato au théâtre Valle (en 1811-1812). La Scala de Milan met à l’affiche le Matrimonio segreto (en 1800), Le Astuzie femminili (1803), Il Matrimonio per raggiro (1804), Gli Orazi (1806, 1816, 1817), Le Trame deluse (1818), L’Imprudente fortunato (1812)10.
5À l’étranger, le succès de Cimarosa est tout aussi patent. À Berlin, le Matrimonio (devenu Die heimliche Ehe) est créé dès 1792 ; à partir de 1805 il n’y a même presque pas d’année où l’on ne monte un nouvel ouvrage du compositeur napolitain : par exemple, pendant les années de l’occupation napoléonienne, on reprend le Matrimonio puis l’on monte Le Trame deluse (appelées en allemand Die vereitelten Ranke) (1808)11. Partout en Europe où il y a un théâtre, l’œuvre de Cimarosa est servie avec zèle. C’est particulièrement le cas de la France où, si l’on en croit les anecdotes variées du fameux Castil-Blaze, le public se mobilise immédiatement chaque fois que la troupe de la rue Louvois annonce un de ses opéras12.
6Dans le cas de notre dilettante, rentré d’Italie illuminé par la représentation d’Ivrée, il s’emploie désormais à découvrir systématiquement tout ce qu’a pu composer sa nouvelle idole : les années 1801, 1803, 1806, 1808 du Journal intime fourmillent de mentions – lapidaires – portant sur Cimarosa. Le phénomène se poursuit évidemment sous la Restauration, tant et si bien que Stendhal peut affirmer, sans exagérer : « J’aimais passionnément non pas la musique, mais uniquement la musique de Cimarosa et de Mozart13. »
Dans tous les pays d’Europe qu’il a parcourus, comme on le sait, à la Scala, à Brunswick, à Vienne, à Dresde, Stendhal a vu et entendu outre le Matrimonio et les Orazi, Caïo Mario, Il Direttore in angustia, I Nemici generosi, Il Mercato di Malmantile, Il Principe di Tarento, Le Trame deluse, Il Sacrificio d’Abraham, Le Astuzie femminili14. L’expérience vécue devient une véritable expertise.
Caractères de la musique de Cimarosa
7Stendhal reconnaît à Cimarosa trois qualités fondamentales : la richesse mélodique, la force, la gaieté bouffe.
En musique il y a deux routes pour arriver au plaisir : le style de Haydn, le style de Cimarosa, la sublime harmonie ou la mélodie délicieuse […]. La mélodie fut au plus haut point de sa gloire vers 178015.
Stendhal tenait beaucoup à cette distinction ; comme on l’expliquait plus haut, il l’a reprise dans plusieurs ouvrages ; elle est à la base de toutes ses idées sur la musique. Pour ce qui nous intéresse ici on remarquera qu’elle explique le rapprochement fréquent entre Cimarosa et Mozart, bien que le phénomène n’ait pas été observé seulement par Stendhal. Effectivement on sent bien, chez Cimarosa, l’aboutissement d’une tradition mélodique, venue, à l’origine, des conservatoires de Naples ou de Venise ; c’est elle qui inspire l’extraordinaire ductilité de ses cantilènes les plus célèbres. On pense, par exemple, à l’air fameux du Matrimonio : « Pria che spunti l’aurora » (II, 3), ou bien à l’air de « Fleur d’Épine » auditionnée par le directeur de théâtre dans L’Impresario in angustie (dernier acte, scène 3), et mieux encore à l’air d’« Horace » (Gli Orazi, I, 4) avec ses coloratures coruscantes : « Se alla patria ognor dona il sudor dei miei giorni » etc. En écoutant ces morceaux, on se dit effectivement que la vocalité cimarosienne se situe entre l’inventivité mozartienne et le canto fiorito de Rossini.
8Un peu plus surprenante, peut-être, pour nous, l’idée de l’intensité dramatique, la tension d’une écriture ample et conquérante : « Au fond des génies de Cimarosa et de Napoléon on trouve une qualité commune, c’est la force16. » En l’occurrence, Stendhal ne trouve pas que Cimarosa soit inférieur à la tradition germanique. Et effectivement, Cimarosa l’emporte par une certaine manière brillante de traiter les ensembles ou les finales. Le finale de l’acte I des Traci amanti se développe sur soixante pages de l’édition princeps17, le finale de l’acte II se déploie sur trente-sept pages ! Ces dimensions sont tout à fait comparables à celles des plus fameux finales de Mozart, c’est-à-dire les finales des Nozze di Figaro. Dans la Vie de Rossini, Stendhal nous en donne une analyse fort spirituelle, qui pointe la synthèse de la tradition et de la modernité :
Cimarosa agit sur l’imagination par de longues périodes musicales qui joignent à une extrême richesse une extrême régularité. Je citerai pour exemple les deux premiers duetti du Matrimonio segreto, et entre autres le second : « Io ti lascio perché uniti ». Ces chants sont les plus beaux qu’il ait été donné à l’âme humaine de concevoir ; remarquez cependant qu’ils sont réguliers, et d’une régularité que notre esprit peut saisir18.
La différence avec Mozart, aux yeux (ou plutôt aux oreilles) de Stendhal tient au fait que la musique de Mozart comporte toujours une petite nuance mélancolique19 ; chez Cimarosa, au contraire, l’énergie est celle de la nature, c’est la joie de vivre la plus spontanée : « Les sensations de l’âme, la voix, le génie, le plaisir que donne la musique sont un luxe de santé. Cimarosa était un gros garçon comme moi20. »
9Avec un tel tempérament, Cimarosa est par excellence le maître du bouffe : « Le véritable buffa […] atteint sa perfection par Paisiello, Cimarosa, Fioravanti21. » Stendhal apprécie particulièrement trois airs : l’air « Sei morelli e quattro baj » dans Le Trame deluse, l’air « Mentr’io ero un mascalzone » dans L’Impresario in angustie et enfin « Amicone del mio core » dans I Nemici generosi22. La musique de Cimarosa est l’expression directe du tempérament napolitain, expansif et généreux :
Une seule chose fixe le Napolitain et le rend raisonnable et rêveur, c’est un air de Cimarosa bien chanté. Leur vie habituelle est si gaie que toute passion, même heureuse, les rend tristes. Zadig, Candide, La Pucelle peignent la France de 1760, les opéras de Cimarosa peignent avec la même vérité le caractère de l’heureux habitant de Torre del Greco23.
À propos d’une biographie avortée
10Inventivité mélodique, force du style, spontanéité du comique, voilà qui définit la maîtrise dramatique de Cimarosa. Il est l’exemple même du goût, une mesure idéale du Beau :
Cimarosa est le Molière des compositeurs, et Mozart le Corneille ; Mayer, Winter, etc., des Marmontel. La grâce innocente de la prose de La Fontaine, dans Les Amours de Psyché, est reproduite par Paesiello24.
Ici peut-être va-t-on critiquer une certaine labilité des comparaisons stendhaliennes. Comme on l’a vu précédemment, c’est à La Fontaine autant qu’à Raphaël que renvoie Mozart. Et Cimarosa se trouve parfois défini, plus ou moins explicitement, par rapport au comique de Shakespeare, à Falstaff, voire à Beaumarchais25. Mais le jeu des associations ne doit pas obscurcir quelques idées-forces.
11En premier lieu, Cimarosa est le poète de la vie ; or la vie est l’essence même du théâtre. C’est le but que visait, pour sa part, Beyle dès qu’il eut le projet d’écrire. Le dramatisme cimarosien est profondément sain ; son génie est sanguin, alors qu’au contraire Mozart est un génie mélancolique. V. Del Litto a fait observer, naguère, que Stendhal s’est formé ses idées sur Cimarosa dans le Dictionnaire de musique de Choron et Fayolle, au début de 181226, c’est-à-dire à un moment où, avant de publier les Vies, il songeait plutôt à rédiger une biographie de Cimarosa :
16 janvier 1812 – Seconde partie de mon manuel de musique. Ceci n’est point à copier. Voici ce que je trouve dans les auteurs français. À vérifier dans Burney. Cimarosa27…
Mais le contexte ? Le Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs de Choron et Fayolle a commencé d’être publié en 1810, la General History of Music de Burney s’arrête en 1789. On peut comprendre que, faute d’être rassuré sur la validité des ses sources livresques, Beyle n’ait pas poussé plus loin la rédaction de son Manuel de musique. Il s’est rabattu sur Haydn et Carpani, sur Mozart, Winckler e tutti quanti. Mais, d’autre part, la fin de cette notice demeurée privée est encore plus instructive. Alors que Choron ne parle pas des représentations des opéras de Cimarosa, se contentant d’une présentation sèche et livresque, Beyle, fort de ses propres expériences, insiste sur la spontanéité qui imprègne totalement, à son avis, les productions de Cimarosa :
Tous les opéras de Cimarosa brillent par l’invention, l’originalité des idées, la richesse des accompagnements et l’entente des effets de scène, surtout dans le genre bouffe. On sent, en écoutant chaque morceau, que la partition a été faite de verve et comme d’un seul jet28.
La même année, le 30 septembre, au beau milieu de la mission à Moscou, survient une intuition capitale :
Credo ch’el amor mio per Cimarosa viene di ciô ch’elli fa nascere delle sensationi pareilles a quello che desidero di far nascere un giorno. Quel misto d’allegria e di tenerezza del Matrimonio è affatto congeniale con me29.
Voilà encore une des sources des idées stendhaliennes sur le beau, le beau idéal, l’historicité du beau idéal. Au-delà même de certaines contorsions ou complications, Racine et Shakespeare prendra aussi ses mesures et ses critères sur la musique, sur Cimarosa et sur Mozart :
Je lui dirai alors, ou plutôt il se dira, ce qui vaut bien mieux, que le beau idéal […] diffère […]. Chaque homme aurait, s’il y songeait bien, un beau idéal différent. Il y a autant de beaux idéals que de formes de nez différentes ou de caractères différents. Mozart, né à Salzbourg, a travaillé pour des âmes flegmatiques, mélancoliques et tendres comme lui ; et Cimarosa, pour des âmes ardentes, passionnées, sans repos dans leurs passions, et ne voyant jamais qu’un seul objet30.
V. Del Litto rapprochait cette opinion du Cours de littérature dramatique de Schlegel31. Sans doute ! « Il me semble que mon goût particulier pour les bons opéras-bouffes vient de ce qu’ils me donnent la sensation idéale de la comédie32. » Il demeure, malgré tout, que la musique, la musique de Cimarosa, alternant cependant avec celle de Mozart, a surtout donné à Beyle l’idée de ce qu’il devait recréer, de ce qu’il allait retrouver avec ses moyens propres.
12Étonnant Stendhal ! Il a toujours révéré ce que l’on devrait pourtant appeler l’inactualité classique de Cimarosa. À plusieurs reprises, il salue la perfection des cantilènes du Matrimonio : « En commençant par apprendre par cœur cinq ou six airs du Matrimonio on finit par sentir la beauté de tous les autres33. » Plus avant dans le temps, au plus fort de la vogue rossinisante et quoiqu’il soit partisan déterminé de la modernité, il ne craint pas d’écrire :
Je citerai pour exemple les deux premiers duetti du Matrimonio segreto, et entre autres le second : « Io ti lascio perché uniti ». […] Remarquez qu’ils sont réguliers […], on peut en quelque sorte prévoir la suite et le développement de ceux dont on entend le début. Tout le mal est dans ce mot prévoir, et c’est de là que nous verrons dans peu sortir le style et la gloire de Rossini34.
Ce sont les mêmes qualités de tendresse mêlée de force que notre auteur apprécie dans Gli Orazi : « L’opéra seria le plus beau, le plus riche, le plus original35. » Tout le monde connaît l’enthousiasme pour l’air n° 3 « Quelle pupille tenere » : « Le plus bel air serio du monde36. » Le galbe de la ligne vocale, la tonalité fort sage d’ut majeur, l’accompagnement tout simple des cordes en font un parfait exemple du style néoclassique. Voilà le canto spianato cher aux vrais dilettantes. Les paroles sont chantées par Curiace, rôle de contre-ténor ou de soprano travesti : « Quelle pupille tenere che brillano d’amore daran di questo core candida ognor la fè37. » Amour, constance, fidélité, patriotisme, générosité, cet air dans son sens comme dans sa forme rappelle les airs d’Ottavio dans Don Giovanni. On comprend mieux la hiérarchie ultérieurement présentée dans la Vie de Rossini :
Vif, léger, piquant, jamais ennuyeux, rarement sublime, Rossini semble fait exprès pour donner des extases aux gens médiocres. Cependant surpassé de bien loin par Mozart dans le genre tendre et mélancolique et par Cimarosa dans le style comique et passionné38.
Cimarosa incarne la version classique du beau idéal en musique, tandis que Mozart représenterait davantage le beau idéal romantique. Dans un des articles prévus pour le Spettatore, Stendhal écrit :
S’il semble au premier coup d’œil que le romanticisme ne peut pas s’appliquer à la musique, c’est qu’il s’y applique trop ; dans cet art charmant, où nous avons la bonne habitude de n’applaudir que ce qui nous fait plaisir, le classicisme nous semblerait […] ridicule […].
Cimarosa, Piccinni, Sacchini, Galuppi ont fait chacun trente opéras ; de ces cent vingt opéras cinquante à peine ont été joués à Milan […] vers 1780. Donc nous n’en avons pas la moindre idée et cependant nous ne pouvons pas les souffrir.
Pourquoi ? C’est qu’au lieu de jouir nous comparons ; or la comparaison est ce qui tue la musique. Que l’on nous donne le Barbier de Séville de Paisiello ou la Secchia rapita de Zingarelli, nous comparons le style de cette ancienne musique au style moderne des Rossini, des Mozart, des Mayer.
Qu’arrive-t-il de là ? C’est que nous applaudissons avec fureur le Barbier de Séville de Rossini, qui ne présente autre chose que les idées de Cimarosa habillées à la moderne […].
D’ici à deux ou trois ans, chacun osera dire ce qu’il sent […] alors on sera obligé de revenir au génie de la gaieté, on reprendra les chefs-d’œuvre de Cimarosa39.
La postérité a finalement ratifié l’opinion de Stendhal. Car, n’en déplaise à Berlioz, les « irritantes stupidités » beylistes sont partagées par d’autres critiques fort officiellement établis. Le premier est Henri Blaze de Bury. Fils de Castil-Blaze, et très compétent directeur de la Revue des Deux Mondes, lui aussi prise fort le Matrimonio, justement pour ses qualités classiques :
Beaucoup de clarté, un dessin élégant et facile, de la distinction, de la justesse, de la netteté dans le débit, avec cela on se tire d’affaire, témoin le chef-d’œuvre du génie humain en pareil genre, Le Mariage secret de Cimarosa. Quand cessera la jeunesse pour cette musique ? […] Jamais peut-être avec si peu d’appareil la musique ne produisit de plus ravissantes sensations, c’est l’or pur de la mélodie dégagé de toute espèce d’alliage. J’ai nommé Molière ; lui seul, en effet, peut donner une idée de ce style généreux et clair de cette langue du cœur qui sait trouver le sublime […], quelle large place occupe le style dans cette exécution […]. Vous avez beau avoir négligé cette musique, il faut y revenir comme à Racine40.
Après Blaze de Bury, Paul Scudo, dans la même revue, soutient une opinion analogue. Il l’exprime en comparant précisément le Matrimonio avec les Orazi. Le premier ouvrage représente le « modèle des opéras de demi-caractère, du vrai comique tempéré par la grâce et le sentiment41 » ; pour ce qui est du second :
Gli Orazi e i Curiazi est l’opéra sérieux de Cimarosa le plus connu en Europe. Sous l’Empire il était souvent exécuté à la cour de Napoléon par la Grassini et Crescentini, deux virtuoses pour lesquels Cimarosa avait écrit cet ouvrage. Je compte parmi les plus beaux jours de ma vie, celui où il me fut donné d’entendre madame Grassini chanter, à l’âge de cinquante ans, l’air si suave des Horaces : « Quelle pupille tenere ». Quel style, quelle large manière de phraser, quels accents pénétrants42.
Pour être parfaitement objectif, il faut donc admettre que l’opinion de Stendhal s’est nuancée. Non pas tellement dans l’absolu, mais plutôt dans la manière de qualifier Cimarosa. Peut-être est-ce pour cette raison aussi qu’il n’a pas écrit la biographie envisagée. Observons en passant que Haydn, Mozart, Rossini n’ont pas donné lieu à de pareilles fluctuations.
L’idée du Beau – questions de chronologie
13Plus que pour Rossini et pour Mozart – ce dernier étant toujours classé dans une catégorie à part –, l’opinion de Stendhal sur Cimarosa a évolué en relation avec la définition du beau idéal. Dans la Vie de Haydn, la musique du Napolitain représente pour notre auteur le beau antique alors que Mozart semble traduire une sensibilité plus moderne :
La beauté et l’air de bonheur des figures de Raphaël se reconnaissent bien dans les mélodies de Cimarosa […]. Celles de Mozart, au contraire, ressemblent aux vierges d’Ossian, de beaux cheveux blonds, des yeux bleus souvent remplis de larmes43.
D’autres passages de cette même Vie44, tel endroit des Lettres sur Métastase sont congruents :
Cette langue donc [la musique] est très vague de sa nature […], les Pergolèse et les Cimarosa ont eu le bonheur de trouver Métastase […]. La musique élève à une beauté idéale tous les caractères qu’elle touche45.
Systématiquement, Stendhal présente Cimarosa comme le compositeur exemplaire, la beauté de référence ; c’est exactement le sens du mot « classique » : « Ne soyez donc point inquiet pour votre cher Cimarosa ; il peut passer de mode, mais l’équitable postérité le mettra sûrement, pour le talent, à côté de Raphaël46. »
14Néanmoins bientôt une sorte d’équilibre ou de balancement s’esquisse. Cimarosa n’est plus l’absolu, le seul, l’unique, Mozart peut-être pas non plus ; les deux compositeurs doivent s’appréhender dans un rapport mouvant : « Les jours de bonheur vous préférerez Cimarosa, dans les jours de tristesse Mozart aura l’avantage47. » Plus nette, la Vie de Mozart énonce que « le seul Cimarosa pouvait donner à Figaro la brillante gaieté et l’assurance que nous lui connaissons48 ». Ensuite, les chapitres CI et CII de l’Histoire de la peinture en Italie articulent encore davantage le parallèle : « Dans une autre manière de toucher les cœurs Cimarosa et Pergolèse ont fait des airs d’une beauté ravissante. Mozart […] pour représenter les passions mélancoliques […] a négligé la beauté des chants49. » L’Histoire de la peinture comporte un chapitre qui s’essaie à définir « le beau moderne » (« École de Florence, livre sixième : du beau idéal moderne »). Le cas de Cimarosa y vient opportunément aider l’argumentation ; une longue note oppose l’esprit sec, la satire railleuse, fruit du malheur des temps, au buffa :
La musique est une peinture tendre ; un caractère parfaitement sec est hors de ses moyens. Comme la tendresse lui est inhérente, elle la porte partout, et c’est par cette fausseté que le tableau du monde qu’elle présente ravit les âmes tendres et déplaît tant aux autres […].
L’écueil du comique c’est que les personnages qui nous font rire ne nous semblent secs, et n’attristent la partie tendre de l’âme. La vue du malheur lui ferait négliger la vue de sa supériorité ; c’est ce qui fait, pour certaines gens, le charme d’un bon opera buffa si supérieur à celui d’une bonne comédie : c’est la plus étonnante réunion de plaisirs. L’imagination et la tendresse sont actives à côté du rire le plus fou […].
Tels sont, supérieurement, I Nemici generosi de Cimarosa50.
Stendhal souligne quelques-unes des idées-maîtresses qui lui servent à définir à la fois le beau moderne et le romanticisme. Dans le chapitre II de la version de 1823 de Racine et Shakespeare, la fortune déclinante des opéras bouffes de Cimarosa et de Mozart suggère l’idée de l’historicité du Beau : « Le comique est comme la musique, c’est une chose dont la beauté ne dure pas51. » Ensuite l’exemple du Barbiere di Siviglia de Rossini montre que le beau moderne est élégant, c’est-à-dire relatif, évolué, mais périssable aussi :
Rossini, suivant sans s’en douter les traces de Canova a substitué de l’élégance à cette force, si utile et si estimée dans la Grèce antique ; il a compris la tendance de son siècle, il s’est écarté du beau idéal de Cimarosa précisément comme Canova a osé s’écarter du beau idéal antique52.
L’époque de Rossini, sous la Restauration et la réaction monarchique, n’accepte plus que le buffo musical, parce que la musique « vous donne directement le rire que ferait naître une bonne comédie jouée avec feu […], Cimarosa a plus d’idées que Rossini, et surtout de bien meilleures idées, mais Rossini a le meilleur style53. »
15Dans la « Réponse à quelques objections », à la fin de Racine et Shakespeare (1825, appendice n° XI) Stendhal imagine une conversation avec Canova ; il convainc ce maître à la mode, ce sculpteur si neuf de ne pas rejoindre les snobs qui condamnent « comme manquant de dignité les flonflons de Cimarosa54 ». Et promptement reparaissent les deux noms, les deux maîtres essentiels :
Je lui dirais alors, ou plutôt il se dirait – ce qui vaut bien mieux – que le beau idéal de ces gens-là diffère ; et six mois ou un an après, il arriverait à cette proposition énorme […]. Chaque homme aurait, s’il y songeait bien, un beau idéal différent […]. Mozart a travaillé pour des âmes flegmatiques, mélancoliques et tendres comme lui ; et Cimarosa, pour des âmes ardentes, passionnées, sans repos dans leurs passions et ne voyant jamais qu’un seul objet55.
Beau rêve ? Ou petite ruse pour ne pas adhérer servilement aux modes et aux temps ? Pratique de la restriction mentale et musicale ? Telle était la complication stendhalienne. En août 1823 il écrivait, mi-blasé, mi-sarcastique, à Bathilde Curial :
Le parti de Rossini pâlit, on est allé chercher Gli Orazi un ancien chef-d’œuvre de Cimarosa. Je crois que cela ennuira le public, quoique Madame Pasta y remplisse un fort beau rôle d’homme et y chante le plus air serio qui peut-être existe : « Quelle pupille tenere »… Si vous avez l’air, faites-vous jouer la ritournelle, vous y verrez une grande hardiesse, souvent imitée depuis par Rossini56.
Mariages secrets dans les romans
16On sait que les sujets de fiction retenus par Stendhal s’articulent volontiers autour d’un mariage secret. Ainsi Armance, en tout premier, raconte comment la jeune orpheline russe devient fort discrètement l’épouse d’Octave de Malivert. Comme Carolina du Matrimonio segreto, elle n’est pas un parti fort recherché, médiocrement dotée, réléguée, parce que cadette, au deuxième rang, en second choix, après beaucoup d’autres femmes plus brillantes ; pourtant sa beauté particulière, un certain air spécial la font aimer d’un coup. Le mariage se fera en dépit de tous les obstacles mondains. Dans l’opéra, la rapidité et le secret du mariage de Carolina avec Paolino sont le fait de deux êtres pareillement inflexibles : « O sposo amato ! Nè un trasporto d’amore sarà scusato57 » ; tout aussi entêté apparaît le Comte, à l’acte I, scène 8, résolu de se marier en bravant les convenances sociales et l’opinion publique :
Invece di sposare la maggiore,
Sposerò la cadetta :
Dei cento mila invece per la dote,
Sol di cinquanta mila io mi contento :
Quella, quella mi piace,
Quella m’ha innamorato58.
Ce Comte si passionné trace de lui-même un portrait dont bien des traits conviennent sans doute aussi à Octave de Malivert ; dans l’air n° 14 (acte II, scène 8), il se déclare lunatique, atrabilaire, sujet à la migraine (« Son lunatico, bilioso, Son’soggetto all’emicrania »). Il se dit porté sur le jeu, noceur, ivrogne ; il traite brutalement tout son monde ; bref, il est rempli de défauts, aussi bien moraux que physiques (« Ve ne sono di fisici, Ve ne sono di morali »). À la fin, quand il apprend que Carolina est déjà mariée, le Comte se montre aussi généreux que le sera Octave dans son contrat de mariage et son testament. Le Comte l’affirme par deux fois : d’abord au début du duo n° 19 (II, 17) : « Il parlar di Carolina, Penetrato m’è nel seno. Per si amabile ragazza Io non so quel che farei, E salvarla ben vorrei59 » ; ensuite dans le Finale n° 20 : « Il mio amore per Carolina, M’interessa a suo favore60 ». On est ici assez proche de l’élégance et de la distinction innées d’Octave :
L’amour-propre d’Octave n’avait plus de secrets pour Armance et ces deux jeunes cœurs étaient arrivés à cette confiance sans bornes qui fait peut-être le plus doux charme de l’amour. Ils ne pouvaient parler de rien au monde sans comparer secrètement le charme de leur confiance actuelle avec l’état de contrainte où ils se trouvaient quelques mois auparavant en parlant des mêmes choses61.
La façon d’aimer du Comte, la résolution de Carolina, qui ne s’épouseront pas, à cause du mariage secret de Carolina, se retrouvent dans l’estime mutuelle d’Octave et d’Armance dont le mariage se célèbrera en secret mais ne se consommera pas : « Jamais Octave n’avait été sous le charme de l’amour le plus tendre comme dans ce moment suprême […], chaque jour il se donnait le nouveau plaisir d’écrire à son amie62. »
17L’idée du mariage secret joue également un rôle dramatique déterminant dans Lucien Leuwen. La relation entre Lucien et Bathilde de Chasteller est continuellement contaminée par cette question lancinante : pourquoi la charmante Bathilde demeure-t-elle énigmatique ? Toujours complexe et retenue avec Lucien, aurait-elle discrètement vécu avec M. de Busant de Sicile ? « Lucien n’arriva jamais à savoir la vérité sur M. de Busant63. » Aux yeux de tout Nancy, Bathilde et Lucien forment un couple véritable, mais il garde son mystère, ne veut pas s’afficher comme tel. Mme d’Hocquincourt demande, faussement ingénue : « Mais comment faites-vous pour n’être pas aux pieds de la sublime Chasteller ? Est-ce qu’il y aurait de la brouille dans le ménage64 ? » Les meilleurs moments sont ceux où l’amour se cache, tout à fait privé, par exemple dans le salon vespéral de l’hôtel de Pontlevé :
Un soir, madame de Chasteller eut à écrire une lettre pressée.
— Voilà un journal pour amuser vos loisirs, dit-elle en riant et en jetant à Leuwen un numéro des Débats ; et elle alla en sautant prendre un pupitre fermé qu’elle vint poser sur la table placée entre Leuwen et elle65.
Certes, Henri Martineau a expliqué, naguère, que dans ses plans Stendhal imaginait que Lucien et Bathilde se retrouveraient quelques années plus tard pour vivre enfin une vie conjugale publique et joyeuse :
Plan pour la fin66
Madame de Chasteller se fait épouser, Lucien croyant qu’elle a fait un enfant. À Paris, après la noce : « Tu es à moi, lui dit-elle en le couvrant de baisers. Pars pour Nancy. Tout de suite, Monsieur, tout de suite ! […] Et écris-moi. Quand tes lettres montreront de la conviction (et tu sais que je suis bon juge) alors tu reviendras, mais seulement alors. » […] Lucien revint au bout de huit jours67.
Mais jamais Stendhal n’est parvenu à écrire cette fin-là… Stendhal, quand il met en scène le triomphe de l’amour, d’un amour conjugal, empêche sa publicité et trouve toujours quelque obstacle ou empêchement à son achèvement. En ce point précis, il diffère de Cimarosa ; les dernières paroles du Matrimonio sont les suivantes :
Oh che gioia, che piacere !
Già contenti tutti siamo!
Queste nozze noi vogliamo
Con gran festa celebrar68 !
On osera un rapprochement apparemment incongru : le Matrimonio se termine dans la même couleur jubilatoire que Fidelio, c’est-à-dire à grand renfort de trompettes et de timbales, sur des broderies jubilatoires des chanteurs apaisés. Beyle se serait récrié, lui qui n’a pas rencontré Beethoven à Vienne, qui ne l’a jamais apprécié ; en revanche, il a peut-être médité sur les limites du genre bouffe, sur ces naïvetés – vraies ou feintes ? – d’un fabricant d’opéra napolitain69 :
L’antique Miserere du Vatican, composé par Allegri vers 1400, a également produit, je n’en fais aucun doute, le duetto si mondain : « Io ti lascio perché uniti » [n° 2, acte I, scène 1] du premier acte du Matrimonio segreto, et l’air sublime de Romeo : « Ombra adorata aspetta »70.
Les plus beaux mariages secrets sont les plus mouvementés, comme on le voit dans Le Rouge et dans La Chartreuse. Dans Le Rouge, Mathilde de la Mole se donne à plusieurs reprises, et avec outrance, le titre d’« épouse » de Julien71, ce dernier laisse dire, laisse faire. Toutefois il précise à Madame de Rênal que Mathilde est « [sa] femme mais n’est pas [sa] maîtresse72 ». Tout un certain petit marchandage renforce cette précision curieuse : Mathilde sera veuve, vite consolée, mais pour sa part Madame de Rênal devra devenir une mère pour le fils de Julien73. N’y aurait-il pas là un vague souvenir, retravaillé, de cette différence sociale dirimante, qui existe entre Carolina et Paolino ? N’est-ce pas ce qui met les pères, tous les pères, en fureur ?
On se souviendra que par deux fois le Matrimonio est explicitement cité dans le roman. La première occurrence se trouve au chapitre 19 de la IIe partie, intitulé « l’Opéra bouffe » :
Pendant tout le premier acte de l’opéra, Mathilde rêva à l’homme qu’elle aimait avec les transports de la passion la plus vive ; mais, au second acte, une maxime d’amour chantée, il faut l’avouer sur une mélodie digne de Cimarosa, pénétra son cœur74.
N’est-ce pas une réminiscence du n° 16 du Matrimonio ? Dans ce récitatif accompagné, Carolina exprime son désespoir : comment fuir les avances du Comte ? Comment se justifier devant son père, sinon en avouant son mariage secret avec celui qui n’est que le commis de la maison :
Misera ! in qual contrasto
Di pensieri mi trovo ! Io son smarrita…
Cielo, deh ! tu m’addita
Il consiglio meglior. Qualche Speranza
Rendi al cor mio… Ma il core, oddio ! mi dice :
Carolina infelice75.
« Le morceau, écrit Rémy Campos , est conçu comme une progression tragique par l’altération des couleurs harmoniques (l’assombrissement de mi bémol majeur à si bémol mineur76. » Toutefois, la couleur n’est pas identique dans le roman. Ou plutôt elle se renforce : car les époux secrets se sentent de plus en plus irrémédiablement liés l’un à l’autre. Malgré tous les pères et les hommes d’âge.
18La deuxième occurrence se trouve au chapitre 30 (« Une loge aux Bouffes »), toujours dans cette IIe partie. Cette fois, l’allusion au récitatif n° 16 de l’opéra est sûre :
Par bonheur il trouva la loge de la Maréchale remplie de femmes et fut relégué près de la porte, et tout à fait caché par les chapeaux. Cette position lui sauva un ridicule ; les accents divins du désespoir de Carolina dans le Matrimonio segreto le firent fondre en larmes […].
— Avez-vous vu les dames de La Mole, lui dit-elle, elles sont aux troisièmes. À l’instant Julien se pencha dans la salle en s’appuyant assez impoliment sur le devant de la loge ; il vit Mathilde ; ses yeux étaient pleins de larmes77.
À cet instant précis, il semble que la réaction de Julien soit la même que celle que nous pouvons nous aussi ressentir au n° 17 (Quintetto) qui suit le Recitativo. Le morceau commence par un petit air de Carolina (« Deh ! lasciate ch’io respiri : Disgraziata, meschinella ! »). Ce sont comme trois suppliques. Maniérisme, certes, mais qui se transpose si bien dans la personnalité capricieuse de Mathilde ! Il convient de prendre assez au sérieux les allusions que fait Le Rouge au Matrimonio : le « mariage » de Julien et de Mathilde est bien littéralement un mariage « de théâtre ». Car il faut regarder avec du recul. Nous sommes à Paris, dans la haute société d’une caste qui s’ennuie. La comédie « cimarosienne » des lubies de Mathilde est le fruit de ce monde vain ; et cela ajoute opportunément une catégorie à la liste des façons d’aimer, telle qu’on la découvre par ailleurs, dans la deuxième partie de De l’amour.
19La Chartreuse de Parme comporte encore plus de complications, tellement de contraintes, de contrariétés ! Voici quelques indications. Dans son dernier roman, Stendhal évoque un autre ouvrage de Cimarosa, sérieux cette fois : Gli Orazi, qui traite également des plus cruels obstacles survenant à l’encontre des unions promises ; il s’agit, en particulier, de l’air de Curiazio (rôle confié à un soprano ou à un sopraniste) : « Quelle pupille tenere » intervenant à l’acte I, scène 5 de l’opéra. La scène à laquelle le romancier fait allusion débute par un récitatif « sec » de Curiazio. Il répond ceci à Orazia, son accordée :
Ed a un tal patto solo
Curiazio può parlar, che spento in petto
quando parla la patria ha ogni altro affetto.
Questi i miei sensi son: congiunti e amici
oggi gli Orazi io bramo;
amo la patria, ed amo
il suo onor, la sua gloria, il suo decoro,
e solo, idolo mio, dopo di lei
l’anima del mio sen, l’amor tu sei78.
Ensuite survient l’air fameux :
Quelle pupille tenere
che brillano d’amore
vedran di questo core
candida ognor la fé.
Ma se il dover mi chiama,
ma se l’onor m’invita…
non palpitar, mia vita,
non dubitar di me.
Nel fier bollor dell’armi,
nel placido riposo,
non saprò mai scordarmi,
anima mia, di te79.
Que de galanteries ! On remarquera que ces mots de Curiazio, Monsignore Fabrice peut les redire et les vivre, au pied de la lettre, auprès de Clélia. On l’expliquera, d’ailleurs, plus loin, avec d’autres renforts. Mais, d’entrée de jeu, on admettra facilement que, pour l’auteur et ses héros, seuls comptaient le sens général, la tonalité à la fois ardente et tendre de la musique, d’autant plus que les vers du librettiste Sografi sonnent assez platement. Cette musique, en majeur, est d’une grande simplicité et d’une élégance du premier degré. On imagine l’art de la discrétion suggestive que pratiquerait Mozart en pareil cas… En tout cas, on rappelle l’avis cité plus haut :
Cimarosa agit sur l’imagination par de longues périodes musicales […] [d’]une extrême régularité […]. Ces chants sont les plus beaux qu’il ait été donné à l’âme humaine de concevoir ; remarquez cependant qu’ils sont réguliers80.
Il faut se demander qui parle en réalité dans ce passage du roman : ne serait-ce pas Bombet musicographe ? Est-ce seulement Fabrice ? On est enclin à penser que le Matrimonio se profile ici subrepticement à l’arrière-plan et redouble l’effet des Orazi. Car l’essentiel demeure le mariage secret authentique que Fabrice et Clélia vivent à partir du chapitre 28. Sandrino en est le fruit précieux. Et n’y a-t-il pas, à l’entour, tant de bouffonneries et certaines similitudes ? Le général Conti est aussi sot et ridicule que Geronimo. Mosca semble une réplique du Comte Robinson, grand seigneur, très amoureux, vite emporté, vite calmé. La Sanseverina pourrait, à certains égards, paraître une réplique d’Elisabetta, la tante de Carolina. La jalousie, le dépit, la manie du secret, les embarras d’intrigues trop bien ourdies, tous ces éléments comiques sont des touches ou des pastiches du Matrimonio. À dire vrai, la maîtrise supérieure du romancier tient au fait qu’on pourra ultérieurement relire et reconsidérer les mêmes éléments dans un tout autre éclairage, sous le signe d’un Mozart « serio »…
20La recherche des sources, de l’influence hypothétique demeure un exercice périlleux, qui s’ouvre facilement, chez Stendhal, vers de multiples horizons. Si l’on entend assez, à l’arrière-plan de la IIe partie du Rouge, l’écho des soirées du Théâtre Italien de Paris, il serait excessif de parler d’un roman uniformément « cimarosien » à propos de La Chartreuse. Ce roman est infiniment plus insaisissable. Mieux vaut retravailler à son propos ce que l’auteur écrit justement au chapitre 23 de la IIe partie :
La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention81.
On corrigera donc l’expression : on remplacera le mot « politique » par l’opéra. Dans La Chartreuse, la musique intervient comme les mixages et les collages de la Sinfonia de Berio. Romain Rolland, on s’en souvient, parlait, pour sa part, d’une « buée musicale ». L’idée est la même ; la remarque va dans le même sens ; elle renvoie de surcroît à ces difficultés qui touchent la transposition ou la transcription d’art. Aussi faudra-t-il essayer, par la suite, une autre approche, plus technique et psychologique à la fois. Elle nous mènera vers des opéras plus ambitieux ou plus ambigus que le Matrimonio ou les Orazi, c’est-à-dire du côté de Mozart.
Notes de bas de page
1 Souvenirs d’égotisme, O.I., ouvr. cité, p. 472.
2 Robert Lowe, Stendhal et Cimarosa, mémoire de DES, Faculté des Lettres, Paris, 1949 (dactylo. WUNIV 4= 1949-29-3).
3 Vie de Henry Brulard, t II, O.I., ouvr. cité, chap. XXXVI, p. 888.
4 Mémoires d’Outre-Tombe, ouvr. cité, I, p. 320.
5 A. de Lamartine, Cours familier de littérature, Paris, 1856, Chez l’auteur, t. XIX, p. 462.
6 V. Hugo, dans Œuvres complètes, J. Massin (éd.), Paris, Club Français du Livre, 1967, XII, p. 462.
7 « Cimarosa se montre dans cette composition un maître accompli ; le texte est bien dans la manière italienne et je me suis aperçu à son propos comme il est possible que l’ineptie, voire l’absurdité s’allie très heureusement avec la qualité supérieurement esthétique de la musique. Cela résulte tout simplement de l’humour car celui-ci même sans être poétique constitue une sorte de poésie et nous élève par sa nature au-dessus du sujet. » F. Claudon, Goethe, Essai de biographie, Kimé, 2011, p. 170 et suiv.
8 E. Delacroix, Journal, ouvr. cité, I, p. 419.
9 Ibid., III, p. 434.
10 Voir C. Gatti, ouvr. cité, I, passim ; et M. Rinaldi : Due secoli di musica al teatro Argentina, Firenze, Olschki, 1978.
11 Voir Werner Otto, Die Lindenoper, Berlin, Henschelverlag, 1977, passim.
12 Voir F.-H.-J. Castil-Blaze, Théâtres lyriques de Paris : l’Opéra italien, Paris, 1856, p. 328 et suiv.
13 Souvenirs d’égotisme, ouvr. cité, p. 465.
14 Voir F. Claudon « Stendhal et Cimarosa », dans Stendhal e Milano (actes du congrès stendhalien de Milan, 1980), E. Balmas (éd.), Firenze, Olschki, 1982, p. 563-589.
15 Rome, Naples et Florence, ouvr. cité, p. 292.
16 Promenades dans Rome, ouvr. cité, p. 192.
17 Consultée à la BNF Vma 1605.
18 Vie de Rossini, ouvr. cité, p. 357.
19 Ibid., p. 367 : « L’énergie de Cimarosa, la mélancolie de Mozart. »
20 Journal, O.I., I, ouvr. cité, Ermenonville, mai 1810, p. 623.
21 Vie de Rossini, ouvr. cité, p. 386.
22 Sur l’Impresario, voir Journal, O.I., I, ouvr. cité, p. 477 et 631 ; sur Le Trame et sur I Nemici : Vie de Rossini, ouvr. cité, p. 368.
23 Promenades dans Rome, ouvr. cité, p. 967.
24 Promenades dans Rome, ouvr. cité, p. 296.
25 Voir ibid., p. 510 et 540. La remarque est de M. Crouzet, « Stendhal shakespearien », dans Stendhal et l’Angleterre (actes du colloque de Londres), K. G. McWatters & C. W. Thompson (éds.)), Liverpool, 1987, p. 82.
26 Œuvres complètes, vol. 34, Journal littéraire, 3, p.358-361.
27 Ibid., p. 359.
28 Ibid., p. 360.
29 « Je crois que mon amour pour Cimarosa vient de ce qu’il fait naître des sensations semblables à celles que je désire faire naître un jour. Ce mélange d’allégresse et de tendresse du Matrimonio segreto est tout à fait congénital à moi. » Journal, O.I., I, ouvr. cité, p. 828 (trad. V. Del Litto).
30 Racine et Shakespeare, O.C., ouvr. cité, « Réponse à quelques objections », section V, vol. 37, p. 267.
31 La Vie intellectuelle de Stendhal, ouvr. cité, p. 465.
32 Lettre à Félix Faure du 2 octobre 1812, Correspondance, ouvr. cité, I, p. 659.
33 Vie de Haydn, ouvr. cité, p. 61.
34 Vie de Rossini, ouvr. cité, p. 357.
35 Vie de Haydn, ouvr. cité, p. 99.
36 Correspondance, ouvr. cité, II, p. 19, lettre 749 du 1.VIII. 1823, à Bathilde Curial.
37 « Ce regard attendri et brillant d’amour garantissent à jamais la foi candide de mon cœur. »
38 Vie de Rossini, ouvr. cité, p. 637.
39 Journal littéraire, O.C., vol. 25, p. 154.
40 H. Blaze de Bury, Musiciens contemporains, Paris, M. Lévy, 1856, p. 134-135.
41 Critique et littérature musicales, ouvr. cité, p. 102.
42 Ibid.
43 Vie de Haydn, ouvr. cité, p. 143.
44 Ibid. : « Pergolèse et Cimarosa sont les Raphaël de la musique », p. 142.
45 Lettres sur Métastase, ouvr. cité, p. 219.
46 Vie de Haydn, ouvr. cité, p. 135.
47 Ibid., p. 143.
48 Vie de Mozart, ouvr. cité, p. 198.
49 Histoire de la peinture, O.C., ouvr. cité, vol. 27, p. 130-131.
50 Ibid., p. 130-131.
51 Racine et Shakespeare, O.C., ouvr. cité, vol. 37, p. 32.
52 Vie de Rossini, ouvr. cité, p. 388.
53 Ibid., p. 478.
54 Racine et Shakespeare, O.C., ouvr. cité, 27, p. 262.
55 Ibid., p. 267.
56 Correspondance, ouvr. cité, II, p. 19, lettre n° 749.
57 « O mon époux bien-aimé ; notre coup de foudre (trasporto) va devenir notre excuse. » Recitativo, I, 1.
58 « Au lieu d’épouser l’aînée, J’épouserai la cadette : Je me contenterai de cinquante mille écus de dot, Au lieu des cent mille, L’autre, c’est l’autre qui me plaît, c’est d’elle que je suis amoureux. » Acte I, scène 9.
59 « Les propos de Carolina m’ont pénétré le cœur. Je ne sais ce que je ferais pour une si aimable personne et je voudrais la sauver de son sort. »
60 « Mon amour pour Carolina me donne à cœur de favoriser son sort. »
61 Armance, O.R.C., ouvr. cité, I, chap. XXIV, p. 204.
62 Ibid., chap. XXXI, p. 243.
63 Lucien Leuwen, O.R.C., ouvr. cité, II, p. 812.
64 Ibid., chap. 29 du manuscrit autographe, p. 296.
65 Ibid., p. 292.
66 Dans Romans et nouvelles, t. I, Martineau (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, préface, p. 740.
67 Xavier Bourdenet éditeur de Leuwen dans O.R.C., ouvr. cité, t. II, place ce même texte en appendice p. 922.
68 « Ah, quelle joie, quel agrément, à présent nous sommes tous pleins de contentement. Voici des épousailles que nous voulons célèbrer en grande pompe ! »
69 Voir Rémy Campos, « Le Mariage secret ne serait-il que la résolution d’une dissonance sociale dans une immense cadence ? que l’enchaînement dramatisé d’une tonique à une dominante ? » (L’Avant-Scène Opéra p. 83).
70 Cité par R. Campos (L’Avant-Scène Opéra : Le Mariage secret - Cimarosa, n° 175), p.14 ; et Vie de Rossini, ouvr. cité, p. 662.
71 Par exemple : « Vous m’oubliez tout à fait, moi qui suis votre épouse. » (II, 29, O.R.C., p. 725) ; ou ibid., II, 32, p. 736 : « Je suis votre épouse à jamais » ; ou encore ibid. II, 34, p. 745 : « Pour Mathilde, tous ses sentiments étaient absorbés dans son adoration pour son mari, car c’est ainsi que son orgueil appelait toujours Julien. »
72 Le Rouge et le Noir, ouvr. cité, II, 43, p. 789.
73 Ibid.
74 Ibid., p. 669.
75 « Malheureuse que je suis ! dans quel débat s’agite mon esprit !… Je suis perdue… Ah Ciel, indique moi la voie qu’il faut suivre. Rends quelque espoir à mon cœur. Mais mon cœur – oh mon Dieu – me dit : pauvre Carolina, maltraitée par le sort. »
76 L’Avant-Scène Opéra, ouvr. cité, p. 70.
77 Le Rouge et le Noir, O.R.C., ouvr. cité, p. 729.
78 « À ce propos voici ce que Curiazio aurait à dire, lui qui, lorsque la patrie l’appelle, a éteint en son cœur tout autre passion. Voici ma pensée : parents et amis, les Horace, aujourd’hui, je les chéris tous. Mais j’aime ma patrie, j’aime son honneur, sa gloire, son rang ; et toi, ensuite, idole de mon cœur, tu es l’âme de ma vie, mon amour. »
79 « Ces beaux yeux, qui brillent d’amour, pourront toujours voir la foi candide de mon cœur. Et si le devoir m’appelle, si l’honneur me réclame, ne t’émeus pas, ma vie, ne doute pas de moi. Au beau milieu des combats comme au moment apaisé du repos, je n’aurai jamais garde, ô mon âme, de me déprendre de toi. »
80 Vie de Rossini, ouvr. cité, p. 357.
81 La Chartreuse de Parme, II, 23, O.R.C., ouvr. cité, III, p. 512. Roger Fayolle a très justement noté que cette assertion est récurrente chez Stendhal, qui l’emploie au moins trois fois (voir Fayolle, « L’histoire littéraire et son histoire », dans Comment la littérature nous arrive, J. Bersani et coll. (éds.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 112).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Voyager en France au temps du romantisme
Poétique, esthétique, idéologie
Alain Guyot et Chantal Massol (dir.)
2003
Enquêtes sur les Promenades dans Rome
« Façons de voir »
Xavier Bourdenet et François Vanoosthuyse (dir.)
2011
Écriture, performance et théâtralité dans l'œuvre de Georges Sand
Catherine Nesci et Olivier Bara (dir.)
2014