Prologue
p. 7-12
Texte intégral
1Il n’y a pas tellement d’auteurs dont la production soit aussi contrastée que celle de Stendhal.
2À son époque, on le connaissait surtout comme journaliste, critique, polémiste, à cause de Racine et Shakespeare, à cause de la Vie de Rossini, des écrits de voyages en Italie ou en France ; les lecteurs britanniques lisaient aussi, sans doute, les chroniques pour l’Angleterre ; les amateurs internationaux suivaient probablement les feuilletons musicaux et artistiques publiés dans le Journal de Paris. Moins nombreux étaient les lecteurs de romans. Bien plus tard, au fil du siècle, on s’est mis à considérer de préférence les récits et les fictions ; beaucoup plus tard encore on a découvert l’égotiste, le diariste. Et puis, il y avait l’épineuse question de tous ces manuscrits, toutes ces liasses, tous ces cahiers souvent quasi indéchiffrables, comme celui de Lucien Leuwen. L’œuvre de Stendhal est souvent un désordre désespérant. On a régulièrement essayé de lui redonner une cohérence et ces vicissitudes sont, en soi, un événement intellectuel1. Mais existe-t-il un authentique facteur d’unité ?
3C’est ici qu’intervient la passion de Stendhal pour les arts, pour la peinture et peut-être davantage encore pour la musique2. Notre homme s’est constamment situé en relation avec ces modes d’expression, leurs progrès, leurs promoteurs. Dès le premier chapitre de la Vie de Henry Brulard, intitulé « Qu’ai-je été ? » il se définit en se référant non pas à Napoléon Bonaparte ou Chateaubriand, mais à un compositeur :
Est-il bien possible ! cinquante ! je vais avoir la cinquantaine et je chantais l’air de Grétry : Quand on a la cinquantaine. Cette découverte imprévue ne m’irrita point3.
Plus étonnamment encore, le fait créateur lui-même a dépendu d’un certain rapport intime avec la musique. « Je voudrais pouvoir écrire dans une langue sacrée », avoue-t-il après un soir de concert4. Ces citations méritent, avec quelques autres, très peu d’autres, de revenir périodiquement à notre mémoire, au fil de la plume. Car elles sont structurantes. Elles nous inclinent à penser que la vie et l’œuvre de Beyle s’organisent autour de quelques moments de vérité, plutôt précis, très capitaux. Mais qu’est-ce qu’un « moment » ? Le terme est aujourd’hui assez en vogue. Son origine semble provenir du milieu de la communication politique, sociale, commerciale5. Par extension probablement, on a parlé, à propos ou autour de notre auteur, de « moment Guizot6 » ou de « moment Stendhal7 ». On peut être plus suggestif en disant qu’il existe surtout à nos yeux – ou plutôt nos oreilles – des « moments musicaux ». Pas seulement ceux de Schubert et quelques autres8. Non, il y a les moments musicaux dans le sens que précisait Adorno : « L’histoire s’est sédimentée dans les figures à travers lesquelles le compositeur rencontre le matériau9. » Il vaudra la peine de revenir sur ce concept adornien. Mais dans notre optique, pour notre sujet, cela pourrait s’entendre ici, déjà, de la manière suivante : l’histoire de Beyle s’est sédimentée autour de quelques compositeurs à travers lesquels l’auteur – en recherche créatrice – rencontre la musique. Il a donc eu un peu son moment Grétry, davantage son moment Rossini, beaucoup son moment Cimarosa, et surtout son moment Mozart. L’expliquer, voilà tout le but qu’on se propose.
4Car il se trouve que ce ressort très personnel a souvent été mal compris, mal accepté. Stendhal musicographe – utilisons ce terme d’une façon littérale, c’est-à-dire neutre, générale et extensive – a agacé beaucoup de musiciens. À commencer par Berlioz qui était son contemporain et son compatriote :
M. Beile, ou Bayle, ou Baile, qui a écrit […] sur la musique dont il croyait avoir le sentiment10.
Mais Berlioz ne détient peut-être pas le monopole de la vérité et de la justesse. Moins altiers, moins entiers, beaucoup de lecteurs trouvent que le goût et l’information de Beyle relèvent du dilettantisme. Cette fois le mot désignera – au sens de l’époque romantique – un goût exclusif pour l’opéra italien, et aussi – au sens actuel du terme – un amateurisme sympathique, plutôt superficiel. On songe à ce propos au scandale qui a marqué la Vie de Haydn, première publication de notre auteur, plagiant sans vergogne le musicologue italien Giuseppe Carpani.
5Dans les premiers chapitres qui vont suivre, on fera le point sur les connaissances réelles de Beyle. Notre auteur n’était, il est vrai, pas même un bon amateur. Il ne chantait pas, il chantonnait ; il ne jouait d’aucun instrument, il pianotait seulement sur sa table ; il ne savait pas lire une partition. Pourtant son information, son expérience étaient certainement plus vastes que celles de beaucoup de ses contemporains. Maintenant encore, qui connaîtrait autant d’opéras que Beyle ? Quasiment tous les grands théâtres d’Europe ont formé son goût, son expérience.
6Ensuite il y a eu, chez notre auteur, une volonté de penser la musique. Au sens de son temps, cela signifie : comprendre ce qu’est le phénomène du plaisir musical, discerner ce que peut être son rôle à la fois social et psychologique. Cette approche est en relation directe avec le mouvement qu’on appelait celui des Idéologues. Destutt de Tracy, Ginguené, Degérando analysaient ainsi ce qu’étaient les passions, la norme juridique ou les goûts littéraires. À leur image, Stendhal a tenté de saisir ce que l’on pourrait nommer l’esprit de la musique ; on entendra ce mot comme Montesquieu lorsqu’il parlait de l’esprit des lois, c’est-à-dire les sous-entendus, voire les axiomes, qui informent et dirigent tout le reste. Au passage, il nous importe de marquer quelques distinctions. « Stendhal et la musique » ne se confond pas avec « Stendhal et l’opéra ». Tout le monde a noté chez notre héros, dès le début, son habitude, sa familiarité avec l’opéra italien, sa façon de le classer, de l’apprécier, voire de le pasticher. Cela relève d’une part de la critique musicale11, d’autre part de la théâtralisation de l’écriture romanesque12. Cependant, dans le cas de Stendhal, les processus ont été un peu plus compliqués, plus profonds. L’auteur s’est identifié – on vient de le rappeler – à un compositeur – pas à un librettiste, ni à un critique – d’opéra ! Comment justifier cela ? La question n’est ni neutre ni anecdotique ; elle appelle même la polémique. La thèse qui sous-tend tous les chapitres de ce livre est comparatiste. Il s’agit de ce que Oskar Walzel appelait l’illumination réciproque des arts : « die wechselseitige Erhellung der Künste13 » . En termes plus prosaïques, cela signifie que si l’on connaît bien la musique, on peut mieux comprendre certains aspects de certains romans de Stendhal ; inversement, celui qui connaît bien certains passages, soit de la critique, soit de l’autobiographie, soit de la fiction stendhaliennes, pense immanquablement à certains moments de certains opéras que Stendhal a vus, connus, aimés. C’est ainsi ! Stendhal a toujours pris parti, mais il a aussi très diversement fondé ses engagements. Pour nous, nous essayons de comprendre ce qui s’est passé dans les coulisses.
7Finalement, après avoir fréquenté pendant assez longtemps, Stendhal, ses musiciens, leurs partitions, nous inclinons à penser que quelques opéras, seulement, ont profondément polarisé la réflexion de l’écrivain et surtout son imagination créatrice : un peu Rossini, davantage Cimarosa, constamment Mozart. Et c’est peut-être bien le point sur lequel il diverge profondément de Balzac ou de Sand, eux aussi très attirés par la musique. Beyle ne s’est reconnu que très peu de patrons.
8Il est assez captivant d’expliquer les chemins, les croisements par lesquels passe cette innutrition. Ils sont souvent complexes et tortueux, mais l’aboutissement, le résultat réservent des surprises. On peut vraiment, si l’on s’y prend comme il faut, lire quasiment d’un bout à l’autre les fictions stendhaliennes à travers le prisme du théâtre lyrique. C’est un flux très varié.
9Il y a d’abord les allusions à l’actualité, à la mode, qui s’appelle surtout Rossini. Or, déjà sur ce point, Stendhal ne se confond pas avec Balzac ou George Sand. Il y a encore, plus subtilement, une façon d’évoquer en « blanc » ou en creux les succès du théâtre lyrique. Madame de Chasteller regrette sa loge aux Italiens ; Féder, Lamiel, M. Leuwen père, en revanche, s’ennuient au théâtre ; ils ne regardent pas ce qui se joue et semblent ne rien écouter. Comme de bien entendu, La Chartreuse de Parme comporte constamment tout un décorum de loges et de premières représentations, une galerie d’actrices et de chanteurs.
10Mais l’essentiel n’est pas là. Stendhal a réussi, par exemple, à musicaliser le paysage et la nature. Ses descriptions, parfois, sont absolument connotées par une émotion musicale explicite, par exemple dans les scènes qui se passent au Chasseur vert, dans Leuwen, ou bien, de manière implicite, lorsque Fabrice contemple le lac de Côme depuis le clocher de l’abbé Blanès. En ce cas Mozart, à l’évidence, hante discrètement les coulisses du roman.
11Et puis, surtout, les principaux personnages des romans peuvent se comprendre à la lumière d’une certaine philosophie, d’une certaine conception de la vie et du monde qu’on ne trouve que dans très peu d’opéras : Otello de Rossini explique parfois Octave de Malivert, dans une autre mesure Mosca ou la Sanseverina ; Idomeneo et surtout La Clemenza di Tito éclairent fort bien les arrière-plans de La Chartreuse, spécialement l’espèce de flou et d’attrition de la fin. Cimarosa, en revanche, avec son célébrissime Mariage secret ou ses Orazi, nous cache le vrai sens de la vie qu’ont choisie Fabrice et Clélia. Les snobs parisiens de la deuxième partie du Rouge semblent tout droit sortis du Viaggio a Reims où Rossini a ironiquement offert aux aristocrates de la Sainte-Alliance le vaudeville de leur intime inconsistance. Enfin, Cosi fan tutte ou La Flûte enchantée semblent, à plusieurs égards, éclairer d’un autre jour la timidité des amoureux dans Leuwen, l’abnégation des couples de la Chartreuse.
12On n’en finit pas avec la musique, surtout quand elle est de Mozart, quand Stendhal l’écoute, quand il la fait entendre à ses personnages, à nous-mêmes. Rossini n’a été qu’un cache ou qu’une quintaine. Cimarosa une fausse bonne idée.
13Beyle, qui s’imaginait auteur de théâtre, nous propose un genre de roman dans lequel l’esthétique et l’évolution de l’opéra se perçoivent comme des fondements créateurs, des ressorts puissants. Mais, plus généralement, la poétique de notre auteur est consubstantielle d’une certaine phénoménologie musicale. Entendons une expérience de la musique, manifestée aux sens et à la conscience, tant dans l’ordre physique que dans l’ordre psychique, qui devient révélation d’une vérité essentielle14. À l’époque de Stendhal d’autres artistes en rêvaient aussi : George Sand15 ou Liszt, en particulier dans certaines pièces de ses Années de pèlerinage. Mais c’est notre époque qui a théorisé le processus, à partir de la différence qui existe, par exemple, entre musique vivante et musique enregistrée, entre musique écoutée et musique interprétée. On revient à l’idée du moment d’exception, du moment musical, surtout quand Adorno s’enrichit du fin commentaire du compositeur François Nicolas :
Il faut ici distinguer parmi ces « moments musicaux » ceux qu’on dira internes à une œuvre – ceux qui fixent un moment du déroulement d’un opus donné – et ceux qui indexent plutôt un opus à l’intérieur d’un plus vaste corpus (« Les opus comme moments musicaux d’une œuvre ») 16.
14L’œuvre de Stendhal ne va-t-elle pas dans ce sens ? Ne serait-elle pas l’amplification, au sens musical du terme, de cette expérience ?
Notes de bas de page
1 Voir P. Berthier, Stendhal en miroir, Histoire du stendhalisme en France, 2007.
2 Alain, « Stendhal », dans Les Arts et les dieux, Paris, G. Bénézé (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958 ; et notamment : « Il me semble que la musique, sa préférée, est comme un centre de ralliement pour les recherches qu’il a poussées en tout sens. », p. 786.
3 Stendhal, Vie de Henry Brulard, dans Œuvres intimes, t. I, Paris, V. Del Litto (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 531.
4 Stendhal, Promenades dans Rome (27 août 1827), dans Voyages en Italie, Paris, V. Del Litto (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 633.
5 Voir Philippe Neveu, « Définition du moment de vérité : le “ZMOT” (Zero Moment of Truth), en ligne sur www.journaldunet.com [consulté le 18/12/2018].
6 Voir P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.
7 Voir F. Vanhoosthuyse, Le Moment Stendhal, Paris, Garnier, 2017.
8 Franz Schubert a composé six Moments musicaux (D. 780, op. 94) entre 1823 et 1828 ; Sergueï Rachmaninov a composé six Moments musicaux (op. 16) ; Moritz Moszkowski a composé trois Moments musicaux pour le piano (op. 7).
9 Theodor W. Adorno, Moments musicaux (traduction et commentaire de M. Kaltenecker), Genève, Contrechamps, 2003, p. 121.
10 Hector Berlioz, Mémoires, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, t. 1, ch. 36, p. 226.
11 Voir Emmanuel Reibel, Écriture de la critique musicale au temps de Berlioz, Paris, Champion, 2005.
12 Voir la thèse d’Agathe Novak-Lechevalier, La Théâtralité dans le roman : Stendhal, Balzac, 2007, Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (cote Sudoc : www.sudoc.fr/126484910).
13 Oskar Walzel, Wechselseitige Erhellung der Künste. Ein Beitrag zur Würdigungkunstgeschichtlicher Begriffe, Berlin, Reuther & Reichard, 1917.
14 Voir Paul Janet, La Crise philosophique, Paris, Germer-Baillière, 1865, p. 56.
15 Voir la belle analyse de Françoise Escal, à propos de Consuelo : « Ici, dans ce roman, nous sommes en marge de la pensée scientifique, l’oreille est la sentinelle de l’âme et nous fait entendre la vérité. » (« La Musique est un roman », Revue des Sciences humaines : Musique et littérature, 1987-1, p. 41). A fortiori chez Stendhal, parce qu’il inverse la formule.
16 François Nicolas, à propos des Moments musicaux d’Adorno : <www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2005.2006/moments.musicaux.htm> [consulté le 28/08/2017].
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