India Song (texte théâtre film) : naissance d’une manière
p. 71-85
Texte intégral
Espace hybride : style, manière et le « livre cassé »
1La critique littéraire a forgé le concept d’« hybridité » afin de caractériser le parcours créatif de Marguerite Duras ainsi qu’une partie importante de son œuvre. En effet, de prime abord, elle semble être l’auteur « hybride » par excellence : pensons à ses recherches dans le domaine cinématographique (elle a tourné 18 films), à son activité de dramaturge et de metteur en scène et, finalement, à son travail scriptural, celui d’un des plus grands écrivains du XXe siècle. Cependant, tout dépend des enjeux théoriques, poétiques qui se cachent derrière ce concept complexe nommé « hybridité ».
2Il faut mettre en évidence deux termes : ceux de texte théâtre film et de manière. La notion de texte théâtre film а été inventée par Duras elle-même au cours de son travail sur India Song (1972-1974). Cette appellation témoigne du fait que nous sommes confrontée à une œuvre douée d’emblée d’une nature multiple, « hybride », indécise, l’écrivain lui-même accentuant cette idée. India Song reste le seul texte de Duras portant ce que nous appellerons provisoirement cette « mention de genre ». Dans le cadre d’une étude des archives Duras, de son héritage manuscrit, il paraît donc intéressant d’examiner la naissance et la formation poétiques de ce texte désigné ouvertement par son auteur comme appartenant à une pluralité d’espaces artistiques.
3En ce qui concerne la notion de manière1, elle renvoie à l’invention d’un espace de création spécifique, propre à un artiste. La manière remet en cause et réinvente ce qu’on a l’habitude de ranger dans les catégories du voir, de l’entendre, du comprendre. C’est bien elle qui soulève la question de la valeur et de l’éthique de l’art2.
4En mettant en rapport ces deux concepts, nous formulons l’hypothèse suivante : le texte théâtre film fonctionne et apparaît comme une appellation possible de la manière artistique de Duras. L’étude des manuscrits d’India Song, et partiellement ceux de Détruire dit-elle, nourrira notre pensée.
5Schématiquement, dans la plupart des cas, l’hybridité3 de Duras se manifeste dans l’absence complète de mention de genre sur la quatrième de couverture d’un livre, de sorte qu’elle fait référence à la création des œuvres qui couvrent plusieurs domaines artistiques (texte, film et/ou pièce de théâtre). Les exemples sont légion : Détruire dit-elle (texte, film), La Femme du Gange (texte, film), Nathalie Granger (texte, film), India Song (texte théâtre film, film), Le Navire Night (texte, film, pièce de théâtre), Le Camion (texte, film)…
6La période « hybride » s’étend sur une dizaine d’années, couvrant une plage temporelle qui va à peu près de 1969 (Détruire dit-elle, un des premiers textes écrits sans indication de genre) à 1981-1982 (la création du texte L’Homme atlantique et du film du même titre). Cette période typiquement « durassienne4 » est tout de suite stylistiquement repérable, reconnaissable : en témoigne un faisceau de traits caractéristiques devenus presque caricaturaux5, comme la pauvreté lexicale, un usage excessif des deux points, les répétitions, la simplicité syntaxique.
7Pourtant, il est également important, voire vital, de prêter attention aux manuscrits de Duras qui peuvent nous fournir une information précieuse concernant le passage à l’« hybridité » de son œuvre. Afin d’étudier la spécificité de cette phase d’« hybridité », examinons conjointement les manuscrits de Détruire dit-elle et ceux d’India Song. Outre le fait que Détruire est un texte qui ne porte aucune étiquette générique, il a également son pendant, son « double » cinématographique : avec lui, Duras tourne son premier film d’une manière autonome6. Aussi pouvons-nous constater que Détruire est le premier texte dit « hybride ». Quant à India Song, comme cela a déjà été noté, il est le premier et le seul texte qui porte cette appellation « hybride » texte théâtre film.
8Nous devons insister sur le fait que Détruire marque un renouveau de l’écriture. Afin de le démontrer, nous nous servirons de deux critères : épitextuel et génétique.
9Détruire dit-elle ouvre la voie vers cette perspective multiple dont Marguerite Duras parle dans un entretien publié dans les Cahiers du cinéma. Elle cherche à créer une forme textuelle qui puisse être « à la fois soit lu[e], soit joué[e], soit filmé[e]7 ». Nous pouvons donc en conclure que l’écrivain ne fait pas de distinction entre un texte destiné à être présenté au théâtre ou au cinéma : le texte est écrit pour être dit dans des circonstances très différentes.
10Ce qui est encore plus important, c’est le fait que Duras qualifie Détruire comme un « livre cassé8 » :
Détruire, le livre Détruire, est un livre cassé du point de vue romanesque. Je crois qu’il n’y a plus de phrases. […] je voudrais qu’il y ait la matière à lire la plus décantée possible du style ; je ne peux plus du tout lire de romans. À cause des phrases.9
11À partir de la rédaction du texte de Détruire, des changements sont donc survenus dans la manière d’écrire de Duras : il existe une phrase que nous pourrions qualifier de « romanesque » – refusée par Duras – et une phrase « cassée ». Nonobstant, la citation montre que Duras opère un travail au niveau phrastique, à l’intérieur de la phrase. Si nous nous plaçons dans le cadre d’une linguistique de la phrase qui s’inspire de la théorie énonciative d’Émile Benveniste, de sa théorie de la sémantique, une telle envie de modifier la phrase, de chercher sa propre phrase, revêt une importance capitale, puisqu’elle débouche sur la recherche et l’invention d’une phrase spécifique, « particulière10 », comme le dit Benveniste, appartenant à Duras et à elle seule11.
12De même, il est à noter que la phrase « romanesque » est étroitement liée au style, c’est-à-dire à une série de configurations conventionnelles facilement repérables, tandis que la phrase « cassée » tend à se débarrasser du style, inventant ses propres lois et catégories d’analyse, inconnues. C’est pourquoi, dans cette perspective, même si la phrase « cassée » se situe du côté du spécifique, de l’éthique et du poétique, elle entre dans le champ théorique de la manière. Et c’est bien l’examen du dossier génétique de Détruire qui peut nous instruire à propos de la nature de cette phrase « cassée ».
Détruire dit-elle : à la recherche de la phrase « cassée »
13Duras avait tout d’abord écrit le scénario La Chaise longue (datant de 1967, il traite la même histoire que Détruire) et, en commençant son travail sur Détruire, elle voulait écrire un roman (il s’agit là d’un projet qui remonte à l’année 196812). Mais elle a en définitive produit un texte (de nature indéterminée) et un film (1969).
14Après avoir étudié le manuscrit DRS 11.1 de Détruire, nous sommes amenée à faire les remarques « techniques », locales, suivantes :
partant à la recherche de la phrase « cassée », Duras supprime systématiquement des motivations psychologiques du type « elle en deviendrait folle », « il a essayé de se tuer », « il l’aimait », et les remplace par des points de suspension ;
elle réécrit des fragments du texte au présent (au lieu du passé composé) ;
elle ajoute le texte didascalique (phrase nominale, indications spatio-temporelles) ;
elle introduit dans le corps du texte la mention « silence » ;
elle invente un « voyeur », un interrogateur invisible qui intervient et pose des questions (ce qui fait penser à ses « voix off » conçues à l’état d’ébauche).
15Il existe encore d’autres innovations. Nous préférons en citer des exemples, ces inventions étant d’une grande importance :
Quelquefois elle ouvre le livre |
et alors qu’elle a l’air d’être tout à fait captivée,+ Puis| elle le referme + |presque aussitôt|. |et+ Elle| regarde les tennis. (DRS 11.1, f° 1bis)
Tout à coup, dans un geste |
lent+ nerveux| elle verse de l’eau dans son verre, ouvre les flacons, |et| prend des pilules + |avale|. [C’est la première fois qu’elle double la dose. [Il fait encore de la lumière dans le parc. Presque tout le monde est parti. (DRS 11.1, f° 313)
16Dans la première phrase, ce qui est remarquable, c’est le fait que Duras la « casse », la « coupe », par trois fois, de sorte qu’il ne reste qu’une suite de verbes d’action (« ouvre », « referme », « regarde »). Duras supprime également la subordonnée qui contient une formule nuançant l’état/l’humeur de la femme.
17Dans le deuxième exemple, ce travail de « casse » continue, Duras rejetant la phrase « C’est la première fois… » à la ligne suivante, entamant ainsi un nouvel alinéa. Mais nous ne pouvons pas nous limiter à l’indication de remarques formelles afin de mettre en lumière la recherche de cet autre mode de lecture et d’écriture, prôné par l’écrivain. Outre la « casse » du mouvement de la phrase, Duras essaie de mettre en place une recherche « musicale » relevant du domaine prosodique. Elle remplace l’adjectif « lent » par un autre, « nerveux ». De ce fait, ce n’est pas tellement le schéma rythmique qui est perturbé, mais plutôt le réseau prosodique. En effet, les transformations au niveau sémantique ne sont pas radicales ; ce qui importe, cependant, ce sont la force suggestive des mots, le dire, la signifiance, une sorte d’arrière-plan. Les modifications apportées communiquent au texte une espèce de dramatisation (Duras parlerait de « concrétisation14 ») par le biais, d’une part, de la parenté prosodique en [v] et [εr] et, d’autre part, de l’accentuation et de la mise en relief de la phrase « c’est la première fois… ». La série « nerveux », « verse », « verre », « avale » mettant « nerveux » dans « verse », « verre » et « avale », témoigne de l’état de frustration maladive d’Élisabeth Alione, alors que le blanc séparant les deux premières phrases examinées rend l’augmentation de la dose des médicaments absorbés plus grave et trahit l’angoisse de la femme.
18Quels sont les enjeux de ces changements ? Claude Régy s’est exprimé à ce sujet au cours d’un entretien :
De plus en plus elle écrit des livres – Marguerite vient de vous lire le début de Détruire – qui sont exactement écrits comme des scripts de cinéma. C’est-à-dire qu’on décrit la lumière, qu’on décrit l’heure à laquelle ça se passe, on décrit le décor et là-dedans il y a les dialogues des personnages. C’est exactement un script de cinéma.15
19Cette remarque de Régy est très pertinente. Il est vrai qu’il faut tenir compte de la riche expérience de Duras dans le domaine de l’écriture cinématographique et de la rédaction des scénarios (Hiroshima, Une aussi longue absence, La Chaise longue). De même, dans une interview16, l’écrivain explique qu’elle lit plus facilement le cinéma que les romans ; elle affirme également qu’elle voulait que la teneur de sa phrase soit plus concrète que celle de ses romans. De plus, l’examen de son travail d’écriture cinématographique nous amène à postuler que Duras a envie d’introduire un « voyeur » qui surveille la femme, Élisabeth Alione, et qui enregistre tous les changements dans son comportement. C’est pourquoi Duras essaie de s’en tenir à la constatation pure et simple des actions.
20Cependant, d’autres éléments étayent ce renouveau de l’écriture. Si elle avait voulu écrire un script de cinéma, un scénario, Duras l’aurait fait. Mais elle s’est abstenue de définir le genre de Détruire, de nommer ce type d’écriture qu’elle était en train d’inventer. Plus précisément, elle a caractérisé son texte comme étant « hybride ». À la question de Jacques Rivette de savoir si elle voulait écrire un texte qui serait directement écrit pour être filmé, elle a répondu : « Non. Encore ces fameux textes hybrides…17. » Elle était donc tout à fait consciente de cette quête poétique qu’elle menait. Ce n’est pas non plus son envie d’être exacte, « concrète » dans son écriture, pour reprendre son expression, qui prime. Ou plutôt, cette exactitude et cette « concrétisation » relèvent du poétique (son projet d’inventer un type de texte inconnu, « décanté du style », une phrase « cassée ») et non pas de la technique (l’écriture d’un texte appartenant à un genre précis, notamment un script de cinéma qui nomme des objets et des actions). En inventant un nouveau type d’écriture, Duras vise à « casser » la continuité narrato-descriptive, à rendre l’intensité du texte, son volume sémantique, non par le sens des mots ou par le recours à un genre précis, mais par la disposition des mots, leur agencement. Afin de réussir, elle confronte différents éléments stylistiques (didascalies, phrases nominales, blancs, suite de verbes au présent) appartenant à divers types d’écriture. Mais une fois réunis, ces éléments perdent leurs caractéristiques premières, étant intégrés dans un autre système textuel.
21Aussi, le livre « cassé » ne peut-il pas être réduit à la somme de ses composantes. On pourrait croire que l’écrivain déchire le tissu textuel pour en disjoindre les fragments (et produire un texte « déceptif », « mélancolique », « troué » qui correspondrait à l’état maladif de l’héroïne). Or cet effet « disjonctif » aboutit à la création de la continuité poétique. Ce qui est le cas d’India Song.
22Cela dit, Détruire dit-elle peut être caractérisé en tant que texte intermédiaire, et rattaché à la première étape de la recherche de cette phrase « cassée ». Il reste un texte énigmatique, qui se lit comme une espèce de palimpseste réunissant et mélangeant plusieurs étapes de la rédaction, plusieurs niveaux textuels : scénario, conversation, texte.
India Song ou l’épanouissement de la phrase « cassée » : « Ici, tout s’interpénètre »
23Il faut indiquer que l’IMEC conserve plusieurs dossiers d’India Song-texte (nous ne parlons pas de la version cinématographique du texte : découpage des plans, cahiers de plateau, de tournage, transcription de la bande son du film, etc.). Nous les mentionnons selon l’ordre chronologique témoignant de l’évolution du travail d’écriture : DRS 19.17 ; DRS 19.18 ; DRS 19.15 ; DRS 19.19. C’est ce dernier manuscrit (dactylographié avec des corrections manuscrites) que nous avons analysé le plus attentivement afin d’étudier la constitution, la progression de la phrase « cassée ». Grosso modo, le texte du manuscrit correspond au texte publié par Gallimard en 1973. Cependant, il devrait exister, semble-t-il, un autre manuscrit contenant la dernière version du texte, la version définitive – Duras apportant encore quelques modifications dans le texte du manuscrit DRS 19.19 (mais peut-être a-t-elle corrigé le texte au stade de son impression, ce qui était, dans son cas, une pratique courante).
24Sans doute India Song est-il le plus « hybride » des textes « hybrides » de Duras et en constitue-t-il un des plus beaux exemples. Voici ce que nous lisons dans ses manuscrits :
Un autre endroit du parc est exploré (au cinéma : déplacement de la caméra en panoramique. Au théâtre, dispositif tournant – derrière la demeure) avec une lenteur extrême, mais régulière, mathématique. (DRS 19.17, p. 6)
(Quand on parle, dans cet acte, |dans cette séquence| d’Anne-Marie Stretter, la voix se modifie…) (DRS 19.19, f° 67)
25Bien que l’auteur supprime, dans la dernière version du texte, la référence au domaine cinématographique, cette rature atteste que, dès le début de son travail, Duras ne faisait pas de différence entre les versions cinématographique, théâtrale et littéraire proprement dites. Plus précisément, toutes ces versions étaient littéraires. Malgré l’absence de commentaires de nature technique dans le manuscrit, Duras considérait ce texte relevant du domaine cinématographique. Autrement dit, le texte écrit, c’est aussi du cinéma. Dans le cinéma – son cinéma –, ce n’est pas tellement le dispositif technique qui la préoccupe, mais le dispositif vocal18. Le cinéma, c’est tout d’abord l’écoute :
Pendant les répétitions d’India Song, les textes dits par les Voix et les invités, de même que les textes descriptifs du plan lui-même (« il entre, il regarde, il voudrait la voir… ») étaient lus à haute voix et enregistrés. […] Et pendant les prises de vue ce scénario oral se déroulait dans sa totalité.19
26Cette idée d’un « scénario oral » démontre que le cinéma est dans l’écriture, qu’il n’existe pas sans elle. D’après cette version manuscrite, le texte d’India Song est donc destiné moins à être vu (au théâtre, dans le cinéma), qu’à être écouté et lu (sous sa forme de texte théâtre film).
27Dans le manuscrit d’India Song, nous pouvons observer le même chantier créatif, scriptural, que dans Détruire ; nous pouvons y voir la respiration et l’épanouissement de la phrase « cassée », à savoir : le travail de l’écrivain sur la « concrétisation » (recherches prosodiques), la mise en page visuelle et rythmique (alinéa, blancs), le texte didascalique (phrases nominales, indications spatio-temporelles).
28Voici quelques exemples de ses recherches :
Un ventilateur plafonnier tourne, mais а une lenteur de cauchemar, insupportable, impossible (DRS 19.19, f° VII-1)
C’est quand il a disparu que dans un mouvement très |
doux+ lent|, elle reprend sa place d’endormie sous le ventilateur de cauchemar. (DRS 19.19, f° 22)
29Dans le deuxième exemple, Duras substitue « lent » à « doux ». Tout d’abord, il faut penser à la contamination prosodique vent/lent : la fraîcheur qui émane du ventilateur est absolument fictive et ne procure aucun soulagement. C’est pour cette raison que dans le premier exemple elle supprimera20 les épithètes « insupportable », « impossible » : le réseau associatif est déjà tissé, mis en place par l’intermédiaire de la parenté poétique des mots « ventilateur »/« lenteur ». Dans le manuscrit, il y a encore d’autres exemples relevant de ce réseau prosodique constitué par ventilateur/lent/long/lentement/vitesse. La vitesse dans ce texte est une vitesse de cauchemar : le mot « vitesse » (comme « ventilateur ») devient une valeur du texte, la vitesse ne renvoyant à rien d’autre qu’à une « chaleur mortelle ».
30Ou encore :
Voix 3 : Ces oiseaux… des milliers.
Voix 4 : Prisonniers des îles. Ils n’ont pas pu regagner la côte à cause des orages.
Voix 3 : On dirait qu’ils sont dans l’hôtel…
Ils sont dans les |magnolias du jardin+ manguiers|. Ils les décharnent. (DRS 19.19, f° 68)
31Sans aucun doute, il existe une différence entre « manguiers » et « magnolias » du point de vue de la botanique, mais évidemment ce n’est pas cet aspect qui intéressait Duras. Elle était plutôt plongée dans l’invention des échos « musicaux » : milliers/prisonniers/manguiers. De plus, il faut noter que « prisonniers », phonétiquement et sémantiquement, évoque Anne-Marie Stretter : « On la dirait… prisonnière d’une sorte de souffrance21. »
32Ce travail sur la continuité poétique, « musicale », prosodique du texte se lit également dans les exemples suivants :
Voix 1 : Qu’est-ce qu’on entend ?
Voix 2 : (temps) : Elle, qui pleure.
Temps
Voix 1 : |Sur quoi ?| Ne souffre pas n’est-ce pas… ?
Voix 2 : |L’ensemble.| Non, |(temps)| [Une lèpre, du cœur.
Silence
Voix 1 : + |Elle| Ne supporte pas… ?
Voix 2 : Non |(temps)|. [Ne supporte pas.
|(temps)| [Les Indes, ne supporte pas. (DRS 19.19, f° 13)
Voix 1 : + |Elle| N’a jamais guéri la jeune fille de S. Thala ?
Voix 2 : Jamais.
Voix 1 : Ils ne l’ont pas entendue crier ?
Voix 2 : + |Ils| N’entendaient plus rien. |(temps)|
[Ne voyaient plus rien. (DRS 19.19, f° 15)
Voix 3 (Angoisse, |
terrible+ terreur|) : Il ne sait pas |?|, ce n’est pas possible…
Pas de réponse.
Voix 3 : Que sait-il ? (DRS 19.19, f° 75)
33La « négativité » poétique du texte ronge et contamine tout : ce principe en action embrasse en effet tout le texte. Le principe de communication informative (« Sur quoi elle pleure ? – Sur l’ensemble », premier état du texte) s’estompe devant la force poétique de la phrase « cassée », devant celle du phrasé du texte. La particule négative « ne », accentuée (la consonne n étant souvent en position d’attaque), cimente tout le texte, attire, comme un aimant, une série de doubles poétiques : Anne-Marie Stretter (elle qui « ne souffre pas », « ne supporte pas »), le vice-consul (lui qui « ne supportait pas »), les lépreux et la mendiante (les lépreux qui « ne souffrent pas », elle « n’est pas morte »)22. Aussi, Michael Richardson, dans le dernier exemple, lui non plus ne peut-il pas savoir (dans le premier état du texte Duras choisit la forme interrogative « Il sait ? ») – toutes les voix obéissant au même principe poétique et étant traversées par la même parole plurielle.
34Duras voulait qu’il n’y ait pas d’acteurs pour incarner les personnages ; elle expliquait que Delphine Seyrig ne jouait pas le rôle de la belle ambassadrice, qu’elle « représentait quelque chose qui se rapprochait de ça23. » Ces passeurs de la substance poétique restaient silencieux et c’étaient des voix qui parlaient et sonorisaient le texte. De même qu’Anne-Marie Stretter, la vie aux Indes est irreprésentable : Duras invente une « ambiance », donne une tonalité, crée un système poétique dont s’imprègnent toutes les voix. C’est pour cette raison qu’elle proclame : « Ici, tout s’interpénètre24 » : la fraîcheur qui renvoie à la chaleur, la vitesse qui se transforme en lenteur, la souffrance qui réunit l’ambassadrice, le vice-consul et les lépreux, le savoir qui devient le non-savoir.
35Le travail de « casse » – au sens de « décongestionnement » du texte – ne vise pas l’effet disjonctif, bien au contraire, il sert à reconstituer, à relier la globalité poétique :
De Venise |(
temps)| [Elle était de Venise… (DRS 19.19, f° 17)Le vice-consul de Lahore commence à suivre Anne-Marie Stretter. [Il s’arrête net. [Elle s’est arrêtée elle aussi. |
et| [Elle regarde autour d’elle, la mer, les palmes. [Elle n’a pas vu le vice-consul.
|Confusion+ angoisse | dans les voix. (DRS 19.19, f° 72)
36Il faut dire tout de suite que la mise en page, rythmique (relevant du domaine langagier et d’un travail poétique) et visuelle (travail typographique qui « muscle » le travail poétique, parce qu’il constitue son revers), préoccupe énormément Duras. L’examen des manuscrits révèle un souci constant d’« animer » la page, de montrer le dynamisme de la polyphonie25 des voix à l’aide de signes scripturaux, de cercles et de flèches multicolores : la partie dialoguée est à droite ; le texte descriptif reste à gauche ; l’alinéa est chaque fois désigné, doublé par un signe graphique.
37Dans l’exemple a), au niveau informatif, les deux phrases disent la même chose : elle était de Venise. Or, poétiquement, il ne s’agit pas d’une simple répétition. L’effet de pause qui consolide ces deux phrases a été rendu tout d’abord par l’emploi du mot « temps ». Puis le blanc est venu suppléer cette mention. Le rejet de la phrase à la ligne suivante accentue davantage le lieu – « Venise » : c’est le blanc et ensuite la reprise de « Venise » suivie des points de suspension qui mettent en valeur ce mot. Duras veut que le mot soit entouré par le blanc, qu’il résonne, qu’on l’entende (c’est pour cette raison que dans le manuscrit elle parle des « contours des mots : Venise, musique26 »). Pourquoi un tel désir ? Parce que toute la force du texte se trouve dans son pouvoir suggestif, évocateur : l’écrivain donne la tonalité, c’est au lecteur/spectateur d’improviser tout en écoutant le mot.
38Dans le deuxième exemple, le rôle des blancs est également poétique. Ce n’est plus simplement une indication scénique ou cinématographique ; ce n’est plus une remarque facultative, les blancs faisant partie du mouvement général, global du texte. Il est impossible, donc, de séparer ce passage « descriptif », selon l’expression de Duras, du corps du texte : il est soumis aux mêmes lois que tout l’ensemble, et régi par elles. Dans la dernière version, Duras a supprimé la didascalie « angoisse dans les voix ». Au lieu de dire « angoisse », elle dramatise le texte en mettant en relief les actions. Dans ce passage, il s’agit des derniers moments de la vie d’Anne-Marie Stretter. Duras perturbe la suite narrative afin de peupler le tissu textuel par le silence qui renforce la portée poétique du fragment. Ce n’est plus une suite d’actions (il s’arrête, elle s’arrête, elle regarde), mais des actions remplies par des blancs qui contiennent, gardent, comme une chambre d’échos, toutes les constellations poétiques du texte : vent/ lent, milliers/ prisonniers, ne… pas…
39Aussi, en « séparant » chaque phrase de la précédente, Duras ne veut-elle pas simplement attirer l’attention sur les derniers pas, mouvements et rencontres d’Anne-Marie Stretter le jour de sa mort, insister sur la gravité du moment. Elle veut souligner des silences, des pauses, marqués par des blancs, parce que tout le texte doit être lu, même le texte didascalique.
40L’exemple suivant porte également sur le texte « descriptif » :
a) La lumière se plombe encore davantage. |
Encore+ attente|
Le bruit de Calcutta |a cessé| cesse : attente.
Attente.
Et puis, |voici,| le bruit de la pluie.
On ne voit pas la pluie. Elle est seulement entendue. (DRS 19.17, f° 4)
b) La lumière se plombe encore davantage.
Le bruit de Calcutta cesse.
Attente.
Attente encore. Il fait presque noir.
Tout à coup, l’attente cède :
[Le bruit de la pluie.
Bruit assouvissant, frais.
Il pleut sur le Bengale.
On ne voit pas la pluie. Elle est seulement entendue. (DRS 19.19, f° 6)
41Au fur et à mesure du travail de Duras, le texte « descriptif » s’imprègne de la poétique du texte. Si l’auteur voulait porter India Song sur scène et à l’écran, et faisait référence à l’espace cinématographique et théâtral (texte théâtre film), nous pouvons lire ce texte didascalique comme un texte technique. Pourtant, nous ne pouvons pas nous limiter à ce type de lecture, puisque c’est à la fois du texte, du cinéma et du théâtre. Les objets qui figurent dans le texte peuvent être vus, mais ils doivent d’abord être lus et entendus. Et c’est exactement cela que le passage cité démontre.
42Le présentatif « voici », censé renvoyer le lecteur/spectateur à l’image visuelle, est raturé et remplacé par une indication de nature verbale : « Tout à coup l’attente cède : le bruit de la pluie. » L’écrivain note que la pluie n’est pas vue, elle est seulement entendue. Elle double cette indication (dans la version finale) par deux phrases « redondantes » : « le bruit de la pluie » et « il pleut sur le Bengale ». Ici, le visuel passe par le verbal : Duras veut que le lecteur/spectateur entende la force et la fraîcheur de la pluie (« bruit assouvissant, frais ») non seulement auditivement (les sons qui imitent la pluie), mais aussi poétiquement27, l’image visuelle étant remplacée par la répétition verbale, la « puissance du mot pluie28 ».
43Dans la version définitive du texte (publication chez Gallimard), ces deux phrases en question (ainsi que la remarque « Tous regardent le bruit de la pluie ») sont mises en italique. En mettant en relief ces phrases « hybrides » qui réunissent l’écoute, l’entendre (« le bruit ») et le voir (« tous regardent »), Duras fait coïncider les dimensions visuelle (absence de l’image), sonore (bruit entendu de la pluie) et verbale (toutes ces indications lues par les Voix et entendues par les lecteurs/spectateurs) du texte théâtre film. Aussi le côté littéraire, verbal et poétique du texte théâtre film l’emporte-t-il non seulement sur le voir, mais également sur le caractère technique, « injonctif » (ce qu’on doit voir et entendre) du scénario en tant que genre.
44Dans ce texte, le principe de continuité l’emporte bien (« Ici, tout s’interpénètre ») : il s’agit du mouvement intérieur du texte et non pas de lois extérieures, de codes appliqués au texte. Le texte descriptif est régi par les mêmes lois et doit être lu, sa nature visuelle (cinématographique/théâtrale) cède la place à sa nature vocale/verbale/poétique/littéraire. À partir des éléments « cassés », dispersés dans le texte (Détruire), Duras a réussi à créer une continuité, un ensemble parfaitement harmonieux, « polyphonique » (India Song)29.
45Dans ses autres textes « hybrides » (Le Camion, Le Navire Night, Les Mains négatives, Aurélia Steiner, Césarée, Agatha…), elle sera particulièrement attentive aux réseaux prosodiques, à la mise en place des dispositifs d’énonciation (usage fréquent des deux points, introduction des « diseurs », emploi du discours rapporté…), aux silences qui viendront organiser, ponctuer son discours. Quant au mélange de plusieurs espaces artistiques (littérature, théâtre, cinéma) – puisque Duras a tourné des films portant le même titre, et que certaines des œuvres mentionnées ci-dessus ont été montées sur scène (Le Navire Night) ou lues au théâtre (Aurélia Steiner, Césarée, Les Mains négatives) –, tous ces textes sont soumis aux mêmes principes de visualité. Duras refuse toute idée de figuration, qu’il s’agisse d’un événement intime (rapports incestueux, Agatha), global et universel (peur/déclaration d’amour, Les Mains négatives) ou banal (histoire d’une autostoppeuse, amour par téléphone, Le Camion, Le Navire Night). Les plans de ses films deviennent de plus en plus abstraits ; ils sont envahis par le noir. Dans ses articles et interviews, elle ne cesse d’insister sur le caractère verbal de son cinéma, sur la valeur de la voix au théâtre. L’essentiel est que ces textes soient « porteur[s] indéfini[s] d’images30 ». Ainsi, le texte théâtre film est-il moins une indication de genre qu’un espace créatif, un principe poétique, une manière spécifique de lire et de voir le théâtre et le cinéma, de concevoir le texte et ses lecteurs-spectateurs, une manière d’écrire, puisque le théâtre et le cinéma, tout en s’inspirant du texte, sont engloutis par lui.
Notes de bas de page
1 Pour l’étude approfondie et détaillée de cette notion, je renvoie à l’ensemble des travaux de Gérard Dessons, notamment : L’Art et la manière. Art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion, 2004 ; La Manière folle. Essai sur la manie littéraire et artistique, Houilles, Éditions Manucius, coll. « Le marteau sans maître », 2010.
2 Voir Gérard Dessons, « L’éthique de la manière », dans Lia Kurts-Wöste, Marie-Albane Rioux-Watine et Mathilde Vallespir (dir.), Éthique et significations. La fidélité en art et en discours, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2007, p. 43-57.
3 Pour donner un aperçu de la question, je me permets de faire référence à mon livre : Youlia Maritchik, Les Formes hybrides de l’écriture dans le roman contemporain : le verbal et le visuel dans les œuvres de Marguerite Duras, Sarrebruck, Éditions universitaires européennes, 2010, p. 80-87.
4 Il suffit d’évoquer les notions d’écriture « télégraphique » ou de « nudité du style », définitions lancées par Dominique Noguez. Voir également Catherine Rodgers et Gabriel Jacobs, « Duras en mesure : éléments d’une analyse quantitative de l’évolution stylistique de l’œuvre durassienne », dans Bernard Alazet, Christine Blot-Labarrère et Robert Harvey (dir.), Marguerite Duras : la tentation du poétique, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 155-169.
5 Je pense au texte parodique présenté par Patrick Rambaud : Marguerite Duraille, Mururoa mon amour, Paris, JC Lattès, 1996.
6 Marguerite Duras a tourné son premier film Musica en coréalisation avec Paul Séban. Le film Détruire dit-elle a été réalisé par Duras et par elle seule.
7 Marguerite Duras, Jacques Rivette et Jean Narboni, « La destruction la parole », Cahiers du cinéma, n° 217, 1969, p. 45.
8 Il est symptomatique que Duras ait utilisé à plusieurs reprises le verbe « casser » qui devient le maître mot de sa poétique : « casser la syntaxe », « casser la ponctuation » (« la ponctuation déponctuée »). Écouter « Répétition d’India Song avec Michael Lonsdale » et « On m’a souvent dit que mes livres… », dans Jean-Marc Turine, Marguerite Duras : le ravissement de la parole, INA / Radio France, 1997, CD 3, pistes 4 et 7.
9 Marguerite Duras, Jacques Rivette et Jean Narboni, « La destruction la parole », art. cité, p. 45.
10 « Le signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité de la langue, mais il ne comporte pas d’applications particulières ; la phrase, expression du sémantique, n’est que particulière. » Émile Benveniste, « La forme et le sens dans le langage », dans Problèmes de linguistique générale, t. 2, Paris, Gallimard, 1974, coll. « Tel », 1989, p. 225.
11 « En définissant la phrase comme “un segment de discours”, Benveniste faisait de la phrase une unité relevant d’un système non apriorique, non général, chaque fois historique, singulier. » (Gérard Dessons, Émile Benveniste, l’invention du discours, Paris, Éditions In Press, 2006, p. 64.)
12 On lit sur la couverture du cahier de La Chaise longue (DRS 11.4) conservé à l’IMEC : « Le film du roman de Marguerite Duras : Détruire dit-elle ». Je souligne.
13 Les crochets ont été ajoutés par Marguerite Duras. Ils signalent une correction à apporter, généralement un retour à la ligne.
14 Voir « Marguerite Duras : parce que le silence est féminin », entretien avec Pierre Bregstein, Le Cinématographe, n° 13, 1975, p. 22-23.
15 « “Écriture romanesque, écriture dramatique.” Rencontre avec Marguerite Duras, Madeleine Renaud, Jean-Louis Barrault, Claude Régy et les spectateurs », Cahiers Renaud-Barrault, n° 91, 1976, p. 15.
16 Pierre Bregstein, « Marguerite Duras : parce que le silence est féminin », art. cité, p. 22-23.
17 Marguerite Duras, Jacques Rivette et Jean Narboni, « La destruction la parole », art. cité, p. 57.
18 Voir Youlia Maritchik, Les Formes hybrides de l’écriture dans le roman contemporain…, ouvr. cité, p. 59-79.
19 Marguerite Duras, Jacques Lacan, Maurice Blanchot, Dionys Mascolo et alii, Marguerite Duras, ouvr. cité, p. 16.
20 Ces épithètes disparaîtront dans la version finale du texte publié par Gallimard.
21 Marguerite Duras, India Song, Paris, Gallimard, 1973, p. 71.
22 Marguerite Duras, India Song, ouvr. cité, p. 34, 50, 26 et 29.
23 Marguerite Duras, Jacques Lacan, Maurice Blanchot, Dionys Mascolo et alii, Marguerite Duras, ouvr. cité, p. 78.
24 Marguerite Duras, « L’Ambassade c’est un bateau qui prend l’eau… », dans Notes sur India Song, IMEC, DRS 20.12, f° 1.
25 Duras emploie elle-même le mot « polyphonie » afin de caractériser les Voix dans India Song. Elle parle des « conversations privilégiées » (des « acteurs »), des voix des invités (« perdues » et « enfouies »), des voix de la mémoire de l’oubli (Voix 1 et 2), des Voix 3 et 4 (« moteurs de l’histoire »). Écouter « C’est une véritable polyphonie… », dans Jean-Marc Turine, Marguerite Duras : le ravissement de la parole, ouvr. cité, CD 3, piste 6.
26 Marguerite Duras, India Song, IMEC, DRS 19.17, f° 11. Je souligne.
27 Il est à ne pas négliger que Duras a produit, fait enregistrer la pièce radiophonique du même titre (1974) et a constaté qu’elle faisait « le cinéma pour entendre les voix », qu’elle était extrêmement exigeante quant à la sonorisation du texte : « J’ai fait faire trois fois les dialogues du film » (il s’agit d’India Song). Écouter Jean-Marc Turine, Marguerite Duras : le ravissement de la parole, ouvr. cité, CD 3, piste 7.
28 « “Écriture romanesque, écriture dramatique.” Rencontre avec Marguerite Duras, Madeleine Renaud, Jean-Louis Barrault, Claude Régy et les spectateurs », art. cité, p. 21.
29 Ce n’est pas par hasard que de nombreux critiques employaient le terme « musique » afin de caractériser le film qu’ils ont vu : « musique des mots prononcés par des voix différentes », « musique de la musique », « musique des personnages eux-mêmes » (France Soir) ; « un film où le cinéma devient musique » (Le Monde) ; « un film envoûtant, une étrange mélopée en images » (Nice-Matin). Voir India Song, « Coupures de presse et textes reçus », IMEC, DRS 21.20.
30 Marguerite Duras, Le Camion, Paris, Minuit, 1977, p. 75.
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GénétiQueneau
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