Machines à écriture indiciaire. Écologies attentionnelles des im-médiations documentaires
p. 321-338
Texte intégral
Un artiste hollandais
1Il était une fois un artiste plasticien né aux Pays-Bas. En fait, il ne s’agissait pas vraiment d’un plasticien : c’était d’abord un botaniste qui décida, ensuite, de devenir artiste – sans oublier sa passion pour l’univers naturel. Après avoir habité près de la mer du Nord, il se déplaça vers le sud et installa sa maison et son atelier en Allemagne méridionale. Chez lui (comme partout), la gestion de l’environnement rural était confiée à l’exploitation industrielle et à sa maîtrise productive. La campagne (medium-milieu) était donc gouvernée par la médiation d’un plan économique agencé à l’aide de machines et de produits chimiques (medium-instruments). Le résultat d’une telle médiation systématique était la surface extrêmement régulière et homogène des champs cultivés. L’artiste décida d’acheter une parcelle de terrain au milieu de ces champs. Au lieu d’imposer à cette parcelle le traitement « économique » des voisins, il laissa la nature libre de pousser sauvagement. Au fil des années, le terrain de l’artiste commença à fourmiller de vie : la vie enchevêtrée des différentes herbes, fleurs et petits arbres que les champs à l’entour annihilaient systématiquement par un tri impitoyable. L’artiste contemplait la lente repoussée d’une ancienne forêt qui autrefois recouvrait toute la région : cette forêt n’attendait que le lâcher-prise humain pour resurgir. Faisons attention : cette opération – qu’il nomma simplement the meadow (le pré) – refuse d’être qualifiée de land art. « Je déteste l’art dans la nature », répète-t-il inlassablement. La nature, donc, n’est ni un « outil » ni une « matière » pour l’expression d’une individualité artistique. De quoi s’agit-il alors ? L’artiste nous adresse cette explication pour éclairer l’intention qui gît au cœur de son travail :
nous nous sommes tellement éloignés de la nature, nous l’avons tellement modifiée, manipulée, détruite, nous avons si bien oublié qu’elle est l’art par excellence, que seul un artifice de plus, celui de l’art humain, peut nous aider à la retrouver. parce que nous avons perdu toute relation d’immédiateté avec la nature, nous avons besoin de la médiation supplémentaire de l’art pour restaurer l’unité que nous formions avec elle1. (herman de vries cité dans Images en Manœuvres, 2012, p. 124)
2Voici, donc, le propos d’herman de vries : un propos quelque peu paradoxal, ou provocateur, qui suggère la nécessité d’une médiation de plus, d’un artifice supplémentaire, pour regagner un peu de présence immédiate. Un geste humain ultérieur pour échapper à la cage étouffante des gestes humains accumulés et pour laisser ainsi un imprévu non humain remonter, interrompre notre monde et l’enrichir. C’est quelque chose comme une « médiation immédiate » qu’il nous propose, malgré le paradoxe apparent d’une telle expression2.
3Il n’est pas nécessaire d’aller en Allemagne pour rencontrer le travail de cet artiste. Digne-les-Bains, ancienne ville thermale des Hautes-Alpes, héberge le musée Gassendi, structure consacrée à la fois à l’histoire naturelle et à l’art contemporain, offrant une demeure idéale pour notre artiste qui en est tombé amoureux (ses traces témoignent d’une longue fréquentation). Il a pu y poursuivre son projet créatif qui vise à évacuer les prétentions subjectives et les pré-codifications langagières du travail artistique, pour atteindre un art environnemental non anthropocentrique et non individualiste. Sur une pierre du parc géologique qui entoure Digne, il a gravé un ancien palindrome latin, devenu sa devise : « Sator/Arepo/Tenet/Opera/Rotas ». Cette « formule magique » a toujours posé beaucoup de problèmes de compréhension à cause de l’hapax arepo. L’artiste hollandais propose l’interprétation suivante de cette devise : « l’artiste-semeur tient l’œuvre en mouvement ». Au sein du palindrome, cet arepo intraduisible n’est bien entendu que l’envers de opera, ce qui nous indique, selon lui, que tout « œuvrer » humain (toute médiation, intellectuelle et matérielle) doit toujours garder un équilibre par rapport à son envers (arepo), un « dés-œuvrer » non humain, autrement dit, un immédiat3. Partout dans ce vaste parc sauvage, il a éparpillé des petits indices (installations et gravures), dont la fonction est moins de nous demander une concentration réflexive sur leur signification que de déclencher la distraction d’une exploration sensorielle des environs immédiats. Ces artefacts ne souhaitent pas captiver notre attention, ils la renvoient – au contraire – vers la présence sensible, hic et nunc, d’un milieu pluriel et grouillant. Ce sont des diffuseurs d’attention, plutôt que des capteurs. Dans cette chasse à l’œuvre, l’environnement silencieux et matériel est parcouru par une charge communicative et intelligible nouvelle : il se passe ainsi quelque chose qu’on pourrait appeler un « devenir-sensible de toute pensée » accompagné par un « devenir-pensée de toute matérialité sensible » (Rancière, 2000, p. 71)4.
Un bureau vingt mille lieues sous les mers
4Le travail d’herman de vries semble croiser un besoin profond de notre époque. C’est peut-être pour cette raison que son éco-poétique minimale est capable de dégager des émotions si fortes. L’artiste hollandais nous invite à sortir de l’ornière d’une (impossible) maîtrise humaine pour percevoir l’environnement naturel et pour interagir avec sa puissance refoulée. Au fond, on n’attendait que cette invitation : à oublier nos discours, nos tâches sociales, nos récits usés, et à reprendre contact (un contact rêveur et nomade) avec la matière environnante. C’est une invitation à une expérience esthétique qui propose une conduite éthique à construire. Notre époque, qui aime à se lamenter d’une « crise de l’attention », est réceptive à une telle invitation. Elle tâtonne déjà à la recherche de possibles chemins de décentrement et relocalisation – avec, par exemple, les néo-ruraux, le revival des activités artisanales et de l’autoproduction collaborative, les ZAD, certaines pratiques de méditation orientale5… Tentatives poussées par un malaise, dont Giorgio Agamben fait l’analyse philosophique à partir d’un récit de la tradition rabbinique (Agamben, 2015). Ce récit relate la perte progressive de « l’aventure » (à savoir, d’un rite juif de prière dans le bois autour du feu) qui coïncide avec l’inexorable avènement de l’histoire et la substitution du mythe au rite. Les différentes générations, l’une après l’autre, perdent inéluctablement tous les gestes du rite (le feu d’abord, puis les mots de la prière, enfin le chemin dans le bois). À la fin, le dernier protagoniste, rabbi Israel, restera simplement chez lui ne pouvant que raconter l’histoire de ses aïeux qui allaient prier dans le bois. La physionomie d’une aporie foncière, selon Agamben, se révèle dans ce récit : le langage (le médium / le récit) semble être destiné à inhiber et différer l’expérience sensible (l’immédiat / le feu). La parole ne s’imposerait qu’au détriment de l’ouverture d’une relation sensible et impensée6. Selon Pietro Montani, toutefois, il est nécessaire de contextualiser cette « dissociation » redoutable dans « l’effet esthétique des nouvelles technologies » qui consisterait « en une réduction et canalisation de la sensibilité », et en une « destitution du monde extérieur comme source de formes ». C’est une affaire qui concerne tout particulièrement notre temps, argumente Montani. Notre époque serait, en effet, hantée par la menace d’une turbo-médiation où la « contingente du monde » est de plus en plus remplacée par une « mimesis désormais intégralement planifiée et simulacrale » (Montani, 2016, p. 181).
5Ainsi, cette époque (la nôtre) ne peut pas s’empêcher de reconnaître son profil dans celui du Poséidon d’un des foudroyants récits de Kafka. Un constat qui est accompagné par l’envie désespérée d’échapper au destin du dieu grec, que Kafka cloue dans un bureau sombre, à dix mille mètres below the sea level. Il administre de là-bas toutes les mers de la planète : il écrit et calcule sans cesse. De temps en temps, un voyage chez Jupiter, dans les cieux, interrompt sa monotonie sédentaire, car il faut bien apporter les comptes rendus au chef. Mais il ne faut pas tarder, il doit rentrer tout de suite : le boulot l’appelle ! Il ne peut même pas s’arrêter voir les mers qu’il gouverne. Sur sa route vers l’Olympe, il ne peut qu’entrapercevoir ces eaux en passant. Ses devoirs administratifs le ramènent à son enfermement : l’administration avant tout, et après – s’il reste du temps – il pourra jeter un coup d’œil à ces fameuses mers qu’il a à gouverner depuis son bureau. Poséidon conclut le récit, fataliste et laconique, en affirmant que, peut-être, il trouvera un jour un petit créneau pour une visite des mers, mais seulement à la fin du monde : « à ce moment-là, il trouverait bien un moment de tranquillité, juste avant la fin, après avoir expédié les deniers comptes, pour faire encore rapidement une petite tournée » (Kafka, 1980, p. 553).
6Le destin de Poséidon est, à la fois, intolérable et extrêmement familier. C’est, au fond, le destin des dispositifs de plus en plus efficaces qui gouvernent le vivant par sa capture à l’intérieur d’un réseau de règles et de représentations standardisées (Agamben, 2007). Les codes (alphabétiques aussi bien que numériques) sont les appareils d’abstraction et de discrétisation qui permettent à nos dispositifs autant intellectuels que technologiques de circonscrire et « gérer » le réel. Lettres et chiffres, ces modules de la pensée deviennent des archi-dispositifs, des ur-règles. L’expérience fourmillante du monde sensible – tel qu’il est hors de toute représentation et contrôle humains – doit être expulsée pour qu’une maîtrise puisse établir son emprise sur lui.
Sous l'emprise d'une masse d'abstractions, notre attention est mobilisée par une foule de technologies de fabrication humaine qui ne nous renvoient qu'à nous-mêmes, il ne nous est que trop facile d'oublier notre appartenance charnelle à une matrice plus-que-humaine de sensations et de sensibilités. (Abrams, 2013, p. 45)
7Poséidon, qui administre les mers depuis son bureau où l’enferment ses protocoles numériques, est l’emblème de ce risque propre à toute médiation. À savoir le risque d’une hyper-médiation qui fige ou fictionnalise le monde selon une « auto-référentialité de la représentation » (Montani, 2016, p. 181), tout en repoussant dans une zone de latence à jamais différée l’imprévisible multiplicité de la perception immédiate7. De cette façon, la médiation marquerait une tendance au clivage, à la déchirure, dont l’expulsion de l’immédiat est la conséquence. Que serait-ce donc que cette « médiation immédiate » dont nous parlions avec herman de vries ? Un mirage, un jeu de mots ? Après l’Allemagne, le musée Gassendi et le fond des océans, un détour par l’Égypte hiéroglyphique s’impose pour repérer sa trace élusive…
Égyptologie indiciaire
8Le pari d’une catégorie comme la « médiation immédiate » est celui de garder ensemble, dans un seul geste, la médiation et le milieu sensible, le récit et le feu. Médier implique-t-il toujours une renonciation sédentaire à l’exploration sensible, une prévalence du discours sur le devenir vivant ? Et si, au lieu de gouverner la mer en la mettant en mots et en calculs depuis un bureau, on commençait par une exploration sensible des flots, une lecture/écoute impliquée de la mer – c’est-à-dire effectuée à partir de ses plis propres plutôt qu’en les mesurant depuis l’extérieur8 ? Pour déjouer l’impasse, il nous faut repérer des pratiques de tangence où les deux éléments – la fonction linguistique et la fonction vivante – s’indéterminent dans un échange collaboratif : appelons-les des éco-graphies.
9En 1979, Carlo Ginzburg publia un article très connu, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire » (1989), dont notre questionnement pourrait bénéficier. Sa réflexion historiographique l’avait conduit à définir et à défendre une conception « conjecturale » de la connaissance. C’est-à-dire une connaissance qui se déploie empiriquement (sans présupposés absolus) par la relation avec le réel – matériel et environnant – lorsque celui-ci est reconnu comme réseau tissé de traces significatives (à interpréter). Le paradigme « gnoséologique », dominant, semblerait s’être constitué au contraire sur la priorité solitaire et isolée de la raison individuelle (res cogitans) détachée d’un monde sensible et contingent réductible à une juxtaposition de points (res extensa). L’enjeu d’un tel paradigme introverti était justement de dé-solidariser logos et environnement quotidien, afin de pouvoir défendre une intelligence a priori (universelle et stable) du monde. L’enjeu du paradigme extraverti présenté par Ginzburg vise au contraire une forme de cogito qui ne peut que s’enraciner dans l’exposition attentive à la réalité corporelle (deambulo)9. Comment ré-établir une solidarité entre notre existence sensible (nos corps, nœuds affectifs et environnementaux) et le discours ? La question est capitale. Face aux clichés issus d’un « durcissement de la plasticité du langage » accompagné par la « canalisation vicieuse de la sensibilité », Pietro Montani nous enjoint à sortir de notre bureau sous-marin pour exposer notre sensibilité et notre langage à l’imprévisibilité des flots :
C’est littéralement en tant que nous sommes sensibles à la grande et indéterminée multiplicité de formes de la nature que nous sommes capables (ou tenus) de moduler, spécifier et réorganiser les thèmes conceptuels dont nous sommes déjà pourvus. (Montani, 2016, p. 184)
10Cela en appelle à sortir des mâchoires dichotomiques du rationalisme (idéaliste ou scientiste) et de l’irrationalisme (mystique ou quotidien) : ni une codification complète qui tourne en rond, ni une absence chaotique de discours, mais une médiation souple et « sensible », re-devenue créative par sa relation avec l’imprévisible immédiat d’un champ d’immanence environnemental, comme l’illustre l’égyptologie du Deleuze proustien10. On apprend à l’instar du chasseur qui ne connaît jamais à l’avance le parcours de son gibier, qui doit réfléchir et construire un récit à partir d’une enquête sensible sur son terrain de chasse. Dans la pratique cynégétique, ce n’est pas le régulier qui compte, mais ce qui, dans tout contexte local et particulier, configure cette localité et particularité, à savoir l’irrégulier : des micro-failles, des symptômes, des traces… Bref, des indices.
11Qu’est-ce donc qu’un indice ? Au fond, ce n’est que la rencontre entre des corps matériels quelconques et une intelligence linguistique qui arrache les premiers à leur vie muette (mouvement de « rédemption » selon Agamben) et la deuxième à son abstraction individuelle (« profanation »)11. Un indice n’est pas un symbole, car il n’est pas le signe abstrait d’un code conventionnel. Un indice est un élément sensible et imprévu qui invite à penser, qui affecte la langue, sans appartenir pourtant à une sémantique intellectuelle ni à une logique formelle. C’est la contamination entre res cogitans (intelligibilité et détermination) et res extensa (sensibilité et indétermination) : l’indice est à mi-chemin entre les deux. La connaissance indiciaire repose sur l’engagement circonstanciel d’un « lire ce qui n’a jamais été écrit » (selon l’expression de Hugo von Hoffmannsthal). Le monde sensible devient le site d’une mystérieuse communication (une « lisibilité » hiéroglyphique) qui refuse d’être reconduite à toute forme certaine, à tout cliché. Ce logos qui se développe grâce à la contingence ambiantale (et non contre elle) demande « la double suspension de l’activité d’entendement et de la passivité du sensible » qui caractérise le « régime esthétique » des arts selon Rancière (2000, p. 32).
Machines à écriture indiciaire
12Ginzburg ne s’intéresse pas vraiment à des questions médiales, ou techno-esthétiques, comme dirait Pietro Montani. Son discours semble se placer plutôt du côté d’une étude des paradigmes épistémologiques, en se concentrant spécialement sur le xixe siècle. Cette période, en particulier, marquerait un nouveau succès des pratiques indiciaires autant dans les domaines « scientifiques » (les débuts de la psychanalyse, de la critique d’art) que dans les pratiques de gouvernement (la phrénologie, les empreintes digitales). Une expansion inouïe de l’analyse indiciaire du corps (à partir de ses détails irréguliers) se produit à cette période. Cette méthode sera ultérieurement adoptée aussi bien par la police des États coloniaux que par le révolutionnaire socialiste ou le psychanalyste freudien. Or, ce mouvement, selon Ginzburg, n’est nullement étranger au travail artistique : il remarque par exemple les écritures « indiciaires » du naturalisme ou de Sherlock Holmes. Ginzburg ne se pose toutefois pas la question du régime technique, à savoir la question des conditions médiales qui constitueraient et/ou alimenteraient ce tournant indiciaire. Est-ce un hasard que cette période de renouveau du savoir indiciaire corresponde à un moment historique d’extraordinaire intérêt et d’intense recherche autour des media d’enregistrement visuels et auditifs (l’appareil photographique, la caméra, le gramophone, les rayons X) ? Peut-on négliger la vocation de tels media à être des « machines à écriture indiciaire », à savoir des formes techno-esthétiques dont la condition de possibilité (gnoséologique et éthique) serait justement un rapport indiciaire au réel ? En effet, ces media d’enregistrement fonctionnent par empreinte directe entre les surfaces sensibles des corps (offerts ainsi à une lecture « égyptologique »).
13Ce qui nous intéresse au premier plan, c’est la proximité entre le fonctionnement techno-esthétique de ces machines d’enregistrement et la relation indiciaire au monde analysée par Ginzburg. C’est bien ce rapprochement que vise l’expression de « machines-à-écriture-indiciaire ». Ce rapprochement se fonde toutefois sur une contradiction scandaleuse, qui a énormément perturbé l’accueil de ces formes de communication lors de leur première apparition. C’est la contradiction de machines capables d’opérer une rencontre entre pensée et monde sensible, au-delà ou en deçà de la raison humaniste. Leur mode d’emploi impose le défi (ou bien la richesse) de conjuguer la matière éphémère et singulière avec une représentation artificielle, intelligible. Lorsque les corps fuyants et leurs affects (qu’aucune représentation verbale ou plastique ne pourrait exposer) trouvent un instrument d’inscription dans le dispositif argentique d’une caméra, ils accèdent à une lisibilité qui est aussi une pensabilité nouvelle. L’enregistrement automatique du particulier lui ouvre une possibilité d’histoire, de déplacement, de reproduction, de discours. La construction d’un film à partir des fragments ingouvernables du monde quelconque (le monde physique et contingent) implique l’effort de penser avec un impensé, de communiquer avec un insignifiant. Car la vertu majeure de la machine cinématographique, de nombreux théoriciens et plasticiens l’ont souvent souligné, est justement de pouvoir saisir (par ses prises de vue) une réalité extérieure qui s’imprime et se déploie en dehors du contrôle subjectif et des schémas intellectuels propres à l’intentionnalité humaine. Une fois enregistré, ce réel fugace se prête bien entendu à une répétition et à une articulation qui le font rentrer dans un régime de puissance linguistique, où il redevient un signe. Aussitôt nous revient à l’esprit l’oxymore pasolinien de la « langue écrite de la réalité » – une énonciation « barbare » de signes physiques et concrets (Pasolini, 1976). La vertu de tout travail proprement cinématographique demeure dans cette dimension quelque peu paradoxale et fragile : la dimension d’un discours qui se déroule par des images des contingences corporelles (des documents) qui naissent et demeurent toujours en deçà de toute signification discursive et symbolique, tout en donnant prise à ses ressaisies.
14Par rapport à d’autres pratiques créatives, la réalisation cinématographique implique une constante lecture (que Pierce appellerait probablement « abduction ») des indices sensibles dans les situations et les milieux. Elle se déroule par association avec des présences spatio-temporelles extérieures. Le cinéaste est aux aguets face à l’imprévisibilité de son milieu audio-visuel : dans le pronostic qui prépare le tournage, dans l’attention improvisationnelle sur le plateau, dans le diagnostic du montage. Filmer, c’est lire les indices – immédiats, jamais écrits – de ce qui peut se passer (repérages), de ce qui est en train de (se) passer (tournage), de ce qui s’est passé (montage). L’éthique « indiciaire » du cinéaste se caractérise par une (non-)volonté de trouver son film dans la participation réceptive aux événements environnementaux, plutôt que d’écrire lui-même et de suivre une histoire prescrite (écrite à l’avance). C’est en ce sens qu’on pourrait qualifier ce travail de « médiation immédiate » : filmer, c’est bien lire et écrire (médiation), mais dans l’espoir de saisir et transmettre un donné (immédiat) préservé des formatages inhérents aux activités de lecture et d’écriture.
15Ce portrait du cinéaste en médiateur immédiat le rapproche, sous plusieurs aspects, de la déontologie du « jugement exercé » que Daston et Galison, dans leur étude des atlas scientifiques publiés au cours des trois derniers siècles (2012), définissent en double opposition, d’une part à une connaissance idéaliste et humaniste (la vérité d’après nature), et d’autre part à une connaissance machinique et positiviste (l’objectivité mécanique). Le jugement exercé consiste en un travail de lecture physionomique d’un réel enregistré automatiquement dans son état brut et insignifiant12. Un film issu d’une relation « indiciaire » au monde ressemblerait donc à un atlas basé sur le « trained-jugement », tandis qu’un atlas « true-to-nature » correspondrait plutôt à un cinéma d’animation digitale, et qu’un atlas relevant de la « mechanical objectivity » se rapprocherait d’une vidéo-surveillance.
Im-médiations documentaires
16On vient de tracer des distinctions, en répartissant l’opération cinématographique en trois catégories différentes. En effet, on pourrait parler d’une intensité indiciaire maximisée par certains films, qui serait (presque) absente dans d’autres films. Bien sûr, les paragraphes précédents ont mis en valeur un caractère général partagé par toutes les formes de cinéma. Or, l’enjeu principal des pratiques cinématographiques dominantes (le cinéma de studio, le cinéma à scénario, le cinéma d’animation dessinée ou numérique…) est la mise en scène d’un récit écrit au préalable, plutôt qu’une investigation sensorielle du réel. La majorité de ce qui se présente comme du cinéma se construit en lisant ce qui a été écrit, selon une obéissance aussi métaphorique que littérale au discours prescrit (le scénographe suit le script, les acteurs lisent les dialogues, le technicien des effets spéciaux crée sur commande…). Par conséquent, dans ce cinéma gît le risque d’un excès de médiation, où l’imprévisibilité du monde sensible se voit neutralisée dans la censure de programmes auto-référentiels. Selon la parabole kafkaïenne, ce cinéma-là se tourne depuis le fond d’un bureau de gouvernement sous-marin, sans prendre le temps de regarder les vagues ni les poissons.
17Il est également toutefois un cinéma qui démarre sans écriture, sans une trame précise ni concepts prédéterminés, avec juste un milieu, des corps, des paroles, une réalité visée. Son propos va se définir (s’écrire) par la relation événementielle avec cette réalité dans l’espace (un « milieu associé ») du dispositif, aussi éthico-intellectuel que technique, du film. Son enjeu attentionnel est de percevoir, dans les traces sensibles d’un réel qui se déploie, les signes de sa future histoire, lieu d’émergence d’une connaissance insoupçonnée. La pudeur et l’humilité qui, dans ce cinéma, reconduisent l’écriture à l’in medias res (tournage), ou mieux à l’a posteriori (le montage), peuvent être proprement qualifiées de « documentaires ». Cette pratique habite un espace qu’on qualifie généralement de « documentaire de création » (un oxymoron, à nouveau). Cette forme filmique, finalement, ne refuse pas la médiation (créative et imaginative). Elle la conçoit selon une dimension hésitante et réceptive, selon un devenir collaboratif et interactif, étranger aux méthodes cinématographiques dominantes caractérisées par la construction méticuleuse et préventive13. Dans cette distinction se marque peut-être le partage entre médiations « fictionnelles » et médiations « contre-fictionnelles ».
18C’est bien le besoin d’être confronté à la puissance immédiate et muette du sensible que l’enregistrement technique rend possible. C’est là que se fonde l’éthique d’un partage horizontal et pluriel de la création. C’est de là qu’émane la déception impatiente face aux récits ressassés et aux images usées qui encombrent nos environnements médiatiques. C’est tout cela (et beaucoup d’autres choses) qui définit le charisme de l’opération documentaire en lui conférant l’intensité frêle d’une « im-médiation ». À défaut d’un classement rigoureux et définitif, retenons ces quelques critères pour reconnaître dans la jungle audiovisuelle les expériences « documentaires », aussi variées qu’elles puissent être.
19L’im-médiation du documentaire de création – qui sape la médiation (acquise) tout en la ré-impulsant – peut résulter d’un travail avec les animaux et les plantes (des éléments qui ne répondent à aucune intentionnalité humaine), comme avec des presque-scénarios, anonymes et immuables, hérités d’une époque archaïque (la fête du printemps, la fabrication du charbon). Ces exemples font référence à la recherche quasi anthropologique du réalisateur italien Michelangelo Frammartino, en particulier à son film de 2010 intitulé Le Quattro Volte, qui tente de décaler notre attention de ses cadrages habituellement anthropocentrés pour esquisser ce que serait l’expérience d’un village calabrais perçu du point de vue des animaux, des végétaux et des minéraux (Rasmi, 2016 & 2019). Mais cette conduite peut être également reconnue dans l’esthétique de radicale immanence de Wang Bing, très différente de celle du cinéaste italien. L’immédiateté du cinéaste chinois repose sur un principe (extrême) de non-écriture débouchant sur un accompagnement à outrance des présences, des corps, des mouvements14. Il illustre une méthode – dévouée à l’ignorance, à une adhérence aveugle à ce qui se passe et à ceux qui passent – qui atteint une urgence époustouflante dans son dernier film, Ta’ang (2016), où il improvise un tournage à la suite d’une population entière (les Ta’ang de Birmanie) qui migre vers la Chine pour échapper à un énième conflit sanglant. C’est une foule qu’il venait de croiser par hasard, pendant la réalisation d’un autre film. Il ne connaît pas la langue ta’ang, il n’a pas prévu ce tournage, aucune autorisation militaire ne lui a été donnée, aucune équipe ne l’accompagne : le cinéaste ne peut que partager l’immédiat d’un événement en train de se faire, d’un mouvement collectif, d’une co-présence corporelle aux cadrages poreux et tremblants. « Le plus important dans un documentaire est de s’occuper des corps », affirme-t-il. « Dans la fiction, les actions sont planifiées par les acteurs ou la narration, mais dans un documentaire rien n’est prévisible » (Wang Bing, 2016, p. 35). Ce qui n’est pas prévisible, l’immédiat, devient par conséquent ce dont on cherche les indices, pour en nourrir la médiation. Parfois, cette enquête « indiciaire » n’a pas même besoin d’un milieu extérieur pour s’exercer, comme nous l’apprend le cinéma de Gianikian et Ricci Lucchi (2015). Leur battue de chasse indiciaire se déploie dans le corps des pellicules d’archives oubliées, sensible aux traces enfouies de l’histoire et de sa violence (grâce à un mystérieux bricolage technique nommé « caméra analytique »). On a là non pas une seule, mais plusieurs machines indiciaires.
20La vocation originaire du cinéma argentique à être médiation des immédiats est une mémoire que le cinéma documentaire contemporain décline par d’innombrables et singulières pratiques indiciaires. Frammartino, Wang Bing et Gianikian et Ricci Lucchi représentent autant de formes15 d’une « intelligence qui doit venir après » (Deleuze, 2014, p. 120), dont nos sociétés hyper- et pré-programmées, entre bureaucratie et spectacle, ont de plus en plus soif. C’est à cette soif qu’essaient de répondre les immédiations documentaires évoquées dans les pages précédentes. Toutes reposent sur le mystérieux arepo qui renverse la logique programmatique de l’œuvre pour faire de la place à l’immédiat au sein même de la médiation. Toutes présentent la double propriété d’émaner d’une certaine attention écologique à ce que l’environnement peut faire émerger d’inescompté, et de promouvoir en retour une certaine attention écologique à ce qu’un artefact peut nous faire découvrir dans un fond sonore ou visuel auquel nous aveugle habituellement notre focalisation exclusive sur des figures signifiantes. Ces media très particuliers que sont les machines à écriture indiciaire sont ainsi appelés à jouer un rôle pivotal dans les évolutions nécessaires de nos écologies attentionnelles.
Notes de bas de page
1 L’artiste, dont le nom est herman de vries, « depuis 1961 environ » n’écrit qu’en minuscule en étant « opposé à toute pensée hiérarchique ».
2 Au sujet de la remontée des présences, proche de ce propos, nous revoyons au dossier « Les complications de la présence » du n° 63 de Multitudes (2016). En outre, pour ce qui concerne l’opération the meadow, il nous semble important de renvoyer à la politique des friches énoncée et pratiquée par Gilles Clément dans ce qu’il appelle « le Tiers paysage » (Clément, 2016).
3 Pour la question d’une éco-poétique contemporaine du marcher-créer, voir Davila, 2012.
4 Un tel paradigme d’attention qui se construit surtout à partir d’une position d’écoute et d’observation, plutôt que d’énonciation, se rapproche beaucoup de la sensibilité propre aux cultures animistes des chasseurs-cueilleurs. Le travail anthropologique de chercheurs tels que Tim Ingold ou David Abram a mis en valeur cette forme alternative de relation avec le monde.
5 Pour la question du « contact » et de son éthique incarnée au début du xxie siècle, voir Crawford, 2016.
6 David Abram semblerait rejoindre le propos agambenien : « Commencer à lire, alphabétiquement, c’est donc déjà être déplacé, coupé de la nourriture sensorielle du monde des formes plus-que-humaines. Mais c’est aussi sentir la saveur encore présente de cette nourriture et donc désirer et espérer qu’un jour de tels liens, ce genre de convivialité, puissent revenir » (Abram, 2013, p. 253).
7 Montani suit Abrams et Agamben avec sa réflexion : « Il suffit de regarder autour de soi pour trouver partout des machines, dispositifs, rituels et spectacles qui tendent à réduire la contingence du monde ou – paradoxalement – à la programmer » (2016, p. 181).
8 On peut citer à nouveau Montani (2016, p. 183) qui nous rappelle que « les humains sont donc sensibles au fait que notre monde est un environnement riche de différences, un environnement non pré-paramétré (ou non intégralement computable) qui nous réserve en continu de la surprise (le thaumazein disaient les Grecs), des imprévus qui peuvent être élaborés à des fins d’expérience ou de connaissance ».
9 On se rapproche beaucoup de la réflexion de Tsing (2017) sur la rencontre du monde par un « art de remarquer » (« the art of noticing »), opposé à la connaissance « scientifique » caractérisée par la « scalability » (« l’invariance à travers les différentes échelles de taille »).
10 La réflexion deleuzienne sur Proust peut être mobilisée en soutien de Ginzburg : « Apprendre concerne essentiellement les signes. Les signes sont l’objet d’un apprentissage temporel, non pas d’un savoir abstrait. Apprendre, c’est d’abord considérer une matière, un objet, un être comme s’ils émettaient des signes à déchiffrer, à interpréter. Il n’y a pas d’apprenti qui ne soit “l’égyptologue” de quelque chose » (Deleuze, 2014, p. 10).
11 On rappelle à nouveau la pensée de Deleuze (ibid., p. 48) en établissant un parallèle entre signe et indice : « C’est que le signe est sans doute plus profond que l’objet qui l’émet, mais il se rattache encore à cet objet, il y est encore à moitié engainé. Et le sens du signe est sans doute plus profond que le sujet qui l’interprète, mais se rattache à ce sujet, s’incarne à moitié dans une série d’associations subjectives. »
12 D’une certaine manière, la cinématographie et le « jugement exercé » se rapprochent beaucoup du « schématisme libre » que Montani décrit à partir de la « faculté réfléchissante de jugement » de Kant.
13 Voir, pour cette analyse du cinéma documentaire, Citton, 2016, introduction au dossier « Écopolitiques du cinéma documentaire » de la revue Multitudes n° 61, et aussi Citton, 2013.
14 Voici l’avis de Wang Bing au sujet de la création du récit dans le travail documentaire : « Si on regarde en arrière vers l’âge d’or du cinéma, tout était basé sur des scripts, sur des pièces théâtrales ou sur des histoires. Ces choses étaient déjà écrites avant de commencer à tourner. Tandis que, pour ce qui concerne les documentaires, la chose intéressante est que si tu veux raconter une histoire ou filmer un personnage, il faudra t’aventurer dans l’inconnu d’un processus ouvert. Quelle est donc la vraie nature des histoires ? Pendant longtemps notre esprit a été rempli par un répertoire figé d’histoires, très conformiste. Par conséquent, les gens en ont marre de ces récits, car ils ne sont pas créatifs. […] Il faut repenser à la vraie nature du récit, et pour ce faire on doit retourner au point de départ, à la définition originaire de l’histoire » (entretien vidéo disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=X_EenguA7Og [consulté le 6 mars 2018]).
15 L’accent de l’immédiateté documentaire, dans ces auteurs « exemplaires », est placé respectivement sur le moment des repérages (Frammartino), du tournage (Wang Bing) et du montage (Gianikian et Ricci Lucchi).
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