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L’objet ambiantal : pour un design de l’objectivation

p. 299-319


Texte intégral

« Cette excavation permet d’émanciper la puissance (ou l’efficacité causale) en la détachant des actes sensoriels, perceptuels et cognitifs qui prenaient cette sensibilité pour base, mais qui n’en canalisaient les manifestations qu’en limitant leur opérationnalité. Avec les media du xxie siècle, nous pouvons accéder à la sensibilité elle-même, indépendamment de sa corrélation avec des modes humains d’expériences, et c’est cet accès lui-même, ou plus exactement ce qu’il en émane comme production de nouvelles sensibilités, qui constitue le contenu – et la promesse – des media du xxie siècle.
Mark Hansen (2017, p. 68)

1Dans sa Petite philosophie du design, Vilém Flusser définit le design comme une production d’objet : « C’est une question tout à la fois politique et esthétique, et le cœur même de la problématique du design, de la forme à donner aux objets » (Flusser, 2002, p. 33-34). Il comprend la production d’objets comme un processus d’information d’une masse : « Dans notre perspective [occidentale], le design est souvent compris comme le fait d’imposer une forme à une masse qui n’en a pas » (ibid., p. 20). Il en déduit que l’objet du design est une masse informée, qui constitue alors un obstacle spécifique :

Est « objet » tout ce qui se trouve sur le chemin, ce qui y a été « jeté » (latin ob-jectum, grec problema). Le monde est objectif, objectal, problématique, en ce sens qu’il fait obstacle. Un « objet usuel », c’est un objet dont on a besoin et que l’on utilise pour écarter du chemin d’autres objets. (Ibid., p. 33)

2Or, la perception de l’objet est aujourd’hui menacée par la nouvelle écologie des dispositifs multi-médiatiques. Les études menées par Dimitri Christakis et Frederic Zimmerman sur la synaptogenèse mettent l’accent sur les liens entre la formation du cerveau et l’environnement multi-médiatique dans lequel il évolue aujourd’hui. La mutation que constitue l’apparition des nouvelles technologies numériques conduit à un changement cognitif majeur au niveau attentionnel. Cette mutation consiste dans le développement de ce que Katherine Hayles appelle une « hyper-attention », qu’elle oppose à ce qu’elle nomme « l'attention profonde ». Elle caractérise cette dernière comme une captation de l’attention par un seul objet pendant une longue durée.

L’hyper-attention [au contraire] est caractérisée par les oscillations rapides entre différentes tâches, entre des flux d’informations multiples, recherchant un niveau élevé de stimulation, et ayant une faible tolérance pour l’ennui. […]
[…] Les sociétés développées ont longtemps été capables de créer le type d’environnement qui permet d’aboutir à l’attention profonde. […] Une mutation générationnelle a lieu, passant de l’attention profonde à l’hyper-attention. (Hayles, 2007, p. 187-188 ; voir aussi Hayles, 2016)

3Ainsi, l’attention à un objet est perturbée par les nouveaux dispositifs multi-médiatiques qui la disséminent, la dispersent entre plusieurs canaux d’information. Cette dissémination attentionnelle complique la formation de l’attention profonde, caractérisée par sa durée et sa focalisation, qui permet de constituer mentalement un objet réel ou idéel par synthèse d’informations, et de lui conférer sa puissance politique « d’obstaclité ».

4Deux problèmes sont donc aujourd’hui à adresser à la théorie traditionnelle du design dont Flusser partageait la paternité : comment le design peut-il élargir sa conception de « l’objectité » pour intégrer dans son champ de travail les objets qui ne se caractérisent plus par leur masse (objets idéels, fluidiques, virtuels, légers), et comment reconstituer l’attention pour l’objet dans un nouveau contexte technique et médiatique qui tend à la disperser entre plusieurs informations ? En réalité, les deux problèmes sont liés, puisque, selon la tradition phénoménologique, l’objet est toujours tributaire de l’attention de l’individu pour exister en tant qu’objet-de-conscience, qu’il soit réel ou idéel. Comme l’écrit Merleau-Ponty à propos de la perception : « Pour la relier à la vie de la conscience, il faudrait montrer comment une perception éveille l’attention, puis comment l’attention la développe et l’enrichit » (Merleau-Ponty, 1945, p. 34). C’est ce qu’il faut nommer l’objectivation. L’objectivation est le processus de constitution de la chose en objet par l’action de l’attention.

5Le défi contemporain du design posé par le problème des nouvelles objectités et de la dissémination de l’attention nous impose donc de repenser non pas l’objet, mais le processus d’objectivation de la chose, et ce, à partir de tendances attentionnelles disséminées vers des substances idéelles, légères, virtuelles ou fluidiques. Pour tenter d’apporter des éléments de réponse à ce défi, nous proposons d’étudier le processus de production de l’objet ambiantal, comme un nouveau modèle poïétique attentionnel de l’objectivation d’une substance légère et fluidique, qui présente des propriétés réelles et idéelles.

6Dans une première partie, nous montrerons comment la dissémination de l’attention produit, d’un point de vue cognitif, un glissement esthétique du type attentionnel qui court-circuite le processus classique de l’objectivation des objets. Cela nous permettra dans une seconde partie de montrer comment ce glissement esthétique produit une perception ambiantale du réel, considérée comme résidu esthétique de la dissémination attentionnelle. Dans une troisième partie, à partir d’une lecture critique de la phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty, nous essaierons de concevoir l’ambiance non plus comme une dynamique perceptive, mais comme un processus re-constructif de synthèse de sensations, qui requiert l’invention d’un nouvel exercice attentionnel. Nous montrerons en quoi le processus mental de création attentionnelle permet alors d’élaborer un nouveau processus d’objectivation qui aboutit non plus à une perception, mais à un méta-objet : l’ambiance. Enfin, dans une dernière partie, à travers une perspective médiarchéologique, nous revisiterons « l’iconologie de l’intervalle » d’Aby Warburg pour penser le processus d’objectivation de l’ambiance comme une objectivation par intervalle.

Dissémination de l’attention : glissement attentionnel et glissement esthétique

7Dans un article paru en 2010 et intitulé « Phénoménologie de l’attention aliénée, Edmund Husserl, Bernard Waldenfels, Simone Weil », Frédéric Moinat démontre, à partir de la phénoménologie husserlienne, comment l’attention produit non seulement un éveil de la conscience mais participe aussi d’une dynamique de constitution de sens. Moinat rappelle préalablement que pour Husserl (2009), l’attention est un mode de la conscience intentionnelle, qui correspond à une action psychique qui engage l’intentionnalité du sujet, et dont l’enjeu consiste à produire du sens en constituant des objets préalablement perçus :

En effet, initialement, l’affection exercée sur le moi correspond à la constitution d’une « objectité », c’est-à-dire une sorte de proto-objet, comme le bruit encore indéterminé qui m’affecte alors que je conduis. Lorsque mon attention se tourne vers ce bruit, celui-ci est du même coup constitué en tant que bruit de moteur, il devient un objet, et un objet pertinent dans ma situation présente. Et enfin, à mesure que je le vise et l’examine, il devient un objet qui perdure et qui offre diverses perspectives à mon exploration. Cette constitution de sens où l’initiative ne revient ni au sujet ni au monde, mais au deux à la fois, Husserl la décrit dans La Synthèse passive comme un « duo constitutif ». L’attention est tout à la fois éveillée et éclairante, l’objet est tout à la fois affectant et dévoilé. (Moinat, 2010, p. 46-47)

8La constitution par l’attention des objets perçus, c’est-à-dire leur processus d’objectivation, vise à éveiller la conscience en constituant le sens du monde par la constitution d’objets-existant-pour-la-conscience. Il y a une aliénation de l’attention lorsque le processus d’objectivation, c’est-à-dire de constitution d’objets de conscience, est rompu.

9Dans des analyses mêlant phénoménologie et psychologie de la forme, Aron Gurwitsch contribue à l’analyse du processus d’objectivation en mettant en évidence le rôle joué par le contexte, à travers ce qu’il nomme le « champ thématique ». Il s’agit d’une structure attentionnelle et d’une connexion de formes a priori (ou pré-attentionnelle, dirait Jean-Marie Schaeffer) qui conditionnent toute intentionnalité attentionnelle et prédéterminent l’expérience attentionnelle. Le « champ thématique » possède des motifs ou des thèmes enregistrés par la mémoire qui permettent une identification des choses présentes dans un contexte lors de chaque acte d’attention. Ainsi, il met en relief la chose perçue dans un fond, ou contexte, par reconnaissance du motif ou thème préenregistré. Il permet donc d’extraire visuellement ou auditivement une chose du fond grâce aux figures matricielles qu’il fournit et qui agissent comme des grilles d’interprétation. Dans le processus d’attention, la « chose perçue » devient donc d’abord « figure reconnue par le champ thématique » avant d’être un « objet particularisé ».

10Cependant, une nouvelle donnée organologique1 bouleverse ce schème et remet en question la capacité d’émergence du champ thématique de l’attention : l’avènement d’une nouvelle économie politique de l’attention qui se développe par l’invention de nouvelles psychotechnologies qui sollicitent sans relâche l’attention des consommateurs pour capter et conserver leur attention dans leurs espaces et circuits commerciaux. Ainsi, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), et les industries de programmes audiovisuels et numériques, court-circuitent l’attention des individus en la sollicitant toujours plus souvent, fortement et simultanément. Cette « hyper-sollicitation » de l’attention, telle que l’explique Bernard Stiegler dans son ouvrage Prendre soin de la jeunesse et des générations (2008), à travers ce qu’il nomme la « grammatisation du contexte attentionnel », met en crise les capacités d’identification du champ thématique, sur un fond d’horizon chaotique qui forme la nouvelle écologie attentionnelle. La difficulté toujours plus grande de découper et distinguer une figure du fond pour la reconnaître et l’extraire pour la particulariser, conduit à un aplatissement des figures sur le fond, faisant aboutir ce dernier au premier plan de la perception.

11La résultante cognitive de ce processus d’aplatissement des figures aboutit à une crise du processus d’objectivation, et à un glissement esthétique dans le traitement des choses par l’attention. Il se produit un premier glissement noétique des processus de catégorisation analytique vers des processus de catégorisation esthétique, puis un second glissement des processus de catégorisation esthétique vers une absence de catégorisation et d’objectivation, au profit d’une seule relation esthétique entre les choses-du-fond et le sujet.

12Les études de Jean-Marie Schaeffer sur « l’expérience esthétique », qui s’inscrivent dans le cadre plus large de l’analyse de la « fluence processuelle » (processing fluency), permettent de comprendre ce double glissement attentionnel et esthétique. « La “fluence” correspond […] à la facilité ou difficulté avec laquelle nous traitons le contenu informationnel d’un stimulus ou d’une représentation » (Schaeffer, 2015, p. 213). Schaeffer met en évidence la caractéristique attentionnelle de l’expérience esthétique. Il démontre que l’attention esthétique n’est pas tant déclenchée par des propriétés esthétiques objectales, que par une difficulté pour le sujet d’opérer un traitement analytique d’un objet en raison de la surcharge attentionnelle qu’il génère chez le sujet pour l’analyser, causée par l’étrangeté et la nouveauté de sa signification. Ainsi, l’attention esthétique semble être un mode attentionnel par défaut de l’attention analytique. Elle appréhende la chose selon des modalités qui rétablissent une fluence dans le traitement cognitif de celle-ci, lorsqu’elle devient « trop coûteuse » à analyser et catégoriser. Cet équilibre est ce que Schaeffer nomme le « calcul hédonique » (ibid., p. 194). À partir d’une reformulation non fonctionnaliste de la théorie de la signalisation coûteuse, avancée par les anthropologues Rebecca Bliege Bird et Eric Alden Smith (2005), Schaeffer tente de modéliser le « coût énergétique cognitif » du traitement cognitif d’un objet par un expérimentateur, en fonction de variables qui intègrent la fluence et la curiosité. Si l’objet propose un énoncé trop complexe à comprendre et catégoriser, alors le coût énergétique attentionnel requis par l’objet peut dissuader l’expérimentateur de vouloir prolonger l’expérience conceptuelle. Il ne le prolonge, analyse Schaeffer, qu’à partir du moment où l’objet maintient à la fois sa curiosité en éveil, mais à travers des modalités de traitements attentionnels qui rétablissent une fluence positive, en se concentrant davantage sur la matérialité et la sensorialité de l’objet plutôt que sur l’analyse trop complexe de son contenu conceptuel. Il s’agit alors d’une expérience esthétique. Or, si l’expérience esthétique se traduit par un retard de catégorisation, elle n’en demeure pas moins un processus qui doit aboutir à une nouvelle catégorisation. Ce qui semble difficile à opérer pour un individu pressé, sollicité de tous côtés, et qui est déjà passé à un autre objet avant même de pouvoir catégoriser ce qu’il sentait.

13Apparaît donc un second glissement, qu’Yves Michaud nomme « tourisme esthétique » et que nous pourrions caractériser par une maximalisation de la surcharge attentionnelle, et un accroissement toujours plus grand de la jouissance dans la réception d’informations esthétiques pré-catégorielles, et cela, aux dépens de l’activité de catégorisation. Cependant, tandis que Jean-Marie Schaeffer décrit l’expérience esthétique comme une difficulté de catégorisation compensée par une jouissance sensorielle, il semblerait aujourd’hui, d’une part que le désir de jouissance sensorielle ait eu raison du désir de catégorisation, et d’autre part que la surcharge (ou intensification) attentionnelle ne soit plus seulement causée par l’étrangeté fascinante d’un seul objet qui aspirerait toute la puissance attentionnelle d’un individu, mais par l’abondance euphorisante de plusieurs choses non objectivées juxtaposées dans un même contexte spatio-temporel.

14L’analyse de Schaeffer décrivant l’expérience esthétique comme un « retard de catégorisation » peut être étendue au processus d’objectivation, puisqu’il n’y a pas de catégorisation possible sans préalablement un processus cognitif d’objectivation par l’action du champ thématique qui vient à la fois délimiter les contours d’une chose et lui reconnaître un thème. Ce n’est qu’après l’objectivation de la chose en objet qu’il est possible soit de la classer parmi différentes catégories, soit de faire émerger, par induction, une nouvelle catégorie. En outre, le retard de catégorisation concerne les catégories conceptuelles de l’objet au sein de l’expérience esthétique. Si l’objet est bien objectivé sur un plan esthésique, il ne l’est pas immédiatement sur un plan conceptuel. Le retard de catégorisation conceptuelle de l’objet implique donc un retard d’objectivation de son contenu conceptuel dû à la focalisation de l’attention sur les aspects sensoriels et matériels de la chose observée.

15Si Schaeffer dédie avant tout son analyse aux objets de l’art, reconnus a priori comme tels, nous souhaitons mettre en évidence une extension et une banalisation de la conduite attentionnelle esthétique en dehors des lieux d’exposition de l’art, dans les espaces-temps dominés par les psychotechnologies. En effet, le contexte économique et technologique évoqué plus haut tend à disséminer toujours plus l’attention des individus. Or, ce phénomène organologique retarde à la fois les processus d’objectivation et de catégorisation, qui requièrent un traitement attentionnel analytique focalisé sur les choses. Ainsi, les efforts psychiques et attentionnels que doit produire le sujet pour objectiver et catégoriser un objet dans un contexte qui tend à disséminer l’attention, c’est-à-dire à noyer la chose dans le fond, sont tels que le sujet n’est plus capable de produire. Son comportement cognitif glisse donc tendanciellement vers un traitement esthétique non seulement des objets d’art, mais plus largement de tout le réel tramé par la guerre attentionnelle.

16La dissémination attentionnelle induit donc en réaction des comportements attentionnels esthétiques qui s’intéressent proportionnellement aux propriétés matérielles et sensorielles des choses, plutôt qu’à leurs propriétés sémantiques et conceptuelles, en fonction de la puissance des dispositifs technologiques à disséminer l’attention des individus. C’est un certain rapport entre la puissance de dissémination du contexte psychotechnologique et la complexité sémantique des choses du monde qui génère une banalisation de la conduite attentionnelle esthétique.

17Dans le cadre de l’expérience esthétique décrite par Jean-Marie Schaeffer, l’objet de l’expérience est supposé détenir une matérialité, une masse informée. Il s’agirait donc d’un objet d’art ou de design traditionnel vers lequel se focalise l’attention. Or, dans l’expérience que nous décrivons, l’attention ne se focalise plus sur un objet, mais se dissémine et se perd entre plusieurs choses présentes dans le champ de vision. La relation esthétique qui nous intéresse donc ici ne concerne plus un sujet et un objet, mais un sujet et un fond composé de choses disséminées et non objectivées. Nous voudrions à présent caractériser le produit de cette relation esthétique comme une perception ambiantale.

La perception ambiantale : résidu esthétique du glissement

18L’ambiance, qui fait partie de ces objets au statut ontologique étrange, présente des propriétés fluidiques et légères, et semble pouvoir être à la fois réelle et idéelle. Elle peut être définie comme « l’esthétique d’une situation » en ce qu’elle présente des propriétés esthétiques qui qualifient de manière immersive une scène ou un milieu. Richard Shusterman distingue l’ambiance (ou atmosphère) de l’objectité traditionnelle :

L’atmosphère se définit précisément par opposition à l’objectité traditionnelle. Elle manque de distinction et de contours clairement définis, d’une substance ferme et durable, et de l’individualité discrète des objets ordinaires dans l’espace. (Shusterman, 2010, p. 41)

19Si son analyse se rapproche de la nôtre, car il constate une attention nouvelle à l’ambiance (dont il déplore le retard de catégorisation linguistique) liée à l’émergence et la dominance des nouveaux media, il oppose, « de manière essentielle », la pleine-conscience des objets de masse à la sensation de l’ambiance, que la conscience ne pourrait objectiver :

Lorsque nous analysons de façon critique ces qualités atmosphériques perçues somatiquement, d’autres difficultés interviennent, liées au fait que nous ne sommes pas habitués à accorder une attention explicite aux sensations corporelles induites par notre perception, dans la mesure où le centre habituel de notre attention et de nos intérêts est le monde extérieur des objets. Les sensations perceptuelles sont éprouvées somatiquement à différents degrés d’attention, et la plupart de ces sensations évoluent en deçà de la pleine conscience. (Ibid., p. 42)

20Le paradoxe consiste pourtant à remarquer que si une sensibilité nouvelle à l’ambiance est en train d’émerger, la présence des objets de masse ou légers dans nos environnements ne recule pas, mais au contraire se multiplie. Tandis que Shusterman interprète une substitution d’un type d’objectité massifié par un type d’objectité léger et fluidique, nous pensons qu’il faut supposer un rapport de causalité entre la prolifération des objets dans le champ de vision et le développement d’une perception ambiantale, qui ne peut exister sans eux. Si l’objectivation recule, elle ne contredit pas pour autant l’existence et la prolifération des objets dans nos environnements, mais peut aussi en résulter. Tandis que Shusterman semble encore concevoir l’ambiance comme une création artificielle finie, originellement extérieure au sujet, telles les productions de brouillards colorés d’Ann Veronica Janssens, nous la concevons différemment comme l’effet esthétique d’une dynamique attentionnelle, techniquement provoquée.

21C’est ce que nous enseignait déjà l’art luminocinétique des années soixante, dont Arnauld Pierre fait le récit historique à partir du cas célèbre de la Dreamachine inventée par Brion Gysin :

En plaçant la vision dans l’incapacité de reconnaître un schéma forme-fond nettement discriminé, les structures afocales et entièrement couvrantes de la Dreamachine, constituées de microstimuli relançant sans relâche l’excitation, maintiendraient l’observateur dans un état quasi hypnotique de veille infra-perceptive, marquée par un train dominant d’ondes alpha : celles-ci sont en effet chargées, d’après Walter, qui est un des premiers à expliquer l’utilité de ces rythmes découverts par le savant allemand Hans Berger dès les années 1930, d’assurer l’exploration constante des aires sensorielles, jusqu’à ce qu’elles rencontrent une forme, une Gestalt, selon un processus qui se relâche une fois cette tâche accomplie. En cas d’échec de cette fonction de reconnaissance, un phénomène d’oscillation et d’accélération se produit, que le cybernéticien Grey Walter décrit en termes qui éclairent considérablement certaines des notions également favorites des membres du Groupe de recherche d’art visuel : l’instabilité perceptive, notamment, qui désigne ce moment où la force constructive qui devrait se manifester spontanément dans l’activité visuelle normale échoue dans ses mécanismes les plus simples, comme la reconnaissance de la « bonne forme » des gestaltistes ou la ségrégation entre le fond et la forme. À la désorientation et l’instabilité engendrées par de vaines tentatives de focalisation et d’accommodation sur un centre disparu répond l’emballement du signal cortical selon un processus que la cybernétique appelle feed-back « positif », généré par l’impossibilité de stabiliser l’excitation du récepteur en raison de la suractivité de l’effecteur. (Pierre 2005, p. 41)

22La Dreamachine (ou Poetry Machine), qui connaît dès son invention un franc succès auprès des professionnels de l’art, est ensuite intégrée aux spectacles d’effets nouveaux, que Gysin qualifie lui-même d’ambiance :

Avant toute chose, écrit Gysin, j’ai voulu créer, par les images projetées et les jeux de lumière, une ambiance totalement nouvelle. […] Un peu à mon insu – mais je ne suis pas contre –, ils me considèrent comme l’un des fondateurs de l’Expanded Cinema (cinéma expérimental)… Au fond, c’était bien plutôt la naissance du Light Show qu’annonçait ma Poetry Machine. (Gysin, 1993, p. 136)

23Une telle expérience esthétique se rapproche aujourd’hui de celle que l’on expérimente dans les night-clubs, dont le stroboscope constitue la technologie centrale visuelle. La pulsation lumineuse dissémine spatialement et temporellement l’attention des clubbers en court-circuitant les processus d’objectivation de l’attention fondés sur la perception. L’expérience ambiantale du night-club consiste précisément dans la recherche des sensations esthésiques provoquées par cette dissémination temporelle et spatiale de notre attention, ainsi que par un jeu avec ses facultés constructrices sémantiques.

Illustration 1. William S. Burroughs et Brion Gysin, Londres, 1972.

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(© 2011, Charles Gatewood).

24La perception ambiantale est ainsi le résidu perceptuel esthétique des retards d’objectivation et de catégorisation générés par la dissémination de l’attention dans un même champ spatio-temporel. Cet effet perceptif est constitué non pas à partir d’un seul objet, mais entre plusieurs objets, restés à l’état de choses pour la conscience. La chose est perçue, mais elle n’est pas objectivée, ni catégorisée. Or, cette perception emmène avec elle, au fur et à mesure qu’elle saute d’une chose à une autre, des résidus perceptifs qui se mélangent entre eux et qui constituent par brouillage un ensemble esthétique flou et indéterminé d’un même espace spatio-temporel, que nous nommons perception ambiantale.

25Cependant, cette dynamique attentionnelle n’est pas une dynamique constructive, c’est une dynamique dé-constructive, qui procède par décrochage et mixage de l’attention sur la chose et par court-circuitage des processus cognitifs constitutifs de sens. Il semble ainsi difficile de concevoir l’expérience de l’ambiance, considérée en tant que résidu esthétique de la dissémination attentionnelle, comme une expérience noético-noématique, c’est-à-dire génératrice de sens. L’élément fondamental de tout processus constitutif de sens reste en effet toujours le même : l’objet. Sans l’identification primaire d’un objet, les chaînes constitutives de sens pour la conscience ne peuvent se produire.

26L’approche pragmatique de Shusterman ne permet donc pas de comprendre les mécanismes attentionnels qui génèrent des effets perceptifs qui se rapprochent sensoriellement de ce que nous entendons par ambiance. C’est seulement en l’appréhendant par une phénoménologie de l’objet qu’il semble possible de l’analyser comme une dynamique visuelle déconstructive. Tandis que Shusterman la décrit comme une qualité en opposition à l’objectité traditionnelle, nous tentons de la décrire comme un phénomène techno-esthétique en procession à une objectité traditionnelle et en impulsion d’une dissémination de l’attention. Or, il n’y a d’objet que massifié, et il semble possible de produire une conscience de l’ambiance si l’on parvient à penser et reconstituer des chaînes objectivantes de la perception ambiantale.

27Seule la phénoménologie de Merleau-Ponty, parmi le panorama des théories de l’attention, semble offrir cet espoir théorique. Pour Merleau-Ponty, il existe des degrés d’intensité perceptive et attentionnelle, et l’attention détient une fonction objectivante. C’est à l’aune d’une lecture critique de la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty que nous allons à présent essayer de conceptualiser un design de l’objectivation par un design de l’attention afin de rendre possible l’existence, non plus d’une perception ambiantale, mais d’un objet ambiantal.

L’objet ambiantal : méta-objet de la synthèse de transition

28Maren Wehrle explicite bien les enjeux de la théorie de l'attention proposée par Merleau-Ponty :

Cette forme habituelle et charnelle de l’attention comme paradigme comportemental – qui permet l’identification, l’orientation et la compréhension du monde – ne représente pour Merleau-Ponty qu’une fonction secondaire de l’attention. En revanche, la « première opération d’attention » relève d’une dimension créatrice. […] Ainsi, [la phénoménologie de l’attention de Merleau-Ponty] ne présuppose pas d’emblée, comme c’est le cas chez le jeune Husserl, l’objectivité, mais dispose elle-même d’une fonction objectivante et créatrice de sens. La création de sens, en tant qu’objectivation d’une qualité (par exemple la couleur), s’accomplit entre le corps propre et le monde. Toujours, quand nous (re)connaissons un objet ou une qualité, l’événement de l’attention s’est déjà accompli. À partir de là, il nous est impossible de percevoir un objet sans que la signification ne soit acquise au préalable. (Wehrle, 2010, p. 152)

29Il nous est cependant possible de percevoir une chose, dont la signification n’est pas encore acquise. « Il n’y a donc pas de vie privée de la conscience » (Merleau-Ponty, 2003, p. 36), écrit Merleau-Ponty, qui viendrait éclairer et réfléchir des objets déjà perçus dans un champ de vision. « La théorie de l’attention comme phare de la conscience dirigée sur ses objets se trouve dissolue » (Wehrle, 2010, p. 153) au profit d’une théorie de l’attention comme puissance d’objectivation par reconnaissance de la chose perçue. Merleau-Ponty établit donc une distinction entre perception et attention, en ce que l’attention construit des objets en organisant par abstraction des données dans un champ mental, tandis que la perception construit des figures en organisant des données dans un champ strictement sensoriel (visuel ou auditif). Aussi, Merleau-Ponty, en cela proche de Gurwitsch, considère que l’objectivation est un phénomène processuel qui peut être découpé en plusieurs phases. La phase primaire est une phase de reconnaissance de l’objet. La phase secondaire est une phase d’enrichissement sémantique de l’objet. Pour que cette fonction de reconnaissance par l’attention primaire puisse fonctionner, Merleau-Ponty emprunte plusieurs thèses formulées par la psychologie de la forme, dont l’idée fondamentale « énonce que des parties d’un stimulus sont groupées pour former un objet plus grand » (ibid., p. 159).

30Merleau-Ponty introduit en effet la question de l’objet-de-l’attention par celle de la figure-perçue, qui consiste dans une vision d’ensemble de perceptions ponctuelles. Cette vision d’ensemble n’est pas un donné empirique, c’est une construction psychique. Celle-ci consiste dans une association de plusieurs impressions présentes dans un même champ perceptuel, produite par l’habitude d’observation : lors de mêmes expériences perceptives répétées, l’observation d’une même juxtaposition d’impressions différentes détermine la croyance d’une association :

Voir une figure, ce ne peut être que posséder simultanément les sensations ponctuelles qui en font partie. Chacune d’elles reste toujours ce qu’elle est, un contact aveugle, une impression, l’ensemble se fait « vision » et forme un tableau devant nous parce que nous apprenons à passer plus vite d’une impression à l’autre. Un contour n’est rien qu’une somme de visions locales et la conscience d’un contour est un être collectif. (Merleau-Ponty, 2003, p. 21)

31À ce processus qui a lieu dans un même champ spatial s’ajoute un processus temporel, qui va venir dialectiquement bouleverser ces perceptions constituées pour les reconstruire selon d’autres perspectives imaginaires, afin de constituer non plus une figure mais un objet. L’objet se distingue de la figure en ce que sa constitution s’émancipe de la perception physique pour associer et enrichir mentalement plusieurs perceptions physiques dont l’ensemble ne peut être expérimenté empiriquement. C’est cet acte d’émancipation de la réalité physique pour la représentation de l’objet qui fait intervenir l’attention comme puissance de synthèse mentale. Merleau-Ponty reprend ici le concept kantien de « synthèse de transition » comme processus indispensable à l’objectivation :

C’est justement en bouleversant les données que l’acte d’attention se relie aux actes antérieurs et l’unité de la conscience se construit ainsi de proche en proche par une « synthèse de transition ». Le miracle de la conscience est de faire apparaître par l’attention des phénomènes qui rétablissent l’unité de l’objet dans une dimension nouvelle au moment où ils la brisent. (Ibid., p. 39)

32Ainsi, pour Merleau-Ponty, l’attention est une puissance de connaissance purement mentale qui fait intervenir l’imagination dans le procès de la réalité. Être attentif, c’est manipuler imaginairement les perceptions mémorisées d’une figure pour en constituer un objet. L’attention se libère d’une incarnation physique de la figure pour créer mentalement l’objet sans que celui-ci ait besoin d’avoir une existence perceptive : « Il y a dans chaque cas une certaine liberté à acquérir, un certain objet mental à ménager. Reste à faire paraître l’objet même de l’attention. Il s’agit là, à la lettre, d’une création » (ibid., p. 38). Merleau-Ponty révolutionne ainsi l’histoire de l’attention en inventant celle de son design. Le design de l’attention consiste à créer une articulation imaginaire entre plusieurs perspectives d’une même figure, afin que s’opère l’objectivation de la chose et de la figure : « Faire attention, ce n’est [donc] pas seulement éclairer davantage des données préexistantes, c’est réaliser en elles une articulation nouvelle en les prenant pour figure » (ibid.).

33Merleau-Ponty indique toutefois la nécessité d’un certain rapport spatial entre le sujet et la figure afin que l’attention puisse la constituer en objet. Ce rapport doit pouvoir permettre au sujet de surplomber la figure, en la situant dans un champ qu’il est possible d’embrasser en totalité par la perception ou la pensée :

La première opération de l’attention est de se créer un champ, perceptif ou mental, que l’on puisse « dominer » (Ueberschauen), où des mouvements de l’organe explorateur, où des évolutions de la pensée soient possibles sans que la conscience perde à mesure son acquis et se perde elle-même dans les transformations qu’elle provoque. (Ibid., p. 37)

34Ce qui complique le processus pour l’objet ambiantal. Tandis que le tableau crée une expérience de frontalité qui sert d’exemple à Merleau-Ponty pour illustrer sa phénoménologie de la perception, l’ambiance est une expérience immersive, qui dépasse le champ perceptuel. Or, si l’ambiance n’est pas une figure extérieure au sujet, projetée sur un tableau, mais une dynamique attentionnelle et immersive qui se déplace avec lui, comment est-il possible de créer cette distance optimale dont parle Merleau-Ponty ?

35Les propriétés esthésiques et fluidiques de l’ambiance la font sortir du champ de la perception pour la faire rejoindre celui de la sensation. Il faut donc prendre acte du tournant sensitif de l’expérience médiatique contemporaine, comme nous y invite Mark Hansen, pour penser une théorie de l'attention fondée sur la sensation, plutôt que sur la perception :

Les media du xxie siècle sont à considérer comme environnementaux, en ce qu’ils affectent la matérialité de l’expérience à un niveau plus élémentaire que celui de la perception. […] Un des points centraux de mon analyse consiste à affirmer un déplacement depuis la perception vers la sensation – ou plus exactement vers ce que j’appellerai la « sensibilité mondaine » (worldly sensibility) –, impliqué par les media du xxie siècle. (Hansen, 2017, p. 62)

36Une phénoménologie de l’attention fondée sur un effet esthétique qui environne le sujet, et qui sollicite davantage sa sensation que sa perception, nous semble infléchir en deux points au moins l’analyse de Merleau-Ponty. Si le problème posé est bien celui de l’organisation des données en deçà d’une frontalité perceptive, mais au sein d’une situation immersive, et si les données sensitives se caractérisent par leur fugitivité et leur évanescence, comment celles-ci peuvent-elles être unifiées pour que l’ambiance soit objectivée ?

37Une partie de la solution a été apportée avec justesse par Richard Shusterman, qui propose de raffiner et de cultiver la sensibilité « soma-esthétique » pour développer une attention critique aux éléments sensibles déterminant des ambiances :

Ces impressions non visuelles du corps nous indiquent que si le design […] est fondé sur le soma et ambitionne d’améliorer l’expérience somatique, alors il devrait porter une attention critique à la multiplicité du soma. (Shusterman, 2010, p. 43)

38Cependant, Shusterman ne répond pas ici au problème immersif et temporel posé par l’expérience ambiantale. En réponse à ce second problème, nous proposons une inflation et une dissémination de la phase de « synthèse de transition » au sein de l’expérience esthétique de l’ambiance.

39Rappelons que pour Merleau-Ponty, l’objectivation nécessite un acte de liberté face à l’empirisme de la perception pour créer mentalement, par imagination, un nouvel objet qui synthétise les différentes perceptions d’une figure. Or, le problème posé par l’expérience immersive de l’ambiance est qu’elle ne permet aucune domination physique de l’ensemble des parties d’une figure pour constituer l’objet. Le sujet est donc condamné soit à ne plus pouvoir objectiver et catégoriser des objets, soit, selon nous, à immiscer le processus de « synthèse de transition » dans l’expérience de sensation. Tandis que Merleau-Ponty décrit un processus presque protocolaire qui fait seconder l’expérience abstraite de l’objectivation après l’organisation sensorielle de l’expérience perceptive, il faut que la synthèse de transition se tisse au fur et mesure de l’expérience esthétique ambiantale, qui est une expérience temporelle. Après chaque sensation ressentie et mémorisée, le sujet doit en ajouter la mémoire à une représentation idéelle qui construit l’ambiance – performativement. Cela implique non seulement une inflation et une dissémination de la fonction d’imagination dans l’expérience esthétique, mais aussi une inflation des facultés de mémorisation des données sensorielles pour opérer – progressivement – la synthèse de transition. En effet, la synthèse de transition ne se fait plus dans une temporalité courte et dissociée, mais dans une temporalité de plus en plus allongée, qui s’intrique à celle de l’expérience esthétique de l’ambiance.

40Cela implique une compression temporelle de deux types d’expériences, qui auparavant étaient associées dialectiquement à travers deux temporalités séparées qui se succèdent. La réalisation quasi simultanée de ces deux expériences, l’une esthétique, l’autre mentale, produit ainsi une fragmentation de l’attention, non seulement entre plusieurs choses mondaines qui sollicitent simultanément l’attention du sujet, mais également entre deux types d’expériences qui s’enchâssent. Cet enchâssement abouti à un méta-objet : l’objet ambiantal.

41Pour comprendre cet enchâssement méta-objectal de l’expérience sensitive et de l’expérience mentale, et en décrire la mécanique attentionnelle, nous nous appuierons brièvement, dans une dernière partie, sur le dispositif des Tafeln inventé par Aby Warburg, qu’il qualifiait lui-même « d’iconologie de l’intervalle ». L’icône comme l’ambiance sont en effet des méta-objets qui se caractérisent et se forment par agrégation de composants esthétiques et de synthèses de transition. Pour l’iconologie, il s’agit d’images, et pour l’ambiance, il s’agit de sensations ressenties. Cette comparaison nous permettra de spécifier l’invention de notre nouveau design comme un design de l’intervalle.

Vers une objectivation par intervalle

42Les Tafeln d’Aby Warburg, qui constituent son œuvre iconologique L’Atlas Mnémosyne (2012), sont un dispositif cognitif et épistémique qui présente un design de l’attention et de l’objectivation fondé sur la fugitivité ou fugacité du comportement attentionnel. L’Atlas Mnémosyne créé par Aby Warburg entre 1927 et 1929 est un dispositif composé de planches (Tafeln), qui présentait des configurations mobiles, des constellations plastiques de photographies prises d’œuvres issues de l’histoire de l’art. Ce dispositif a été admirablement bien décrit par Georges Didi-Huberman, qui explicite la mécanique attentionnelle du dispositif, procédant d’un « art du montage », et dont le « saut est méthode », c’est-à-dire dont l’interprétation historique des images se joue à la fois dans la distance spatiale entre les images, dans un montage combinatoire pour établir leur comparaison, dans un saut attentionnel pour mettre en exergue leurs filiations ou antinomies, et dans une dissémination attentionnelle pour reconstituer une vision synoptique de leurs évolutions. Il s’agit d’une « iconologie de l’intervalle », au sens où l’icone se constitue toujours dans l’espace entre les images et instaure une technicité attentionnelle de l’intervalle spatial :

Le « milieu » peut être entendu comme l’intervalle qui a lieu entre les images, ces détails ou monades de chaque planche. L’intervalle s’y manifeste d’abord dans les bordures qui séparent les tirages photographiques : elles forment souvent de grandes zones vacantes de toile noire. Cette dernière acception du « milieu », que l’on doit nommer en allemand Zwischenraum – l’espace entre –, est essentielle pour comprendre tout ce que Mnémosyne invente et met en œuvre dans sa manipulation d’images et dans ses effets de connaissance. […] Elles offrent au montage son espace de travail lui-même. (Didi-Huberman, 2002, p. 496)

43Le vide laissé par l’intervalle est aussi appelé Denkenraum par Warburg : un « espace de pensée » dans lequel il est possible de faire vivre un lien entre le présent et le début de l'histoire, tout comme entre soi et les images. Je ne me fonds ni dans l’image ni dans le dispositif, mais je crée entre eux et moi la distance nécessaire à une réflexivité pour permettre leur interprétation, leur réinterprétation et la constitution de l’icône en tant que synthèse des images – « synthèse herméneutique », dirait Jean-Marie Schaeffer.

44L’iconologie de l’intervalle est composée d’images perçues, et l’ambiance de l’intervalle est composée de sensations ressenties. Or, comme nous l’avons déjà dit, si les « planches » de Warburg peuvent être ajustées à la distance spatiale voulue par le sujet pour les dominer et les constituer en objet iconique, il semble difficile de pouvoir en faire autant avec des sensations qui sont toujours accolées au corps, et qui constituent alors une expérience immersive, c’est-à-dire non frontale. Le dispositif warburgien reproduit le problème déjà évoqué au sujet de la phénoménologie de Merleau-Ponty, à savoir qu’il s’agit d’une expérience de perception et non de sensation. Cependant, l’iconologie comme l’objet ambiantal impliquent une juxtaposition des expériences esthétiques et mentales, qui doit produire une « distance herméneutique » qui est aussi une distance pour leur objectivation. Cette distance herméneutique est le fruit d’un écart rapproché, d’un intervalle, entre les deux types d’expériences, esthétique et mentale.

45Tandis que dans l’iconologie, l’intervalle est strictement spatial, dans l’ambiance, l’intervalle doit être temporel. En effet, la distance spatiale entre le sujet et les images, ainsi qu'entre les images elles-mêmes, ne peut plus exister dans l’immersion ambiantale. Il faut alors produire imaginairement le Zwischenraum (l’espace intermédiaire) et le Denkenraum (l’espace de pensée) pour réintroduire la distance spatiale perdue. Il faut compenser en opération de réflexivité et d’imagination la distance spatiale perdue : la distance spatiale devient une distance produite par réflexivité permettant une manipulation imaginaire des sensations en vue de leur objectivation. Parce que l’espace physique entre l’ambiance et le sujet qui en fait l’expérience n’existe plus, l’objectivation de l’ambiance doit pouvoir ouvrir un espace mental qui nécessite une ouverture temporelle qui vient interrompre momentanément l’expérience esthétique, pour y opérer et y agréger une synthèse de transition, et cela jusqu’à la fin de l’expérience esthétique. C’est donc une rythmicité alternant expérience esthétique et exercice mental qu’il faut pouvoir techniciser en vue de l’objectivation de l’ambiance.

Conclusion

46Dans sa Petite philosophie du design, Vilem Flusser reste tout au long de sa réflexion attaché à l’idée qu’il n’y a de design que matériel. Même s’il énonce une évolution de la conception du design, celle-ci semble indissociable d’un projet essentiellement « matérialisateur » :

La question « brûlante » s’énonce en conséquence de la façon suivante : autrefois (depuis Platon et même avant lui déjà) il s’agissait de donner forme à une matière donnée pour la faire apparaître ; maintenant, il s’agit plutôt de remplir de matière le torrent débordant des formes jaillies de notre vision théorique et de nos appareils, pour les « matérialiser ». (Flusser, 2002, p. 92)

47Or, à l’époque de la dissémination de l’attention, les sujets ne peuvent plus être attentifs aux objets comme ils l’étaient à l’époque de Flusser, si toutefois encore ils sont perçus. Il n’est donc plus possible de les produire de la même façon qu’à une époque où l’attention pouvait se focaliser sur eux, aidée par les logiques économiques de la fétichisation. D’autres logiques économiques autour de l’expérience ambiantale se reconstituent et prennent le relais, tel qu’en témoigne Yves Michaud dans son essai Ibiza mon amour. Enquête sur l’industrialisation du plaisir (2012). En effet, l’auteur analyse les plaisirs cénesthésiques et ambiantaux du clubbing comme libération des efforts attentionnels et musculaires. Comme l’écrit ainsi Yves Citton, « à l’interface de l’attention, il est aussi vrai de dire que la technogenèse conditionne la synaptogenèse […] que de dire que la synaptogenèse, guidée elle-même par nos pratiques sociales et par nos pertinences ethico-politiques, conditionne la technogenèse » (Citton, 2014c, p. 272). Le design entre donc aujourd’hui dans une période d’introspection qui l’amène à questionner ses concepts fondamentaux pour en faire eux-mêmes des objets de design. Il en va ainsi d’un design de l’attention, d’un design de l’objectivation, ou encore d’un design de l’intervalle, qui visent à recomposer les circuits d’objectivation de la conscience pour rendre possible une nouvelle « obstaclité » politique du design. Si nous affirmons, toujours avec Flusser, qu'« il est une question tout à la fois politique et esthétique, et le cœur même de la problématique du design, de la forme à donner aux objets » (Flusser, 2002, p. 33-34), nous préciserions aujourd’hui la formule en ajoutant : c’est-à-dire de leur objectivation par synthèses et intervalles de transition.

48La poïétique de l’objet ambiantal répond à une crise de l’objectivation qui tente de reconstituer un circuit d’objectivation en crise d’un glissement esthétique du comportement cognitif. Le projet semble ainsi cristalliser un double mouvement du design. Un mouvement de la masse vers l’idéalité et un mouvement de la perception vers la sensation. La dissémination de l’attention fragmente l’attention de la matière informée et concentrée, ce qui génère non seulement une atomisation de la perception en sensation, mais aussi une inflation des phases idéalisantes dans le processus d’objectivation. L’attention disséminée ne se projette plus dans l’objet réel, mais se répand dans la sensorialité somatique. L’abstraction est une enfant de l’accélérationnisme technologique, car il libère l’attention de toute « obstaclité » physique sur laquelle viendrait buter la perception, et laisse l’imagination s’engouffrer dans ce fond ambiantal. La perception défonctionnalisée laisse ainsi place à une sensation refonctionnalisée, qui semble rouvrir des possibilités médiatiques en même temps qu’elle en ferme. Il est temps d’inventer un circuit techno-cognitif d’objectivation fondé sur la sensation.

Notes de bas de page

1 L’organologie générale est une méthode d’analyse inventée par Bernard Stiegler et qui vise à analyser l’histoire et le devenir des organes psychosomatiques, des organes artificiels (artistiques et techniques) et des organes sociopolitiques. Elle décrit une relation transductive entre ces trois types d’« organes ». La relation est transductive dans la mesure où la variation d’un terme d’un seul type engage toujours la variation des termes des deux autres types.

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