De la base de données à l’amnésie
p. 261-273
Texte intégral
L’animal qui te chasse est un ludovicien. Il appartient à l’une des nombreuses espèces de poissons purement conceptuels qui nagent dans les flots des interactions humaines et dans les marées de la causalité. Ça peut paraître complètement fou, mais ça ne l’est pas. La vie est tenace et déterminée. Les flux, les courants et les rivières de la connaissance, de l’expérience et de la communication humaines, qui se sont développés au cours de notre brève histoire, constituent désormais un immense environnement, riche et abondant. Pourquoi devrions-nous nous attendre à ce que ces flux soient stériles ?
Steven Hall, Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde (2009)
1Notre société est caractérisée par la production et le stockage d’une quantité d’informations et de données jamais vue auparavant. Si cette production exerce une influence sur notre façon de prêter attention à ce qui nous entoure, elle soulève aussi des questions importantes vis-à-vis de la façon dont nous mémorisons ce que nous avons perçu et ce à quoi nous avons été attentifs – que ce soit consciemment ou inconsciemment.
2Cet article s’intéresse à l’articulation entre mémoire physique (ou cérébrale) et mémoire artificielle (ou technique), à l’époque des bases de données à la fois invisibles et omniprésentes dans tous les domaines de la vie. Afin d’analyser cette articulation, on passera en revue trois « cas » d’hommes amnésiques décrits et mis en œuvre dans la littérature et le cinéma contemporains1. Le thème de l’amnésie est inspiré par les recherches cognitives et neurologiques sur la mémoire humaine dont, comme l’explique Francis Eustache, « longtemps [la] seule approche vraiment pertinente pour comprendre les mécanismes » a été « l’étude des patients atteints de pathologies de la mémoire » (2014, p. 23). Ce thème aide aussi à fournir des réponses – voire des alternatives – aux thèses alarmistes fréquemment formulées sur notre devenir pathologique (amnésique ou hypermnésique)2 face aux développements des technologies d’exploitation et de stockage d’information à grande envergure. Enfin, les figures choisies manifestent toutes les trois une acuité perceptuelle particulièrement fine mettant en lumière le rapport entre la perception, l’attention et la mémoire. Plus particulièrement, il s’agit de comprendre dans quelle mesure on peut réellement prêter attention à ce que l’on ne pourra pas mémoriser, ce qui renvoie de façon plus générale au rapport que les phénomènes attentionnels entretiennent avec le temps.
Cas #1 : l’homme inauthentique
3Le roman Et ce sont les chats qui tombèrent de Tom McCarthy (2007) est introduit par la description d’un accident – la chute inopinée depuis le ciel d’un objet mystérieux – suite auquel le narrateur est gravement blessé et subit une perte de mémoire. L’homme souffre de problèmes de motricité, ainsi que d’une perte de mémoire partielle engendrée par des lésions cérébrales. Par contre, ses capacités perceptuelles n’ont pas été atteintes. Au contraire, depuis l’accident, il a une perception multi-sensorielle extrêmement fine de son environnement. En même temps, cette perception est toujours fragmentée. Lorsque, pour la première fois, le narrateur a l’impression de récupérer sa mémoire, il décrit une perception visuelle, sonore et olfactive à la fois claire et partielle relevant du déjà-vu :
Je me souvenais de tout cela très clairement – c’était clair comme du cristal, aussi clair que dans une vision. Je me souvenais de tout, mais je n’arrivais pas à me souvenir où j’avais été dans cet endroit, dans cet appartement, dans cette salle de bains. Ni quand. (Ibid., p. 78)
4Apparaissent alors des bribes de sa mémoire à la fois précises et fragmentaires des couloirs, halls et appartements d’un immeuble : la vision des chats se promenant sur la toiture (ce qui inspirera le titre de la traduction française du roman), l’odeur de foie grillé montant de l’appartement d’en dessous, le son d’un piano venant d’un autre appartement, un enfant sur une balançoire dans la cour…
5La quête du narrateur pour retrouver sa mémoire s’accompagne d’un entraînement physique pour affiner à nouveau sa motricité. Par des répétitions gestuelles et grâce à ses expériences de déjà-vu, il réussit à récupérer une partie de sa motricité et de sa mémoire, mais il perd à jamais le sentiment de naturel de ses gestes et de ses émotions vis-à-vis des personnes et des endroits qui l’entourent. Tout ce que vit le narrateur lui paraît factice, et en même temps neutre et détaché de lui – rien ne le touche plus.
6Contrairement à la focalisation perceptuelle, l’acte de prêter attention implique un « intérêt » pour ce sur quoi on décide de s’attarder pour en prendre soin (to attend to) – selon la définition classique du nœud entre expérience et attention donnée dès la fin du xixe siècle par William James3. Or cet intérêt doit être durable dans le temps pour pouvoir servir de guide à la perception, ce qui explique sans doute qu’il soit réduit – voire inopérant – chez le narrateur de McCarthy. L’interprétation de la notion d’attention chez Bernard Stiegler implique un mécanisme d’individuation psychique et collective théorisé par Gilbert Simondon. L’attention est dès lors pensée en tant que rapport social et intergénérationnel. Le narrateur du roman se trouve dans l’incapacité d’intégrer ce qu’il a perçu dans un quelconque acte de sociabilité. La sensation qu’il éprouve lorsqu’il décide de reconstituer les scènes de déjà-vu avec le concours d’architectes, d’acteurs, de maquilleurs et de costumiers se limite à de brefs moments de plaisir. Ces moments s’expriment par des secousses ou des chatouillements dans le corps. On pense alors au rôle que Sigmund Freud attribue à la répétition compulsive. Selon Freud, la répétition – qui est engendrée par le refoulé inconscient – s’oppose au souvenir. Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud développe le lien entre le trauma, le principe de plaisir et la répétition compulsive « qui confère à certains aspects de la vie psychique un caractère démonique » (Freud, 2001, p. 89). Freud se réfère aux rêves et à des observations de jeux d’enfants : les enfants ont tendance à rejouer des scènes qui les ont impressionnées dans la vie quotidienne, même si ces scènes n’ont pas provoqué un sentiment de plaisir.
7Dans Les Nouveaux Blessés, Catherine Malabou (2007) propose une autre interprétation de la répétition en confrontant la psychanalyse de Freud aux recherches menées dans le champ des neurosciences. Elle retrace les symptômes des lésés cérébraux contemporains, ces « nouveaux blessés » ignorés par la psychanalyse de Freud. Ce qui constitue une différence fondamentale avec les névroses traumatiques, notamment les traumatismes de guerre, analysés par Freud, c’est un changement total et souvent soudain de l’identité suite au trauma. Apparaît alors une identité qui n’a plus aucun lien avec l’identité antérieure – une identité caractérisée par la froideur, la désertion et l’indifférence affective.
8Comme indiqué plus haut, dans le roman, c’est l’accident qui représente le moment clé du changement d’identité du narrateur. La chute ne fait pas sens. Malabou distingue ici un des éléments constitutifs du trauma contemporain et de ce qu’elle nomme la « cérébralité » : « La causalité de l’accident neutre et destructeur – sans raison » (ibid., p. 35). Face à ce « danger pur » – qui lui est littéralement tombé dessus –, l’homme imaginé par McCarthy se métamorphose, devient autre, non reconnaissable à lui-même. Chez Freud, cette métamorphose n’existe pas : le sujet n’est jamais entièrement coupé de ses « réserves de mémoire ». En revanche, les « nouveaux blessées » de Malabou ne peuvent pas être pensés en termes de régression. La « plasticité destructrice » et mortifère que propose la philosophe vis-à-vis du trauma contemporain révèle des blessures qui engendrent « des ruptures de temps, des improvisations existentielles qui procèdent de l’annulation du passé » (ibid., p. 345).
9L’homme amnésique de McCarthy, ce personnage qui s’apprête avec désespoir à retrouver son passé sans jamais y parvenir, représente un cas de ce genre. Son désir de passé et d’authenticité s’accompagne d’une cruauté face aux dangers que provoquent des reconstitutions qu’il ordonne. Il est métamorphosé. Incapable de prêter attention à son environnement, sa perception du monde se limite à des focalisations fragmentaires et des répétitions compulsives ne constituant aucune possibilité de mémoire ni de projection dans le futur. La fiction romanesque – dans laquelle nous, lecteurs et lectrices, pouvons nous plonger et nous replonger de façon stable grâce à nos capacités mémorielles en état de bon fonctionnement – nous propose ainsi l’expérience d’un environnement attentionnel déroutant, insaisissable, parce que composé de perceptions immédiates auxquelles le sujet ne peut pas vraiment se rendre attentif, faute de bénéficier de cette relative (et évolutive) continuité d’intérêts qui stabilise nos identités. McCarthy nous aide ainsi à raffiner la proposition classique de William James : l’amnésique accepte certes de « se rendre attentif à » quelques-unes des « millions de choses présentes à ses sens », mais il échoue à les intégrer au sein d’une « expérience » subjectivante, par manque de l’orientation temporelle et éthique que fournit l’inscription de chaque moment dans une trajectoire existentielle définissant les pertinences et les intérêts constitutifs de notre identité. Bien entendu, cette condition pathologique peut entrer en forte résonance avec certains aspects de notre condition commune, dès lors que nous nous trouvons tous plongés par notre univers intensément médialisé dans « des millions de choses présentes à nos sens » au sein desquelles nos « intérêts » et nos trajectoires existentielles sont pour le moins difficiles à démêler…
Cas #2 : l’homme aux tatouages
10Dans son film Memento (2000), Christopher Nolan met en scène un homme qui, suite à un traumatisme crânien, souffre lui aussi d’amnésie. Lors d’un cambriolage, sa femme est violée sous ses yeux, puis un coup porté par les cambrioleurs sur sa tête lui fait perdre conscience. Dès lors, Leonard Shelby, un homme d’une trentaine d’années et ancien enquêteur en assurances, a des déficits importants de la mémoire courte. Cette forme d’amnésie antérograde – nommée syndrome de Korsakow – est connue depuis la fin du xixe siècle grâce aux recherches menées par le neurologue russe Sergei Korsakow. Défini en 1887, ce syndrome est caractérisé par le fait que « c’est presque exclusivement la mémoire des événements récents qui est perturbée. Il semble que les impressions récentes disparaissent, tandis que les impressions lointaines restent bien fixées dans la mémoire, de sorte que l’ingéniosité du patient, son acuité d’esprit, ses ressources restent en grande partie intactes » (Sacks, 1988, p. 49). Dans son ouvrage, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver Sacks décrit un homme souffrant du syndrome de Korsakow, homme qu’il nomme le « marin perdu ». Cette amnésie particulière est tout d’abord associée aux cas graves d’alcoolisme, mais apparaît également suite à certaines lésions ou tumeurs cérébrales.
11Sacks est fasciné par son patient, un ancien marin d’une soixantaine d’années qui a perdu la mémoire des trente-cinq années passées et qui est incapable de former de nouveaux souvenirs. Néanmoins, ses capacités intellectuelles et perceptuelles n’ont pas été atteintes, et il lui est possible de garder en mémoire des impressions. Mais ces impressions ne restent enregistrées que pendant un laps de temps très réduit. Il en est de même pour la figure fictionnelle de Leonard. Leonard est doté d’une perception extrêmement sensible aux détails. En un coup d’œil, tous les objets, visages, chiffres et mouvements qui se trouvent dans son champ de vue sont fixés, mais seulement pendant quelques minutes. C’est ainsi que Léonard a recours à différentes mnémotechniques.
12De façon cyclique, Léonard transcrit des événements vécus dans les minutes antérieures en rapport avec les souvenirs qu’il a du passé lointain, et particulièrement ceux liés au meurtre présumé de sa femme. Il se sert de polaroïds, mais surtout de prises de notes sur les polaroïds, sur des papiers et sur son propre corps. Le corps de Léonard est en effet le support de transcription le plus important : chaque nom, lieu ou chiffre qui lui semblent jouer un rôle dans la mort de sa femme est tracé sur son torse, ses bras ou ses jambes grâce à des tatouages. Ces bribes d’informations inscrites de façon permanente sur sa peau viennent ainsi contrer la mémoire cérébrale défaillante et menaçant toujours de s’effacer. La peau de Léonard se transforme en mémoire extériorisée. Cela fait écho aux thèses d’André Leroi-Gourhan reprises et développées par Bernard Stiegler (2014), selon lesquelles la mémoire humaine a toujours été extériorisée, d’abord grâce à des mnémotechniques dont la plus importante est l’écriture, puis, à l’ère du numérique, grâce à des mnémotechnologies. En référence à Derrida, Stiegler montre qu’il est ainsi impossible d’opposer mémoire physique-vivante et mémoire technique-morte ou hypomnemata. Il propose le dépassement de cette opposition par une réflexion sur la mémoire au sein de laquelle le vivant et le non-vivant se constituent ensemble dans divers assemblages. Dans cette lignée, Marcel O’Gorman constate que « nous sommes toujours/déjà des êtres techniques. La manipulation procédurale d’outils, comme l’utilisation de silex taillé […], ou encore l’utilisation du langage pour communiquer des idées, est ce qui fait de nous des êtres humains » (2015, p. 140).
13Dans Memento, l’articulation entre la mémoire cérébrale (ou physique) et la mémoire technique (ou « morte ») se révèle mortifère. En effet, la mémoire constituée par les phrases et mots qu’inscrit Leonard sur sa peau manifeste autant de défaillances que son cerveau lésé. Les tatouages prennent la forme de notes adressées à lui-même ainsi que d’indications sur des personnes soupçonnées. Ces écritures représentent finalement des bribes d’informations qu’il peut associer à son gré dans des compositions diverses. Cette incertitude est la source d’une série de meurtres que commet Leonard, sans cesse persuadé (à tort) d’avoir repéré le meurtrier de sa femme.
14Les capacités intellectuelles, perceptuelles et cognitives de Leonard restent affûtées, comme celles du narrateur de Tom McCarthy. Se pose alors encore une fois la question de ce que représentent ces capacités, si les impressions et réflexions qu’elles engendrent ne peuvent plus être mémorisées, mais dépendent de l’enregistrement et de la transcription. La réponse de Nolan n’est pas plus optimiste que celle de McCarthy. Le « cas » de Leonard révèle un homme confronté à un flux d’impressions et d’informations qu’il ne peut pas saisir sans avoir recours à des supports extérieurs. Cependant, par ces transcriptions et enregistrements, il ne parvient à acquérir ni une compréhension de ce qui l’entoure, ni un rapport à son environnement qui dépassera celui du déchiffrage immédiat. Leonard restera à jamais captif d’un cercle vicieux de perceptions et de transcriptions qu’il interprétera encore et encore de façon erratique et incontrôlable. À l’image du marin perdu de Sacks, « il est pour ainsi dire prisonnier d’un moment unique de son existence […], avec un fossé ou un hiatus d’oublis tout autour […]. C’est un homme sans passé (ni avenir), enlisé dans un moment constamment changeant, vide de sens » (Sacks, 1988, p. 48).
15Ce deuxième cas met en lumière un autre aspect important des relations entre mémoire et attention. Les extériorisations mémorielles qui se multiplient dans nos environnements intensément médialisés – sous la forme caractéristique des notifications étudiées ici même par Anthony Masure et Pia Pandelakis – ne suffisent nullement à constituer une mémoire capable d’orienter notre attention au sein des tâches qui comptent vraiment pour nous. Ces notifications (ces « memento ») peuvent certes réussir à déclencher des actions de notre part, et ces actions peuvent parfois être très attentives et accomplir la tâche que nous visons à travers elles, mais comme l’illustre le cas de Léonard, rien ne garantit, en l’absence de continuité mémorielle, que cette attention ne soit pas dévoyée par de terribles erreurs d’interprétation. La construction progressive et cumulative (mémorielle) d’une expérience d’orientation dans nos environnements attentionnels est plus importante que la réponse ponctuelle à telle ou telle notification isolée, que celle-ci soit tatouée sur notre peau ou affichée sur notre smartphone. Le « temps réel » promu par nos usages actuels des technologies numériques ne prend véritablement sens que dans la mesure où notre mémoire peut orienter la réponse adéquate au sein du temps long de notre mémoire individuelle et collective.
Cas #3 : l’homme et son prédateur
16Suite à la noyade de son épouse Clio lors d’un voyage en couple, Eric Sanderson, narrateur du roman Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde de Steven Hall (2009), souffre d’une amnésie qui s’installe de façon cyclique et s’accentue avec le temps. Cette amnésie touche sa mémoire à long terme. Si, au début, certains souvenirs seulement lui échappent, lors de la onzième rechute, l’amnésie devient totale ; il n’arrive plus ni à s’identifier ni à se situer. Son psychiatre, ainsi que des lettres qu’il avait écrites avant sa perte de mémoire, lui donnent des indications sur son identité. Naît alors le second Eric, homme avec une nouvelle identité qui renvoie à la métamorphose décrite par Catherine Malabou, à cette « psyché par déconstitution de l’identité » (2009, p. 21). Ce second Eric apprend qu’il est menacé par un « ludovicien », un « requin conceptuel », un prédateur qui se nourrit de la mémoire humaine :
Un ludovicien peut sélectionner un individu humain comme sa proie et le poursuivre et s’en nourrir pendant des années, jusqu’à ce que la mémoire et l’identité de cette victime aient été entièrement dévorées. Parfois, le corps de la cible survit à cette épreuve et peut poursuivre une seconde vie crépusculaire après que le moi et les souvenirs originaux ont été emportés. (Hall, 2009, p. 83)
17Eric se trouve dans un état intermédiaire, sur le point de plonger à jamais dans le crépuscule. Hall décrit la lutte d’Eric pour recouvrer sa mémoire, lutte qui nécessite une confrontation avec le requin, la source de son amnésie. Le premier Eric s’était en effet servi du requin afin de sauvegarder ses souvenirs de Clio. Cette sauvegarde se révèle être à double tranchant : si le requin détient des informations sur sa vie avec Clio, il menace depuis de faire disparaître Eric. Selon Katherine Hayles, Hall situe son histoire au sein d’une société dominée par les bases de données à la fois omniprésentes, invisibles et disséminées dans tous les champs de la vie. Dans le roman s’entremêlent les constructions textuelles issues de la construction narrative et littéraire ainsi que du fonctionnement des bases de données. C’est ainsi que « le texte explore ce que cela signifierait de transporter une subjectivité (post)humaine dans une base de données » (Hayles, 2011). Kiene Brillenburg Wurth rejoint cette interprétation du roman comme un exemple d’une textualité assemblée à l’ère post-humaine.
18Hall construit la narration grâce à de nombreuses références plus ou moins explicites à des ouvrages et films portant sur les sujets de la mémoire, de l’identité et de la menace d’un requin. C’est notamment à Et ce sont les chats qui tombèrent et à Memento que l’auteur renvoie, tout comme à Trilogie new-yorkaise de Paul Auster, à Vertigo d’Alfred Hitchcock et à Jaws de Steven Spielberg. Selon Brillenburg Wurth, Et dormir dans l’oubli renvoie de par sa construction aux développements de la littérature digitale et occupe « un espace intermédiaire où des figurations visuelles, textuelles et graphiques interagissent et se réfléchissent les unes dans les autres » (2012, p. 83). Si l’hétérogénéité et l’éclectisme du texte résultent de ces références, elle est également due aux images et schémas dont une partie crée un effet de flipbook. Si l’on fait défiler les cinquante dernières pages du roman, on voit le requin s’approcher – requin qui transparaît dans le texte qui finit par se dévorer lui-même.
19Dans sa quête pour approcher le requin, Eric rencontre Scout qui ressemble étrangement à Clio. Scout, dont une partie de la mémoire a également été stockée par le ludovicien, amène Eric dans un domaine qui offre un certain répit à Eric – le « non-espace ». Ce non-espace – constitué de feuilles et de livres – leur permet d’arpenter un monde parallèle. Le non-espace donne en même temps accès aux bureaux du docteur des langages artificiels, Fidorous, et à des espaces numériques traversés par diverses espèces d’animaux vertébrés aquatiques, dont le ludovicien. Une articulation incessante d’anciennes techniques d’écriture et d’impression, associées à de nouvelles technologies textuelles et de publication, traverse aussi bien l’histoire que la construction formelle du roman. Tout texte se révèle incertain, manipulable et menacé, et toute transcription et enregistrement à double tranchant. Cette incertitude s’exprime à travers la perception d’Eric qui est toujours double d’un point de vue attentionnel : focalisé sur des éléments qui semblent le guider, il est aussi distrait par des espèces de poissons et des textes en modification constante qui l’entourent.
20À un moment donné, Eric apprend l’existence du créateur du ludovicien, Mycroft Ward, homme « transhumaniste » devenu base de données et menant désormais une vie artificielle et automatisée. Le docteur Fidorous, pour sa part, combat cette base de données par l’invention et la gestion de « langages » infiltrés dans des e-mails, plateformes Web et programmes : « des phrases, des mots, des orthographes différentes, des abréviations, des altérations » (Hall, 2009, p. 296). Ces « virus de langage » sont créés à l’image des écritures automatisées produites par les programmes de Mycroft Ward afin de prévenir leur future apparition et, ainsi, la « mort » des langages.
21Comme dans Memento, la figure décrite par Steven Hall personnifie la rencontre entre mémoire vivante et mémoire morte, processus humains et processus computationnels. Steven Hall insiste sur les nouvelles technologies de stockage et d’archivage, et pointe les enjeux de la mémoire extériorisée ou de l’« hypomnésie ». En effet, le ludovicien incarne non seulement un espace de stockage numérique, mais une instance de contrôle de la cognition et de la mémoire humaine – toujours à la fois physiologique et mise en œuvre à travers des écrans, plateformes et bases de données. C’est ainsi que Marcel O’Gorman constate que « la menace de l’hypomnésie […] ne réside pas tant dans la destruction potentielle des processus humains naturels, que dans la possibilité que ces processus passent aux mains d’autrui sans que nous en ayons conscience » (O’Gorman, 2015, p. 146). Selon O’Gorman, le numérique n’engendre pas tant une diminution des processus cognitifs et mémoriels, qu’une perte de contrôle sur leurs développements et applications. Stiegler insiste également sur ce changement de priorité avec l’émergence du numérique. Si la mémoire humaine a toujours été extériorisée et supplémentée par des prothèses, les technologies du numérique soulèvent de nouvelles questions. Au moment où la mémoire se trouve de plus en plus associée à ces technologies, nous en sommes de plus en plus dépendants – et dès lors du marché qui les gère. C’est ainsi que l’« extériorisation ne s’exerce plus par l’écriture alphabétique, mais passe par des automates, des médiations techniques et des phénomènes de sélection et d’oubli soumis à des business models susceptibles de nous couper de nous-mêmes » (Stiegler, 2014, p. 103).
22La figure d’Eric Sanderson en lutte contre le requin ainsi que celle de Mycroft Ward pointent ces développements qui affectent notre attention et notre mémoire. Mais au lieu de mettre en scène une amnésie mortifère, comme le fait Tom McCarthy, ou un cercle vicieux entre mémoire artificielle et mémoire physique, comme c’est le cas chez Christopher Nolan, Hall propose une figure au sein de laquelle mémoire cérébrale et mémoire machinique évoluent conjointement. La lutte d’Eric Sanderson – vacillant en permanence entre hallucination et réalité – n’est ni gagnée ni perdue, et la figure du narrateur reste ambiguë. Brillenburg Wurth relativise en effet la différence entre l’homme amnésique et l’entité numérique qui le menace. Si la figure de Mycroft Ward est transhumaniste et artificielle de par ses éléments narratifs, le personnage d’Eric Sanderson est artificiel de par les éléments formels du roman. Le succès final de son effort semble directement lié à la duplicité attentionnelle dont l’écriture romanesque lui fournit la possibilité (et dont elle esquisse un modèle de survie en milieu numérique) : en plus d’être constitués par le contenu de nos expériences, nous sommes également conditionnés par leurs formes de médialité, qui donnent prise à des appropriations multiples. Comme Eric, nous devons donc apprendre à prêter attention à la fois à ce qui nous arrive dans notre environnement matériel et à ses traductions potentielles dans le monde numérique.
23Eric Sanderson fait ainsi vivre et revivre l’homme amnésique décrit par Tom McCarthy tout comme Leonard décrit par Christopher Nolan.
S’il semble agir à l’encontre de Mycroft Ward – qui se nourrit et s’étend à l’infini à travers les esprits d’autres personnes afin de devenir immortel –, Eric est néanmoins tout aussi grégaire et vampirique ; comme le requin et comme Ward, il s’alimente des autres.» (Brillenburg Wurth, 2012, p. 95)
24À travers cette figure apparaît alors une forme de l’amnésie qui ne participe pas à l’annulation du passé et du futur. C’est ainsi qu’Eric finit par quitter le non-espace, en suivant Scout, et par plonger dans le monde numérique qui à la fois le capte et le distrait, détient sa mémoire et la dévore.
Notes de bas de page
1 Ces trois exemples seront essentiellement masculins et weird – Western, Educated, Industrialized, Rich, and Democratic –, reproduisant ainsi les biais décrits dans la contribution d’Enrico Campo au présent ouvrage.
2 Ces troubles entrent souvent en résonance avec les pathologies de l’attention (TDAH) dont souffrirait, selon certains, une proportion importante de la population occidentale. Sur cette question, voir Susanne Gaschke, Klick. Strategien gegen die digitale Verdummung, Fribourg, Herder, 2009.
3 « Des millions de choses [items] de l’ordre extérieur sont présentes à mes sens sans jamais entrer véritablement dans mon expérience. Pourquoi ? Parce qu’elles n’ont pas d’intérêt pour moi. Mon expérience, c’est ce à quoi j’accepte de me rendre attentif [My experience is what I agree to attend to] » (James, 1890, p. 402-404).
Auteur
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