Chapitre 1. La psychiatrie entre déchirements et métamorphose
p. 41-65
Texte intégral
1Analyser sociologiquement les tensions actuelles au sein des institutions et leurs enjeux, objet de cet ouvrage, implique de formuler des hypothèses sur la genèse de celles-ci et donc d’incorporer à l’analyse sociologique un point de vue historique. Ce dernier permet de percevoir les institutions comme sédimentation feuilletée de finalités ou de formes organisationnelles différentes, la poursuite de tensions anciennes, fondamentales ou répétitives, transhistoriques ou transculturelles en quelque sorte, avec d’éventuelles remises en cause récentes de finalités ou de formes anciennes, qui cependant gardent parfois de leur consistance. Complémentairement, l’observation sociologique des politiques, des pratiques, du travail au sein des institutions permet de saisir en quoi les contradictions propres à la société actuelle y trouvent un miroir, un instrument, une chambre d’écho, une mise en forme, un langage. La psychiatrie se prête ainsi bien à la mise en évidence d’une pluralité de logiques institutionnelles et de tensions, qu’il s’agisse de polarités, de divergences, d’antinomies, de contradictions, de conflits, qu’il s’agisse de tensions fécondes ou de tensions paralysantes et destructrices.
2La psychiatrie est une institution sans aucun doute, et cela à plusieurs titres. En tant que discipline académique et profession établie assurant sa propre reproduction. En tant que forme institutionnelle vouée au Bien (le bien des êtres humains troublés, le bien de la société ainsi protégée des anormaux), autrement dit avec un projet qui engage des dimensions sociétales fondamentales (vision de l’humanité et vision de l’altérité). Et enfin par ses divers outils opérationnels, dont le plus célèbre est l’asile. L’asile a fourni autrefois à Goffman le premier exemple d’« institution totale », et c’est toujours à propos de l’asile qu’émergea dans les années 1960 le concept de « désinstitutionnalisation » (comme sortie des malades de l’asile, donc changement d’outil opératoire pour la psychiatrie). La psychiatrie est ainsi une institution emblématique.
3Cependant elle apparaît aujourd’hui, selon les dires de ses agents, en crise. Sans doute, comme l’école, fut-elle toujours en « crise », au sens commun du terme, c’est-à-dire, en fait, en changement, prise dans des mutations qui provoquent des malaises. Mais, à la différence de l’école, la psychiatrie est aujourd’hui, dans certains scénarios d’avenir, dans une vraie crise, c’està-dire peut-être au bord de sa propre disparition. Au minimum, elle connaît un processus de métamorphose. Ce qui, opportunément, nous rappelle que les institutions ont une histoire. Au-delà de leur durabilité relative, elles ont une naissance et une mort.
4La psychiatrie invite, concernant les tensions qui la traversent, à une double approche diachronique et synchronique. Cela me permet de proposer une typologie croisée des tensions qui la travaillent, résumée dans le tableau donné en annexe.
5Sur un premier axe, historique, on pourra distinguer trois types de tensions.
- Les tensions permanentes, transhistoriques, transculturelles. Elles sont liées à la fonction sociale de traitement de l’anormalité, précédent et excèdent l’institution spécifique psychiatrie et la hantent.
- Les tensions récurrentes. Liées à la société moderne et à l’institution psychiatrique, donc à un temps historique plus court, elles donnent lieu à oscillation périodique, même si le retour du même n’est pas retour de l’identique.
- Les tensions actuelles. Soit elles sont totalement nouvelles, soit elles reformulent de façon originale des tensions permanentes ou récurrentes. Elles émergent en lien avec des questions sociétales contemporaines, ou sont provoquées par des réformes de la politique publique.
6Sur le second axe, par type d’enjeux, qu’on croisera avec le premier, on distinguera pour des raisons de clarté d’exposition quatre types de tensions.
- Des tensions cognitives, car une institution est un lieu de production, de circulation, de renouvellement de connaissances spécifiques.
- Des tensions éthico-politiques, car, conformément à la définition posée en introduction de ce chapitre, il n’existe pas d’institution sans dimension normative. Toute institution, à partir de son point de vue spécifique, produit et utilise une vision du monde et du devoir-être de ce monde, du Bien. Mais conformément aussi à notre constat initial, toute institution est plurielle, feuilletée, divisée. C’est l’imaginaire idéaliste, voire le discours de l’institution sur elle-même, ou un discours social de nostalgie, qui présentent – faussement – les institutions comme homogènes, cohérentes, douées de convergence interne (Demailly, 2011a).
- Des tensions organisationnelles, car les institutions sont aussi des organisations (même si elles ne sont pas que cela) qui doivent diviser et recoordonner le travail, dans un but de production de biens, de services et de lien social, de relations.
- Des tensions ayant pour enjeu le mode politique de régulation – au sens que J.-D. Reynaud (1997) donnait à ce terme – de l’action publique.
7Dans une première section, un aperçu historique sur la naissance de la psychiatrie jusqu’à son inclusion dans la santé mentale permettra notamment d’explorer les deux premières temporalités de tensions, permanentes et récurrentes. Puis on exposera plus précisément les composantes et enjeux de la crise contemporaine. Enfin, dans une troisième section, on se demandera ce que fait aux acteurs du champ cette pluralité des logiques d’action. On esquissera en conclusion le scénario possible de la désinstitutionnalisation de la psychiatrie et de l’institutionnalisation de la « santé mentale ».
1. Une construction institutionnelle en mouvement
8Rappelons préalablement qu’il existe dans toutes les sociétés un domaine particulier d’action sociale que je définirai brièvement comme le traitement de l’anormal (l’anormalité liée à une division, une aliénation, du sujet, et non à une délinquance punissable1, que l’on pourrait nommer comme celle de « l’étrangeté d’âme »). Ce domaine est traité par des institutions dont on constate la diversité dès lors qu’on se déplace dans le temps ou dans l’espace.
1.1. Des conflits d’hégémonie
9La psychiatrie est une des formes institutionnelles qui traite cette question sociétale. En Europe, elle naît au XIXe siècle comme discipline, comme profession, comme ensemble d’établissements spécifiques. La formalisation de cette naissance ne s’opère que dans les années 1970 du XXe siècle quand la discipline s’autonomise de la neurologie.
10La psychiatrisation de la prise en charge de l’anormal implique sa médicalisation. Car même si Hippocrate, et toujours depuis lors quelques médecins, au Moyen Âge et pendant la Renaissance, défendaient une conception médicale de la folie, la conception dominante du trouble était alors magique ou religieuse, le plus souvent comme pôle de négativité, mais avec parfois quelques rôles sociaux positifs (la Pythie, les bouffons de cour).
11La psychiatrie à sa naissance introduit donc la raison, la compassion et la distance dans le regard sur la folie (le fou est irresponsable, il est « malade »). Elle initie une réflexivité sur le traitement du malade : quel traitement marche ? Comment ? Pourquoi ? Cela n’est pas encore la médecine des preuves, mais c’est déjà un souci d’objectivité, qui se manifeste à l’époque dans d’autres domaines. Le XIXe siècle est celui de la fondation des « sciences humaines », de la possibilité d’un regard scientifique et moins immédiatement normatif sur l’être humain.
12Si la naissance de l’institution psychiatrie et donc la psychiatrisation des troubles correspondent bien au fait que la médecine devient hégémonique quant à la question de l’anormalité psychique, cela ne veut pas dire qu’elle soit seule à la penser et à la traiter. Les points de vue religieux, magiques, communautaires continuent à se soutenir et peuvent toujours contester l’hégémonie du regard médical. Il s’agit là d’une première pluralité.
1.2. Le pluralisme axiologique
13L’histoire nous révèle d’autre part un deuxième pluralisme, cognitif et axiologique, qui est constant dans le rapport à la folie. Au Moyen Âge, entre brûler les fous et tenter de les soigner, comme au XIXe siècle entre la doctrine humaniste d’Esquirol et la réalité de l’asile. Les travaux des anthropologues sur la folie nous montrent que la tension entre la répression et l’accueil est transhistorique et transculturelle : entre l’accueil communautaire de la déviance du fou et son exclusion radicale, par extermination (le régime nazi), enfermement, enchaînement et entravement des pieds dans un coin des maisons par exemple. Sous l’hégémonie de la psychiatrie, ces questions éthico-politiques ont été particulièrement vivantes dans le champ intellectuel lors de débats autour de l’« antipsychiatrie », du mouvement de « désinstitutionnalisation » (sortir les fous de l’asile, en Angleterre, en Italie, au Québec) et de l’antialiénisme français d’après-guerre. Les tensions entre la défense sociale et la compassion pour l’individu anormal continuent à agiter les débats contemporains.
1.3. La question de la cause des troubles
14L’histoire révèle un discours des causes qui oscille : causes surnaturelles (la possession divine, spirituelle, maligne), causes externes (autrui qui veut du mal, qui jette un sort, l’environnement familial ou de travail qui rend malade), causalité psychique (affective ou cognitive, passions, déraisons), causalité physique (les humeurs, le mode de vie, les gènes, la chimie du cerveau). L’Antiquité juxtaposait causalité surnaturelle et causalité physique par exemple. Ces oscillations répétitives ne disparaissent pas avec la naissance de la psychiatrie. Avec la psychiatrie naissante, malgré un démarrage qui met en avant la causalité biologique, un grand bouleversement dans les années 1960 explore la causalité spécifiquement psychique (« psychodynamique »), avec la place grandissante de la psychanalyse, le déclin des thérapies physiques comme les électrochocs ou les lobotomies, le premier développement des psychothérapies et de la psychothérapie institutionnelle.
15La seconde moitié du XXe siècle a vu énoncer avec force par M. Foucault (1954) et R. Castel (1971) un discours de la causalité externe, sociale, des troubles psychiques, discours qui sera réactivé au XXIe siècle sous d’autres formes avec la mise en évidence de la « souffrance psychique » d’origine sociale (Bourdieu, 1993 ; Renault, 2002).
16La période récente voit un retour de balancier net, la promotion de la causalité biologique (en particulier génétique), dans une ambiance de critiques virulentes de la psychanalyse. Même si le discours de la causalité externe a repris parallèlement une certaine vigueur : le trouble peut prendre source dans les mauvaises conditions de travail, d’emploi, de logement.
17On a là, dans ces oscillations, quelque chose de très ancien, lié à la question sociétale de l’attribution de « culpabilité ». Un des grands reproches faits aujourd’hui à la psychanalyse par exemple est qu’elle culpabiliserait l’individu malade lui-même, puisqu’on est toujours responsable de son inconscient, et sa famille, puisque les troubles s’enracineraient dans l’enfance. L’origine génétique des troubles déculpabiliserait malades et familles.
18Cependant, dans la vision actuelle, malgré la persistance des oscillations entre causalité biologique et causalité psychosociale, il ne s’agit pas d’une répétition à l’identique. D’abord, le discours sur la causalité biologique s’appuie sur des références scientifiques nouvelles, articulées à une evidence based medecine, du côté de la biochimie du cerveau et de la génétique. Ensuite, la formulation de la causalité psychique acquiert une spécificité à la fin du XIXe siècle, avec la notion d’intériorité, notion qui sera ensuite de plus en plus prégnante au XXe et au XXIe siècle, pour lequel par exemple manager des individus deviendra manager des intériorités (Aballéa et Demailly, 2005). Ce point de vue – l’existence d’intériorités – survit au déclin relatif de la place accordée à la causalité psychosociale par rapport à la triomphante causalité biologique, qui bénéficie aujourd’hui de l’existence de nombreux travaux de recherche, d’une légitimité scientifique supérieure et du développement de psychotropes depuis les années 1950.
19Quelle que soit la conception des causes du trouble, la pratique clinique, telle que son esprit s’était stabilisé dans la psychiatrie française d’après-guerre, est animée par une tension féconde entre l’acceptation et la reconnaissance de l’autre tel qu’il est, le désir de le guérir et donc de le changer, et la conscience qu’on ne peut changer l’autre, mais seulement l’aider à le faire lui-même. Autrement dit : ce sujet est aliéné, mais pour qu’il guérisse je dois le traiter comme capable d’autonomie et de choix, comme un sujet responsable.
1.4. De la psychiatrie à la santé mentale
20L’histoire du mode de présence de la psychiatrie comme forme institutionnelle privilégiée de prise en charge du trouble se caractérise actuellement par l’inclusion de celle-ci dans un ensemble plus vaste, nommé « santé mentale » (voir par exemple, parmi de nombreux rapports, Piel et Roelandt, 2001).
21La santé mentale fait apparaître explicitement une série de troubles non classés dans la folie ni dans l’arriération mentale, mais suffisamment invalidants pour les individus, gênants économiquement et douloureux subjectivement pour qu’ils appartiennent au domaine du « trouble mental », que formalisent les classifications internationales comme les DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder2) et les CIM (Classification internationale des maladies3). La psychiatrie devrait prendre ainsi en charge les troubles anxieux dépressifs, les addictions, les troubles alimentaires, etc.
22Deuxièmement, la notion de « santé mentale » fait apparaître explicitement que les services psychiatriques ne sont pas les seuls à prendre en charge les sujets troublés : ils le sont également par la médecine de ville, les travailleurs sociaux (auxiliaires de vie, animateurs culturels, éducateurs de rue…), les équipements sociaux comme les foyers d’hébergement, et tous les établissements du secteur médico-social qui gèrent les personnes handicapées, dépendantes ou en grande difficulté sociale.
23Troisièmement, la « santé mentale » est partie prenante de la santé publique, elle intègre donc des préoccupations de prévention, de care et de réinsertion, et pas seulement de soin thérapeutique et de gardiennage.
24La « santé mentale » institutionnalise une bonne partie d’un domaine d’action sociale que l’on aurait pu décrire comme un champ et qui relevait auparavant principalement de l’initiative privée (un ensemble de marchés) ou associative, elle l’enrôle sous la tutelle d’une politique publique et d’un contrôle étatique et y inclut la psychiatrie.
25Les modalités de la subsomption de la psychiatrie dans la santé mentale sont aujourd’hui, comme nous le verrons, sources de tensions spécifiques.
2. Approche diachronique : les enjeux actuels
26L’approche diachronique de la situation actuelle de la prise en charge du trouble psychique, riche en controverses, en débats et en réformes récentes, implique, pour des raisons de clarté, d’utiliser une typologie par objet de tensions (en partie arbitraire dans le découpage). Ces domaines sont difficilement hiérarchisables et leur importance diffère selon le point de vue des acteurs. Si les usagers et patients sont surtout sensibles aux questions cognitives et éthico-politiques, les médecins-chefs des services psychiatriques sont plus préoccupés par les questions de régulation (de pouvoir) et les personnels soignants par les problèmes organisationnels au quotidien du travail.
2.1. Tensions cognitives
27Le conflit essentiel qui divise la psychiatrie actuelle (mais aussi plus généralement le champ de la prise en charge du trouble psychique en son entier) porte sur ce par quoi est divisé le sujet.
- Par ses gènes (ce qui justifierait de futures thérapies géniques) ?
- Par la biologie de son cerveau ? De son corps (ce qui justifierait la médicamentation, la stimulation électrique ou magnétique de zones du cerveau, relégitimerait l’électroconvulsothérapie4) ?
- Par son histoire affective, par son inconscient qui bloque son énergie (ce qui justifierait les psychothérapies relationnelles, psychodynamiques) ?
- Par le social, qui l’aliène, l’opprime, le blesse (ce qui justifierait des interventions en amont, sur l’environnement, le logement, les conditions de vie, et un travail d’accompagnement social) ?
- Par son éducation, qui le handicape (ce qui justifierait le traitement moral, la rééducation cognitive, les thérapies comportementales, l’accompagnement socio-éducatif) ?
28Il existe certes aujourd’hui des tentatives pour construire des modèles syncrétiques, mais le mouvement centrifuge au sein de la profession psychiatrique domine. Ce qu’il y a de nouveau par rapport aux oscillations récurrentes dans le domaine, ce sont les avancées scientifiques et technologiques de l’imagerie cérébrale, qui donnent une forte légitimité à l’organicisme, même si pour le moment aucune stratégie thérapeutique n’en découle.
29Des conflits durs entre tendances théoriques occupent les médias, l’édition, mais ont aussi des enjeux sur les places, les thèses, les carrières universitaires ou extra-universitaires, la reproduction du groupe professionnel, le fonctionnement de l’INSERM dont les rapports d’études furent plusieurs fois publiquement mis en cause5.
30Des conflits publics, éventuellement devant les tribunaux, opposent certaines associations d’usagers et certains médecins (par exemple à propos des méthodes de traitement de l’autisme).
31Une divergence globale oppose les partisans d’une clinique du sujet (l’individu troublé est une personne) et ceux d’une médecine du symptôme (qui s’organise cognitivement autour du « trouble » : groupes homogènes de malades, diagnostic rapide, codage des maladies…) largement soutenue par la psychiatrie nord-américaine, l’industrie pharmaceutique et les outils de gestion pour le calcul des budgets des hôpitaux, mais les deux camps sont eux-mêmes subdivisés.
32Elle s’accompagne d’une tension entre deux styles de connaissances : d’un côté, les connaissances biomédicales produites selon les normes internationalisées de la recherche académique en psychiatrie ; de l’autre, une recherche appliquée en santé mentale, à dimension clinique ou socioanthropologique, qui, tout en visant l’objectivité et la généralisation, s’enracine dans des territoires singuliers. Si la situation est particulièrement tendue en France, à cause de la forte présence de la psychanalyse chez les psychiatres libéraux et les psychothérapeutes, cette tension est présente dans l’ensemble des sociétés occidentales. Ces deux styles de connaissance informent la pratique clinique. L’approche strictement médicale déstabilise la pratique clinique d’entrée en relation avec un sujet responsable pour laisser place à un regard médical plus objectivant, permettant de faire des choses au corps de l’individu « pour son bien ».
2.2. Tensions éthico-politiques
Sécuritarisme/humanisme
33La politique sécuritaire est certainement aujourd’hui le grand point d’inquiétude des psychiatres, le grand point de distance entre le pouvoir politique français et les opinions de la majorité des psychiatres et travailleurs sociaux. C’est aussi un des points de débat les plus sensibles au sein même de la psychiatrie et qui rend compliqué le système des positions. Car les partisans de la psychiatrie humaniste, alliés pour dénoncer le virage sécuritaire et la stigmatisation des malades mentaux, peuvent s’opposer vivement entre eux sur le diagnostic de la situation de la psychiatrie et sur les remèdes à apporter.
34En prenant les extrêmes, l’on peut définir les positions ainsi.
- Pour les uns, c’est la diminution du nombre de lits qui a mis les malades à la rue ou en prison ou c’est le manque de solidarité des psychiatres publics qui fait que les détenus sont mal soignés. Le retour de bâton est la remise en selle de l’asile sous d’autres figures, dont les unités spécialisées et les prisons, ou l’abandon du malade à la rue.
- Pour les autres, il faut lutter pour défendre les droits des malades, continuer à se battre pour intégrer les malades dans la cité, avec des hôpitaux ouverts, et donc créer, à part, des unités spécialisées (pour malades difficiles, pour détenus) pour ne pas être obligés de travailler en hôpitaux fermés.
35Positions inconciliables.
36La stigmatisation des malades mentaux et leur réputation de dangerosité restent fortes, malgré les campagnes des associations d’usagers, malgré les interventions constantes du CCOMS (Centre collaborateur français de l’Organisation mondiale de la santé pour la recherche et la formation en santé mentale) et de l’OMS pour lutter contre cette stigmatisation, ainsi que de nombreux travaux de chercheurs.
37L’on peut également mettre en parallèle plusieurs représentations.
38– Les représentations profanes
39« Il suffit de prendre les médias pour voir que tous les jours on nous annonce qu’une unité psychiatrique ça peut être dangereux, il y a des fous, des tueurs… il y a les questions de sécurité qui sont posées pour la population ». [élu municipal]
40– Les représentations scientifiques Par exemple, le rapport de Anne Lovell dans la commission « Violence et santé mentale »6 montre que les malades mentaux sont beaucoup plus souvent victimes qu’auteurs de crimes.
41– Les représentations associées à la production administrative
42Celle-ci connaît une véritable inflation de rapports en complément du plan « Psychiatrie et santé mentale » (2005-2008), inflation qui contribue à constituer la dangerosité comme problème politique.
43La comparaison entre ces trois types de représentations montre bien que la position scientifique ne se diffuse pas dans les représentations profanes, qui ont leur propre consistance et leur propre genèse sociale, ni dans la position administrative qui, tout en euphémisant la stigmatisation, ne cesse de l’attiser. Enfin, une partie des psychiatres et psychothérapeutes libéraux collabore aussi de fait à la stigmatisation des établissements publics de soin (et donc des malades qui y consultent) pour préserver leur propre niche économique, leur flux de clientèle.
L’usager, objet ou partenaire ?
44Cette polarité oppose une représentation et des pratiques dans lesquelles l’usager ne sait pas, est dans le déni, essaie de duper entourage et soignants (il est fou, il ne se rend pas compte de sa souffrance), et des représentations et des pratiques dans lesquelles l’usager (le patient ou sa famille) « sait », a des compétences d’auto-soin ou d’accompagnement et peut aider le soignant à soigner.
Conclusion
45Les tensions éthico-politiques que je viens de décrire sont en lien avec le dilemme anthropologique concernant le rapport à l’altérité : tolérance ou peur et répression. Elles sont aussi en lien avec les oscillations pragmatiques, organisationnelles, du soin au quotidien, qui partagent les soignants à l’intérieur d’eux-mêmes : on peut avoir des positions humanistes et désirer accueillir au mieux et soigner des personnes et, pour des raisons de moyens budgétaires, de structures alternatives, de manque de personnel, de peur qu’un incident ou un accident ne survienne, se retrouver les contraindre fortement, leur passer la camisole, forcer sur l’usage des sédatifs, les mettre en chambre d’isolement. C’est ainsi que l’asile réel avait totalement dérapé par rapport aux intentions humanistes d’Esquirol et de Pinel (les fondateurs de l’asile, qui avaient enlevé leurs chaînes aux malades) et que des services psychiatriques continuent à déraper aujourd’hui.
46La formulation actuelle du dilemme humanisme/sécuritarisme a une dimension conjoncturelle : l’importance de la sécurité émerge dans les années 1980 et depuis, elle est devenue un enjeu électoral.
47Plus largement, la tension s’inscrit dans un mouvement sociétal complexe lié à la modernité. D’un côté, la montée des exigences d’égalité et le sentiment de commune humanité (Gauchet et Swain, 1980) qui rend indésirables les discriminations, qui rend intolérable le mépris ; et l’exigence de respect du singulier (Martuccelli, 2010). De l’autre, la société du risque, c’est-à-dire finalement le principe de précaution. Calculer les risques, c’est tenter de s’y soustraire, c’est prévoir. La territorialisation en santé mentale est une manière de mieux calculer le risque de maladie et de trouble sur un territoire et, en principe, d’y ajuster plus finement, de manière décentralisée, les ressources. Cela légitime l’épidémiologie. Parallèlement, le sécuritarisme affiche la capacité de l’État à protéger le citoyen des personnes dangereuses, dont les malades mentaux. Une forte pression s’exerce donc sur les psychiatres, les criminologues, les juges pour qu’ils soient capables de calculer et de prendre en compte la dangerosité d’un malade. Celle-ci étant – objectivement – incalculable, pour ne pas prendre de risques, on tendra à le laisser davantage enfermé, que ce soit à l’hôpital, en prison, en unité spécialisée. Le principe de précaution vient ainsi au rebours de positions qui défendent le soin dans la ville, dans la communauté. Se protéger des risques d’erreur professionnelle (éviter les événements indésirables) implique de valoriser les connaissances capables de standardiser les pratiques (donc les « bonnes pratiques » en fonction de groupes homogènes de malades), l’ evidence based medecine (même si elle est illusoire en santé mentale), l’évaluation de l’action des médicaments, même si des dérapages font scandale (Blech, 2005), et la formalisation de leur prescription, standardisations qui s’opèrent malgré et parfois contre les exigences éthiques et professionnelles de prise en compte des singularités. Le principe de précaution entre ici, dans la pratique, en contradiction éthique avec la société égalitaire et singulariste.
2.3. Tensions organisationnelles dans les services psychiatriques
48Les tensions organisationnelles sont en partie dépendantes des tensions politiques concernant le mode de régulation de l’action publique (cf. infra), mais elles ont aussi leurs enjeux propres. Elles concernent les modalités de division et de coordination du travail de soin et peuvent, à un certain niveau, être analysées par la sociologie des organisations.
La question du bon lieu de soin
49Les conflits sur la nature du vrai lieu de soin commencent avec l’antipsychiatrie des années 1960, la critique de l’asile (dès l’émergence de l’idée de « secteur » chez les psychiatres communistes après la guerre) et le mouvement de désinstitutionnalisation (Québec, Italie).
50Pour les uns, le lieu de soin naturel est l’hôpital, la clinique, un lieu de vie où on extrait le malade de son milieu, à certaines conditions que travaille la psychothérapie institutionnelle. À l’inverse, pour les autres, l’hôpital est iatrogène, quoi qu’on y fasse, il faut l’utiliser le moins possible et seulement pour une crise. Le lieu de soin est la vie ordinaire. Il était bien de diminuer le nombre de lits d’hospitalisation, il faut continuer à le faire, voire supprimer l’HP (l’hôpital psychiatrique).
51On a donc là une tension entre deux régimes de soin : le soin par enfermement ou le soin dans la société civile, débat qui est toujours actif et divise le milieu, notamment depuis la diminution du nombre de lits d’hospitalisation.
52Cette tension a une dimension éthico-politique évidente et nous aurions pu aussi la classer dans la catégorie précédente.
Les modes de territorialisation
53Une première territorialisation s’est déployée après-guerre, autour de la figure du « secteur psychiatrique », idéal porté par des psychiatres humanistes et désaliénistes, mis en forme administrative par plusieurs lois des années 1960 à 1990. Le « secteur » réunit les soins offerts par la psychiatrie en hospitalier et en ambulatoire sur un territoire d’environ 70 000 habitants. En principe, il assure une certaine continuité des soins et n’est pas « hospitalocentré », autrement dit le cœur de la pratique, l’essentiel des prestations ne se situent pas dans l’hôpital, mais dans le travail des centres médico-psychologiques ouverts sur la ville.
54La plupart des psychiatres, ainsi que des associations d’usagers, restent attachés au « secteur », car la taille « humaine » garantit une assez bonne interconnaissance des soignants et de leurs familles, une certaine continuité de soins, des possibilités d’ouverture sur la cité. Mais, de fait, la pratique des « secteurs » s’est révélée fort hétérogène (à cause à la fois de l’hétérogénéité du territoire français et de la grande autonomie du corps médical) et parfois décevante par rapport aux idéaux : pratique clinique pas si désaliéniste que ce qui était annoncé, hospitalo-centrisme récurrent, difficulté à nouer avec les partenaires non sanitaires (les travailleurs sociaux) un vrai travail en réseau. En somme, d’une certaine façon le « secteur » restait à faire.
55La nouvelle territorialisation, ébauchée avec les Agences régionales d’hospitalisation (ARH), et précisée par le projet d’Agences régionales de santé (ARS), propose un paysage sensiblement différent. Les ARS sont censées réguler non seulement les services psychiatriques, mais aussi le privé associatif du médico-social, la médecine libérale de ville, et mobiliser les élus, les associations d’usagers. La logique est celle d’un aménagement du territoire sur des ensembles humains vastes, eux-mêmes découpés en « territoires de santé » d’environ 300 000 habitants, sur la base d’une expertise forte en épidémiologie pour identifier les besoins. Le secteur n’y est plus qu’une survivance. L’offre de soins est pensée de manière « intersectorielle » et mobile, en dispositifs spécialisés, sur le modèle hiérarchisé du territoire en Médecine, Chirurgie, Obstétrique.
56Par ailleurs, des ARH avaient entrepris de lutter discrètement contre l’hétérogénéité des « secteurs » (par exemple, en obligeant les secteurs trop exclusivement marqués par la psychanalyse à offrir davantage de rééducation comportementaliste) et donc de limiter l’autonomie médicale (sur ce point en accord avec l’association UNAFAM).
57L’agrandissement des territoires de référence a des conséquences concrètes sur le travail au quotidien, ainsi que sur le vécu des soins par les malades. Il induit la multiplication des dispositifs spécialisés intersectoriels pour faire des économies. Problème classique en sociologie du travail et des organisations, cette division accrue du travail, cette spécialisation des dispositifs (pour les anxieux, les adolescents, les anorexiques, etc.), en lieu et place du guichet unique, entraîne des problèmes de re-coordination. Qui assurera le lien en continu avec la personne malade ? Le souci des coûts vient ainsi en contradiction avec les exigences de continuité des soins.
58Le paradoxe est que, dans cette organisation de type industriel, la psychiatrie pratique n’est plus faite par les psychiatres, mais surtout par les infirmiers, les généralistes, les éducateurs spécialisés.
2.4. Tensions concernant le mode de régulation de l’action publique
59Ces tensions organisationnelles se déploient dans un contexte de pénurie de l’argent public et de concurrence pour l’appropriation des ressources. La santé mentale est à la fois une priorité nationale (voire mondiale, cf. l’OMS), mais le parent pauvre de l’investissement public.
60L’État apparemment déconcentré et décentralisé de la seconde territorialisation est puissant, paradoxalement centralisateur, prend pour objet la santé mentale plutôt que la psychiatrie dans une logique de santé publique, et capte une expertise qui dédaigne les savoirs cliniques pour plutôt traiter de grands nombres, gérer des populations, donner la priorité à l’épidémiologie. Les risques perçus par certains professionnels sont ceux d’une centralisation et d’une bureaucratisation, donc d’une évolution néo-bureaucratique7 plutôt que post-bureaucratique, avec une territorialisation hiérarchique plutôt qu’un empowerment d’acteurs locaux, et le passage d’un petit espace polyvalent de proximité à un territoire hiérarchisé de ressources de niveaux différents.
61Les tensions relatives au mode de régulation de l’action publique renvoient à la montée en puissance d’une rationalisation instrumentale du soin en santé mentale et conjointement au rôle croissant de l’État et du marché aux dépens de la profession (le déclin de la régulation conjointe).
62On peut observer sur les terrains un processus de rationalisation, instrumental, qui se traduit par une montée de techniques ou « technologies du social », comme on pourrait les appeler (Demailly, 2008), ou encore « technologies de l’âme » comme les nommait Rose (1999). Processus néobureaucratique de mises en fiches, en cases, en mesures chiffrées, où se lisent non seulement la préoccupation gestionnaire des coûts publics et la valorisation des performances marchandes, mais aussi l’obsession de la transparence et du « tout savoir » qui caractérise l’actuel développement de l’évaluation de l’action publique. Cette rationalisation s’accompagne de la territorialisation nécessaire pour pouvoir piloter, mesurer et évaluer l’action de manière fine.
63Elle est observable à plusieurs niveaux.
64Il s’agit d’abord de rationaliser la définition des troubles mentaux (rationaliser les nosographies, standardiser les diagnostics, les arborescences de décisions thérapeutiques, les connaissances, les critères, les preuves, développer l’imagerie médicale et l’analyse génétique pour créer une médecine des preuves en psychiatrie). D’articuler la nosographie à la recherche épidémiologique pour obtenir des jugements fiables, de trouver des méthodes d’examen moins liées à la subjectivité du médecin, de les homogénéiser, de développer le diagnostic précoce, le dépistage.
65Il s’agit aussi de rationaliser les prises en charge (les « bonnes pratiques », l’évaluation des thérapies), le risque (les mesures sécuritaires, les mesures de prévention), les coûts (les logiciels de gestion, la planification), les rôles thérapeutiques (le statut de psychothérapeute, le développement de l’évaluation individuelle des soignants).
66La rationalisation consiste encore à revoir cette division du travail afin de diminuer les coûts et d’absorber la diminution du nombre des psychiatres : à former les partenaires de la psychiatrie au diagnostic et à assurer la suppléance éventuelle des psychiatres, en vue d’améliorer la rapidité, l’accessibilité et la continuité des signalements et des soins et d’en diminuer les coûts. À former les partenaires au dépistage (ce qui exige aussi des instruments de tests simples et standardisés). À diminuer les coûts en installant une division du travail qui délègue à des personnels moins coûteux le travail clinique ou la prise en charge au quotidien (infirmiers, généralistes, travailleurs sociaux, familles), abandonne la psychothérapie aux psychologues et aux psychothérapeutes. Les psychiatres pourraient ainsi concentrer leur travail sur la supervision, l’expertise, le démarrage de soins pour « les cas lourds » et les lieux fermés.
67Le fonctionnement de cette rationalisation est néo-bureaucratique, c’està-dire organisé autour de la valeur de l’efficacité, appuyé sur la puissance de calcul des technologies de l’information, tatillon, descendant, peu réflexif, peu participatif, escamotant le point de vue éthique.
68Enfin, il s’agit aussi, du côté des individus, d’un « devoir de santé », autrement dit un processus de transformation du rapport individuel à soi que Rose (1986) appelait le « soi entreprise », travaillant activement à son propre accomplissement, en congruence avec les évolutions du monde du travail : individualisation du rapport salarial, psychologisation des « dysfonctionnements », « management des subjectivités », autrement dit le fait que le souci managérial des comportements passe, dans un cadre sociétal d’autonomie des individus, par la pragmatique prise en compte de leur point de vue subjectif et le développement de techniques de persuasion et d’intervention (Demailly, 2008). Dans bien des cas de déviance par rapport aux normes, le trouble devient une « insuffisance de l’entreprise de soi », avec un retour à des connotations morales, voire moralisatrices. Et la normalité devient parfois étrange.
69L’ensemble des pressions en faveur de ce type de rationalisation déclenche dans de nombreux lieux méfiance et résistance, ou au moins ambivalence, voire désarroi, sentiment de la destruction du métier.
70Du côté des associations d’usagers, il s’agit plutôt d’ambivalence. D’un côté, elles exigent des diagnostics clairs, rapides, et ont milité pour la mise en place de la catégorie du « handicap psychique ». De l’autre, la mise en œuvre de formes rationalisées, objectives et transparentes du diagnostic se heurte à l’existence de la stigmatisation et au risque de réification des sujets, identifiés à leur maladie ou à la catégorisation bureaucratique. L’ambivalence par rapport au diagnostic de « handicap psychique » existe à titre individuel chez des membres de l’association qui a pourtant contribué à sa mise en place administrative, car ils redoutent qu’elles ne viennent rencontrer et renforcer les catégories profanes qui assimilent la maladie mentale à incurabilité, carence, handicap mental, dégénérescence. Les associations luttent d’ailleurs vigoureusement contre les stigmatisations, ce qui les amène à relativiser les distinctions nettes normal/pathologique.
71Des formes de résistance passive ou déterminée à la rationalisation des services se développent aussi chez les professionnels : refus du diagnostic rapide ; critiques des formes « modernes » de l’entretien focalisé sur l’obtention d’une évaluation rapide de l’état du patient, refus d’en faire un acte isolé coupé de la pratique soignante et de la relation thérapeutique ; critiques de la classification imposée par la CIM-10 comme outil impropre à rendre compte de manière significative des réalités psychopathologiques, non renseignement de cases dans le logiciel de gestion. Les pratiques de résistances individuelles ou collectives sont celles que l’on rencontre généralement avec les logiciels de remontée administrative de données, elles aboutiront probablement, comme ailleurs, à ce que ces données aient parfois une valeur descriptive faible.
72En conséquence, la rationalisation des soins progresse actuellement plus « à la surface » des pratiques (textes formels, documents administratifs et gestionnaires) que dans la réalité des actes des professionnels. Comme toute rationalisation de ce type, sa rationalité est en partie illusoire, fictionnelle.
3. La profession de psychiatre entre éclatement et tentative de sauver la discipline
73Qu’en est-il concrètement des psychiatres, de leur travail, du travail des services de psychiatrie publique qu’ils pilotent ? Comment travailler dans une institution aux finalités non consensuelles et parfois contradictoires, aux moyens d’action non consensuels ?
74La psychiatrie française tente périodiquement de se réunir, de recomposer son unité, de définir une ligne d’action face au pouvoir politique. Cela sans grand succès.
3.1. Les oppositions de groupes
75Les tensions se traduisent par des oppositions de groupes fortes, au sein même de la psychiatrie publique. Dans telle région, on cite les services qui relèvent encore de la psychanalyse par exemple, ceux qui se réclament de la psychiatrie sociale. Le métier de psychiatre du public et celui de psychiatre libéral tendent à s’éloigner l’un de l’autre, vu que le second reste de structure artisanale alors que le premier tend à s’industrialiser dans le cadre d’une division accrue du travail des soins. Les luttes de pouvoir entre groupes de psychiatres donnent lieu à incidents divers plus ou moins feutrés.
76L’initiative historique principale en matière d’orientation de l’action concernant les troubles mentaux étant actuellement du côté des acteurs administratifs, des experts mondialisés et du marché (l’industrie pharmaceutique et la recherche génétique) plus que des professionnels du soin et de l’accompagnement, ceux-ci, dans leur grande masse, subissent les réformes, mais certains segments de la profession ont, à un moment donné, participé à l’élaboration des nouveaux paradigmes.
77Dans le même temps, à la base, localement, des lieux d’initiative historique et de créativité institutionnelle se créent ou se déplacent. Ceux que nous avons observés sont maintenant très souvent interprofessionnels, partenariaux et en alliance avec des usagers. Ce qui peut s’inventer au jour le jour sur de petits territoires en associant le médico-social, le sanitaire, l’associatif, les lieux de vie, les pratiques culturelles, peut donner lieu à réflexivité collective, recherche clinique, capitalisation en réseau, et nourrir la décision publique.
78La rationalité de ces initiatives implique notamment une reconnaissance de l’intérêt de la prise en compte du point de vue de l’usager pour élaborer l’action professionnelle, améliorer sa qualité. Des professionnels le savent, le travail n’avancerait pas si le patient (et son entourage) n’y investissait pas son intelligence, son expérience, son énergie, ses capacités d’auto-observation. Selon cette logique d’action, le sujet troublé dispose d’informations indispensables à la construction de l’action professionnelle et devient un acteur central de la réflexion sur la qualité des services. Car la position des destinataires de l’action relationnelle a évolué, qu’ils soient assujettis, consommateurs, clients, usagers ou citoyens. Ils ont accru leur expertise grâce à l’Internet, appris les langues ésotériques de la médecine, appris à se repérer dans les manières de faire des professionnels et dans les jungles organisationnelles, sans pour cela renoncer aux manières profanes et pratiques d’énoncer ce qui les concerne. Il s’agit là d’un type de rationalisation dont on peut observer certains éléments dans des pays européens comme la Norvège ou l’Écosse, plutôt post-bureaucratique, accordée à l’éthique humaniste et démocratique, au processus historique d’individuation des individus, au développement de leurs capacités d’invention de solutions in situ aux problèmes humains, et dans laquelle les tenants de la psychiatrie communautaire cherchent le renouveau de leur discipline.
3.2. Les personnes divisées
79Mais les tensions traversent aussi les personnes. Entre conviction et pragmatisme, tel psychiatre, formé à la psychanalyse, développe dans son service des techniques comportementales, parce que cela coûte moins cher… Sur le plan cognitif, de nombreux psychiatres disent utiliser les catégories nosographiques classiques dans leur clinique, la CIM-10 pour traiter le cas avec les logiciels de gestion, le DSM-4 et autres échelles pour un article scientifique. Bref, les arrangements éclectiques et pragmatiques sont monnaie courante, ce qui n’exclut pas un certain dégoût.
3.3. Les alliances étranges
80Enfin, les tensions sont parfois l’occasion d’alliances étranges, source également de malaises pour ceux qui vivent ces paradoxes. Un cas de compromis particulièrement intéressant a permis la création des UHSA (Unités hospitalières spécialement aménagées), ces unités d’hospitalisations spécialisées pour détenus que vient de créer le gouvernement. Si le principe de l’UHSA est clairement porté par la vague idéologique de sécuritarisme, des défenseurs du principe de l’UHSA le font aussi sur la base de positions humanistes : soigner correctement les détenus, ne pas devoir « fermer » (à clé) les services à cause de la présence de détenus.
81On pourrait aussi parler là de formes de double jeu. Une large majorité des chefs de secteurs psychiatriques de la région étudiée étaient favorables à la création de principe des UHSA, mais la totalité d’entre eux refusait qu’elle le soit sur leur secteur.
82Un autre exemple d’alliance étrange est le soutien de la psychiatrie de tendance moderniste, antialiéniste, communautaire à la mise en place des outils de gestion standardisée. Ces psychiatres estiment que c’est un moindre mal, par rapport à l’état de dérive asilaire de la psychiatrie française, sans voir que la standardisation des soins et la médicalisation de la psychiatrie (et donc le renforcement de la logique hospitalière) entrent pratiquement en contradiction avec le choix d’assumer sa dimension de travail social, ce qui est revendiqué par les psychiatres « communautaires ».
83Autre paradoxe : les diminutions de lits dans les services psychiatriques, mesure préconisée par les modernistes, risquent de s’accompagner de la recomposition de concentrations asilaires dans le médico-social, en l’absence de création de structures alternatives à taille humaine pour les malades chroniques dépendants.
84Conflits entre groupes, malaises individuels et choix stratégiques paradoxaux sont ainsi le lot des travailleurs d’une institution déchirée.
85Le sentiment de déprofessionnalisation affecte particulièrement les plus de cinquante-cinq ans. Le groupe des psychiatres du public peine à se reproduire, de nombreux postes de fonctionnaires restent vacants, les plus jeunes, sauf pour ceux qui sont attirés par la carrière universitaire, choisissant de plus en plus l’exercice libéral, où ils peuvent continuer à faire vivre le colloque singulier avec le malade, les psychothérapies relationnelles, la clinique du sujet.
Conclusion
86Si les institutions répondent à des besoins sociaux qu’on peut considérer, à un haut niveau d’abstraction, comme universels (tels que choisir un mode de comportement vis-à-vis de l’étrangeté d’âme, punir ceux qui menacent le lien social, éduquer les petits d’homme, assurer le jeu des alliances et des filiations, etc.), les formes historiques institutionnelles qui les assurent ont une date de naissance et sont mortelles. L’école publique, la psychiatrie publique sont nées au XIXe siècle. L’institution psychiatrie apparaît à la fois forte et faible. Elle est en tout cas très peu autonome par rapport à la société. L’hégémonie de la médecine pour traiter l’étrangeté d’âme, qui caractérise la psychiatrie, est aujourd’hui fragilisée :
- par les usagers du soin psychiatrique,
- par l’explosion des marchés « psy »,
- par la légitimité du travail social et communautaire (qui aboutit à la notion de santé mentale et relativise l’intérêt de la psychiatrie),
- par la restriction des finances publiques : psychologiser et sanitariser les problèmes sociaux, sans doute est-ce là une tendance contemporaine (Bresson 2006), mais les médicaliser sous responsabilité de la psychiatrie revient trop cher.
87La psychiatrie publique reste une institution forte comme espace de production de biens, de services et de lien social, surtout en tant qu’elle est indispensable à l’ordre public, à la répression, mais elle est faible parce que de plus en plus instrumentalisée d’une part par l’État et par un gouvernement qui fait souvent appel à l’émotion de l’opinion publique8, d’autre part par le marché (les industries pharmaceutiques, pour qui le trouble mental est une manne). Elle a ainsi de plus en plus de mal à rendre visible son rôle thérapeutique spécifique.
88Un scénario possible est le délitement de la prise en charge des troubles par la psychiatrie, le délitement de son mandat donc (Hughes, 1996), son repli sur un domaine d’application étroit et aux techniques pointues d’intervention sur le cerveau ou (ultérieurement) sur les gènes. Parallèlement, on verrait le développement de dispositifs interstitiels qui relèvent du monde associatif ou du marché, et enfin l’institutionnalisation de la santé mentale, discipline englobante que les psychiatres ne dominent plus.
89La santé mentale comme institution nouvelle ne relève pas de la médecine à proprement parler, mais de la santé publique, son centre de gravité se déplace vers le médico-social (il y a déjà plus de sujets « troublés » dans le médico-social que dans les services psychiatriques), son registre d’action est plus celui de l’intervention que le registre thérapeutique (Demailly, 2008) : compensation du handicap, réinsertion, soutien de la paix sociale.
90Quant à la psychiatrie en tant que discipline, un scénario possible est sa dissolution comme discipline académique autonome et la reconstitution de la neuropsychiatrie au sein de la médecine.
91En tant que profession enfin, elle est segmentée jusqu’à l’éparpillement. La psychiatrie universitaire est centrée sur des conceptions organicistes et comportementalo-cognitives, à distance des difficultés quotidiennes des patients les plus gravement touchés et de leur entourage. La psychiatrie de secteur est parfois centrée, avec beaucoup de difficultés, sur le psychosocial et les préoccupations de santé publique, ou bien le plus souvent sombre dans la routine sous les effets du manque de moyens et de personnels. La psychiatrie libérale reste attachée au colloque singulier avec le malade et au traitement individuel de la dépression.
92Un des inconvénients de ces changements, pour la démocratie, est (peut-être ne sera-ce vrai que jusqu’à ce qu’on maîtrise mieux le paysage) la dispersion des scènes de débat et la technicité des argumentations et donc la difficulté pour l’opinion publique à entrevoir les enjeux des réformes.
93C’est là une des grandes différences par rapport à la situation de l’école : tout le monde a, a eu, aura, a été un enfant, se soucie donc de justice sur la question, et considère l’éducation comme un investissement et un sujet sur lequel il a le droit et la capacité d’avoir un avis. Pour l’opinion publique, la santé mentale, en revanche, n’a qu’un coût, et c’est de la dépense pour des gens dont c’est peut-être bien de leur propre faute s’ils sont malades, car ils ne prennent pas bien soin d’eux-mêmes !
94Du coup, les inégalités d’accès aux soins, la maltraitance à l’égard des « malades » (en hôpital, maison d’accueil spécialisée, maison de retraite…), la violence sociale ordinaire à l’égard des déprimés et « handicapés psychiques » de tous types, les abus d’autorité des États « de droit » ou de non-droit, la renaissance possible des concentrations asilaires, se dissimulent sur la face obscure du monde.
Annexe
Annexe 1 : Tableau récapitulatif des tensions
Temporalité | Transhistoriques, transculturelles | Récurrentes depuis l’institutionnalisation de la psychiatrie | Actuelles (émergentes ou liées à des changements décrétés) |
Cognitives | • Pluralité des univers de référence et de conception des causes des troubles. | • Soin en fonction d’une causalité somatique/psychique/externe. | • Opposition de plusieurs styles de connaissance : centré sur le sujet/centré sur le symptôme, eux-mêmes subdivisés en tendances diverses. |
Ethicopolitiques | • Accueil et tolérance/peur et répression. | • Humanisme (les droits de l’individu, la décence)/sécuritarisme (les droits de la société, des victimes ; le pragmatisme au quotidien). | • L’usager est incompétent/l’usager est un partenaire. |
Organisationnelles | • Ségrégation, exclusion/vie dans la communauté. | • Ségrégation, exclusion/vie dans la communauté. | • Soin en milieu séparé/soin dans la communauté, réhabilitation, réinsertion. |
Autour du mode de régulation | • Conflits d’hégémonie (entre institutions susceptibles de penser et de prendre en charge l’anormalité). | • Conflits d’hégémonie. | • Conflits d’hégémonie. Déstabilisation du mandat de la psychiatrie au profit de la « santé mentale ». |
Annexe 2 : Méthodologie
Ce chapitre de synthèse repose sur un travail de terrain de plusieurs années, dans le cadre de financements MIRE, CPER, puis Communauté européenne. Il doit beaucoup à plusieurs collègues et étudiants. La méthodologie a utilisé essentiellement l’entretien semi-directif et surtout l’irremplaçable observation directe des pratiques.
La première enquête a eu pour objet les modes de coordination entre le sanitaire et le social en santé mentale et la construction sociale du trouble psychique. Entretiens et observations se sont déroulés dans la même région, mais avec une variation des situations locales quand c’était possible (villes/campagnes, métropole/périphérie).
• Entretiens retranscrits (réalisation : LD, O. Dembinski, M. Vandenberghe, I. Soloch, M. Glédic)
– 8 psychiatres libéraux
– 1psychologue libéral
– 19 psychiatres du public dont 5 en CHU
– 4 psychologues employés en secteur psychiatrique
– 3 psychologues employés par des associations
– 9 médecins généralistes en zone urbaine
– 8 médecins généralistes en zone rurale
– 1médecin du travail
– 6infirmiers
– 5travailleurs sociaux (en centre d’hébergement)
– 16 usagers (adultes) des secteurs psychiatriques
• Observations longues (plusieurs demi-journées).
– Trois associations de la clinique psychosociale : entretiens non enregistrés avec usagers (dont 34 à AIDFAM) et professionnels, participation aux réunions d’équipe, observations du travail des accompagnants (LD, B. Delaval). AIDFAM et Voyage sont plus centrées sur la toxicomanie et la souffrance psychique, Interlude sur la précarité et la psychose.
– Deux « secteurs » (visite des équipements, participation à la réunion de synthèse, entretiens informels avec des soignants).
– Des réunions d’un réseau Ville-hôpital (C. Verniest).
• Autres observations
– SAMU 115.
– Colloques locaux portant sur la santé mentale.
– Séminaires des associations locales de psychanalyse ou psychothérapie.
• Une synthèse des données quantitatives disponibles dans la région sur l’offre de soins, les équipements et le tissu associatif a été réalisée par M. Vandenberghe.
La deuxième série d’enquêtes (Autes, Demailly et al., 2010) ainsi qu’une petite étude adjacente sur l’accueil d’un nouvel équipement en pédopsychiatrie), une étude sur le processus de territorialisation dans la politique de santé mentale en France, une étude sur les nouveaux outils de régulation de l’action publique en santé mentale, et une étude sur le développement de l’ accountability (avec P. Mossé – LEST, Aix-Marseille), étaient insérées dans une recherche internationale (« Knowledge and Policy », http://www.knowandpol.eu/).
• Entretiens d’une à deux heures enregistrés et retranscrits :
– 5 cadres administratifs de la région, dont le directeur de l’ARH (réalisation : LD)
– 17 médecins-chefs des services psychiatriques (en faisant varier systématiquement les types de secteurs) : (LD, H. Chéronnet)
– 6 directeurs d’EPSM (H. Chéronnet)
– Le directeur du Centre d’accueil et de crise, CHU Lille
– Le futur directeur de l’UHSA, CHU (LD)
– M. Couty (LD, M. Autès)
– Dr Roelant, directeur du Centre collaborateur-OMS
– Le directeur de la FRRSM 59-62 (Fédération régionale de recherche en santé mentale)
– 5 soignants d’un secteur peu doté (infirmiers, psychologues)
– 2 coordonnateurs PRSP (Plan régional de santé publique) et une référente PRAPS (Programme régional d’accès à la prévention et aux soins, en santé mentale) (H. Chéronnet)
– 10 élus locaux (maires ou adjoint à la santé) (G. Yvan, J. Morvan)
– 1 élu au conseil régional, vice-président santé
– 2représentants des associations d’usagers (FNAPSY et UNAFAM), un représentant des Croix Marines (LD)
– 27 usagers des services de pédopsychiatrie (parents d’enfants soignés, adolescents soignés) (A. Poppe)
– 10 partenaires divers d’un secteur (médecine somatique, secteur médico-social, Éducation nationale, travailleurs sociaux en toxicomanie) (B. Laffort)
• Entretiens brefs, enregistrés et retranscrits
– 38 habitants de quartiers défavorisé et favorisé, adultes et adolescents, proches d’un futur nouvel équipement en santé mentale (A. Poppe, B. Laffort)
• Observations longues
– 2 équipes mobiles en intervention, en pédopsychiatrie et en psychiatrie générale (observations des interventions, entretiens avec les soignants et éventuellement les partenaires) (LD, O. Dembinski)
– Observations sur la mise en place du nouveau logiciel de gestion (RIMP) réalisées par C. Belart dans le cadre de sa thèse dans plusieurs services psychiatriques et Direction de l’information médicale
• Autres observations
– Observation participante de LD au conseil scientifique et à d’autres réunions de la FRRSM 59-62.
– Un Groupe d’entraide mutuelle (LD).
Notes de bas de page
1 Pour la justification de cette définition et la bibliographie afférente, cf. Demailly, 2011b.
2 Le DSM est un produit de la psychiatrie américaine, actuellement DSM-4.
3 La CIM est un produit de l’Organisation mondiale de la santé, actuellement CIM-10.
4 Les électrochocs.
5 Un des rapports fut même, sous la pression des psychanalystes, retiré du site web de l’institut, ce qui est exceptionnel s’agissant d’un grand organisme de recherche.
6 Travaux préparatoires à l’élaboration du plan « Violence et santé » en application de la loi relative à la politique de santé publique du 9 août 2004.
7 J’ai proposé ce concept dans Demailly, 2011b. Le régime néo-bureaucratique de légitimité se caractérise par une augmentation des régulations de contrôle et non pas, comme le régime post-bureaucratique, par un développement de la négociation et de la concertation.
8 Autour d’incidents comme le double meurtre de Pau ou la récidive d’un criminel sexuel, on voit la psychiatrie délégitimée dans ses capacités à assurer la sécurité du public et la protection des victimes. Et donc vivement incitée, sous pression de l’opinion publique émue, à devenir plus sécuritaire. De fait l’expertise psychiatrique déclare de moins en moins les criminels « irresponsables » et les psychiatres avouent, en entretien, qu’ils vont pratiquement de moins en moins pouvoir s’engager sur la « non-dangerosité » d’un malade.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mobilités résidentielles, territoires et politiques publiques
Sylvie Fol, Yoan Miot et Cécile Vignal (dir.)
2014
Qu’est-ce que résister ?
Usages et enjeux d’une catégorie d’analyse sociologique
José-Angel Calderón et Valérie Cohen (dir.)
2014
Les territoires vécus de l’intervention sociale
Maryse Bresson, Fabrice Colomb et Jean-François Gaspar (dir.)
2015
Des restructurations du travail à l’accompagnement vers l’emploi
Rachid Bouchareb et Martin Thibault (dir.)
2015
Ségrégation et fragmentation dans les métropoles
Perspectives internationales
Marion Carrel, Paul Cary et Jean-Michel Wachsberger (dir.)
2013
Reconfigurations de l'État social en pratique
Marie-Christine Bureau et Ivan Sainsaulieu (dir.)
2012
Affronter le manque d’eau dans une métropole
Le cas de Recife – Brésil
Paul Cary, Armelle Giglio et Ana Maria Melo (dir.)
2018