Quand une expérimentation fait bouger les lignes de « l’accompagnement »
p. 249-262
Texte intégral
Le CTP, dispositif expérimenté en plusieurs temps
1L’évolution récente des politiques de l’emploi, en mettant l’accent sur la rapidité du retour à l’emploi, accroît, sous couvert de rationalisation du traitement des chômeurs, la formalisation du travail des professionnels et la standardisation des procédures. Malgré une rhétorique de la personnalisation de l’accompagnement, celui-ci s’apparente plus à un accompagnement individualisé de masse où la singularité des situations des personnes ne peut être prise en compte (Divay, 2008). Dans ce contexte, le contrat de transition professionnelle (CTP), dispositif d’accompagnement renforcé, à destination des salariés licenciés pour motif économique par des entreprises de moins de 1 000 salariés1, présente quelques traits distinctifs, ne serait-ce que du fait de l’expérimentation à laquelle il a donné lieu. Introduit en avril 2006 dans sept bassins d’emploi (Charleville-Mézières, Montbéliard, Morlaix, Saint-Dié, Toulon, Valenciennes et Vitré), il a été depuis étendu progressivement à une trentaine de sites, sous l’égide de Pôle emploi.
2Chaque salarié concerné peut décider d’« adhérer » au dispositif en signant un contrat lui garantissant, pour une durée maximale de 12 mois, le versement d’une allocation équivalant environ à son salaire net ainsi qu’un accompagnement renforcé par un référent unique. L’accompagnement prévu consiste en rendez-vous hebdomadaires entre « adhérent » et « référent » et présente deux particularités : des facilités d’accès à la formation professionnelle et la possibilité de travailler sur des périodes de courte durée sans perte du statut. En contrepartie, le bénéficiaire s’engage, selon les termes du contrat, à « être actif dans sa recherche d’emploi » ainsi qu’à « répondre aux convocations de son référent et lui communiquer régulièrement les résultats de ses démarches ». Il doit également signer un « plan d’action concerté » (PAC), en vue de son reclassement et satisfaire à toutes les obligations qu’il impose, tant en termes de formation que de réponse à d’éventuelles offres d’emploi correspondant à ce plan. Il est précisé que le contrat peut être rompu en cas de manquement à ces obligations.
3Par certains côtés, on peut donc ranger le CTP dans le lot des politiques d’activation puisqu’il s’agit d’accompagner les salariés licenciés dans un parcours visant à les remettre à l’emploi et qu’ils sont sommés de se consacrer entièrement à cette tâche sous peine d’être exclus. Pour autant, le principe de la libre adhésion ne semble pas biaisé dans la mesure où, en cas de refus de signature ou d’exclusion, la seule menace est celle du renvoi vers le droit commun.
4Cependant, l’objectif affiché est à l’origine plus ambitieux que celui du retour à l’emploi le plus rapide possible. Il s’agit non seulement d’accompagner les bénéficiaires vers l’emploi dit durable (création ou reprise d’entreprise, CDI, CDD ou CTT de plus de 6 mois) mais surtout de sécuriser leur parcours en aboutissant, au besoin par la formation qualifiante, à leur conférer une « employabilité durable ». C’est donc à la fois leur parcours de recherche d’emploi et leur parcours professionnel futur qui connaîtra peut-être de nouveaux épisodes de recherche d’emploi qu’il s’agit de sécuriser. L’assurance d’une rémunération équivalente à l’ancien salaire net pendant la durée du contrat doit y contribuer en réduisant leurs contraintes financières. En outre, la relative autonomie ou, en tout cas, les marges de manœuvre laissées, en matière d’innovation et d’adaptation, aux cellules ad hoc créées sur les sept bassins d’emploi initiaux témoignent de la réalité, à cette époque, de la notion d’expérimentation, d’autant que les référents ne suivent qu’un petit nombre de bénéficiaires chacun – 30, à comparer avec les 150 à 200 que suit un conseiller de Pôle Emploi –, échappant ainsi à la routinisation et à l’industrialisation de leurs pratiques.
5Aujourd’hui, la conduite de l’accompagnement dans de nouveaux sites semble s’écarter de ce schéma. En octobre 2008, Nicolas Sarkozy présentait en effet le CTP comme l’un des éléments de la « sécurité sociale professionnelle » en ne fondant plus son argumentation que sur le dogme de la légitimation par les « résultats » et de la preuve par le chiffre (Ogien, 2010) : « les premiers résultats sont bons : 80 % d’adhésion des salariés et une sortie du chômage plus rapide pour ceux qui adhèrent. »
6Pour notre part, c’est sur deux des sept sites expérimentaux, que nous avons étudié, au moyen d’enquêtes ethnographiques, la mise en œuvre d’un accompagnement adapté à la situation socio-économique locale et, surtout, véritablement personnalisé. Il nous est apparu que cette mise en œuvre a permis l’élaboration de configurations locales autour de la notion de « sécurisation des parcours » sur laquelle tous s’accordent et à laquelle chacun s’attache. Nous voudrions en illustrer ici le développement à partir d’un certain nombre d’exemples, reflétant la gamme des possibles ouverts au moins sur ces deux sites et qui se referment peut-être avec l’extension.
7L’expérimentation se voulait malgré tout cadrée nationalement en vue d’assurer une communauté de procédures entre les acteurs, ce que nous allons maintenant décrire, avant de présenter les conditions de notre enquête et de mettre en évidence la spécificité des configurations locales que nous avons étudiées. En conclusion, nous tenterons de cerner les effets de leurs singularités.
La coordination des parties
8Sur les sept sites « historiques », la conduite du dispositif a été confiée à une société ad hoc TransitioCTP, filiale de l’Association pour la Formation Professionnelle des Adultes2. Une convention de coopération entre l’État, l’AFPA, l’ANPE, TransitioCTP et l’Unédic fixe les rôles de chaque partenaire.
9L’État apporte les moyens nécessaires, participe au pilotage du dispositif et définit le cadre de son évaluation. TransitioCTP a pour mission d’assurer la gestion du dispositif et rend compte à l’État de ses résultats quantitatifs et financiers. Sur chaque site, un chef de projet, mis à disposition par l’AFPA, agit au nom de la filiale et établit les tableaux de bord et les indicateurs qu’il transmet à TransitioCTP. Il est responsable de l’équipe des « référents », tous placés sur un pied d’égalité et dotés de la même mission, qu’ils soient mis à disposition par l’AFPA, par l’ANPE3 ou par des opérateurs privés de placement (OPP). En outre, Pôle Emploi met à disposition des référents le fichier SAGE des offres d’emploi déposées dans les agences locales. Elle mobilise des prestations dont elle assure la gestion comme les Évaluations en Milieu de Travail (EMT) ou les Évaluations des Compétences et des Capacités Professionnelles (ECCP) qui proposent un cadre permettant à l’adhérent de travailler dans une entreprise pour une courte période afin de découvrir un métier ou d’évaluer ses compétences en situation. L’AFPA mobilise également un ensemble de prestations dont elle assure habituellement le contenu tant en ce qui concerne l’appui à l’émergence des projets que les formations pré-qualifiantes ou qualifiantes. L’assurance chômage, quant à elle, gère les allocations versées aux adhérents4 et mobilise les prestations qui relèvent de son champ de compétences. Le dispositif offre donc un cadre institutionnel à la coopération entre divers acteurs, dont nous avons pu constater qu’elle fonctionne plutôt bien, chacun remplissant son rôle, nonobstant quelques retards en ce qui concerne l’indemnisation. La convention sert de référence en cas de litige.
10Un logiciel spécifique, intitulé Suivi des Parcours (SDP) et dans lequel les référents doivent entrer les données relatives aux adhérents qu’ils accompagnent a été par ailleurs élaboré conjointement par l’AFPA et par Pôle Emploi. Ce logiciel est uniquement conçu pour renseigner des états : âge, sexe, début d’accompagnement, type de prestations, sortie du dispositif… Les référents s’y attellent de manière à la fois contrainte et détachée comme en témoigne cette phrase souvent entendue : « SDP, c’est pour le chef, c’est pour ses stats ». Ce détachement se comprend d’autant mieux que, conformément à l’esprit de la première expérimentation, les évaluations effectuées par l’IGAS en 2007 et 2010 font la part belle à l’observation et aux entretiens, l’idée étant que le caractère durable du retour à l’emploi ne peut être évalué uniquement à l’aune du type de contrat à la sortie du dispositif mais nécessite un suivi des situations plusieurs mois, voire un an après cette sortie (Rémy, Salzberg, 2007 ; Dôle, 2010).
Une méthodologie au cœur du CTP : l’accompagnement renforcé et ses outils
11Au niveau local, la constitution de collectifs de travail ancrés dans des savoirs et des pratiques professionnelles partagées est favorisée par la mise à disposition d’une méthodologie. Celle-ci s’appuie sur un découpage des douze mois d’accompagnement en six phases. Après la signature du CTP, suite à entretien avec le chef de projet (phase 1), l’adhérent a un premier entretien avec son référent qui établit un « pré-diagnostic » (phase 2). On entre ensuite dans l’accompagnement proprement dit (en individuel ou en atelier) avec une phase d’« exploration de soi et de l’environnement », prévue pour durer de 1 à 4 semaines (phase 3). La phase 4 sera en principe celle de l’« élaboration d’une stratégie de transition » au cours d’un entretien avec le référent. La phase 5 représente le cœur du CTP : elle pourra donner lieu à une alternance d’entretiens hebdomadaires de suivi, de périodes travaillées, de formation et de recherches d’emploi. La phase 6 permettra un bilan et un suivi durant les 6 mois après la fin du CTP. Ce cadrage, visant à assurer une standardisation minimale, est détaillé dans divers documents, dont un ensemble de « fiches techniques » transmises aux professionnels.
12Ce schéma apparaît très normatif et laisse peu de temps aux phases antérieures à la réalisation du parcours de transition proprement dit. Il repose en effet sur le présupposé selon lequel, dès leur entrée dans le dispositif, les adhérents sont en capacité de se projeter vers l’avenir. Il fait abstraction des dimensions liées au collectif de travail, à la subordination et, éventuellement dans le cas de licenciements collectifs ou de fermetures d’usines, aux collectifs de lutte. Il s’attache ainsi à dépolitiser et désocialiser la question du licenciement.
13L’accompagnement ainsi conçu fait d’abord appel aux compétences des référents chargés d’aider les adhérents à élaborer un projet professionnel clair et réalisable. Mais, tant l’énoncé de l’objectif global que la plupart des fiches techniques font également apparaître la dimension du travail sur soi que doit réaliser l’adhérent avec son référent. Selon l’un des documents produits par Transitio, le CTP est ainsi censé « optimiser les conditions institutionnelles et psychosociales d’une mobilisation du bénéficiaire » et « l’aider à constituer de nouveaux équilibres professionnels et personnels ». L’accompagnement est présenté comme un soutien à l’« implication du bénéficiaire » et à la définition d’un « parcours de transition qui ait du sens pour lui ». On retrouve ici l’« injonction biographique » typique du tournant des politiques sociales et mis en lumière sur d’autres types de dispositifs (Duvoux, 2009). Il ne s’agit pas de retrouver n’importe quel emploi le plus rapidement possible : l’adhérent est au contraire invité à se réaliser. Le référent mettra, quant à lui, ses savoirs au service de cet engagement. Les fiches techniques l’y aideront en lui proposant de véritables grilles d’entretien. Il est ainsi suggéré que le pré-diagnostic se déroule en quatre séquences : « vécu de la situation récente », « expression des attentes à l’égard du CTP », « projection dans l’avenir professionnel » et « établissement d’un programme d’exploration ». Des questions introductives à chaque séquence sont proposées. L’adhérent est invité à « se raconter », le référent à « écouter », dans le but de « dépasser l’événement “licenciement” en mettant immédiatement en œuvre des actions concrètes ». L’abondance et le niveau de détail des fiches techniques est censé suppléer à l’absence de formation psychologique de la plupart des référents (en dehors des psychologues de l’AFPA et de certains consultants des OPP) pourtant entraînés ainsi sur le terrain des émotions.
14Un autre document apparaît central dans cet outillage : le plan d’action concerté (PAC) signé par l’adhérent, par son référent et par le chef de projet, en principe dans les 30 jours après le premier entretien, en vue de contractualiser le projet professionnel et les actions à mettre en œuvre pour son retour à l’emploi. Ce PAC, tout à fait en cohérence avec le séquençage du CTP, repose sur une conception selon laquelle l’adhérent se doit d’être un individu rationnel, poursuivant un objectif clair dans un temps prévisible et programmable. À charge pour le référent de gérer la contradiction avec l’idée d’un parcours personnalisé, dont le cours peut être « modifié, voire réorienté en fonction du résultat des actions menées », selon un autre document de Transitio.
15Ainsi la conception même du dispositif et de ses outils oscille en permanence entre deux pôles. D’un côté, l’idée que le salarié est une « personne » à part entière, victime d’un événement dramatique auquel le dispositif répond en offrant la chance de s’engager dans une nouvelle voie à l’aide des savoirs mobilisés par le référent. De l’autre, une approche gestionnaire, le réduisant à un individu ayant dû admettre que, selon les mots du Président de la République, « perdre son emploi, ce n’est pas un drame », et désormais entièrement consacré à optimiser sa recherche d’emploi, à partir d’un projet formalisé, avec l’appui d’un référent avant tout technicien du marché du travail et de la formation.
16En fait, la méthodologie proposée tend précisément à définir le travail du référent comme un accompagnement du pôle personnel, celui du drame et de l’émotion, vers le pôle individuel, celui de la rationalisation et de la conscience de ses intérêts, voire de ses devoirs. Toutefois, d’une méthodologie, si outillée et normative soit-elle, à la mise en œuvre concrète sur le terrain il y a, compte tenu des contradictions que nous avons mises en lumière, plus qu’un pas. Au-delà des tensions traditionnelles entre travail prescrit et travail réel, l’invitation à l’expérimentation et à l’invention sur les sept sites initiaux incitait les chefs de projets et les référents à traduire assez librement la méthodologie proposée. Ils ont pris cette invitation au sérieux, ce que la présentation de nos observations de terrain entend montrer.
L’enquête – les terrains
17L’enquête a été menée sur les sites de Charleville-Mézières et de Morlaix. Le ou les chercheurs observent l’activité quotidienne des professionnels dans les cellules CTP : ateliers, réunions, entretiens en face à face avec les adhérents… et partagent les moments de convivialité autour d’un café ou d’une cigarette. L’observation se complète d’entretiens formels avec les professionnels ainsi qu’avec des adhérents. Nous n’observons pas de manière totalement distanciée mais soumettons régulièrement nos hypothèses d’analyse à nos interlocuteurs. L’enquête procède alors d’une réflexivité partagée et d’un dialogue entre chercheurs et professionnels de l’accompagnement. Cette posture particulière s’est développée à la fois à la demande de nos interlocuteurs qui ont eu le sentiment de donner sans recevoir lors de la venue d’autres visiteurs et en raison de notre volonté que la recherche ne serve pas seulement à alimenter le débat académique mais puisse aussi être utile aux acteurs. Elle repose aussi sur une volonté de ne pas adopter une position surplombante, de ne pas enfermer nos interlocuteurs dans une position d’informateurs et de leur reconnaître pleinement la capacité à penser leurs pratiques. Depuis juillet 2009, nous nous rendons régulièrement sur place et comptons actuellement une dizaine de missions chacun, de 2 à 4 jours. Certaines missions se font individuellement, pour d’autres nous partons à plusieurs. La pratique collective du terrain offre des moments d’échanges et de réflexion particulièrement fructueux, tant entre chercheurs lorsque nous confrontons nos postures singulières sur le terrain, qu’avec nos interlocuteurs.
18Les deux terrains choisis apparaissent contrastés à plusieurs titres.
19Morlaix est un territoire relativement préservé. Le taux de chômage de la zone d’emploi est inférieur à la moyenne nationale5. L’activité économique y est relativement soutenue par le tourisme et le secteur agroalimentaire. La zone couverte par le CTP est restée inchangée. Le chef de projet, en poste (ainsi que son adjoint) depuis le début de l’expérimentation, a résisté à l’irruption de consultants des OPP dans sa petite équipe de 9 personnes, relativement stable.
20À Charleville, en revanche, le territoire est fortement marqué par une industrie métallurgique déclinante : les licenciements collectifs se succèdent et le taux de chômage y est largement supérieur6. En outre, le périmètre du CTP n’a cessé de s’agrandir pour couvrir, à partir de juin 2009, l’ensemble du département des Ardennes. Le chef de projet n’a rejoint l’équipe que début 2007. Son adjoint, embauché en CDD est arrivé en juillet 2009. Le site avait connu une montée en puissance brutale fin 2006, en raison de l’arrivée soudaine de 268 salariés de Thomé-Génot dont l’usine avait été fermée. À l’issue d’un conflit très dur et largement médiatisé, l’État avait décidé de soumettre le versement de la prime de licenciement à l’adhésion au CTP, passant outre le principe de la libre adhésion et donnant aux salariés licenciés le sentiment que le CTP n’avait pour but que d’acheter « la paix sociale »7. L’équipe a dû passer extrêmement rapidement de 4 à 16 référents et c’est à ce moment que les consultants de deux OPP y ont fait leur entrée. La cellule de Charleville compte actuellement 24 personnes. Les référents n’ont généralement pas plus de 18 à 24 mois d’ancienneté : peu d’entre eux ont accompagné les Thomé Génot mais l’épisode reste gravé dans les mémoires8.
La configuration locale de Charleville
L’entrée dans le dispositif
21À Charleville, où le CTP se caractérise par un fort volume d’adhésion, la présentation du dispositif se fait collectivement, chaque semaine, à la Maison de l’emploi. Le chef de projet et son adjoint dispensent des informations à un petit groupe de bénéficiaires potentiels, en général provenant d’entreprises diverses. Cette présentation s’appuie sur un powerpoint qui, à partir des documents de cadrage nationaux, fait valoir les objectifs officiels du dispositif, notamment celui inscrit en gras : « retrouver un emploi durable dans les plus brefs délais » avant l’objectif global : « sécuriser les parcours professionnels ». Puis sont décrits les droits liés à l’adhésion, les engagements de chacune des parties, le processus d’accompagnement, les moyens qui peuvent être mis en œuvre et les motifs de sortie du dispositif. Il est insisté sur les avantages financiers de l’adhésion, au risque de promouvoir une posture utilitariste.
22L’adhésion se fait souvent l’après-midi même, à l’issue d’une séance collective au cours de laquelle le chef de projet n’omet pas de rappeler les engagements des adhérents et les risques d’exclusion en cas de non respect de ces derniers. Il leur explique clairement que le CTP demande de la disponibilité, mais n’en témoigne pas moins d’une volonté d’établir des relations de confiance avec les adhérents et de revendiquer la légitimité de sa position, tant en faisant état de son attachement au territoire qu’en évoquant son expérience partagée du chômage. Sur ce point, il explique également que « d’autres référents sont passés par là », justifiant ainsi la constitution d’une équipe qui ne rassemble pas que des fonctionnaires de Pôle Emploi, dotés, à leur corps défendant, d’une image de salariés protégés. Tout cela n’est pas neutre, dans une cellule dont les débuts se sont inscrits dans un contexte social conflictuel qui a nui d’emblée à la réputation locale du dispositif.
23S’il insiste sur ce qui le rapproche des adhérents, ce ne sont pas des relations personnelles qui se nouent. Ce caractère impersonnel se retrouve dans le processus d’affectation des nouveaux adhérents à un référent qui se fait en fonction du lieu de résidence des adhérents et du taux de remplissage des « portefeuilles » des référents répartis dans le département sur différents sites.
La diversité des outils et des pratiques
24Il existe à Charleville tout un ensemble de documents bricolés au fil du temps par différents référents et qui circulent entre eux au gré des affinités et des discussions, sans être nécessairement partagés par tous. Certains de ces documents n’offrent qu’une trame assez lâche, tel celui qui outille l’entretien dit de « pré-diagnostic » qui n’est que la traduction, vraisemblablement effectuée par l’un des référents, d’une des fiches techniques. L’objectif est de recueillir des informations permettant de se faire une idée de l’état moral de l’adhérent, de ses ressources et de ses contraintes. À partir de là, le licenciement peut être évoqué, mais ce n’est pas systématique, de même pour le parcours professionnel que certains n’abordent qu’au deuxième entretien. Le référent se présente ainsi à travers la posture singulière, plus ou moins formaliste, qu’il choisit d’adopter dans sa relation avec l’adhérent et qu’il affirmera tout au long de l’accompagnement de diverses manières, par exemple en faisant – ou non – remplir une feuille de présence à chaque entretien.
25La précarité des conditions d’emploi de nombreux référents de Charleville (pour la plupart en CDD ou en CDI de mission) et la diversité de leurs antécédents rend difficile l’élaboration d’outils stabilisés, d’autant que les réunions hebdomadaires de l’équipe au complet ne sont pas conçues comme un espace d’échanges sur les pratiques et de délibération sur les situations difficiles.
26Les référents semblent d’ailleurs plutôt se satisfaire de cette situation, car ils ont en commun la reconnaissance du caractère « très, très personnel », selon le mot de l’un d’entre eux, de leur travail. À Charleville, ce caractère se traduit par la grande diversité des postures qu’ils adoptent à l’égard non seulement du dispositif et des règles qui le régissent, mais aussi des adhérents eux-mêmes. Ces postures nous sont en effet apparues comme pouvant aller de la défiance et du contrôle systématique à la confiance absolue. De même, peuvent-elles glisser du rapport induit par la référence au contrat et la relation de service à une relation empreinte d’empathie qui s’apparente parfois à la logique du don. Ajoutons que l’éclatement de la cellule sur plusieurs sites et l’absence d’espace organisé de délibération collective sur les pratiques ne favorise pas la réduction de ces écarts et peut même produire une impression d’isolement pour certains référents.
27Cette diversité se retrouve dans le rapport à l’écrit. Certains référents, attachés à la marque de la relation de confiance que représente l’engagement oral et réticents à formaliser des engagements qui pourraient être préjudiciables à l’adhérent en cas de changement de cap ou d’échec, n’écrivent pas ou très peu. Si le rapport à l’écrit en général est pour eux problématique, il l’est particulièrement à l’égard du plan d’action concerté (PAC) qu’ils doivent faire signer aux adhérents, qui leur semble supposer la poursuite d’un projet unique, alors même que les adhérents peuvent avoir du mal à se projeter vers l’avenir et surtout à arbitrer entre plusieurs projets. D’autres utilisent au contraire l’écrit comme un moyen de contrôle, en particulier vis-à-vis des adhérents en qui ils n’ont pas confiance et qui sont soupçonnés de ne vouloir que profiter des avantages financiers du dispositif. En cas de manquements aux règles, c’est l’avertissement puis l’exclusion. Le chef de projet se range plutôt sous cette bannière, tout au moins en ce qui concerne le rappel des principes. Pressé par sa hiérarchie, et marqué par l’expérience difficile vécue avec « les Thomé-Génot », et notamment par la judiciarisation du conflit, il ne cesse d’insister sur la nécessité de laisser des traces écrites du travail accompli, et souligne l’importance du PAC qui peut d’ailleurs permettre aussi bien de repêcher l’adhérent méjugé par un référent que d’opérer le recadrage nécessaire, voire d’étayer les motifs d’exclusion.
28Mais tous s’accordent, en définitive, sur leur mission commune : « sécuriser les parcours » et accompagner les adhérents vers l’emploi durable. Et c’est bien cet accord minimal qui permet à un aussi large éventail de pratiques de se déployer.
La configuration locale de Morlaix
L’entrée dans le dispositif
29À Morlaix, la chef de projet tient à recevoir personnellement en face à face chaque nouvel adhérent. Cette option est favorisée par des données objectives : au 31 août 2008, le nombre d’adhésions cumulées depuis le lancement de l’expérimentation n’y était que de 527 (contre 926 à Charleville). Mais ce choix repose également sur une conviction exprimée avec force par cette chef de projet pour laquelle l’accueil collectif dans le cadre du CTP est tout simplement « inimaginable ». L’entretien personnel permet, loin de faire valoir les avantages financiers du CTP, d’insister non seulement sur sa dimension contractuelle, mais surtout sur la chance de reconversion, entendue comme une occasion de changer de vie et de réaliser peut-être ses rêves, qu’il offre. Cet entretien, qui dure environ une heure témoigne du caractère d’exception revendiqué d’emblée : « si on ne fait pas ça, on fait de l’abattage, comme les collègues Pôle emploi ». Ce premier entretien a aussi pour but de faire connaissance avec l’adhérent et d’appréhender ses problématiques pour l’affecter à un référent en tenant compte des profils de l’un et de l’autre (en termes psychologiques, mais aussi de parcours professionnel) et en évitant le critère « charge de travail ». Là encore, il faut dire que cette manière de procéder est davantage envisageable dans une petite cellule, dont les membres, à commencer par la chef de projet, sont particulièrement stables.
30L’entrée dans le CTP se fait donc clairement sous le signe à la fois de l’ambition de l’objectif et de la personnalisation de la relation.
La diversité des outils et des pratiques
31Si, comme à Charleville, chaque référent, a ses propres outils inspirés assez librement de ceux que le cadrage national a mis à leur disposition ou qu’il avait l’habitude d’utiliser dans son institution de rattachement, l’observation sur le terrain révèle la nature plus collective du travail de la cellule morlaisienne. Là encore le phénomène relève de la conjonction entre un contexte (l’équipe est moins nombreuse, plus stable, réunie en un seul lieu) et une approche commune à laquelle la philosophie d’une chef de projet charismatique et de son adjoint doivent beaucoup. Le consensus s’exprime par la prédominance de la posture essentiellement soucieuse de l’établissement de relations de confiance, construites sur la valorisation de l’adhérent, et par l’ouverture très large des perspectives auxquelles donne généralement lieu le premier entretien : on se donne le temps nécessaire pour refermer l’éventail des possibilités, bien plus, s’il le faut, que les quatre semaines prévues par le cadrage national pour la phase d’exploration de soi et de l’environnement. On s’attache à donner à l’adhérent des repères concrets et à le ramener, en tant que de besoin, à la réalité, mais en prenant soin d’intégrer la force de ses motivations et parfois ses contraintes diverses parmi les gages de réussite. Souvent, plusieurs projets sont suivis de front. Les PAC ne sont signés qu’au moment où le référent pense que les pistes se sont suffisamment éclaircies et ils sont révisables à tout instant. Le retour à l’emploi durable est certes dans la ligne de mire, mais c’est la notion de « sécurisation du parcours », compris davantage comme un parcours biographique que comme un simple parcours professionnel, qui fait consensus.
32Des exclusions peuvent avoir lieu, mais au lieu d’être, comme à Charleville, entérinées par une commission, elles sont toujours précédées d’une tentative de « recadrage » par la chef de projet, et tout est fait pour qu’elles prennent la forme d’un constat partagé que le maintien dans le CTP ne conduit plus nulle part. Les référents ont en commun le sentiment d’avoir retrouvé leur « cœur de métier » ; c’est pourquoi, ils appréhendent souvent, notamment lorsqu’ils sont détachés de Pôle emploi, le moment où ils devront revenir à leur structure d’origine. Enfin, le refus de recourir à des OPP, jugés peu professionnels selon cette conception de l’accompagnement, et trop tributaires d’une logique de « résultats », de même que les résistances à l’extension de la zone, participent clairement d’un attachement fondamental à un référentiel humaniste qui déborde largement celui des institutions porteuses de la politique publique de l’emploi.
Anti-conclusion
33Sous les deux formes sous lesquelles nous la suivons, l’aventure de la première expérimentation du CTP est porteuse d’au moins un message : non seulement un autre monde, mais d’autres mondes sont possibles ; des mondes dans lesquels l’émergence de nouvelles professionnalités de l’action sociale dynamite les rapports convenus entre institutions, professionnels et citoyens.
34Entre institutions et professionnels d’abord : par la grâce d’une expérimentation conduite sur le terrain par des acteurs décidés à jouer le jeu, c’est le carcan d’une conception normative et prescriptive du service public de l’emploi et, par un effet de dominos, des services sociaux qui se fissure. À partir du moment où est posé le principe d’un accompagnement personnalisé et où des acteurs décident de prendre au mot cette notion en tentant d’approcher la « personne » dans sa globalité, un certain nombre de cadres, essentiellement posés pour établir des règles communes, exercer un contrôle et limiter les coûts ne peuvent que s’assouplir face à la pression du réel. Un accompagnement personnalisé ne peut être réductible aux préconisations de fiches techniques. Les objectifs même de l’accompagnement connaîtront une certaine labilité, dans la mesure où une personne ne se définissant pas par son seul emploi, un accompagnement personnalisé ne saurait être seulement ni même toujours vers l’emploi.
35Bien entendu, les marges de manœuvre que s’accorderont les professionnels varieront en fonction du contexte, comme il advient dans les deux configurations locales que nous avons étudiées : les contraintes imposées par le contexte socio-économique et les moyens disponibles sont à cet égard déterminantes, mais aussi les dynamiques collectives, fortement induites par les parcours biographiques (sans doute davantage que par leurs rattachements institutionnels) des membres du collectif. Il n’en reste pas moins que, dans les deux cas observés, et sans doute dans d’autres, l’expérimentation permet au moins d’interroger d’une part le principe de la forte hiérarchisation dans l’organisation des missions confiées aux agents du service public et d’autre part le cloisonnement entre service sociaux et activités de placement. C’est dans ces conditions que se mettent en place, en fonction des réponses apportées à ce questionnement, ce que nous avons désigné comme des configurations locales où le travail d’accompagnement varie non seulement d’un référent à l’autre, mais également d’un adhérent à l’autre, puisque chacun y est considéré dans sa singularité et dans celle de sa situation.
36L’expérimentation est aussi le cadre d’une profonde modification des rapports entre accompagnateurs (les professionnels) et personnes accompagnées (les chômeurs licenciés économiques et au-delà les citoyens). Cette observation renvoie à l’un des axes de notre recherche qui porte sur les effets du passage d’un modèle universaliste et automatique d’attribution des droits sociaux à l’examen systématique des cas individuels par des agents ainsi dotés d’une véritable fonction de magistrature sociale, plus ou moins bien assumée. Cette évolution avait fini par leur imposer de se livrer, pour conclure cet examen, à un travail que nous avons désigné comme une forme d’« expertise sur autrui ». Dans cette position, ils oscillaient entre les fonctions du juge (à prendre dans son acception polysémique, se référant au droit – le respect de la règle – et à la morale – l’équilibre des droits et des devoirs) et de clinicien (via l’établissement de « diagnostics »). Dans tous les cas, les professionnels étaient placés dans une position d’extériorité et même de surplomb.
37Or, dans le cas des expérimentations auxquelles nous nous sommes intéressés, s’il y avait bien « expertise sur autrui », c’était d’abord en vue d’adopter la bonne attitude vis-à-vis de l’adhérent pour le conduire à la définition puis à la réalisation d’un projet professionnel. La professionnalité des référents réside dès lors dans leur capacité à ajuster leur attitude et leurs manières de faire à la personne qu’ils ont en face d’eux et aux moments de l’accompagnement. Et dans la mesure où cette conduite se veut non pas orientation mais accompagnement, et pas seulement individualisé (au sens où l’individu n’est abordé que comme représentant d’une catégorie statistique) mais aussi et surtout personnalisé, l’expertise change profondément de nature. Elle devient, selon la formule qui nous a été communément retournée par les référents eux-mêmes, expertise « avec autrui ». Dans une autre mesure, elle se double de et se fonde donc sur un « travail sur soi » (Vrancken & Macquet, 2006) jamais achevé dont les entretiens en face à face avec les adhérents constituent des épreuves récurrentes, ne serait-ce que parce que les référents prennent conscience que c’est en eux-mêmes qu’ils puisent les ressources nécessaires à cette expertise (certains ayant d’ailleurs été précédemment adhérents au CTP) et que leurs savoirs – et leurs postures – sont autant construits par leurs expériences biographiques que constitués de leurs compétences techniques et de leurs connaissances réglementaires. C’est ce qui explique en grande partie pourquoi l’expertise et le travail d’accompagnement s’accommodent fort bien d’un retrait relatif de l’outillage habituel.
38Nécessairement, les rapports entre personnes et institutions sont elles-mêmes atteintes. Ce constat mériterait certainement de plus amples développements. Qu’il nous soit simplement permis de remarquer qu’étant moins soumise à une position de surplomb des représentants des institutions, la personne accède à un autre statut que celui de bénéficiaire ; que, n’étant plus renvoyée à une situation d’extériorité par rapport au dispositif, elle y gagne la chance d’en être un peu plus qu’un simple usager. On peut dès lors imaginer qu’elle commence à se poser en « citoyen ». Mais ceci est une autre histoire et c’est pourquoi nous ne saurions parler de conclusion.
Notes de bas de page
1 Ordonnance 2006-433 du 13 avril 2006 et décret 2006-440 du 14 avril 2006.
2 Dans les nouveaux bassins d’emploi, ses missions sont assurées par Pôle Emploi.
3 Aujourd’hui Pôle Emploi.
4 La part entre le régime de droit commun (57,4 % du salaire brut antérieur) et le régime de l’allocation de transition professionnelle est prise en charge par l’État.
5 7,3 % au premier trimestre 2006 et 8,1 % au quatrième trimestre 2009, contre respectivement 9,2 % et 9,5 % en moyenne sur l’ensemble du territoire national : sources INSEE, taux de chômage par zone d’emploi et taux de chômage par région (et moyenne nationale), www. insee. fr, consultation du 17 juin 2010.
6 13,4 % au 1 ° trimestre 2006 et 13 % au 4 ° trimestre 2009 pour la zone d’emploi de la vallée de la Meuse (Données INSEE, cf. supra.)
7 Entretien avec Charles Rey, ancien salarié de Thomé-Génot, membre de l’association, 24 février 2010. À propos de la lutte des Thomé-Génot, voir le blog de l’association des anciens salariés : http://atg-association.over-blog.com/ qui recense l’ensemble des articles de parus sur le conflit. Voir aussi le film de Marcel Trillat, Silence dans la vallée.
8 D’autant que des procédures judiciaires intentées par l’association des anciens salariés de Thomé-Génot à l’encontre de l’un des référents sont toujours en cours pour complicité d’escroquerie.
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