F. Schleiermacher : Sur le concept et la division de la critique philologique (1830)
p. 315-328
Texte intégral
1Schleiermacher a lu ce discours devant l’Académie des sciences de Berlin le 20 Mars 1830, soit un an après les deux discours consacrés au concept d’herméneutique, qu’il complète de toute évidence (voir A. Neschke, qui a montré comment les discours de 1829 résumaient effectivement les thèses principales de l’herméneutique de S., in La naissance du paradigme herméneutique, pp. 54-67). Ici encore, Schleiermacher appuie son exposé sur ceux de Wolf et de Ast, qu’il critique ainsi l’un par l’autre, comme il l’avait fait au sujet de l’herméneutique, corrigeant l’excès spéculatif de Ast par la sobriété de Wolf dépassant la simple méthode de ce dernier par le mouvement de réflexion présent chez le premier. La critique philologique est solidaire de l’herméneutique parce que, d’une part, son exercice la présuppose, et qu’elle est, d’autre part, indispensable à celle-ci. Cette double présupposition rend délicate toute distinction trop rigide. Schleiermacher plaide pour l’alternance des approches, qui peut seule garantir la nécessaire vigilance critique, les points de vue se contrôlant tout en se complétant. L’art de la critique réside pour l’essentiel dans « l’application » qui, sans être aucunement automatique, est cependant réglée : il n’a ainsi rien d’arbitraire. Entre la confiance excessive de Wolf dans sa virtuosité philologique, s’appuyant sur une pratique et une familiarité avec les textes que seules quelques règles instrumentales viennent orienter, et la tendance systématique de Ast, aux failles trop visibles, Schleiermacher trace la voie d’un art méthodique réfléchi. Il n’est plus guère de partisans de Ast que cette critique pourrait toucher, mais la confiance de certains wolfiens en leur talent pourrait se trouver remise en question par une lecture attentive de ce texte. Dans son traité sur la connaissance philologique (1962), P. Szondi a su retrouver la rigueur philosophique d’une réflexion méthodique apparemment limitée, comme il avait su apprécier la pertinence de l’herméneutique de Schleiermacher pour l’autoréflexion de la critique littéraire (« L’herméneutique de Schleiermacher », Poétique 2, 1970).
2Schleiermacher a conçu et enseigné ensemble son herméneutique et sa critique dans le cours édité par F. Lücke à partir des notes des étudiants en 1838, Hermeneutik und Kritik mit besonderer Beziehung auf das Neue Testament (édition partiellement reprise par M. Frank en 1977). L’introduction générale expose clairement son projet (d’après un cahier de 1828) :
3« L’herméneutique et la critique, toutes deux des disciplines philologiques, des théories de l’art (Kunstlehren), vont ensemble parce que l’exercice de l’une présuppose l’autre. Celle-là est en général l’art de comprendre le discours d’autrui, surtout écrit ; celle-ci est l’art d’apprécier avec justesse l’authenticité d’écrits et de passages et de les établir à partir de témoignages et de données suffisants. Puisque la critique ne peut reconnaître l’importance des témoignages sur les œuvres ou les passages suspects que d’après une juste compréhension de ceux-ci, son exercice présuppose l’herméneutique. De même, puisque l’interprétation dans la recherche du sens ne peut être assurée que lorsque l’on peut présupposer l’authenticité de l’écrit ou du passage, l’exercice de l’herméneutique présuppose la critique.
4L’herméneutique précède parce qu’elle est nécessaire même en l’absence de la critique ; la raison en est que la critique est un exercice provisoire, ce qui n’est pas le cas de l’herméneutique.
5Comme la critique et l’herméneutique vont ensemble, elles vont aussi avec la grammaire. Fr. A. Wolf et Ast les ont déjà toutes trois placées au rang des disciplines philologiques, l’un comme science philologique préparatoire, l’autre en appendice à la philologie. Mais tous deux l’ont conçue spécialement, eu égard aux seules deux langues classiques de l’Antiquité. Au contraire, le rapport de ces trois disciplines est valable quelles que soient les circonstances, elles se tiennent dans un rapport de conditionnement mutuel même quand la langue n’est pas morte et se passe encore d’histoire littéraire. En raison de leurs relations réciproques, le commencement de chacune est d’ailleurs difficile à déterminer, tout comme les enfants apprennent ensemble ces trois disciplines en s’échangeant des paroles vivantes. L’herméneutique et la critique ne sont praticables qu’à l’aide de la grammaire et reposent sur celle-ci. Mais on ne peut établir la grammaire qu’au moyen des deux autres, si l’on ne veut pas toutefois mélanger le pire usage avec l’usage classique, et les règles linguistiques générales avec des particularités individuelles de langue. La solution complète de cette triple tâche ne peut être réalisée que de manière approximative et par leur liaison réciproque dans un siècle philologique, par des philologues accomplis » (Lücke, pp. 3-4, voir pp. 265-390 ; Frank, pp. 71-72, voir pp. 241-306).
6Le texte qui suit est paru dans les œuvres complètes de Schleiermacher, S.W. III/3, Berlin, 1838, pp. 387-402 ; il est également repris dans l’édition de M. Frank, pp. 347-360. Le style oral du discours a été conservé, jusqu’à ses longues périodes subtilement balancées et nuancées, si caractéristiques de la pensée de la médiation propre à Schleiermacher.
7Si entre la science et la vie, comme nous avons coutume de dire, le conflit entre la théorie et la pratique prend souvent une forme aiguë, nous le retrouvons, dans une moindre mesure, mais de la même manière, à l’intérieur du domaine scientifique, dont les réussites peuvent être considérées comme des œuvres d’art. Les sciences de la nature comme les disciplines historiques l’attestent suffisamment. C’est ainsi qu’il n’est rien de plus souhaitable que ceux qui sont appelés à de grandes tâches posent également des problèmes à la théorie pure ; des problèmes qui, non seulement développent les germes de nouvelles réalisations, mais aussi, une fois résolus, offrent une norme sûre, règlent et affermissent par là le procédé lui-même.
8Nous devons à notre F.-A. Wolf de très importantes réussites dans le domaine de la science évoquée plus haut, qu’il a en partie reprises à d’autres et portées au plus près de la perfection, en partie tirées de lui-même et qui ont été poussées jusqu’à un point décisif. Mais la tâche qu’il attribue dans son essai encyclopédique1 à cette doctrine et qui sans doute ne pouvait pas même être conçue plus tôt, à savoir que les principes selon lesquels il faut opérer en celle-ci devraient et pourraient être établis avec une précision philosophique, est un germe fécond qui, s’il était tombé sur un bon sol aurait déjà dû croître très haut, et même porter des boutures dans toutes les directions. Mais Wolf n’a fait que poser le problème, il n’y a pas lui-même mis la main ; et la façon dont il l’a posé montre qu’il ne pouvait faire valoir de telles exigences pour sa discipline qu’au prix d’un combat contre la mesquinerie des idées dominantes. Mais lorsqu’il est question de précision philosophique, la philosophie doit assurément coopérer, ou à tout le moins intervenir. Mais celle-ci est encore chez nous beaucoup trop préoccupée par sa propre vie, par le développement de ses formes suivant ses principes, pour pouvoir s’adonner si tôt à de telles activités tournées vers l’extérieur. Mais il me semble qu’avant que l’on puisse penser sérieusement à un tel traitement de cette science, il y ait encore beaucoup de choses à rectifier, relevant pour ainsi dire de la petite besogne. Je songe avant tout à la détermination précise de son extension et de son contenu. L’explication de Wolf ne paraît pas encore faire cela, et celle que donne M. Ast tout aussi peu. J’introduis celui-ci de nouveau parce que je ne connais aucun autre écrivain qui ait traité après lui ces questions dans un esprit philosophique2.
9Wolf dit que la critique philologique enquête avant tout sur l’époque, l’authenticité et la véracité des œuvres écrites, et juge de leur conformité originale, ou de leurs corruptions tantôt dues au hasard, tantôt intentionnelles. M. Ast résume plus brièvement et définit la critique comme l’enquête sur l’authenticité des écrits, de leurs parties, passages et mots particuliers, et l’on peut sans doute ramener à ce concept de l’authenticité également tout ce qui se trouve dans l’explication de Wolf. Mais leur mise en œuvre ultérieure montre chez tous deux, bien que plus nettement chez Wolf, que le problème d’une détermination conceptuelle plus poussée ne peut être séparée de l’autre, celui de la division. On sait en effet que l’on a coutume de diviser la critique philologique en une supérieure et une subalterne. S’il n’y avait d’autre sorte de critique que la critique philologique, on pourrait en déterminer le concept et ne demander qu’après si la raison de cette division est suffisante, et en quoi elle consiste, et ainsi, soit laisser le domaine dans son intégrité, soit le diviser de telle ou telle façon, suivant la détermination conceptuelle précédente. Mais ces deux expressions désignent des opérations distinctes qui sont mises en œuvre indépendamment l’une de l’autre ; et s’il existe encore d’autres espèces de critique, on se demande si ces deux-là sont effectivement liées ensemble ou si peut-être l’une d’elles ne se tient pas plus près d’une autre espèce de critique que de l’autre moitié de la critique philologique, c’est-à-dire si cette dernière expression est plus que la réunion arbitraire de deux activités entièrement distinctes, peut-être pour la simple raison qu’elles ont toutes deux affaire avec les productions de l’Antiquité classique. Je n’ai qu’à me reporter à ce que j’ai dit dans mon essai sur l’herméneutique, qui s’applique aussi bien ici, pour faire voir que cette dernière raison ne suffit pas à faire de la critique philologique une discipline particulière3. Dans les langues modernes et non classiques, il y a également la même enquête, bien qu’elle ne soit pas si courante, sur l’époque, l’authenticité et la conformité des écrits ; et même pour le discours oral, qu’il soit immédiat ou devenu tradition, les mêmes problèmes apparaissent. Si maintenant chez Wolf, outre la critique philologique, il est encore question d’une critique doctrinale, qui est d’ailleurs multiple, et d’une critique rhétorique qui lui est vraisemblablement subordonnée, qui s’occupe aussi entre autre des œuvres écrites de l’antiquité classique, et si Wolf introduit lui-même également parmi les sciences philologiques une critique historique, il serait alors très possible que ce que l’on nomme « critique supérieure » soit plus proche de l’une d’elles que de la « critique subalterne », ou que celle-ci soit plus proche de l’une des deux autres que de la supérieure. Et il serait alors injuste de séparer celle qui lui est la plus voisine pour la rapporter à une autre plus éloignée. Nous ne pouvons donc pas déterminer le concept de la critique philologique avant de savoir comment ce que l’on nomme critique supérieure et critique subalterne se comportent l’une vis-à-vis de l’autre.
10Mes deux auteurs ne s’accordent pas ici. Wolf distingue d’après les procédés méthodiques. En effet, la critique subalterne, qu’il préférerait pour cette raison appeler la critique documentaire, appuie ses décisions sur des témoignages documentaires ; la critique supérieure quant à elle, qu’il voudrait pour cela nommer divinatoire, trouve ses résultats au moyen de démonstrations internes. Ast, en revanche, ne distingue pas d’après les procédés méthodiques, mais d’après l’objet. La critique qui enquête sur l’authenticité de passages et de mots isolés, il la nomme subalterne ; mais celle qui a affaire à des écrits entiers et à leurs parties, il la nomme supérieure. Les deux ne sont manifestement pas la même chose, mais les deux divisions se croisent ; chaque division wolfienne peut être appliquée aux deux divisions astiennes, et chaque division astienne revendiquera la fonction des deux divisions wolfiennes. Si, par ailleurs, la division astienne est une division effective, est-ce que les passages et les mots ne sont pas également des parties d’un écrit ? Et s’il en va autrement, voudrais-je ajouter, alors la wolfienne aussi est une. Car puisque Wolf dit lui-même que les deux genres travaillent rarement isolément, et que la plupart du temps, ce qui est aussi le plus sûr, on a une critique composée des deux, il semble plutôt décrire deux éléments du même procédé, en sorte qu’il ne peut guère arriver que, lors d’un travail critique, il n’apparaisse que l’une et pas l’autre, que deux genres ou deux espèces véritables. M. Ast, en revanche, a, pour ce même procédé composé des deux éléments wolfiens, plutôt décrit deux champs de dimensions diverses qu’il n’a divisé l’art lui-même. Mais je suis bien éloigné de vouloir supprimer pour cette raison la division entre critique supérieure et subalterne comme deux branches effectivement différentes du même art. Car elle est beaucoup trop universellement reçue pour qu’il n’y ait en elle quelque chose de vrai. Je peux aussi difficilement croire que mes deux écrivains soient complètement passés à côté de cette vérité. Au contraire, je suis d’accord quand on dit que les deux s’entendent bien assez, mais qu’ils auraient simplement tiré leurs dénominations a parte potiori. Par critique supérieure et critique subalterne, ils auraient pensé la même chose, Ast l’aurait rapporté aux passages limités et aux mots, précisément parce que la critique documentaire de Wolf décide le plus souvent des oublis, ajouts et modifications dus à une erreur de la main ou de l’œil, et Wolf aurait appelé divinatoire la critique qui décide de l’authenticité d’œuvres entières ou de longues sections, parce que seules des raisons internes et la comparaison exacte, très souvent embrouillée, de nombreux moments historiques décident ici de l’authenticité et de l’inauthenticité. Seulement, une division faite ainsi promet peu quant à la précision philosophique du traitement. Car les deux concepts demeurent fluctuants, puisqu’il ne peut pas manquer de cas que l’un rangera dans la critique subalterne et l’autre dans la supérieure ; et si, tout fluctuants qu’ils sont, ils constituent le concept supérieur de la critique philologique, elle ne doit pas très bien se porter !
11Mais si je préfère quand même tenter de poursuivre un peu plus loin avec mes deux guides plutôt que d’établir pour moi seul et presque au petit bonheur une nouvelle détermination conceptuelle, deux choses me viennent fort heureusement en aide. En effet, la critique philologique doit être dans un certain rapport avec les deux disciplines par lesquelles Ast la synthétise dans son manuel, et avec lesquelles elle forme chez Wolf l’organon de la science de l’Antiquité4 ; mais alors, elle doit être la même que la critique doctrinale et que la critique historique, qui apparaissent aussi bien dans le cycle de Wolf. Cependant, M. Ast ne m’abandonne pas ici tout à fait car il relie tout d’abord la critique à l’appréciation des écrits de l’Antiquité en totalité et dans le détail ; en outre, cette appréciation, qu’il attribue de manière étrange à l’herméneutique uniquement parce qu’elle est conditionnée par elle, n’est rien d’autre que la critique doctrinale de Wolf. Si je veux maintenant appeler cette dernière à la rescousse simplement pour déterminer au passage si la critique philologique a quelque chose, et quoi, de commun avec elle, j’ai certainement affaire avec un concept encore moins adapté peut-être à l’usage d’un procédé précisément philosophique ; ce faisant, je crois au moins ne pas manquer par commodité si, en m’alliant d’une certaine façon à M. Ast, je dis que cette critique est l’appréciation d’une œuvre relativement au concept de son genre. Je dis expressément « d’une certaine façon », car ce que M. Ast établit comme l’appréciation de l’esprit, selon le triple niveau du relatif, du national et de l’inconditionné, me paraît contenir beaucoup plus ; cependant, je crois que, pour les besoins de mon explication, elle suffira pour saisir tout ce que veut dire M. Ast, et que Wolf non plus n’aurait pas grand chose à y objecter. Si l’objet de cette critique est une œuvre du bel art rhétorique, c’est la critique rhétorique ou esthétique qui remplit sa fonction ; sinon, cela regarde les autres doctrines. Mais le même art s’étend alors, et bien sûr sans différence des langues, bien au-delà des compositions scientifiques les plus compactes, et même au-delà des œuvres des arts plastique et mimique. Et je pourrais me prononcer encore au-delà des œuvres et des actions, en sorte que toute appréciation politique et éthique d’une totalité fermée en elle-même ressortit au même concept. Mais je crains que la réponse à ce qui fait la communauté de cette critique et de la nôtre, qui est philologique, ne devienne toujours plus difficile à mesure que ce champ nous apparaît plus vaste. Cependant, si nous en restons à l’idée que toutes les œuvres de l’Antiquité sont des objets de la critique doctrinale : dans quelle mesure sont-elles aussi, si nous supposons un élément commun, des objets de la critique philologique ? Manifestement, les œuvres elles-mêmes ne le sont pas ; car aussitôt que nous sommes persuadés d’avoir devant nous l’œuvre elle-même, la critique philologique cesse, la supérieure comme la subalterne. Et si quelqu’un voulait y trouver quelque chose de suspect ou même faire une modification en croyant mettre à la place quelque chose de plus conforme au concept du genre de l’œuvre, il transgresserait les frontières de la critique philologique et passerait à la critique doctrinale. La critique philologique ne concerne pour cette raison que l’écrit au sens extérieur, et par conséquent cherche à savoir si son procédé peut se trouver ramené à un concept semblable au sien. Cela ne paraît pas trop difficile, et l’on pourrait exprimer cette tâche comme l’appréciation de l’écrit eu égard à la fidélité ; car tel est le concept de l’écrit : il faut pouvoir entièrement produire la parole à partir de lui, qu’il soit prononcé extérieurement, isolé ou pris dans un vaste ensemble. Dans le cas d’un manuscrit original également, le même problème et la même manière de le résoudre vaut que dans le cas des copies, car il peut être lui aussi défiguré par toutes sortes de fautes d’écriture. C’est par rapport à la recherche contemporaine sur les écrits de l’Antiquité que nous pouvons dire que l’ensemble des copies existantes d’une œuvre est l’objet de l’appréciation en tant qu’il représente le manuscrit original. Si nous considérons que celle-ci est accomplie dans tous les détails, et que partout l’on donne ce qui est fiable, nous aurons du même coup décrit une grande partie du travail de la critique philologique. Nous voyons également, d’après l’état du matériau, tel qu’il se présente à nous avec une masse de copies pour une même œuvre, qu’une deuxième tâche apparaît : l’agencement des copies elles-mêmes en divers groupes, selon qu’elles s’éloignent plus ou moins les unes des autres selon le degré et la modalité de la fidélité ou de l’infidélité. Nous pouvons ainsi exprimer assez simplement le rapport de cette activité critique à l’activité herméneutique comme à l’activité grammaticale. En commençant par cette dernière : il est manifeste que la grammaire est présupposée par l’exercice de la critique. Car chaque écrit prétend d’abord être considéré comme un discours public dans la mesure où il suit les lois de la langue, et quand nous trouverons quelque chose qui contredise manifestement celles-ci, nous interrogerons la fidélité de la copie. Par conséquent, je ne crois pas que l’on puisse séparer de façon si déterminée les critiques documentaires et divinatoires au sens où Wolf prend les deux expressions ; car nous ne pouvons apprécier la valeur des documents le plus souvent que d’après leur conformité grammaticale, soit encore des raisons internes, en sorte que la critique documentaire se rapporte elle-même à la critique divinatoire et la présuppose. Mais si d’un côté le jugement critique se fonde sur les informations linguistiques déjà acquises, il est manifeste que celles-ci ont été acquises en grande partie par l’usage de documents qui sont aussi l’objet de l’activité critique. Peut-il s’être produit, selon les apparences, que certaines propositions grammaticales se soient formées et aient acquis de la créance sur la base de mauvais documents, parce que de meilleurs n’avaient pas été encore découverts ? Alors, la grammaire recourra à la critique, et pourra être améliorée de manière conséquente dans le détail par la juste appréciation des documents et par leur complète exploitation. Il y a donc un rapport de réciprocité non méconnaissable entre la critique philologique et la grammaire, dans la mesure où toutes deux dépendent l’une de l’autre et s’appuient mutuellement. En ce qui concerne le rapport de notre critique à l’herméneutique, il est clair que l’activité critique est la compagne constante de l’activité herméneutique, mais nous devons dire que, dans l’ensemble, l’herméneutique précède, et la critique n’apparaît qu’avec les difficultés par lesquelles l’herméneutique se sent freinée. Le cas inverse ne semble se produire que lorsqu’un écrit se donne entièrement pour quelque chose qui semble faux ; alors, l’intérêt critique est premier. Qu’un tel cas survienne, alors, le procédé herméneutique se subordonne entièrement au procédé critique jusqu’à ce que l’on puisse tout à fait dépasser l’état en cause. Mais évidemment, un tel cas n’est pas compris dans notre explication provisoire, et sort même si complètement de leur cadre qu’il ne nous semble plus avoir affaire aux copies ; mais chaque fois qu’un écrit se donne pour ce qu’il n’est pas, ou qu’un complexe de pensées apparaît comme la partie d’un écrit auquel il n’appartient pas, nous avons affaire aux œuvres elles-mêmes, bien que sous une autre perspective que dans la critique doctrinale. Mais c’est précisément dans ce domaine que résident les plus grands travaux et les plus grands triomphes de la critique supérieure, au point qu’on en redoute presque que notre explication précédente ne vaille que pour la critique subalterne et que M. Ast reste dans son droit en distinguant à sa façon la critique supérieure et la critique subalterne, et qu’ainsi nous ne soyons pas encore sur le point de trouver une explication satisfaisante de l’unité de la critique philologique qui puisse se scinder facilement en une supérieure et une subalterne. En outre, notre explication ne comprend pas l’art de la correction qui n’a pas non plus d’analogue dans le domaine de la critique doctrinale, mais que nous ne pouvons pourtant pas séparer entièrement de la critique philologique comme étant différente.
12Et si cette analogie n’a pas plus de portée que la précédente, c’est peut-être que nous ne considérons pas une autre espèce de critique dont il a déjà été question au passage : la critique historique. Sans doute, cette expression n’est-elle pas encore forgée scientifiquement en une valeur déterminée, bien que nous possédions une quantité de réalisations remarquables dans ce domaine, faisant que mon auteur ne se soit pas davantage étendu sur le sujet : elle n’est pas encore divisée de manière appropriée, et encore moins reconduite à des règles. Je ne crois pas me tromper beaucoup sur le fond quand je la comprend comme l’art de produire les faits à partir des récits et des informations. Il ne s’agit pas seulement de distinguer simplement les illusions et les erreurs de la vérité, mais aussi, de séparer ce qui est dû au jugement et à l’intervention du narrateur de ce qui forme la perception proprement dite, ainsi que de distinguer le dessin lui-même de la réfraction que projette sur lui la façon dont le narrateur est affecté. Mais sous cette formule, nous pouvons subsumer sans plus toutes les tâches de la critique philologique permettant de décider de l’authenticité des œuvres et de leurs parties. Qu’un écrit se donne pour une œuvre de Platon ou de Cicéron : c’est là un récit que nous devons examiner dans ses parties singulières et comparer avec les récits voisins afin de produire le fait proprement dit, savoir : s’il est bien ce pour quoi il se donne ou s’il est autre chose ; puis où, et comment, il a été produit ; et si possible, comment il est parvenu à cette fausse réputation. La même chose vaut pour les parties singulières d’ensembles plus vastes à des niveaux très divers. Un rouleau qui contient plusieurs œuvres sous le nom du même écrivain est un récit affirmant que ces œuvres appartiennent au même auteur, à partir duquel seulement il s’agit de produire le fait proprement dit : savoir si les différentes parties ont le même droit à porter le nom etc. De la même façon, une copie d’une seule œuvre est également un récit énonçant que l’auteur nommé a exprimé ainsi ce complexe de pensées, les a transcrites dans un tel ordre ou a parlé de les transcrire ; et il faut alors reconstituer l’histoire de ce fait en s’efforçant de rétablir la continuité qui présida à la composition, si on le veut et si on le peut. Mais il semble que non seulement nous comprenions mieux par cette formule la partie de la critique philologique propre à la critique historique, mais que nous devrions laisser l’autre partie séparée de celle-ci dans l’analogie établie précédemment avec la critique doctrinale ; or, nous pouvons au contraire faire une place à celle-ci, dans la mesure où les copies elles-mêmes sont des récits de l’ordre de succession des éléments linguistiques dans laquelle un auteur a donné une forme extérieure à son œuvre ; c’est alors que l’art de la correction trouve son lieu, car toute émendation ne veut être rien d’autre que la production médiate ou immédiate du fait originaire à partir des énoncés. Celui-ci nous apparaît comme une partie nécessaire et l’accomplissement proprement dit du travail critique précédemment établi ; quant à savoir si un éditeur critique doit lui aussi émender, ou bien si son texte ne doit comporter que l’ensemble de ses jugements sur la fiabilité des manuscrits, cette question à laquelle on a répondu si différemment à des époques diverses ne porte pas sur les limites de la critique, mais seulement sur les limites de l’édition. Et cette négation qui, comme il semble, domine à présent, se fonde en partie sur le fait que là où des substitutions sont nécessaires, plusieurs sont d’ordinaire possibles, et que cette incertitude ne devrait pas être confondue avec les résultats bien plus certains des copies : une maxime de laquelle on tire plusieurs mesures médiatrices qui ont souvent été suivies. Cette retenue s’explique par le fait que l’édition appartient elle-même à la classe des copies, c’est-à-dire des récits (puisque c’est ce qui pose le plus de problèmes), et que les anciens manuscrits eux-mêmes prétendaient souvent être des enquêtes et accueillir des substitutions qu’aucun donné ne légitimait. C’est ainsi que l’on devrait diviser cette activité, en sorte que l’autre, produire le fait, ne soit possible qu’en liaison avec l’activité herméneutique, devant laquelle et non pas en laquelle l’éditeur doit prendre position. Ceux qui acquiescent diront bien sûr que seul celui qui s’est exercé le plus dans la comparaison des manuscrits sera en mesure d’opérer également les meilleures substitutions ; pourtant, il faut revenir au sens et au contexte, c’est-à-dire à l’activité herméneutique, même dans la pure appréciation de la conformité du donné, et l’on aperçoit ainsi nettement comment les diverses maximes se rapportent au divers moments du rapport développé ici.
13Si, à présent, nous résumons la critique philologique du point de vue de la critique historique et si nous ne la considérons que comme un domaine particulier de celle-ci, il faudrait, semble-t-il, établir l’ensemble de la façon suivante. Tout notre apparat classique est alors le récit, à partir duquel nous devons produire le fait originaire, savoir la naissance et la constitution des œuvres écrites de l’Antiquité classique ; cela seul me semble être la description simple et en même temps complète de la critique philologique, d’où l’on peut encore tirer bien des choses sans longueurs inutiles, ce que Wolf, par son explication diffuse et insuffisante, a manqué. S’il doit jamais être question de développer avec une précision philosophique les principes qui guident les critiques dans leurs exercices, si leurs opérations peuvent effectivement être appelées divinatoire avec le même droit que l’on affirme qu’elles ne suivent pas des pressentiments mais bien des principes, alors cela ne pourrait se faire qu’en rapport avec les principes de la critique historique, dans la mesure où l’on considère bien le fait littéraire dans sa constitution particulière, mais toujours en relation avec le rapport général du fait et du récit. Je voudrais, je pourrais passer ici sur le fait que je parais avoir tout à fait perdu de vue la première analogie établie entre la critique philologique et la critique doctrinale, pour subordonner celle-ci entièrement à l’historique ; car si je devais m’en justifier, je devrais m’éloigner encore davantage de mon objet et considérer l’expression critique dans sa plus vaste extension. Nous n’avons pas déduit la tripartition en critique doctrinale, philologique et historique, mais nous l’avons simplement reçue ; et de ce qui précède, il résulterait que la critique philologique ne serait pas un membre autonome comme les deux autres, mais oscillante entre les deux, tantôt assimilable à l’une, tantôt subsumable sous l’autre. Laissons cela pour le moment, et demandons-nous ce qu’il en est de la division restante entre la critique doctrinale et la critique historique : le rapport que nous avions établi pour celle-ci ne nous pousse pas à concevoir les concepts de genre comme étant extérieurement donnés ; ils ne le sont au contraire jamais ainsi, mais toujours donnés intérieurement en tant que directions et types de la production. Mais que sont-ils donc alors, sinon le fait le plus intérieur et le plus propre, si bien que les œuvres singulières elles-mêmes ne sont rien d’autre que les récits de ce fait, sa manifestation ou son reflet dans une individualité. C’est ainsi que la critique doctrinale se laisse ramener à l’historique. Mais il en va de même pour la critique historique que nous avons considérée jusqu’ici. Car il y a également un intérieur commun aux faits particuliers de la vie d’une nation, à savoir le propre type de vie dont les moments vitaux particuliers ne sont eux-mêmes, par rapport à son action intérieure, que des récits. Dans cette formule, on peut comprendre tout ce que nous nommons au sens scientifique du mot « critique », mais celle-ci a une telle universalité que nous voyons facilement qu’il y a encore en dehors de l’activité critique une activité productive à des niveaux tout autant différenciés, et que toutes deux, dans leur relation, constituent l’ensemble de la vie spirituelle. Mais l’activité critique est d’autant plus doctrinale ou historique, divinatoire ou documentaire, que l’originaire qu’elle produit à partir du dérivé peut ou non apparaître d’après sa nature à nouveau comme un dérivé et être donné comme un individu complètement déterminé. Il apparaît donc évident que la critique philologique, qui n’est un ensemble autonome qu’en rapport à un contexte historique individuel, est tantôt plus l’une, tantôt plus l’autre.
14Il ne demeure plus qu’une question : est-ce que, dans cette perspective, la distinction entre critique subalterne et supérieure est une véritable division, et comment alors convient-il de la concevoir ? Je veux poursuivre à présent ma première démarche et revenir à la différence entre mes deux guides. Quand on obtient par une opération critique de savoir qu’un écrit ou qu’une section d’un écrit a un autre auteur que celui que l’on tenait pour tel auparavant, chacun nomme cela une opération de la critique supérieure ; presque toujours, les aspects divinatoires et documentaires y sont mêlés dans un rapport variable. Mais lorsque l’on établit qu’une petite phrase est une glose, ou bien qu’une leçon est reconnue comme étant une correction qui ne repose sur aucune autorité, le rapport n’est-il pas dans les deux cas le même, à savoir la production d’un autre auteur ? Et peut-on y parvenir chaque fois par des voies différentes ? Il serait difficile de l’affirmer : c’est pourquoi nous ne pouvons pas diviser d’après les parties, les passages et les mots. Mais nous pourrions presque prendre la division ci-dessus pour une critique concernant d’une part les œuvres, le contenu de pensée, et d’autre part les copies, le contenu de désignation ; ce qui peut être considéré comme le sens véritable de la distinction entre critique supérieure et critique subalterne. Mais seulement « presque », car le dernier cas semble cependant du même genre que l’autre, et concernerait ainsi la plupart du temps seulement le contenu de désignation. Maintenant, ce « presque » ne peut satisfaire notre visée, mais il semble pourtant que si nous ne voulions pas lui accorder de valeur, nous ne pourrions maintenir la séparation, car quelle opération de la critique philologique ne se laisserait-elle pas ramener à la distinction de différents auteurs ? Il ne me paraît rester qu’une seule hypothèse. En effet, au sens le plus propre du mot, seul est un auteur celui qui produit quelque chose avec savoir et volonté, mais une grande quantité des tâches de la critique philologique se rapporte à ce qui est venu au jour sans le savoir ni la volonté de personne. Mais même celles-là ne s’en tiennent en rien aux mots et aux phrases particuliers qui ont été sautés ou introduits, mais des sections plus importantes peuvent facilement, quand elles apparaissent comme des fragments, être attribuées à un faux auteur à cause d’une simple faute d’écriture. A ceci près bien sûr que l’on se sait pas par avance si tel est le cas ou non, mais cela ne peut que résulter ordinairement de l’enquête. Si pourtant nous voulons distinguer par la division différentes opérations ayant leurs propres règles, nous ne devons pas avoir en vue la fin, mais le commencement. D’après cela, nous dirions que partout où l’on présuppose qu’une action intentionnelle s’immisce entre le document donné et le fait originaire, et qu’elle a altéré la concordance de la première avec la seconde, nous nous trouvons alors dans le domaine de la critique supérieure et devons procéder selon ses règles ; sa tâche suprême est alors de déterminer aussi précisément que possible l’action qui s’est immiscée elle-même, d’exposer la raison et l’intention de l’action du faussaire et son déroulement. Car ce n’est que lorsque nous voyons de manière intuitive le véritable fait comme si le document d’origine nous était parvenu, que nous pouvons dire que la tâche est complètement résolue dans le sens de la critique historique. En revanche, si nous présupposons que seules des actions involontaires ont produit cette différence, nous passons dans le domaine de la critique subalterne ; mais ici également, il s’agit de donner précisément l’action et de la rendre intuitive sous forme d’histoire.
15Je pourrais m’arrêter, si je n’avais pas encore en tête la difficile question de savoir si la théorie s’accomplit véritablement en donnant des règles obligatoires pour les différents cas, ou bien si cela reste l’aspect purement et simplement divinatoire pour lequel on ne pourrait donner aucun principe. Et derechef, s’il y avait des règles : seraient-elles du ressort de l’une des deux espèces de la critique indifféremment, ou constitueraient-elles un troisième domaine ? Craignant ce dernier dilemme, je ne voudrais avoir aucune réticence à dire que cela regarde l’application des règles, laquelle ne peut à son tour être comprise sous des règles, comme c’est le cas dans tout ce que nous appelons art au sens élevé du mot. Mais il en va sans doute différemment quand, dans chaque cas, la visée d’un procédé critique doit intervenir lorsque surgit une difficulté herméneutique, ou que la diversité des manuscrits rend un choix nécessaire, et autrement, quand la visée critique depuis la représentation de l’état de l’ensemble de la littérature ancienne accompagne toujours dès le commencement la visée herméneutique. Lorsque cette dernière produit, peut-être par une impatience irritable, l’impertinence [Vorwitz] critique, il s’agit de l’unique moyen pour développer un juste sentiment critique sur le chemin de l’observation, alors que pour celle-là, on se demande toujours si par hasard les tâches seront aperçues ou non, et c’est alors que, par manque de préalables critiques, l’arbitraire critique apparaît sous tous les rapports.
Notes de bas de page
1 On peut se reporter à l’Encyclopédie publiée par Koch à partir des cours de Wolf, ou à l’article de synthèse, Darstellung der Altertumswissenschaft nach Begriff, Umfang, Zweck und Wert, in Museum der Altertumswissenschaft, édité par F.-A. Wolf et Ph. Buttmann, Realbuchhandlung, Berlin, 1807.
2 Voir infra. Schleiermacher ne semble pas connaître le Précis de philologie, comme il apparaît dans son discours sur l’herméneutique où il s’en prend à Ast, (HB 158). De celui-ci, il évoque donc le texte que nous avons traduit, Grundlinien der Grammatik, Hermeneutik und Kritik, Thomann, Landshut, 1808.
3 Schleiermacher, Sur la notion d’herméneutique en référence aux indications de F.-A. Wolf et au manuel de Ast (12.VIII/22.X. 1829), = (HB 155-188).
4 Voir les notes précédentes.
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