Friedrich Ast : Éléments de grammaire, d’herméneutique et de critique (1808)
p. 287-314
Texte intégral
1Peu avant son Précis de philologie, Ast a publié en 1808 les Éléments de grammaire, d’herméneutique et de critique qui devaient à l’origine figurer en appendice du Précis. C’est dire qu’il ne s’agit pas là d’une herméneutique générale au fondement philosophique propre : l’herméneutique est requise pour l’étude de l’Antiquité comme les autres instruments que sont la connaissance de la langue et la critique textuelle. Cependant, pour Ast, l’ambition des études antiques est également philosophique et esthétique ; la visée pédagogique se prolonge en un nouvel humanisme qu’il appelle de ses vœux. La pénétration souhaitée de la philosophie et de la philologie confère une signification éminemment philosophique à l’herméneutique, par-delà son statut classique de discipline « spéciale ». La résurrection de l’esprit de l’Antiquité passe par la collaboration de toutes les ressources d’une philologie rendue à sa dignité spirituelle. Cette renaissance est due à l’impulsion des « trois héros de la culture artistique et scientifique en Allemagne » que furent Winckelmann, Lessing et Herder (Précis, p. 5), qui ont contribué à dépasser les périodes de l’étude « matérialiste » du monde antique en France et en Hollande, et surtout l’école « formaliste » de Leyde au XVIIIe siècle, qui réduisait la philologie à l’étude des formes grammaticales (T. Hemsterhuys, Valkenaer, Ruhnken). Ast en appelle ainsi à une nouvelle renaissance philologique, à ce retour à la « véritable philologie » qui concevait l’Antiquité « dans l’ensemble de sa vie » et cherchait à se former principalement à l’esprit de l’Antiquité d’après le modèle des écrivains antiques, à la façon de Pétrarque, Boccace, Lorenzo Valla, Politien, Ficin chez les Italiens ; Agricola et Reuchlin chez les Allemands ; Budé, J.-C. Scaliger, Lambin et Muret chez les Français (Précis, p. 4).
2C’est paradoxalement par cette ambition sans doute démesurée que l’herméneutique de Ast conserve pour nous un intérêt critique : le rappel des dimensions philosophiques et esthétiques de la compréhension vient contester les diverses formes de positivisme qui évacuent la question herméneutique. Commentant la préface de Ast, P. Szondi remarque que « presque tous les mots [...] pourraient encore [en] être acceptés aujourd’hui [1967], s’il s’agit de libérer la philologie1 de son aveuglement d’un siècle et demi, à elle-même infligé » (Introduction à l’herméneutique littéraire, p. 99). Mais cet hommage suppose que l’on arrive à maintenir la balance entre l’herméneutique et la critique, entre philosophie et philologie, sans rejeter trop vite la leçon de la lettre par crainte d’un pharisaïsme formaliste. Il n’est pas certain qu’Ast soit toujours resté fidèle à cette exigence.
3On trouvera dans ce texte la formulation « canonique », c’est-à-dire traduite dans le langage de l’idéalisme allemand, du fameux « cercle herméneutique ». Rappelons que le principe d’une réversibilité des démarches analytiques et synthétiques est, comme on s’en doute, fort ancien en logique, et discuté dans les herméneutiques des XVII. et XVIII. siècles à ce titre (H. Flashar renvoie aux Premiers analytiques II, 5-7 d’Aristote, in « Die methodisch-hermeneutischen Ansätze von F.-A Wolf und F. Ast », op. cit.). La philosophie contemporaine, en se l’appropriant, a sûrement surévalué ce motif : la radicalisation ontologique de l’herméneutique a contribué à l’éloigner de la critique (Heidegger, Sein und Zeit, § 32). Bien plus, le motif du cercle, réinscrit dans une problématique ontologique, a pu jouer un rôle « métacritique ». Si l’appartenance à l’objet du comprendre est présupposée par toute interprétation, que ce soit au titre de la structure de la précompréhension (Heidegger) ou au nom de l’accord préalable (Gadamer), le jugement critique se trouve subordonné à l’adhésion première et inconditionnée qui le rend possible. Le sujet réfléchissant et interprétant se trouve du même coup désarçonné de ses prérogatives et subordonné à l’ouverture à l’être même qui est à comprendre. C’est ainsi que Gadamer loue Ast pour sa conception d’une « herméneutique non formelle », qu’il reconnaît animée de la « puissance spirituelle de la philosophie idéaliste » ; selon lui, une telle herméneutique est susceptible de « rétablir l’accord » de la tradition constamment menacé par la distance temporelle, ce qu’il dénie à Schleiermacher (voir son texte programmatique de Vérité et méthode, « Vom Zirkel des Verstehens » (1959), Kleine Schriften IV, Variationen, Mohr, Tübingen, 1977, pp. 54-61 et le commentaire de F. Vercellone, « Sulla storia del circolo ermeneutico. Dal romanticismo a Gadamer », in T. Griffero, pp. 35-53).
4Les éditeurs modernes, en republiant l’herméneutique de Ast coupée de la partie critique, entérinent de fait une lecture ontologique (voir les anthologies de Gadamer/Boehm (1976) et de M. Ravera (1986)). La critique est pourtant bien solidaire de l’herméneutique, et le cercle joue aussi bien pour ces deux disciplines. Schleiermacher ne s’y est pas trompé, qui attaque ici et là, dans les discours académiques qu’il leur consacre, des défauts complémentaires (voir plus loin son discours sur le concept de critique philologique, 1830). La réciproque présupposition des deux démarches forme ainsi un « cercle méthodologique » qui vient corriger le « cercle ontologique » auquel l’on réduit trop souvent l’herméneutique de Ast. Il n’en va pas de même pour la partie grammaticale. Si le langage est chaque fois présupposé dans toute entreprise philologique (Précis, §§ 1-3), l’exposition de ses lois générales sur le mode d’une grammaire philosophique qui semble inspirée de la Théorie du langage de Bernhardt (Sprachlehre, 1801-1803) présente un développement autonome, et un rapport plus lointain aux deux opérations cardinales de la philologie (les pages 1-162, correspondant aux §§ 1-68, forment la Grammaire ; le texte traduit ici reprend l’intégralité de l’herméneutique et de la critique, pp. 163-226, §§ 69-101, ainsi que la préface de l’ensemble, d’après l’édition originale parue chez Thomann, Landshut, 1808. Sur Ast, on se reportera aux pages de Dilthey (1860), Wach (1926), Szondi (1989), Weimar (1975), Vercellone (1988) et aux études de H. Patsch (1982), H. Flashar (1983), F. Vercellone (1988/1991)).
Préface
5Ces Éléments de grammaire, d’herméneutique et de critique étaient destinées au début à servir d’appendice à mon Précis de philologie. Mais parce que cet ouvrage, qui aurait dû être imprimé depuis deux ans, n’a pu être achevé qu’à moitié à peine en raison du nombre des passages grecs, je me décidais, pour n’être pas arrêté dans mes leçons philologiques, de faire paraître les Éléments de grammaire, d’herméneutique et de critique comme un écrit autonome.
6J’aspirais, et j’aspirerai toujours, à la liaison de l’esprit de fond et de la scientificité. Car c’est là, et là seulement, le véritable but du philologue. Il ne doit pas être un simple linguiste ou un simple antiquaire, mais aussi un philosophe et un esthète ; non seulement, il doit bien savoir analyser la lettre qui lui est soumise en ses parties constitutives, mais aussi scruter l’esprit qui donna forme à la lettre pour sonder la signification supérieure de la lettre, et savoir honorer la forme dans laquelle la lettre s’est présentée en manifestation de l’esprit. Sans cette vie scientifique supérieure, la philologie est soit pur formalisme, soit pur matérialisme ; celui-là étant regardé comme une étude unilatérale de la langue, celui-ci comme pure érudition antiquaire.
7La forme, séparée du contenu ou de la matière, est un être vide, sans teneur ni signification, mais la matière sans forme n’est qu’un monstre chaotique et sans règle. La simple étude de la langue est donc, tout comme l’érudition antiquaire unilatérale, vide et sans teneur. Ce n’est qu’ensemble qu’ils engendrent dans leur liaison quelque chose d’essentiel, de même que ce n’est que l’harmonie de la matière et de la forme qui est en mesure de former une chose. Mais quelle est donc la chose dernière ou suprême qui relie la matière et la forme en une unité vivante, flottant au-dessus des deux, les dominant tous deux ? – L’esprit, le principe de formation éternel de toute vie. La tâche suprême, pour celui qui veut exercer une science, quelle qu’elle soit, non pas de manière artisanale et purement technique, comme un métier, mais de manière scientifique, est, par suite, de rapporter la plénitude de la matière, en tant que côté matériel de la science, et, du même coup, leurs multiples formes de présentation et de traitement, au principe suprême et dernier de la science, à son esprit et à son idée ; il la portera sinon peut-être à la finition dans le traitement et l’application de la matière, mais jamais à un savoir dans sa science : il n’exerce qu’une activité aveugle et sans esprit.
8Le lecteur s’étonnera peut-être de ce que j’expose ici ce qui ne requiert aucun éclaircissement, ni même qu’on le mentionne, parce qu’il est éclairant par soi-même que chaque science, en tant que telle, et par suite aussi bien la philologie, ne se rend digne du nom d’une science que par l’esprit philosophique. Malheureusement, il paraît être d’une nécessité impérieuse de prendre en protection la philologie en tant que science contre plusieurs qui s’efforcent de la rabaisser à une simple grammaire et – ce qui est le pire – de vouloir imposer cette vue à qui est mieux instruit. Puissent cependant ceux-là avoir plus de considération pour le savant dans sa science et ne pas exiger de lui qu’il reçoive son opinion comme principe indubitable, non pas d’une étude approfondie ou pénétrée d’esprit de l’Antiquité, mais seulement ramassée dans l’à-peu-près. Mais l’intolérance a tellement prospéré en nos temps prétendument libéraux et éclairés que là où la liberté de penser et d’enseigner devraient régner afin de stimuler une vie active dans le domaine de la science, le savant dont les vues conséquentes ne s’accordent pas avec les opinions des autres est, pour cette seule raison, moqué et offensé de toute part. Et dans l’humanité, la chose est allée si loin que l’on n’accorde même plus au savant, dont l’unique aspiration consiste à sonder toujours plus profondément sa science et à cultiver son esprit dans une élévation croissante, le repos sans lequel il ne peut poursuivre son but.
9Landshut, le 1er avril 1808
10Professeur Ast
Éléments d’herméneutique et de critique
A. Herméneutique
§ 69
11Tout agir a sa manière propre, ou sa méthode, qui découle de son essence, chaque activité de la vie ses principes, et sans leur direction, elle se perd dans des visées indéterminées. Ces principes deviennent d’autant plus pressants que nous passons de notre monde spirituel et physique à un monde étranger sans qu’aucun génie apparenté ne guide nos pas et dirige notre aspiration indéterminée. Quand nous devons former nous-mêmes ces principes, ce n’est qu’avec peine que nous nous approchons des apparitions étrangères, que nous comprenons les paroles d’un esprit inconnu, que nous pressentons son sens supérieur.
12Pour l’esprit, il n’est absolument rien d’étranger en soi parce qu’il est l’unité supérieure et infinie, centre de toute vie qu’aucune périphérie ne limite. Comment serait-il possible que nous fussions capables des intuitions, des sensations et des idées les plus étrangères, inconnues de nous jusque là, si tout ce qui est et peut être n’était pas déjà compris dans l’esprit et ne se développait à partir de lui comme l’unique lumière infinie éclate en mille couleurs qui, toutes issues d’une seule source, ne sont que des présentations diverses de l’unique lumière, brisées au contact du terrestre, et qui vont toutes, à nouveau, se perdre dans cette unique lumière ? Car l’idée que les choses externes entrent dans l’esprit par des images infuses, par des impressions sensibles ou par toute autre explication n’expliquant rien que l’on aura médité, est une représentation qui s’anéantit elle-même et qui est abandonnée depuis longtemps ; l’être ne peut pas se transformer en un savoir, ni le corporel en esprit, sans avoir une affinité ou être originairement un avec lui.
13Toute vie est esprit, et hors de l’esprit, il n’y a pas de vie, pas d’être, et pas même de monde des sens ; car les choses corporelles, qui apparaissent à celui qui conçoit tout mécaniquement comme inertes, sans vie et matérielles, sont en fait, pour celui qui regarde plus à fond, des esprits endormis dans le produit, fixés dans l’être, qui ne sont morts qu’en apparence ; il connaît leur force et sait que l’être, qui est originairement vie, ne peut jamais non plus cesser d’être vivant, et qu’il exprime instantanément sa force vitale quand une force sympathique suscite le jeu réciproque des esprits vitaux.
§ 70
14Tout comprendre, toute saisie non seulement d’un monde étranger, mais d’un autre en général, est absolument impossible sans l’unité et l’équivalence originaire de tout le spirituel et sans l’unité originaire de toutes choses dans l’esprit. Car comment l’un peut-il agir sur l’autre, celui-là recevoir l’action de l’autre en soi, si tous deux n’ont pas d’affinité, et que l’un puisse ainsi s’approcher de l’autre, se former à sa semblance ou inversement le former à sa semblance ? C’est pourquoi nous ne comprendrions ni l’Antiquité en général, ni une œuvre ou un écrit, si notre esprit n’était pas en soi et originairement un avec l’esprit de l’Antiquité, de sorte qu’il puisse accueillir en lui-même l’esprit qui ne lui est étranger que temporellement et relativement. Car ce n’est que le temporel et l’extérieur (éducation, culture, situation etc.) qui pose une différence de l’esprit ; mais si l’on fait abstraction du temporel et de l’extérieur comme d’une différence contingente par rapport au pur esprit, alors tous les esprits sont identiques. Et tel est précisément le but de la culture philologique : purifier l’esprit du temporel, du contingent et du subjectif, et lui restituer ce caractère d’origine et son ubiquité, nécessaire à l’homme supérieur et pur, – l’humanité. En sorte qu’il saisisse le Vrai, le Bien et le Beau dans toutes les formes et les présentations, pour étrangères encore qu’elles fussent, les transformant en sa propre essence, et s’unifie ainsi à nouveau avec l’esprit originaire, purement humain, d’où il était sorti en raison de la limitation de son époque et de sa situation.
15Ceci n’est pas une simple idée, comme il pourrait sembler à ceux qui opposent à l’idéal l’effectif comme réalité et unique vérité, en taisant le fait qu’il n’y a qu’une seule vie véritable et originaire, qui n’est ni réelle ni idéale parce que ces deux caractéristiques ne naissent d’elle qu’à titre d’oppositions temporelles, et que l’idée qui s’approche le plus de cette vie originelle est pour cette raison la plénitude de toute réalité ; mais l’histoire supérieure (qui ne se contente pas d’assembler des faits) montre ceci de façon lumineuse. De même qu’en effet, l’humanité est en soi une, elle l’a été aussi dans le temps, dans la pureté et la plénitude somptueuse de ses forces vitales : dans le monde oriental, qui est pour cela purement mythique et religieux parce qu’il ignorait l’opposition temporelle des cultures réelles et idéales. Car le paganisme et le christianisme sont, par exemple dans le monde indien, encore unis : Dieu est la plénitude ou la totalité (panthéisme) et en même temps l’unité de toute vie (théisme). Ce n’est qu’après la dissolution de l’orientalisme que les éléments singuliers de son essence sont apparus dans le temps (en tant que périodes de la culture humaine) : c’est alors que commence à proprement parler « l’histoire », la vie de l’humanité se développant successivement dans le temps. Les deux pôles de l’histoire sont les mondes grecs et chrétiens, qui sont sortis d’un unique point médiant, l’orientalisme, et qui, en vertu de leur unité originaire, aspirent dans notre monde à la réunification. Le triomphe de notre culture sera donc l’accord libre et consciemment produit de la vie poétique (plastique ou grecque) et de la vie religieuse (musicale ou chrétienne) de la culture humaine.
16Tout est ainsi sorti d’un unique esprit et aspire à revenir dans un unique esprit. Sans connaître cette unité originaire qui se fuit elle-même (en se scindant dans le temps) et se cherche à nouveau, non seulement nous sommes incapables de comprendre l’Antiquité, mais en général de savoir quelque chose de l’histoire et de la culture humaine.
§ 71
17Toute interprétation [Deutung] et toute explication d’une œuvre rédigée par un étranger et dans une forme (langue) étrangère, ne présuppose pas seulement la compréhension de l’individuel, mais aussi celle du tout de ce monde étranger, ce qui présuppose à son tour l’identité originaire de l’esprit. Par celle-ci seulement, nous sommes en mesure, non seulement de nous former une idée de l’ensemble du monde étranger, mais aussi de concevoir chaque phénomène en vérité et sans erreur, c’est-à-dire dans l’esprit du tout.
18L’herméneutique ou exégèse (ἑρμηνευτική, ἐξηγητική aussi nommée ἱστορική : enarratio auctorum chez Quintilien Inst. orat. I, 9,1 (‘présuppose ainsi la compréhension de l’Antiquité en général en tous ses éléments extérieurs et intérieurs, et fonde sur celle-ci l’explication des œuvres écrites de l’Antiquité. Car expliquer une œuvre, développer son sens et présenter sa cohérence interne aussi bien qu’externe avec d’autres œuvres ou l’Antiquité en général, seul en est capable celui qui a complètement compris son contenu aussi bien que sa forme (la langue et la présentation).
§ 72
19Le contenu et la forme des œuvres de l’Antiquité sont ce sur quoi repose leur compréhension. Car tout a un contenu déterminé ou matière, et une forme correspondant au contenu, l’exprimant et le manifestant ; le contenu est ce qui est formé, et la forme l’expression de cette formation. De même que l’Antiquité est formée en soi de manière infinie dans la totalité de sa vie, artistique et scientifique, publique et privée, le contenu de ses œuvres est également infiniment divers. La compréhension des œuvres de l’Antiquité d’après leur contenu présuppose la connaissance des arts et des sciences antiques et la science de l’Antiquité au sens large du terme.
20La forme est, dans les œuvres écrites de l’Antiquité, la langue comme expression de l’esprit. D’après cela, la compréhension des œuvres de l’Antiquité présuppose la connaissance des langues anciennes.
21Mais tous deux, contenu (matière) et forme, sont originairement un ; car tout ce qui est formé est à l’origine une auto-formation, la forme est l’expression extérieure de cette auto-formation ; et ce qui était un à l’origine, une vie s’auto-formant, cela se défait, quand l’auto-formation est devenue chose formée, en intérieur (contenu ou matière) et extérieur (forme). Nous appelons esprit l’unité originaire de tout être ; l’esprit est donc le point supérieur à partir duquel commence toute formation, auquel doit revenir tout ce qui est formé dans la mesure où il doit être reconnu, non pas dans son pur phénomène, mais dans son caractère originaire et vérace. De même que, suivant ceci, la matière et la forme sont sorties de l’esprit, elles doivent aussi toutes deux y être reconduites ; ce n’est qu’alors que nous reconnaissons ce qu’elles sont toutes deux originairement et en soi, et comme elles ont pris forme.
§ 73
22Nous ne connaissons la vie entière de l’Antiquité avec les formes dans lesquelles elle se présente que lorsque nous avons scruté l’unité originaire du tout, l’esprit duquel ont découlé, comme depuis le foyer, toutes les manifestations de la vie intérieure et extérieure. Sans cette unité supérieure, le tout se briserait immanquablement en une masse obscure et inerte de fragments atomisés, dont aucun n’aurait de rapport avec l’autre, dont aucun n’aurait donc ni sens ni signification. L’idée que l’Antiquité, considérée comme une époque particulière de la culture humaine, présente la poésie ou la vie externe libre et formée dans la beauté de l’humanité, pourrait caractériser l’esprit de l’Antiquité en général de la manière la plus pertinente. Et si nous sommes en mesure de reconduire tout à cette idée, même l’aspect le plus individuel dans la vie des peuples antiques, en reconnaissant sa connexion intime avec cet esprit du tout, nous comprenons alors en vérité, c’est-à-dire non seulement selon sa manifestation, mais aussi selon son esprit (selon sa relation et sa tendance supérieure) chaque œuvre singulière de l’Antiquité.
23Mais l’esprit de l’Antiquité se forme à son tour de manière particulière en chaque individu, non pas certes selon l’essence, car il n’existe qu’un esprit, mais dans sa visée et sa forme. C’est pourquoi l’on requiert pour la compréhension des écrits de l’Antiquité non seulement la connaissance de l’esprit antique en général, mais aussi en particulier, la connaissance de l’esprit individuel de l’écrivain, afin de ne pas apercevoir seulement comment, dans l’œuvre d’un écrivain, l’esprit s’est coulé en ce contenu et en cette forme, pour se manifester en sa culture, mais aussi comment l’esprit particulier de l’écrivain lui-même n’est à son tour que la manifestation de l’esprit supérieur et universel du monde antique.
§ 74
24La compréhension des écrivains antiques est par conséquent triple : 1) historique, en relation au contenu de leurs ouvrages, qui est ou bien artistique et scientifique, ou bien antiquaire au sens le plus large de l’œuvre ; 2) grammaticale, considérant la forme ou la langue et son exposition ; 3) spirituelle, en relation avec l’esprit de l’écrivain singulier et de toute l’Antiquité.
25La troisième, la compréhension spirituelle, est la compréhension véritable et supérieure, en laquelle les compréhensions historique et grammaticales se confondent en une vie unique. La compréhension historique reconnaît ce que l’esprit a formé, la compréhension grammaticale comment il l’a formé, et la compréhension spirituelle reconduit le quoi et le comment, la matière et la forme, à leur vie originaire et harmonieuse dans l’esprit. Car la vie extérieure de l’Antiquité elle-même, que l’historien par exemple a présentée et conçue comme un tout à lui donné, est originairement un produit de l’esprit universel de l’Antiquité ; et l’historien ou l’antiquaire reproduit en lui-même ce qui est déjà produit en le concevant avec son esprit, selon sa vision et sa visée. Dans les écrits historiques et antiquaires de l’Antiquité, le contenu est donc quelque chose de reproduit, d’imité librement, alors que dans les œuvres artistiques ou scientifiques, c’est un produit autonome, formé immédiatement dans l’esprit du poète ou du penseur par une activité libre.
§ 75
26Le principe fondamental de toute compréhension et de toute connaissance est de trouver l’esprit du tout depuis le singulier, et de comprendre le singulier par le tout ; celle-là est la méthode de connaissance analytique, celle-ci la synthétique. Mais les deux ne sont posées qu’ensemble et l’une par l’autre, de même que l’on ne peut pas penser le tout sans le singulier, qui est son membre, ni le singulier sans le tout, qui est la sphère dans laquelle il vit. Aucun n’est donc antérieur à l’autre, car tous deux se conditionnent réciproquement et sont en soi une unique vie harmonieuse. L’esprit de l’Antiquité tout entière ne peut donc être connu véritablement si nous ne le comprenons pas dans ses manifestations singulières, et inversement, l’esprit d’un écrivain ne peut être conçu sans l’esprit de l’Antiquité tout entière.
27Mais si nous ne pouvons connaître l’esprit de l’Antiquité tout entière qu’à travers ses manifestations dans les œuvres des écrivains, et que celles-ci pré supposent à leur tour la connaissance de l’esprit universel, comment est-il possible, puisque nous ne pouvons toujours concevoir les choses que l’une après l’autre sans saisir simultanément le tout, de connaître le singulier, puisqu’il présuppose la connaissance du tout ? Le cercle qui tient à ce que je ne puisse connaître a, b, c, etc., qu’à travers A, et ce A lui-même à son tour seulement par a, b, c, etc., est insoluble si les deux termes A et a, b, c, sont pensés comme des opposés qui se conditionnent et se présupposent réciproquement sans que l’on reconnaisse leur unité, en reconnaissant que A ne provient pas d’abord de a, b, c, etc., ni n’est formé par eux, mais les précède, les pénètre tous de même manière, a, b, c, n’étant donc rien d’autre que des présentations individuelles de l’unique A. Alors, a, b, c, se trouvent déjà originairement en A ; ces membres sont eux-mêmes les développements singuliers de l’unique A, et ainsi, en chacun, A se trouve déjà d’une manière particulière, et je n’ai pas besoin de commencer par parcourir la série infinie des singularités pour trouver leur unité.
28C’est ainsi seulement qu’il m’est possible de connaître le singulier par le tout et inversement le tout par le singulier ; car tous deux sont donnés en même temps dans chaque particularité ; avec a est posé en même temps A, parce qu’il n’est rien d’autre que la manifestation de A, et donc avec le singulier, le tout est en même temps posé ; et plus je progresse dans l’appréhension du singulier en parcourant la ligne a, b, c, etc., plus l’esprit me devient manifeste et vivant, plus l’idée du tout se déploie, qui m’était déjà apparu dès le premier membre de la série. L’esprit n’est jamais un assemblage de particularités, mais une essence originaire, simple, indivise. Il est donc en chaque singularité aussi simple, entier et indivis qu’il est en soi, c’est-à-dire que chaque singularité n’est qu’une forme particulière de l’esprit unique apparaissant ; le singulier ne génère donc pas l’esprit ou l’idée, le produisant par assemblage, mais il le suscite, éveillant l’idée.
§ 76
29Tous les écrivains de l’Antiquité, principalement ceux dont les œuvres sont des productions libres de l’esprit, présentent ainsi l’unique esprit de l’Antiquité, mais chacun de sa manière propre, marquée par son époque, son individualité, sa culture et ses conditions extérieures de vie. A travers chaque poète et chaque écrivain particulier de l’Antiquité, l’idée et l’esprit de l’Antiquité dans son ensemble nous apparaît ; mais nous ne comprenons complètement l’écrivain que lorsque nous concevons l’esprit de l’Antiquité entière qui se manifeste en lui en unité avec l’esprit individuel de l’écrivain.
30A la connaissance de ce dernier ressortit la pénétration de l’esprit particulier du siècle où vivait l’écrivain, de l’esprit individuel de l’écrivain lui-même, la connaissance de la culture et des circonstances extérieures de sa vie qui ont eu une influence sur sa culture etc.
31Pindare, par exemple, est, dans sa matière, sa forme et son esprit un poète purement antique ; ses poésies nous révèlent donc sous ce triple aspect l’esprit de l’Antiquité entière. Les joutes qu’il chante, la forme plastique, compacte et pure de ses présentations, l’esprit de ses hymnes brûlant pour le patriotisme, l’honneur du combat et la vertu héroïque éveillent en nous l’image transfigurée d’un monde véritablement classique, où l’homme ne nourrissait pas seulement en lui de nobles sentiments, des aspirations glorieuses, mais se réjouissait aussi avant tout des grandes actions pour la patrie et ses dieux ; car le prix des combats n’était pas seulement un honneur d’apparat pour le vainqueur et sa patrie, mais aussi une magnification du dieu en l’honneur duquel étaient fêtés les jeux. Voilà la relation générale qu’ont les poésies pindariques avec l’esprit de l’Antiquité dans son ensemble. Mais pour elles-mêmes, elles manifestent cet esprit d’une manière propre ; car ce n’est pas seulement l’esprit de l’Antiquité qui s’exprime en elles, mais aussi l’esprit individuel de leur poète. De là viennent les questions : à quelle époque vivait Pindare ? qu’était son génie ? comment s’est-il formé et dans quelles conditions vivait-il ? Répondre à toutes ces questions aussi complètement que possible est une tâche nécessaire si nous voulons esquisser une image véritable et vivante de l’esprit et du caractère des poésies pindariques. Voilà ce qui s’appelle comprendre un écrivain de l’Antiquité.
§ 77
32Développer et exposer la compréhension, c’est ce qui s’appelle expliquer. L’explication présuppose la compréhension et repose sur elle ; car seul ce qui est conçu et saisi en vérité, ce qui est compris, peut être en tant que tel communiqué à d’autres et clarifié.
33La compréhension inclut en soi deux éléments, la saisie du singulier et le rassemblement du particulier dans la totalité d’une seule intuition, sensation ou idée : l’analyse en ses éléments ou signes caractéristiques, et la liaison de l’analysé dans l’unité de l’intuition ou du concept. L’explication repose donc aussi sur le développement du particulier ou du singulier et sur le rassemblement du singulier dans l’unité. Le comprendre et l’expliquer est dès lors un connaître et un concevoir.
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34• Ici également, le cercle remarqué plus haut apparaît : en effet, le singulier ne peut être compris que par le tout et inversement le tout seulement par le singulier, de sorte que l’intuition ou le concept doit précéder la connaissance du singulier, et cependant l’intuition et le concept ne paraître se former que par celle-ci. Tout comme plus haut, le cercle ne peut se résoudre ici non plus que si l’unité originaire du particulier et de l’universel, du singulier et du tout est reconnue comme étant leur véritable vie à tous deux. En chaque élément singulier gît alors déjà l’esprit du tout, et plus le développement du singulier progresse, plus l’idée du tout s’éclaircit et se vivifie. Ici également, l’esprit ne se produit pas par la liaison du singulier, mais il vit déjà originairement dans le singulier, et c’est précisément par là que le singulier est manifestation de l’esprit d’ensemble.
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35C’est ainsi que, lors de l’explication d’une œuvre dans son ensemble ou également d’une partie singulière, l’idée du tout ne se trouve pas suscitée d’abord par l’assemblage de tous ses éléments singuliers (signes caractéristiques), mais dès l’appréhension de la première singularité chez celui qui est en général capable de l’idée, et toujours plus clairement et vivement, à mesure que progresse l’explication en détail. L’appréhension première de l’idée du tout à travers le singulier est le pressentiment, c’est-à-dire une préconnaissance encore indéterminée et non développée de l’esprit qui devient connaissance intuitive et claire au fil de la saisie progressive du singulier. Quand la sphère du singulier est parcourue, l’idée surgit, qui n’était lors de la première appréhension que pressentiment, comme l’unité claire et consciente de la multiplicité donnée dans la singularité : la compréhension et l’explication sont achevées.
§ 80
36Ainsi, la compréhension et l’explication d’une œuvre est une véritable reproduction ou reformation [Nachbildung] du déjà formé. Car toute culture ou formation [Bildung] débute avec un point de départ mythique, encore celé en soi, à partir duquel les éléments de la vie, comme facteurs de la culture, se développent. Ce sont eux qui cultivent à proprement parler ce qui se borne réciproquement et qui, dans la compénétration réciproque finie, se marie en un produit. Dans le produit, l’idée qui n’était pas encore développée au premier point de départ, mais assignait leur direction aux facteurs vitaux, est accomplie et présentée objectivement. La fin de toute culture est donc la manifestation de l’esprit, l’uni-formation harmonieuse de la vie externe (des éléments surgissants de l’unité originaire) et interne (spirituelle). Le commencement de la culture est l’unité, la culture elle-même est multiplicité (opposition des éléments), la perfection de la culture ou l’état d’être cultivé est la compénétration de l’unité et de la diversité, c’est-à-dire la totalité [Allheit].
§ 81
37Non seulement le tout d’une œuvre, mais aussi les parties particulières, et même les passages singuliers ne peuvent par conséquent être compris et expliqués que si l’on saisit aussi par pressentiment dès la première particularité l’esprit et l’idée du tout ; que l’on expose alors les membres et les éléments singuliers pour parvenir à pénétrer l’essence individuelle du tout, et qu’après avoir connu tous les détails, l’on rassemble le tout en une unité, laquelle est, après la connaissance des éléments, claire, consciente et vivante dans toutes ses particularités. Dans une ode d’Horace, par exemple, l’explication partira du premier point à partir duquel la production du poète à commencé ; l’idée du tout est aussitôt suggérée en lui, aussi sûrement que le point de départ de la production poétique lui-même a jailli de l’idée enthousiaste du tout. L’idée du tout se déploie après avoir reçu sa première direction en son point de départ, à travers tous les éléments du poème ; et l’explication doit saisir ces moments singuliers, chacun dans sa vie individuelle ; jusqu’à ce que soit rempli le cercle des éléments qui se développent, le tout des singularités reflue vers l’idée depuis laquelle la production a commencé, la vie multiple, déployée dans les singularités s’unifie à nouveau à l’unité originaire qui n’avait été que suggérée par le premier moment de la production, et l’unité, indéterminée encore au début, devient une harmonie intuitive et vivante.
38Chaque passage singulier provient également d’une intuition ou d’une idée unique. La présentation et la formation de cette idée est la multiplicité de sa vie, son accomplissement l’harmonie de l’unité depuis laquelle la vie multiple se déploie, avec la multiplicité, la vie effective.
39Chaque passage complètement achevé en soi, peut servir de preuve et d’exemple.
§ 82
40Le singulier présuppose l’idée du tout, l’esprit qui se forme à travers la série entière des singularités en une vie intuitive et retourne finalement en soi-même. Avec le retour de l’esprit dans sa nature originaire, le cercle de l’explication est clos. Chaque détail singulier signale l’esprit parce qu’il est sorti de lui et empli de lui ; c’est pourquoi chaque particularité a sa vie propre, car elle manifeste l’esprit de manière individuelle. La particularité conçue pour soi dans sa vie seulement extérieure et empirique est la lettre, saisie dans son essence intime, dans sa signification et son rapport à l’esprit du tout qui se présente en lui de manière individuelle est le sens, et la conception accomplie de la lettre et du sens en leur unité harmonieuse est l’esprit. La lettre est le corps ou l’enveloppe de l’esprit, par lequel l’esprit invisible passe à la vie extérieure et visible, le sens est ce qui annonce et élucide l’esprit, l’esprit lui-même est la véritable vie.
41Pour tout passage à expliquer, on doit se demander en premier lieu ce qu’exprime la lettre ; en second lieu, comment elle l’exprime, quel est le sens de l’énoncé, quelle est sa signification ; en troisième lieu, quelle est l’idée du tout ou l’esprit, entendu comme l’unité d’où est sortie la lettre et qu’elle aspire à retrouver à travers le sens. La lettre sans le sens est morte et incompréhensible, le sens sans l’esprit est certes quelque chose d’intelligible, mais de purement individuel ou atomistique, qui n’a ni principe ne but sans l’esprit ; car ce n’est que par l’esprit que nous reconnaissons la cause, l’origine et la destination de chaque chose.
42La lettre, le sens et l’esprit sont pour cette raison les trois éléments de l’explication. L’herméneutique de la lettre est l’explication détaillée des mots et des choses, l’herméneutique du sens l’explication de sa signification dans le contexte du passage donné, et l’herméneutique de l’esprit l’explication de sa relation suprême à l’idée du tout où le singulier se dissout dans l’unité du tout.
§ 83
43L’explication des mots et des choses présuppose la langue et la science de l’Antiquité, soit la connaissance grammaticale et historique de l’Antiquité. Il faut connaître la langue dans les différentes époques de sa formation, dans ses différentes formes et dialectes, car chaque écrivain écrit dans la langue de son siècle, dans le dialecte de son peuple. La langue d’Homère n’est pas seulement différente de celle des poètes épiques, lyriques, dramatiques etc. plus tardifs, par son seul génie, mais aussi par sa formation extérieure et formelle. En chaque passage singulier en particulier, chaque mot doit être compris pour qu’un sens apparaisse ; les mots les moins connus, utilisés dans des tournures inhabituelles ou tropiques, doivent être interrogés, là où leur signification n’est pas immédiatement claire, dans leur étymologie, leur analogie et leurs emplois divers à des époques diverses par des écrivains divers, afin de trouver la signification qui correspond au sens du passage et à l’esprit (au génie et à la tendance) du tout. L’explication des choses présuppose en général la connaissance de l’Antiquité et en particulier de l’objet que l’écrivain considéré a traité. Nous devons aussi avoir recherché à quel niveau de culture était l’art, la science etc. que l’écrivain qui fait l’objet de l’explication a choisi pour objet de sa présentation, quelle vision en avait l’Antiquité en général et en particulier l’écrivain donné, afin que nous ne transposions pas ce qui était l’ouvrage d’une élaboration ou d’une connaissance plus tardive chez l’écrivain plus ancien, ou inversement, que nous ne lui prêtions pas des représentations et des conceptions plus anciennes et non encore développées.
§ 84
44L’explication du sens se fonde sur la pénétration du génie et de la tendance de l’Antiquité en général et de l’écrivain singulier qui fait l’objet de l’explication. Car sans pressentir l’esprit de l’Antiquité ou sans l’avoir reconnu, il est impossible de saisir en vérité même le sens d’un passage singulier ; l’esprit moderne, sentimental ou logique, s’il ne s’est pas élevé à l’intuition pure de la vie et de l’esprit antiques, sera facilement en danger non seulement de mal saisir et interpréter le tout d’une œuvre grecque ou romaine, mais aussi des passages singuliers.
45Le sens d’une œuvre et des passages singuliers provient particulièrement de l’esprit et de la tendance de son auteur ; seul qui les a compris et se les est rendus familiers est en mesure de comprendre chaque passage dans l’esprit de son auteur et de dévoiler son sens véritable.
46Un passage de Platon, par exemple, aura souvent un autre sens qu’un passage d’Aristote presque semblable dans son sens et ses mots ; car ce qui chez celui-là est intuition vivante et libre vie, n’est souvent chez celui-ci que concept logique et réflexion d’entendement. Mais si nous considérons une œuvre singulière pour elle-même, le sens de chaque passage singulier et de chaque mot repose sur le contexte immédiat des autres passages directement liés à lui et sur le contexte global du rapport au tout. Ainsi, non seulement un seul et même mot, mais aussi des passages singuliers semblables ont un sens différent dans des contextes différents. Mais pour saisir le sens du tout, dont dépend la compréhension du singulier, il faut avoir d’abord recherché dans quel esprit, avec quelle intention, à quelle époque, sous quelles conditions de la vie publique et individuelle l’œuvre en question de l’écrivain a été composée. L’histoire de la littérature, de la formation individuelle, de la vie et des écrits d’un écrivain est donc requise pour la compréhension de chaque œuvre singulière.
47En outre, il convient de distinguer entre le sens simple et le sens allégorique. Dans les passages ambigus, en général, le sens le plus juste est celui qui correspond le mieux à l’esprit de l’Antiquité et en particulier au génie, à la tendance et au caractère d’un écrivain.
§ 85
48L’explication de l’esprit d’un écrit ou d’un passage singulier est l’exposition de l’idée qui inspirait l’auteur ou le menait même inconsciemment. L’idée est en effet l’unité supérieure et vivante depuis laquelle se déploie toute vie et dans laquelle elle aspire à revenir, transfigurée par l’esprit. Les éléments de l’idée sont la multiplicité, la vie intuitive déployée et l’unité comme la forme de la multiplicité ou de la vie, c’est-à-dire l’intuition et le concept ; tous deux, se compénétrant en un accord, produisent l’idée. Or, chez beaucoup d’écrivains, l’idée ne paraît pas, mais simplement ses éléments, que ce soit l’intuition ou le concept ; celle-là chez les écrivains historiens et empiriques, et le pur concept chez les écrivains logiciens et philosophes ; ce n’est que chez les écrivains véritablement artistes ou philosophes que tout s’est formé depuis l’idée et aspire à y retourner ; ainsi, ce n’est pas seulement le tout d’un écrit, mais aussi les passages singuliers qui ont leur vie dans l’idée.
49L’idée comme unité originaire (l’esprit) de l’intuition et du concept se tient au-dessus d’eux, c’est-à-dire est élevée au-dessus de la fïnitude, sublime ; car le fini, qui est ou bien multiplicité (vie effective) ou unité (forme et concept de la vie), n’est posée que par l’intuition et le concept, ceux-ci quant à eux surgissant de l’idée dans la monde temporel (se déployant en opposition). C’est donc par l’idée que tout se trouve relié à l’originaire ou à l’infini, c’est en elle que se dissous le fini dans une transfiguration spirituelle. De même, c’est aussi l’esprit des choses qui les relie au monde supérieur qu’elles ont quitté pour le monde temporel et fini, dissolvant les liens du terrestre et le transfigurant en une libre vie.
§ 86
50Chez les écrivains empiriques et logiques, l’explication de l’esprit n’est d’abord que le développement de l’intuition ou du concept dont ils sont partis ; chaque intuition et chaque concept signale une idée, car ils ne sont tous deux rien d’autre que les éléments séparés et détachés de l’idée. L’intuition de la vie humaine, par exemple, que place l’historien Hérodote au sommet de son œuvre comme cette considération du monde qui l’inspire constamment dans son récit, est conçue comme pure intuition, empiriquement et sans signification spirituelle supérieure, lors même qu’elle s’élève à la vision religieuse d’une Nemesis punissant l’orgueilleux. D’où vient cette intuition ? demandons-nous avec raison : car tout ce qui est fini présuppose en tant que tel une raison supérieure. – De la vie même des choses, dans la considération exclusive de laquelle résidait l’historien. – D’où vient maintenant cette loi des choses finies, qu’elles aient, comme choses finies, leur mesure bornée, et donc qu’elles se suppriment elles-mêmes et s’anéantissent en tant que choses finies lorsqu’elles veulent excéder la mesure que leur a donné la nature ? Il n’y a que l’idée du fini elle-même qui m’explique cette loi et en même temps cette intuition dont est parti Hérodote.
51D’autres historiens mettent au fondement de leur histoire un concept, par exemple celui de l’autonomie nationale, d’une constitution juridique, à la réalisation duquel l’homme aspire dans l’histoire, ou bien, pragmatiques, ils veulent enseigner par le récit historique quelques matières, considérant l’histoire comme la chose la plus communément utile de toutes etc. Ces concepts, d’où viennent-ils ? que sont-ils ? – Rien que des éléments fragmentés de l’idée de l’histoire. L’idée de l’histoire est, comme chaque idée, achevée en soi et autonome ; mais les éléments surgis de l’unité harmonieuse dans l’idée, que ce soient des intuitions ou des concepts, n’ont pas de vie autonome, car ce qui les fonde et les conditionne est l’idée. C’est pourquoi chaque intuition et chaque concept en tant que tel est fini et borné, en ce qu’il présuppose un fondement supérieur. Le philosophe logique vit intégralement dans le concept, et conduit donc tout autant à l’idée, parce que chaque concept n’est fondé que dans l’idée.
§ 87
52Par l’explication de l’esprit, nous nous élevons donc au-dessus de la lettre comme au-dessus du sens jusqu’à la vie originaire dont tous deux sont issus, à l’idée qui illuminait comme telle l’écrivain ou bien, s’il ne s’était pas élevé à la clarté de la vie supérieure, se déguisait en intuition et en concept.
53Mais l’explication de l’esprit est double, interne et externe, subjective et objective. L’explication interne et subjective de l’esprit se tient à l’intérieur de la sphère donnée en recherchant l’idée dont l’écrivain est parti, développe à partir d’elle la tendance et le caractère de l’œuvre et reconstruit l’idée elle-même dans les parties singulières de l’écrit, montrant ainsi de quelle unité fondamentale elle est issue, comment l’unité s’est déployée en multiplicité et comment la multiplicité s’est pénétrée avec l’unité en une vie par l’harmonie du tout ; donc, en quelles liaisons relatives se tiennent les parties singulières d’une œuvre, comment chaque partie est formée pour soi et comment chacune aspire à retrouver l’unité du tout (dans quel rapport au tout il se tient). L’explication de l’esprit d’un passage singulier est ainsi la relation de la compréhension des choses et des mots et de son sens à l’idée qui inspirait l’écrivain, à l’esprit de sa conception, réalisation et présentation. Les passages douteux, ceux qui donnent une compréhension différente des mots et même un sens différent, ne peuvent donc être conçus sans erreur et interprétés que par la claire connaissance de l’esprit d’un écrit (de son idée et de sa tendance).
§ 88
54L’explication externe et objective de l’esprit s’élève au-dessus de la sphère donnée de l’idée présentée dans une œuvre, en partie en présentant sa liaison avec d’autres idées affiliées et leur rapport à l’idée fondamentale, en partie également, depuis un point de vue supérieur, en reconnaissant et en jugeant l’esprit exposé dans un écrit, que ce soit pour son contenu, sa tendance etc., ou bien en relation à la forme de la présentation.
55Ainsi, par exemple, l’esprit d’un dialogue platonicien ne peut être exactement saisi et présenté que lorsque nous rapportons l’idée de ce dialogue singulier aux idées des autres dialogues ayant une affinité avec lui, que l’on compare donc les dialogues semblables entre eux d’après leur esprit, et qu’on les reconduise enfin à l’idée fondamentale des écrits et de la philosophie de Platon pour déterminer leur rapport à celle-ci. La relation d’une idée aux autres idées du même écrit qui lui sont proches m’explique la détermination individuelle selon laquelle l’idée est présentée ; car une unique idée parcourt tous les dialogues, qui est l’âme des dialogues platoniciens, mais qui apparaît présentée différemment dans chaque écrit singulier, considérée d’un autre point de vue, cette particularité présuppose d’autres particularités. Car quand Platon traite et présente une idée dans un dialogue de manière purement pratique, cela renvoie à un traitement théorique ou dialectique dans un autre dialogue ; ces deux dialogues se tiennent donc dans une action réciproque immédiate l’un envers l’autre. Mais tous deux mènent à leur tour à d’autres dialogues dans lesquels la même idée n’est pas présentée dans la partition du point de vue dialectique et pratique, mais dans sa vie originaire etc. La relation de l’idée du dialogue singulier comme des dialogues qui se tiennent directement en rapport avec lui au point médiant unique de toutes les idées, révèle le principe suprême dans lequel l’idée présentée dans les dialogues singuliers a son fondement dernier, mais aussi sa véritable vie.
§ 89
56Le jugement et la reconnaissance de l’esprit d’un écrit, comme par exemple d’un dialogue platonicien, présuppose la connaissance véritable la plus complète possible non seulement du génie platonicien, mais aussi de celui de l’Antiquité, et en particulier du philosophique et de l’artistique. Car ce n’est que lorsque j’ai exactement saisi le génie de la philosophie et de l’art platoniciens, que je l’ai reconnu de la façon la plus complète, que je peux juger de la hauteur philosophique et artistique où se tient l’écrit donné de Platon relativement au génie platonicien ; mais seule la connaissance de l’esprit philosophique et artistique du monde classique me rend en mesure de reconnaître selon l’esprit de l’Antiquité non seulement chaque écrit singulier de Platon, mais aussi ses œuvres complètes, et de déterminer le rapport dans lequel ils se tiennent avec les œuvres semblables de l’Antiquité du point de vue de l’art et de la philosophie. Les deux façons de juger, d’après le génie de l’écrivain aussi bien que d’après l’esprit de l’Antiquité dans son ensemble, se rapportent ou bien au contenu, à l’idée présentée, ou bien à la forme, à la présentation de l’idée.
§ 90
57Mais le jugement du contenu et de la forme selon l’esprit d’un écrivain est purement relatif ; car un écrit peut bien être le plus parfait d’après le génie de tel écrivain, qui serait extrêmement imparfait selon le génie d’un autre. Par exemple, jugé d’après l’esprit des socratiques ordinaires, plusieurs des petits dialogues attribués à Platon sont tout à fait excellents, tant eu égard à leur contenu, les idées, les principes moraux, la belle conception de la vie etc., qu’à leur forme, la présentation vivante, dramatique, souvent mimique, la chaleur de l’exposition, le côté naturel et immédiat du dialogue etc. ; mais jaugé au génie de Platon, ces mêmes dialogues, parce qu’ils n’ont ni la vie élevée dans l’idée et l’aspiration de l’esprit à l’infini, ni la force géniale de la présentation, l’imagination inconditionnée, devraient peut-être être ravalés au dernier rang des écrits platoniciens.
§ 91
58Juger de l’esprit d’un écrit d’après le génie du peuple et de l’époque est une affaire purement nationale. Car l’œuvre d’un poète ou d’un penseur ionien devra être jugée autrement que celle d’un écrivain italique ou attique ; ce qui peut être excellent pour l’écrivain ionien sera de petite ou de peu d’importance chez l’italique ou l’attique, et inversement. L’écrivain ionien a peut-être déjà atteint dans sa sphère le point suprême quand il fait éclater son réalisme national par la vie de l’esprit s’émancipant librement et qu’il élève l’intuition au moins jusqu’au concept ; à l’inverse, l’écrivain italique de formation pythagoréenne pourrait avoir atteint à son tour son point suprême dans sa sphère idéale dès lors qu’il sait donner à l’idée la forme d’une vie intuitive, et marier ainsi à nouveau le concept avec l’intuition. Dans l’écrivain ionien, nous admirons ainsi la culture idéale, dans l’italique la culture réelle, dans l’attique, quant à lui, l’unité du réel et de l’idéal, c’est-à-dire la vie des idées présentée immédiatement (dramatique et dialogique).
59Ainsi, Homère est, en tant que poète épique ionien, le poète le plus accompli, et Pindare, en tant que poète lyrique dorien, mais aucun ne l’est en soi, car en chacun, ce n’est qu’un élément essentiel de la culture achevée qui prédomine. Homère surpasse comme poète ionien Pindare dans la présentation intuitive et objective, tout comme, à l’inverse, Pindare rayonne au-delà d’Homère par la vie intime et profonde de l’esprit et de l’âme. Si nous comparons en outre la nation grecque dans son ensemble avec les autres peuples, cette évaluation est aussi bien purement nationale. Horace, par exemple, est le poète le plus achevé en tant que poète lyrique romain, mais non en soi ; car dans la série des lyriques grecs, il ne pourrait sans doute revendiquer que le troisième rang.
§ 92
60Il existe encore une appréciation de l’esprit d’un écrit supérieure à l’appréciation purement relative et nationale. Cette appréciation, considérée en elle-même, est la plus élevée parce qu’elle ne provient pas d’un point de vue particulier (borné), mais est inconditionnée. Il n’est plus question en effet en elle d’individualité et de nationalité, mais du Vrai, du Beau et du Bien en soi. Le Vrai en soi est le point de vue qui convient pour les œuvres philosophiques et scientifiques, le Beau en soi est le principe du jugement des œuvres artistiques, et le Bien en soi convient à l’esprit de toute vie qui les contient tous deux en soi.
61Si nous jugeons par exemple un écrit de Platon de manière relative et individuelle, nous rapportons son esprit au génie de Platon, nous l’apprécions d’un point de vue national, et le critère de notre jugement est donc l’esprit de l’Antiquité grecque ; mais si nous voulons l’apprécier inconditionnellement, nous devons nous élever au-delà du point de vue purement relatif et national jusqu’au point de vue suprême et inconditionné. Nous demandons alors : quel est l’accord entre l’idée présentée par Platon et la vérité elle-même ? s’approche-t-elle ou s’éloigne-t-elle de l’idée inconditionnée du Vrai ? Deuxièmement : dans quelle mesure les dialogues platoniciens sont-ils des œuvres d’art ? présentent-ils l’idée de Beau en soi ? Est-ce qu’en eux la beauté paraît pure et inaltérée, ou bien est-elle bornée par quelque chose (la matière, le but, la manière etc.) ? Troisièmement : quelle est l’âme, quel est le cœur des écrits platoniciens ? Est-ce qu’en eux, la vie intérieure, le Bien, est transfigurée, sa vertu immaculée et aspirant à la sainteté, ou accusent-ils par trop les traces de leur siècle, de leur culture nationale etc. ? – Car Platon est l’un des rares écrivains qui sont à la fois des penseurs, des artistes et des esprits illuminés, chez qui donc l’appréciation inconditionnée est triple. La plupart, en revanche, ne sont que des penseurs ou des artistes ou des écrivains plein d’esprit.
§ 93
62Une telle appréciation inconditionnée, nécessaire aussi bien à la compréhension parfaite qu’à l’explication complète de l’esprit d’un écrivain, seul en sera pourtant capable celui qui est en mesure de s’élever au-dessus de l’écrivain lui-même à travers l’idée du Vrai, du Beau et du Bien. Et si seule la philosophie est cette élue à vivre dans la félicité de ces idées, seul le philologue formé à la philosophie est en mesure de s’élever du sol terrestre de l’interprétation grammaticale et historique aux hauteurs éthérées de l’interprétation et de l’appréciation spirituelle et inconditionnée.
§ 94
63Dans les écrits suivants, les règles et les principes de l’interprétation grammaticale, historique et (comme on la nomme) esthétique (ou critique, chez les Anciens) sont établies dans le détail et expliquées par des exemples :
64J.-L. Rudorf, diss. De arte interpretandi scriptores veteres profanos, Leipzig, 1747.
65C.-L. Bauer, diss. De lectione Thucydidis, optima interpretandi disciplina, Leipzig, 1753.
66I.-J.-G. Scheller, Anleitung zur Erklärung der alten Schriftsteller, Leipzig, 1783.
67Chr.D. Beck, De interpretatione veterum scriptorum et monumentorum ad sensum veri et pulchri facilem et subtilem excitandum acuendumque recte instituenda, Leipzig, 1780-89.
68Ibid., Monogrammata philologicae institutionis, 1787.
69Ibid., Observationes critico exegeticae, Leipzig, 1788-89.
70J.-G. Schilling, Sur le but et la méthode de la lecture des classiques grecs et romains, 2 parties, Hambourg, 1795-97.
71Heyne, préfaces à Tibulle, Virgile etc. ; Mitscherlich, préface à Horace ; Wyttenbach, préface à Plutarque (p. XIX sq.) et remarques aux Ecloc. histor. p. 337 sq.
B. Critique
§ 95
72La critique en tant que recherche sur l’authenticité des parties, passages et mots des œuvres se rapporte à l’appréciation des écrits de l’Antiquité en totalité et dans le détail, sous l’aspect du contenu et de la forme. L’enquête sur l’authenticité de passages singuliers ou d’un mot est la critique grammaticale ou historique, la recherche de l’authenticité ou de l’inauthenticité d’une œuvre entière ou de parties singulières est ce que l’on appelle la critique supérieure. Car celle-ci doit s’élever au-dessus de la compréhension grammaticale et historique du détail jusqu’à la conception et à l’appréciation de la totalité pour décider, si possible à partir de l’esprit et du caractère d’un écrivain ou de l’Antiquité en général, de l’authenticité ou l’inauthenticité d’une œuvre.
73La critique, tant la supérieure que la subalterne, présuppose la compréhension et l’explication exacte, comme tout ce qui est requis par l’herméneutique : la connaissance grammaticale, historique et philosophique de l’Antiquité dans toutes les ramifications de sa culture et toutes les formes de sa présentation. Quand l’herméneutique se sent freinée, que la totalité ou le détail d’un écrit contredise l’esprit et la présentation de l’Antiquité en général, ou en particulier de tel écrivain qui l’accompagne, et ne puisse en conséquence être expliqué à partir du génie de l’Antiquité elle-même ou à partir du génie particulier de l’écrivain, c’est alors qu’intervient la critique pour rechercher les traces grammaticales, historiques et spirituelles de l’inauthenticité d’un écrit, d’une partie ou d’un passage, et pour en soupeser les raisons.
§ 96
74Une œuvre en totalité est indéniablement inauthentique, ou bien écrite par un autre auteur, ou bien interpolée par un imitateur tardif, quand elle contredit l’esprit, les connaissances et le mode de présentation de l’auteur auquel elle est attribuée. L’élément le plus important de l’enquête lors de la critique supérieure est l’esprit d’un auteur ; l’esprit est bien le principe de toute formation. Puis vient le contenu de l’œuvre, car dans la partie historique ou dans le matériau, on trouve aussi les traces les plus éclairantes de l’inauthenticité, quand par exemple le matériau est choisi, traité et présenté d’une façon que l’auteur connu par ailleurs n’aurait pas choisie. Il y a enfin la langue, c’est-à-dire la forme de la présentation par laquelle on peut également découvrir les traces de l’inauthenticité, pourvu que l’on n’ignore pas les autres discours de l’écrivain. Si, de ces trois manières, on peut sans aucun doute déceler les traces de l’inauthenticité d’une œuvre, elle est évidente pour ceux qui ont pénétré l’esprit d’un auteur, et qui tiennent donc pour plus décisives les raisons tirées de son esprit. Au reste, l’inauthenticité d’une œuvre ne peut être prouvée, surtout dans des passages particuliers, quand les arguments sont tirés de l’histoire (du contenu) et de la grammaire (de la langue), parce que le détail a pu être interpolé après coup, déformé lors du recopiage ou falsifié par les glossateurs. Et quand bien même on ne pourrait prouver par l’esprit l’inauthenticité d’une œuvre qui est une pure affaire de connaissance et de conviction intime que l’on ne peut ramener à des formules ou à des lois, les raisons tirées de l’esprit d’un écrivain sont pourtant celles qui persuadent le plus intimement celui qui connaît bien cet esprit.
75Ainsi, celui qui possède une connaissance intime du génie platonicien ne tiendra pas facilement les lettre attribuées à Platon pour authentiques car il n’y reconnaît nulle part l’esprit de Platon qui lui est devenu familier par les autres œuvres. Il n’y trouve pas l’authentique philosophie de Platon, son imagination idéale, la vie fraîche, lumineuse et éthérée ; en sorte qu’à cet égard, il n’y a aucune raison pour que nous les attribuions plutôt à Platon qu’à un autre, peut-être à l’un des anciens Sophistes dont elles seraient un des exercices scolaires, comme rédiger des lettres, des discours etc. dans l’esprit et la langue d’un homme célèbre. Si nous regardons plus avant leur contenu, il ne s’y montre aucune trace de l’originalité et de la génialité de Platon ; car les idées, les principes et les opinions qui y sont présentés semblent davantage être imités de Platon qu’originales. Troisièmement, si nous examinons la langue, si rien ne peut être objecté contre sa pureté, nous n’avons pour autant aucune raison de la tenir pour plus platonicienne que sophistique, dans le caractère des écrivains philosophiques plus tardif, écrivant de manière pure et souvent belle, mais se contentant d’imiter les plus anciens, le plus souvent Platon. Et si enfin nous jugeons ces lettres d’après l’esprit et le caractère de l’Antiquité en général, de ce côté également plusieurs difficultés apparaissent. L’écriture épistolaire était généralement étrangère à l’esprit de l’Antiquité ; ce n’est qu’à une époque plus tardive, quand la vie publique libre se fut repliée dans la vie individuelle et subjective que les secreta litterarum devinrent courants. C’est pourquoi aussi la plupart des lettres attribuées aux Anciens ont été depuis longtemps renvoyées par la critique à l’époque plus tardive des Sophistes. Mais même si l’on suppose qu’en certains cas des lettres ont bien été écrites, ce que personne ne niera, il ne s’ensuit nullement que l’on ait déjà eu l’habitude générale d’écrire des lettres, et d’évoquer, comme souvent dans les lettres platoniciennes, des questions philosophiques, et encore moins de réunir ces lettres et de les considérer comme une branche des belles lettres ou de la production philosophique.
§ 98
76Les points principaux que doit évaluer la critique supérieure quand elle juge de l’authenticité ou de l’inauthenticité d’une œuvre ou d’une partie sont donc :
- L’esprit et le caractère d’un écrivain : a) considéré en lui-même ; b) rapporté à l’esprit de l’Antiquité en général, à l’esprit de son peuple, de son siècle etc.
- Le contenu de l’œuvre : a) selon l’esprit, les connaissances et l’aspect de l’auteur ; b) selon l’esprit, les connaissances et l’aspect de l’Antiquité, du siècle dans lequel l’auteur a vécu, du peuple parmi lequel et pour lequel il a écrit etc.
- La forme ou la langue : a) en rapport à l’esprit de l’auteur, le caractère de ses autres écrits etc. ; b) eu égard au génie des langues anciennes, à leur caractère, leurs formes etc.
77La langue de chaque écrivain a son caractère propre qui est déterminé en partie par l’esprit de l’écrivain, en partie par le matériau de ses œuvres ; car l’écrivain écrit autrement de l’esprit poétique, philosophique, historique et rhétorique ; et autrement celui qui développe ses idées, celui qui présente ses sentiment et ses intuitions de la vie suprême, celui qui raconte une histoire etc. Quant au poète et à l’écrivain artiste, il faut considérer avant tout la beauté de l’expression, la vivacité et la clarté sensible des images, pensées et sensations ; pour le penseur et l’écrivain philosophique ou en général scientifique, l’examen de la vérité de l’expression et des pensées est essentiel ; et pour l’écrivain génial dans lequel la poésie et la philosophie se sont confondues en une vision et conception suprêmement harmonieuse des choses divines et humaines, c’est la langue qu’il faut examiner selon l’âme intime de toute vie.
§ 99
78La critique subalterne recherche l’authenticité ou l’inauthenticité de mots ou de tournures d’après l’esprit, le contenu et la langue de l’œuvre dans son ensemble. Elle se sert : 1) des auxiliaires littéraires disponibles, des manuscrits, des traductions et éditions plus anciennes etc, afin de juger et d’évaluer les diverses leçons ; elle est alors critique littéraire ; 2) elle corrige les leçons inauthentiques, corrompues ou falsifiées, soit à l’aide des auxiliaires littéraires ou par ses propres conjectures (conjectura), épure le texte des gloses etc.
§ 100
79Une leçon n’est authentique et vraie que lorsqu’elle s’accorde avec l’esprit, le contenu et la langue d’une œuvre, et en même temps quand elle est confirmée par les témoignages extérieurs des manuscrits ou d’éditions et de traductions plus anciennes, par les passages équivalents chez d’autres écrivains qui servaient de modèles à l’auteur ou qui, inversement, l’imitaient. Si une telle leçon remplace une leçon indubitablement fautive, en recourant à des auxiliaires ou à des conjectures, c’est là une correction, emendatio, alors que la conjectura est en revanche une pure hypothèse, et remplace une fausse leçon par une leçon vraisemblable. Une leçon est vraisemblable quand elle est confirmée par la langue (la justesse de l’expression) et le contenu (la vérité de ce qu’elle dit), sans que l’esprit, le caractère et le mode de présentation de l’écrivain les exigent nécessairement et les confirme dans le détail. Elle est moins vraisemblable quand elle n’est confirmée que par la langue, si le contenu ou l’esprit du passage ne la requièrent pas, sauf bien sûr pour les leçons qui s’imposent comme absolument nécessaires du fait des règles grammaticales.
§ 101
80Comme l’herméneutique, la critique est surtout affaire d’exercice ; car on ne peut former théoriquement ni l’interprète ni le critique. C’est pour cela qu’il faut principalement conseiller pour la formation à la critique les écrits dans lesquels les règles critiques sont présentées et appliquées pratiquement. Parmi les œuvres les plus remarquables de cette sorte, sont les suivantes :
81H. Valess, Libr. II De critica, de son Emendatt. Libr. V, édité par Petr. Burmannus, Amsterdam, 1740.
82C.-A. Heumann, Commentat, de arte critica, access. Fr. Robortello disp. de arte critica corrigendi antiquorum libros, Norimb., 1747.
83Morelli, Eléments de critique, ou recherches des différentes causes de l’altération des textes latins, Paris, 1768.
84J. Clericus, Ars critica, Leyde, 1778.
Notes de bas de page
1 Il faut lire « philologie » et non « philosophie » ici, malgré l’édition allemande du cours, Einleitung in die literarische Hermeneutik, Suhrkamp, 1975, p. 141.
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