F. Schlegel : De l’impossibilité de comprendre (1800)
p. 263-276
Texte intégral
1Le texte qui conclut l’expérience de l’Athenaeum, et qui analyse les raisons de son échec, présente, par sa structure ironique, une difficulté majeure : il traite ironiquement de l’ironie, obscurément de l’obscurité etc. L’analyse réflexive incessamment reprise qui se traduit dans le mouvement d’une ironie indéfiniment redoublée parait défier toute appréciation théorique, et Über die Unverständlichkeit fut souvent mis de côté par les commentateurs pour cette raison. Texte qui décrit très bien le processus qu’il met en œuvre, cette « ironie de l’ironie » qui représente la situation où « l’on ne peut plus sortir de l’ironie ». Cette théorie de l’ironie, avec sa typologie bouffonne, exprime en fait à sa façon le problème que pose Schlegel, à partir de la circonstance, somme toute occasionnelle, de l’échec commercial de la revue après plus de deux années d’aléas : la communication, dont le siècle célèbre les vertus, ne va plus de soi dès lors que l’on prend au sérieux la nature poétique du langage. Contrairement aux Lumières, le premier romantisme se refuse à réduire le langage à un instrument de communication composé de signes, et la connaissance à un processus purement intellectuel, indépendant du langage (« les mots se comprennent eux-mêmes souvent mieux que ceux qui les utilisent »). La conscience accrue du rôle du langage pour les actes cognitifs, et de la sensibilité dans le langage, amène les romantiques à une remise en question du modèle d’une rationalité uniforme (comme le rationalisme wolffien tardif de leurs maîtres d’université), et, sans verser automatiquement dans quelque « irrationalisme » (qui n’apparaîtra que bien plus tard), à envisager une limitation de principe de la connaissance. Mais, inscrivant délibérément la raison dans le langage, il référeront la critique kan tienne des pouvoirs de la seule raison, de la reine Vernunft, au paradigme d’un texte à comprendre. Le lecteur ou décrypteur d’un texte n’a pas affaire à une nature déjà existante qu’il lui faudrait objectiver en la formant d’après les catégories universelles ou concepts de l’entendement pur ; il est devant ce qui se présente déjà comme une synthèse de langage (histoire) et d’intention auctorale (esprit), de philologie et de philosophie réunies dans l’individualité d’une œuvre. Autrement dit, il est déjà en pleine intersubjectivité. La relation d’un sujet à d’autres, la constitution préalable d’un « nous transcendantal » (KA XVIII31 [131]), est première par rapport à la relation à l’objet.
2C’est ce déplacement du paradigme de la connaissance (d’objet) à celui de la compréhension (intersubjective) qui fait tout l’intérêt du « tournant herméneutique » opéré par Schlegel, quand bien même ses tentatives pour prendre en compte ce déplacement, comme dans la Philosophie transcendantale, ont été pour l’essentiel incapables d’honorer le projet initial (voir toutefois H. Nüsse (1962) et J. Zovko (1989) ainsi que les travaux de M. Elsässer).
3Cet arrière-plan légitime amplement l’intérêt de ce texte, et son inscription dans un horizon herméneutique. En un sens, les tenants de ce qu’il est convenu de désigner comme la « déconstruction » en critique littéraire ont mis l’accent sur l’intérêt stratégique d’un tel texte, qui anticipe à maints égards leur propre démarche en systématisant l’ambiguïté, comme l’a relevé P. V. Zima (La déconstruction. Une critique, PUF 1994, pp. 15-25, et en particulier sur G. H. Hartmann pp. 94-101), bien que les auteurs de l’Absolu littéraire ne l’aient pas retenu. Les limites d’un tel rapprochement ont été indiquées par E. Behler (« F. S. Theorie des Verstehens : Hermeneutik oder Dekonstruktion ? », in E. Behler & J. Hörisch (éds.), Die Aktualität der Frühromantik, Schöningh, Paderborn, 1987, pp. 141-160, à paraître en fr.). Une interprétation de ce texte, toutefois, doit aller au-delà des séductions littéraires qu’il contient, et se rapporter à l’ensemble d’une démarche où la conscience de la difficulté, voire de l’impossibilité de la compréhension, est avant tout le moyen d’une problématisation radicale du critère d’évidence en général, et particulièrement rapporté à la signification. Über die Unverständlichkeit fait ainsi partie de la même recherche que celle qui inspire le travail sur Lessing : provoquer un obscurcissement, afin de troubler les catégories établies, et produire par là une interrogation sur la compréhension elle-même, inviter à « comprendre la compréhension » (KA II 412 et supra). Sauf à refuser résolument le principe herméneutique ancestral qui conseille d’interpréter les auteurs par eux-mêmes (énoncé dès Aristarque, voir N.-G. Wilson, « An Aristarchean maxim », The Classical Review N.S. 21, 1971), on ne peut guère éliminer d’office de tels textes au prétexte qu’ils ne vont pas dans les canons ordinairement reçus de la production philologique et philosophique, quand ce qui est précisément en question en eux est de contester de tels canons.
4Le texte est tiré du dernier numéro de l’Athenaeum (III, 2 1800 ; KA II, 337-354) ; une première version de cette traduction a été publiée dans le volume Idéalisme et romantisme (Cahiers de Fontenay 73/74, mars 1994, pp. 49-66). On pourra se reporter à la présentation que nous en avions faite, en cherchant à souligner le nœud des problèmes circonstanciels et théoriques soulevés par ce texte (D. T., « De la difficulté qu’il y a à se faire entendre du public. F. Schlegel et l’incompréhension », Ibid., pp. 39-47).
5Il est certains objets de l’humaine méditation qui nous incitent à une réflexion toujours plus approfondie, due à eux ou à nous, et plus nous suivons cet attrait, plus nous nous perdons en lui, plus ces objets s’unissent en ce que nous désignons comme « Nature des choses » ou « Destination de l’homme », suivant que nous le cherchons en nous ou hors de nous. D’autres objets n’attireraient peut-être jamais notre attention si nous ne nous consacrions exclusivement et unilatéralement, dans une sainte retraite, à cet objet des objets ; si nous n’avions aucun commerce avec les hommes dont la communication réciproque engendre de telles relations et concepts de relation, qui se multiplient et s’enchevêtrent toujours comme objets de méditation lors d’une réflexion plus poussée, et qui suivent ici un cours opposé.
6De tout ce qui se rapporte à la communication des idées, est-il une question plus pressante que de savoir en premier lieu si elle est possible ? Et où pourrait-on avoir une meilleure occasion d’entreprendre diverses recherches sur la possibilité ou l’impossibilité d’une telle chose que lorsque l’on écrit soi-même une revue comme l’Athenaeum, ou que l’on y participe au titre de lecteur ?
7Le solide bon sens, qui s’oriente volontiers à partir des étymologies, quand elles sont très apparentes, risque d’être un peu facilement tenté de croire que le fondement de l’incompréhensible réside dans l’incompréhension. Mais c’est une de mes particularités que de ne pas pouvoir du tout supporter l’incompréhension, pas même l’incompréhension des incompréhensifs, et moins encore l’incompréhension des compréhensifs. C’est pourquoi, depuis déjà longtemps, j’avais décidé de m’adonner à un dialogue avec le lecteur sur cette matière et, sous ses yeux, là, sous son nez, de construire un lecteur nouveau, autre, à mon goût, et même, si j’en éprouvais le besoin, de le déduire. J’y pensais assez sérieusement, non sans toutefois mon vieux penchant au mysticisme. Je voulais m’y atteler une bonne fois, parcourir l’ensemble de mes recherches sur ce sujet, reconnaître ouvertement et sans retenue mon échec trop fréquent, et mener ainsi progressivement le lecteur à une franchise et à une ouverture identique vis-à-vis de lui-même ; je voulais montrer que toute incompréhensibilité est relative, et exposer à quel point, par exemple, Garve est pour moi incompréhensible ; je voulais montrer que les mots se comprennent eux-mêmes souvent mieux que ceux qui les utilisent, et attirer l’attention sur ce que, parmi les termes philosophiques qui, dans leurs écrits, brouillent souvent tout, comme une foule d’esprits prématurés, et exercent la puissance invisible de l’Esprit du monde aussi bien sur ceux qui ne veulent pas la reconnaître, il doit y avoir des liens d’un ordre secret ; je voulais indiquer que c’est précisément dans la science et dans l’art qui visent expressément à la compréhension et ambitionnent de rendre compréhensible, la philosophie et la philologie, que l’on entretient la plus pure et la plus massive incompréhensibilité ; et pour que toute cette affaire ne risque pas de s’enfermer dans un cercle trop tangible, je m’étais fermement proposé, pour cette fois au moins, d’être fort compréhensible. J’avais le projet de viser ce que les plus grand penseurs de ce temps (à vrai dire, de façon seulement très obscure) ont pressenti avant que Kant ne découvrît la table des catégories et qu’il se fit une grande lueur dans l’esprit de l’homme ; je pense à une langue réelle, par laquelle nous pourrions cesser de tenir boutique de mots, et contempler la force active et les germes de tout1. La grande démence d’une telle cabale où devait être enseigné la façon dont l’esprit humain se métamorphose de lui-même et parvient par là à saisir finalement son adversaire muable, éternellement métamorphosé, un tel mystère, je ne pourrais plus maintenant le présenter de façon si naïve et si nue que lorsque, dans mon insouciance juvénile, j’ai présenté la nature de l’amour dans la Lucinde en un hiéroglyphe éternel. Il m’a fallu alors penser à un médium populaire pour fondre en un alliage chimique la pensée sainte, douce, fugace, aérienne, embaumante et comme impondérable. Combien aurait-il pu être mécompris sinon, puisque ce n’est que par son usage bien compris qu’il devait être définitivement mis fin à toutes les mécompréhensions compréhensibles ? En même temps, j’avais remarqué avec une intime satisfaction les progrès de notre nation ; et que dire enfin de l’époque ? Cette époque où nous avons nous aussi l’honneur de vivre ; l’époque qui, pour tout dire en un mot, mérite le nom modeste mais très significatif d’époque critique, de sorte que tout sera bientôt critiqué hormis l’époque elle-même, que tout deviendra de plus en plus critique, et que les artistes peuvent déjà caresser le juste espoir que l’humanité s’élève finalement en masse et apprenne à lire.
8Ce n’est que très récemment que cette idée d’une langue réelle m’a de nouveau agité, et une perspective très glorieuse s’est ouverte à mon œil intérieur. Au dix-neuvième siècle, nous assure Girtanner, au dix-neuvième siècle, on saura faire de l’or ; et n’est-ce pas un peu plus qu’une supposition que de prétendre que le dix-neuvième siècle va bientôt commencer ? Avec une louable assurance et une élévation intéressante, le digne homme dit : « Chaque chimiste, chaque artiste fera de l’or ; les instruments de cuisine seront en argent, en or ». – Alors tous les artistes se décideront volontiers à engloutir ce petit reliquat sans importance de dix-huitième siècle et à remplir à l’avenir ce grand dessein sans plus avoir jamais le cœur maussade ; car ils savent que, soit directement, dans leur propre personne, soit également (et plus sûrement) dans leur descendance, ils vont sous peu pouvoir faire de l’or. Qu’il soit fait particulièrement mention des instruments de cuisine est dû (parce que cet esprit pénétrant trouve précisément, dans la catastrophe, cet aspect sublime) à ce que nous n’aurons plus désormais à porter à notre bouche autant de demi-acidités décriées de métaux communs, pitoyablement vulgaires, comme le plomb, le cuivre, le fer et autres métaux du même genre. Je voyais la chose d’un autre point de vue. J’avais déjà bien souvent admiré en silence l’objectivité de l’or, je peux même dire que je l’avais adorée. Chez les Chinois, pensais-je, chez les Anglais, chez les Russes, sur l’île du Japon, chez les habitants de Fès et du Maroc, et même chez les Cosaques, Tchérémisses, Bachkirs et mulâtres, bref, partout où il y a un peu de culture et de Lumières, l’argent, l’or est compréhensible, et au moyen de l’or, toute chose. Dès lors que chaque artiste possède enfin ces matériaux en quantité suffisante, il peut écrire tous ses ouvrages en bas-relief, avec des lettres d’or sur des tablettes d’argent. Qui aurait l’audace de refuser une écriture si bellement imprimée sous le motif grossier qu’elle serait incompréhensible ?
9Mais ce ne sont là que des élucubrations, ou des idéaux : car Girtanner étant mort, il est de ce fait bien loin pour l’heure de pouvoir faire de l’or, – on pourrait par contre tirer de lui, avec tout l’art du monde, tout juste assez de fer pour pouvoir préserver sa mémoire éternelle par une petite médaille.
10Au reste, les plaintes sur l’incompréhensibilité s’étant portées si exclusivement contre l’Athenaeum, la chose étant arrivée si souvent, et par des voies si diverses, que la déduction commencera précisément là où le bât blesse.
11Déjà, dans le Berliner Archiv der Zeit, un critique d’art perspicace2 a défendu amicalement l’Athenaeum contre ces reproches, et utilisé pour cela le trop fameux fragment des trois tendances comme exemple. Une idée extrêmement heureuse ! c’est bien ainsi qu’il faut s’y prendre. J’emprunterais le même chemin, et pour que le lecteur puisse se rendre compte plus facilement que je tiens vraiment ce fragment pour bon, qu’il figure ici encore une fois :
« La Révolution française, la Doctrine de la science de Fichte et le Meister de Goethe sont les plus grandes tendances de l’époque. Celui qui est choqué par un tel assemblage, pour qui une révolution qui n’est ni bruyante ni matérielle ne peut sembler d’importance, il ne s’est pas encore élevé au point de vue supérieur et ample de l’histoire de l’humanité. Même au sein de notre pauvre histoire culturelle, qui ressemble le plus souvent à une collection de variantes, accompagnée d’un commentaire continu, dont le texte classique est perdu, maint petit livre dont la foule turbulente ne tint guère compte en son temps joue un plus grand rôle que tout ce que fit celle-ci » [A 216].
12J’ai écrit ce fragment dans l’intention la plus honorable, et presque sans ironie. La manière dont il a été mécompris m’a indiciblement surpris, car j’attendais la mécompréhension d’un tout autre bord. Que je tienne l’art pour le noyau de l’humanité, et la Révolution française pour une remarquable allégorie du Système de l’Idéalisme transcendantal, cela n’est après tout qu’une de mes vues extrêmement subjectives. Comme je l’avais déjà donnée à connaître si souvent et si diversement, j’aurais pu être en mesure d’espérer que le lecteur s’y serait enfin habitué. Tout le reste n’est que langue chiffrée. Celui qui n’est pas en mesure de trouver aussi tout l’esprit de Goethe dans le Meister le cherchera partout ailleurs bien en vain. La poésie et l’idéalisme sont le centre de l’art et de la culture allemande, chacun sait cela. Mais on ne le répète jamais assez. Toutes les vérités sublimes de tout sorte sont extrêmement triviales, et c’est pour cette raison qu’il n’est rien de plus nécessaire que de les exprimer toujours derechef, et si possible, toujours de façon paradoxale, afin que l’on n’oublie pas qu’elles sont encore là, et qu’elles ne peuvent jamais être tout à fait exprimées.
13Jusqu’ici, il n’y a pas la moindre ironie, et tout cela ne devrait pas pouvoir de plein droit être mécompris ; et pourtant, on a vu effectivement qu’un jacobin connu, le Maître Dyk à Leipzig, a été jusqu’à vouloir y trouver des sentiments démocratiques.
14Il y a encore autre chose dans le fragment qui puisse par ailleurs être mécompris. Cela tient au mot tendances, et, là aussi, commence déjà l’ironie. On peut en effet le comprendre comme si je tenais la Doctrine de la science elle aussi pour une simple tendance, pour une tentative provisoire comme la Critique de la raison pure de Kant, que je serais moi-même dans l’idée de mieux accomplir et de parachever, ou comme si je voulais, pour le dire dans la terminologie qui est courante et aussi bien la plus appropriée pour cette sorte de représentations, me hisser sur les épaules de Fichte, comme celui-ci se tient sur les épaules de Reinhold, Reinhold sur les épaules de Kant, celui-ci sur les épaules de Leibniz, et ainsi de suite à l’infini, jusqu’aux épaules d’origine. – Je savais fort bien cela, mais, pensais-je, je voulais quand même tenter le coup une fois, pour voir si quelqu’un ne m’attribuerait pas par invention une telle mauvaise pensée. Personne ne paraît l’avoir remarqué. Pourquoi dois-je prêter à des malentendus, si personne ne veut s’en emparer ? Je laisse donc courir l’ironie, et déclare tout de bon que le mot signifie, dans le dialecte des Fragments, que tout n’est que tendance, que l’époque est l’époque des tendances. Quant à savoir si je pense que toutes ces tendances pourront être portées par moi à leur perfection et à leur accomplissement, ou peut-être par mon frère, ou par Tieck, ou par quelqu’un d’autre de notre faction, ou seulement par un de nos fils, par un descendant, un petit-fils, un descendant au vingt-septième degré, ou seulement au jour du Jugement dernier, ou jamais... cela reste soumis à l’appréciation du lecteur, à qui cette question appartient très personnellement.
15Goethe et Fichte, cela reste la formule la plus facile et la plus adéquate pour toute l’impulsion donnée par l’Athenaeum, et pour toute l’incompréhension que l’Athenaeum a suscitée. La meilleure solution serait sans doute de le rendre toujours plus irritant ; quand l’irritation a atteint son comble, elle se déchire et disparaît, et la compréhension peut alors aussitôt commencer. Nous ne sommes pas encore allés assez loin dans l’ébranlement : mais ce qui n’est pas peut toujours devenir. Oui, et les noms devront être eux aussi, et plus d’une fois, nommés à nouveau, et pas plus tard qu’aujourd’hui, mon frère a fait un sonnet que je ne peux me retenir de communiquer au lecteur à cause de ses charmants jeux de mot qu’il aime presque mieux que l’ironie :
Admirez donc les idoles si bien taillées
Et laissez-nous pour maître, ami et guide : Goethe ;
Après l’aube de son esprit, le jour doré
D’Apollon ne sera plus jamais merveilleux.
Qui ne fait de bois vert avec des billots secs,
On l’abat pour la chauffe aux premiers jours d’hiver.
Un jour futur verra tous ces anti-poètes
Pétrifiés bel et bien en de vastes filons.
Qui ne reconnaît point Goethe, il n’est qu’un Goth,
La moindre fleur nouvelle aveugle les idiots,
Et, eux-mêmes très morts, ils enterrent les morts.
C’est la bonté des dieux qui t’envoya à nous,
Goethe, l’ami du monde, par de tels émissaires,
Divin de nom, regard, de figure et de cœur3.
16Une grande part de l’incompréhensibilité suscitée par l’Athenaeum réside indubitablement dans l’ironie qui s’y exprime à peu près partout. Je commence également ici avec un texte tiré des Fragments du Lyceum :
L’ironie socratique est l’unique feinte absolument involontaire et pourtant absolument réfléchie. Il est aussi impossible de la simuler artificiellement que de la trahir. Elle demeure à qui ne Ta pas une énigme, même ouvertement avouée. Elle ne doit faire illusion qu’à ceux qui la tiennent pour illusion, et qui trouvent leur joie dans la malice remarquable de railler tout le monde, ou bien se fâchent quand ils pressentent qu’ils pourraient être également visés. En elle, tout doit être plaisanterie et tout doit être sérieux, tout présenté à cœur ouvert et tout profondément caché. Elle jaillit de la réunion du sens artiste de la vie et de l’esprit scientifique, de la rencontre d’une philosophie de la nature achevée et d’une philosophie de l’art achevée. Elle contient et suscite un sentiment du conflit insoluble de l’inconditionné et du conditionné, de l’impossibilité et de la nécessité d’une communication sans reste. Elle est la plus libre de toutes les licences, car elle fait passer par-delà soi-même ; et pourtant la plus réglée, car elle est absolument nécessaire. C’est un très bon signe, quand les plats harmonistes ignorent tout à fait comment ils doivent s’y prendre avec cette continuelle autoparodie, prennent la plaisanterie précisément au sérieux et le sérieux pour plaisanterie. [L 108]4
17Un autre de ces fragments se recommandera plus encore par sa brièveté :
L’ironie est la forme du paradoxe. Le paradoxe est tout ce qui est à la fois bon et grand. [L 48]5
18Est-ce que tout lecteur habitué aux Fragments de l’Athenaeum ne trouve-t-il pas tout ceci extrêmement facile et même trivial ? Et pourtant, cela est apparu naguère incompréhensible à beaucoup, parce que c’était encore assez nouveau. Car depuis, l’ironie est enfin venue à l’ordre du jour, après qu’à l’aube du siècle nouveau, cette foule de grandes et de petites ironies de toutes natures a poussé, au point que je pourrais bientôt dire comme Boufflers6 à propos des différentes variétés du cœur humain :
J’ai vu des cœurs de toutes formes,
Grands, petits, minces, gros, médiocres, énormes.
19Pour faciliter la vision du système global de l’ironie, nous voulons produire ici quelques unes de ses espèces les plus remarquables. La première, et la plus excellente de toutes, est l’ironie grossière ; elle se trouve dans la nature affective des choses et est un de ses matériaux les plus universellement répandus ; dans l’histoire de l’humanité, elle est tout à fait chez elle. Puis vient l’ironie fine ou délicate ; puis l’extrafine ; c’est la manière de Scaramouche, quand il semble converser amicalement et sérieusement avec quelqu’un, alors qu’il ne fait qu’attendre l’instant où il pourra lui envoyer comme il sied un coup de pied à l’arrière-train. Cette espèce se rencontre aussi souvent chez les écrivains, comme la franche ironie qui est cultivée sous sa forme la plus pure et la plus originelle dans les jardins où des grottes merveilleusement aimables attirent en leur sein frais l’ami sentimental de la nature, pour l’asperger aussitôt abondamment d’eau de tous côtés, lui gâtant ainsi le plaisir. Puis, l’ironie dramatique, lorsque l’écrivain a écrit trois actes et que, contre toute attente, il devient un autre homme, et doit alors écrire les deux actes restant. L’ironie double, quand deux lignes d’ironie courent parallèlement sans se heurter, l’une pour le parterre, l’autre pour les loges, et qu’en outre de petites étincelles peuvent atteindre le décor. Enfin, l’ironie des ironies. C’est généralement la plus profonde ironie des ironies, au point que l’on s’en dégoûte même, quand elle nous est proposée partout toujours à nouveau. Mais ce qu’il faut d’abord ici comprendre par ironie des ironies est très varié. Quand on parle sans ironie de l’ironie, ce qui était précisément le cas à l’instant ; quand on parle avec ironie d’une ironie, sans remarquer que l’on se trouve au même moment pris par une autre ironie bien plus surprenante ; quand on ne peut plus sortir de l’ironie, comme ce paraît être le cas dans cet essai sur l’incompréhensibilité ; quand l’ironie devient manière, et qu’alors, elle s’exerce en quelque sorte en retour sur l’écrivain ; quand on s’est engagé à de l’ironie pour un livre de poche superflu, sans avoir vérifié auparavant sa réserve, et que, contre son gré, on doive faire de l’ironie, comme un acteur qui souffre de douleurs corporelles ; quand l’ironie s’ensauvage et ne se laisse plus du tout gouverner.
20Quels dieux pourront-ils nous sauver de toutes ces ironies ? L’unique solution serait qu’il se trouvât une ironie ayant la propriété d’absorber et de dévorer toutes ces ironies grandes et petites, et qu’il n’en reste plus rien à voir, et je dois avouer que je sens pour cela dans la mienne une remarquable disposition. Mais ce recours ne durerait qu’un temps bref. Je craindrais autrement, si je comprends bien ce que le destin paraît dire en ses signes, qu’il ne naisse bientôt une nouvelle génération de petites ironies ; car au vrai, les astres font des signes fantastiques. Et, supposé que tout demeurât en place, fût-ce pendant une longue période, il ne faudrait pourtant s’y fier. Avec l’ironie, il n’y a pas du tout matière à plaisanterie. Son action peut se prolonger incroyablement longtemps. J’ai soupçonné que quelques uns des artistes les mieux intentionnés de l’époque précédente poursuivent de leur ironie leurs admirateurs et défenseurs les plus fervents, des siècles après leur mort. Shakespeare a tellement de profondeurs, de tours et d’inventions ; n’aurait-il pas eu également l’intention de cacher dans ses œuvres des pièges pendables pour les artistes plein d’esprit de la postérité, afin de les berner, qu’ils croient à tout coup, avant d’y prendre garde, qu’ils sont eux aussi à peu près comme Shakespeare ? Bien sûr, il pourrait y avoir à cet égard beaucoup plus d’intention qu’on ne l’imagine.
21J’ai déjà dû reconnaître indirectement que l’Athenaeum est incompréhensible, et je peux difficilement me rétracter pour ce que cela s’est passé au milieu du feu de l’ironie, car je dérogerais sinon à celle-ci même.
22Mais l’incompréhensibilité est-elle donc quelque chose de si mauvais et de si réprouvable ? – Il me semble que le salut des familles et des nations repose sur elle ; si rien ne me trompe, les États et les systèmes, les œuvres les plus artificielles des hommes, parfois si artificielles que l’on ne peut suffisamment admirer en elles la sagesse de Créateur. Il suffit d’une portion incroyablement petite, pourvu qu’elle soit préservée pure, fidèle, intacte, et qu’aucun entendement impie n’ose s’approcher de la limite sacrée. Oui, le bien le plus précieux qu’ait l’homme, le contentement intérieur, dépend lui-même finalement, comme chacun peut facilement le savoir, d’un certain point qui doit être laissé dans l’obscurité ; et qui, en revanche, porte l’ensemble et le maintient, et cette force se perdrait à l’instant où l’on voudrait la dissoudre par l’entendement. Au vrai, vous seriez alors pris d’angoisse si le monde entier, comme vous le réclamez, devenait un jour pour de bon de part en part compréhensible. Et ce monde infini, n’est-il pas lui-même formé par l’entendement à partir de l’incompréhensibilité et du chaos ?
23Une autre consolation à l’incompréhensibilité reconnue de l’Athenaeum réside dans cette reconnaissance même, parce que celle-ci nous enseignait que le mal serait passager. L’époque nouvelle s’annonce aux pieds rapides, aux talons ailés ; l’aube a chaussé ses bottes de sept lieues. – Il y eut une longue fulmination à l’horizon de la poésie, dans une nuée puissante, toute la force tonnante du ciel était concentrée ; elle tonna alors puissamment, et parut se retirer, et lança seulement des éclairs depuis le lointain, pour revenir aussitôt, d’autant plus effrayante : mais bientôt il ne sera plus question d’un orage unique : le ciel entier brûlera d’une seule flamme, et tous vos pauvres petits paratonnerres ne vous serviront de rien. Alors, le dix-neuvième siècle commencera effectivement, et cette petite énigme de l’incompréhensibilité de l’Athenaeum sera résolue. Quelle catastrophe ! Il y aura alors des lecteurs qui sauront lire. Au dix-neuvième siècle, chacun pourra savourer les Fragments avec beaucoup d’aise et de contentement à l’heure de la digestion, et les plus durs à digérer eux-mêmes ne nécessiteront plus de casse-noix. Au dix-neuvième siècle, chaque homme, chaque lecteur trouvera la Lucinde innocente, la Genoveva protestante7 et les Élégies didactiques d’A.-W. Schlegel presque trop faciles et transparentes. Se confirmera là aussi ce que, dans un esprit prophétique, j’ai établi en maxime dans les premiers Fragments :
« Un texte classique ne doit jamais pouvoir être totalement compris. Mais les gens cultivés et qui se cultivent doivent chercher à y apprendre toujours davantage [L 20]. »
24La grande coupure entre la compréhension et l’incompréhension sera toujours plus générale, plus violente et plus claire. Beaucoup d’incompréhensibilité cachée devra voir le jour. Mais l’entendement aussi montrera sa toute puissance ; lui, qui ennoblit la sensibilité en caractère, le talent en génie, qui purifie le sentiment et l’intuition en art ; lui-même sera compris, et l’on saisira enfin, l’on devra reconnaître que chacun peut acquérir ce qu’il y a de plus haut, et que l’humanité jusqu’à maintenant n’était ni bête ni méchante, mais seulement maladroite et jeune. Je m’arrête, afin de ne pas profaner prématurément les honneurs dus à la divinité suprême. Mais les grands principes, l’état d’esprit dont il s’agit là peuvent sans profanation être communiqués ; et j’ai tenté d’en exprimer l’essentiel en m’appuyant sur un vers du poète8, tant profond qu’aimable, dans la forme poétique que les espagnols nomment glose ; et il ne reste ainsi plus rien à espérer, sinon que l’un de nos meilleurs compositeurs trouve les miens dignes d’un accompagnement musical. Il n’est rien de plus beau sur terre que lorsque poésie et musique agissent en un suave accord pour l’ennoblissement de l’humanité.
Nulle chose ne sied à tous !
Que chacun voie ce qu’il peut faire,
Que chacun voie où il se tient
Et, debout, veille à ne pas choir !
Celui-là se sait très modeste,
Cet autre-là s’enfle les joues ;
Celui-là est sérieusement fou,
Cet autre doit l’envier encore.
Je peux souffrir toute folie,
Qu’elle détonne génialement,
Ou ondule adorablement ;
Car je ne l’oublierai jamais,
Ce que le Maître a soupesé :
Nulle chose ne sied à tous !
Il faut beaucoup de beaux esprits
Pour en alimenter le feu,
Et pour convertir les païens,
Ils sont prêts à tous les services.
Que le bruit maintenant s’augmente,
Chacun cherche qui il taraude,
Chacun sait bien ce qu’il écrit,
Et quand toute cette bêtise
Grogne en sortant de ses trous sombres,
Que chacun voie ce qu’il peut faire.
Nous avons certes allumé
Quelques rares petites flammes ;
Mais la foule se tient compacte,
La canaille a passé alliance.
Qui pénètre dans le non-sens,
Chacun s’en garde autant qu’il peut,
Eux qui sont bien nés de la femme.
L’essaim se trouve-t-il agité
Par cette récente parole :
Que chacun voie où il se tient.
Qu’ils bavardent donc couramment
Sur ce qu’ils ne comprennent pas.
Plus d’un s’en ira divaguer,
Plus d’un artiste explosera.
Il y a des moineaux chaque été,
Enchantés de leur propre son :
La bille t’a déjà charmé ?
Laisse-les à leurs jolis jeux,
Mais tâche, toi, à bien viser,
Et debout, veille à ne pas choir !
Notes de bas de page
1 Paraphrase du Faust, sc. 1, v. 384-385 : « Schau’alle Wirkungskraft und Samen Und tu nicht mehr in Worten Kramen » ;
Dans la version d’Henri Lichtenberger : « De contempler les forces actives et les éléments premiers/Et de ne plus tenir boutique de mots creux », in Goethe, Faust I, Aubier Montaigne, p. 15.
2 Il s’agit d’A.-F. Bernhardi (1769-1820), qui s’était livré à une exégèse du fameux fragment pour réfuter l’accusation d’obscurité portée par D. Jenisch dans les mêmes colonnes peu avant. Voici comment il résume la condamnation générale : « Cette revue serait tout à fait incompréhensible ; elle contiendrait beaucoup de belles paroles qui, une fois analysées, se révéleraient très communes. Beaucoup y est non-sens total, et personne n’y peut rien comprendre, les auteurs eux-mêmes ne se seraient pas compris » (Berlinisches Archiv der Zeit, mai 1800, p. 366).
3 Voici le texte du sonnet de A.-W. Schlegel que la traduction ne pouvait prétendre remplacer :
Bewundert nur die feingeschnitzten Götzen,
Und lasst als Meister, Führer, Freund uns Goethens :
Euch wird nach seines Geistes Morgenröten
Apollos goldner Tag nicht mir ergötzen.
Der lockt kein frisches Grün aus dürren Klötzen,
Man haut sie um, wo Feurung ist vonnöten.
Einst wird die Nachwelt all die Unpoeten
Korrekt versteinert sehn zu ganzen Flözen.
Die Goethen nicht erkennen, sind nur Goten,
Die Blöden blendet jede neue Blüte,
Und, Tote selbst, begraben sie die Toten.
Uns sandte, Goethe, dich der Götter Güte,
Befreundet mit der Welt durch solche Boten,
Göttlich von Namen, Blick, Gestalt, Gemüte.
4 Le fragment présente de légères variantes par rapport à celui du Lyceum : dans la dernière phrase, Schlegel a supprimé : « tour à tour s’y fient et s’en défient sans répit, jusqu’à ce que, saisis de vertige » ; ainsi que ce qui venait en fin de texte : « L’ironie de Lessing est instinct ; celle de Hemsterhuys, étude classique ; l’ironie de Hülsen jaillit d’une philosophie de la philosophie et peut largement surpasser les précédents ». Le fragment (L 108) est repris dans Limaille, avec des variantes (96).
5 Également dans Limaille (97).
6 Le chevalier Stanislas Jean de Boufflers (1738-1815), Maréchal de camp, gouverneur au Sénégal de 1785 à 1788, Académicien en 1788, émigré à la Cour de Prusse en 1792 avant de devenir proche de Napoléon, auteur de poésies légères, fables et récits de voyage. Il venait de prononcer devant l’Académie de Berlin un Discours sur la littérature (9 août 1798), remarqué par Goethe et Schiller dans leur correspondance (18 et 19.XII.1798).
7 Drame de Tieck, paru dans les Romantische Dichtungen (Iéna, Fromann, 1800) ; cf. la critique de A. F. Bemhardi dans les B.A.Z., juin 1800, pp. 457-471, très représentative de la critique romantique.
8 Il s’agit encore de Goethe, Schlegel variant sur un quatrain de Beherzigung ; cf. la traduction de R. Ayrault in Poésies, « A bien considérer », Aubier Montaigne, 1951, pp. 364-365.
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