F. Schlegel : L’essence de la critique (Introduction à Lessing, 1804)
p. 169-178
Texte intégral
1L’essai sur l’essence de la critique, qui est en fait l’introduction à une caractéristique de Lessing, c’est-à-dire principalement à une anthologie de ses textes, paraît plus académique que la Conclusion du Lessing. Il s’agit d’une mise au point à la fois conceptuelle et historique sur la « critique », conformément à l’exigence de l’alliance entre histoire et philosophie, qui veut que l’on donne « avec le concept, l’histoire interne du concept ». L’histoire de la critique nous conduit jusqu’à la situation contemporaine, Lessing et Kant, en passant successivement par les Grecs, les Romains et les Modernes. On remarquera que Schlegel ne vise pas à une « esthétique » au sens d’une « science de la poésie », mais tout au plus à une « pathétique », se rapportant au seul sentiment subjectif de l’infini ou de la liberté tel que Kant l’a délimité dans sa Critique de la faculté de juger. Schlegel ne cherche plus, comme en 1794, à l’accomplir en un système objectif du beau. Il privilégie l’explication, ici la dimension de la signification, sur la « formation », la détermination des œuvres elles-mêmes. Ce qui nous permet de penser que l’anticipation de l’organisme des arts et des sciences est une démarche purement réflexive, non la visée d’un système objectif. La compréhension repose bien sur « l’intuition du tout », et la critique qui la met en œuvre sur la « construction historique du tout de l’art et de la poétique », qui permet l’appréciation de chaque particulier, sans en déterminer par avance le sens. Il s’agit en effet d’une « construction historique », à poursuivre indéfiniment. L’expression la plus achevée de ce comprendre fondamental est la « caractéristique » ; il s’agit pour elle de reconstituer « l’allure et l’articulation » de l’œuvre, de la « reconstruire dans le devenir », la singularité de son caractère ressortant de la mise en relation la plus universelle possible aux conditions diverses de celle-ci.
2Rédigé en septembre 1803, ce texte constitue l’introduction générale à l’anthologie d’écrits de Lessing que Schlegel publia en 1804, Lessings Gedanken und Meinungen I, Leipzig, pp. 19-41 ; il fut repris dans Lessings Geist aus seinen Schriften, Leipzig, 1810, pp. 19-41 (maintenant, KA III, pp. 51-60). Il se pose dans le contexte défini par la fin de la Conclusion de l’essai sur Lessing, où Schlegel avait placé dans une « encyclopédie » le centre de toute critique. Si l’on se réfère à l’Idée 46, poésie et philosophie jointes ensemble constituent la sphère de la religion. Le texte de 1801 signifiait un « adieu critique » au profit d’une histoire de la poésie et d’une critique de la philosophie. Leur réunion serait le but que s’assigne dorénavant Schlegel ; une visée religieuse qu’on ne peut guère identifier sans plus à un tournant catholique, dans le sens de la polémique de Heine, parce que c’est le protestantisme (esprit critique et philosophie) que Schlegel veut réunir au catholicisme (poésie et art). Telle serait la figure de « l’idéal-réalisme » qu’il vise en ces années (qui correspondent aux cours de Cologne, comme les dernières livraison de l’Athenaeum et la fin du Lessing correspondent au cours de Iéna sur la philosohie transcendantale).
3On peut résumer de la manière la plus appropriée tout ce que Lessing a fait, formé, essayé et voulu, par le concept de critique ; si diverse et étendue qu’ait été l’activité de son esprit, ce concept peut pourtant tout à fait suffire à donner de son activité une vision synthétique, quand on le prend, en lui restituant son antique dignité, de manière aussi compréhensive qu’on le prenait autrefois.
4Il faut considérer les tentatives poétiques de Lessing comme des exercices exemplaires pour ses principes de poétique et de dramaturgie ; mais, en philosophie, domaine auquel le destinait la tendance de son esprit, il n’était en rien fondateur de système ou de secte, mais critique. L’examen, l’examen libre et attentif des opinions d’autrui, la réfutation de maint préjugé généralement admis, la défense et la reprise de tel ou tel paradoxe ancien, souvent déjà oublié, telle était la forme dans laquelle il avait coutume d’exposer ses propres opinions.
5La masse de ses écrits, enquêtes antiquaires, dramaturgiques, grammaticales, et proprement littéraires, regarde notre propos d’après ce même concept ; et je ne sais si l’on ne devrait pas considérer toute polémique comme un genre très proche de la critique.
6Mais puisque cette science ou cet art que nous nommons critique a une telle extension, bien qu’elle n’étende d’ordinaire son domaine qu’aux seuls arts oratoires et aux langues, il est indispensable d’en déterminer précisément le concept, ce qui ne peut mieux se faire qu’en rappelant son origine.
7Les Grecs, de qui nous avons reçu le nom même de critique, sont ceux qui l’ont inventée et fondée, et conduite à peu près au sommet de la perfection et de l’achèvement. Après l’époque des grands poètes, le sens de la poésie ne disparut pas complètement chez eux. Étant donné le grand nombre des monuments écrits qu’avait préservé (et préserva toujours) leur caractère mémorable et la faveur générale, ce fut bientôt une science non seulement de les connaître tous, mais surtout de s’y retrouver, ce qui n’était pas possible sans une certaine mise en ordre ; la façon dont les poèmes étaient parvenus à la postérité, et dont les livres étaient alors reproduits, aiguisa l’esprit de ceux qui préféraient se limiter à une œuvre plutôt que se perdre dans un vaste ensemble ; ce fut pendant des années une activité débordante, souvent trop vaste pour être accomplie par un seul, que de conclure d’après des informations ultérieures les lacunes, petites et grandes, et les ajouts, les collationner à partir de la comparaison de plusieurs manuscrits, ou les deviner à partir du contexte et les déterminer finalement avec certitude après des examens et des comparaisons plusieurs fois répétés, même pour une seule œuvre.
8Le choix des écrivains classiques qui devait établir dans un ordre distinct l’ensemble de la poésie et de la littérature grecque, et d’autre part, le traitement des différentes leçons, restèrent toujours les piliers de l’ancienne critique. Il se peut qu’elle n’ait pas perfectionné cette dernière tâche de manière aussi absolue que la première ; et qu’à travers le choix des œuvres classiques, ce qui nous aurait semblé remarquable ne soit pas parvenu jusqu’à nous, parce qu’en dehors de ce cycle. Mais le principe qu’ils suivaient ce faisant est tout à fait valable ; ils ne considéraient pas, en effet, ce qui était sans faute (et le plus souvent n’avait pas assez de force pour être excessif) comme excellent, cultivé et digne d’une imitation éternelle, mais ce qui était dans son genre le premier, le plus élevé ou l’ultime, le plus vigoureux ou accompli avec le plus d’art, bien qu’il ait pu, du reste, choquer considérablement les esprits bornés. Et la méthode de leurs études était excellente ; une lecture incessante des écrits classiques, toujours à nouveau reprise, un parcours toujours recommencé depuis le début du cycle entier : il n’y a que cela qui soit véritablement lire ; c’est ainsi qu’on acquiert des résultats mûris, un sentiment et un jugement sur l’art, qui dépendent eux-mêmes uniquement la compréhension de la totalité de l’art et de la culture.
9Ils avaient certes alors un très grand avantage ; le sentiment de l’art était répandu chez les Grecs, et les critiques pouvaient se contenter le plus souvent de confirmer et d’expliquer les jugements généraux qui existaient déjà ; le choix propre n’est intervenu qu’ici ou là, et des vues circonstancielles n’ont égaré le sentiment de l’art qu’en particulier ; et un conflit ou une diversité de jugement ne pouvait avoir lieu qu’à propos de distinctions minuscules ; dans l’ensemble, on était d’accord sur le jugement esthétique et sur les principes. Cela se faisait naturellement ; la littérature et la poésie grecque formaient une totalité fermée sur soi, où il n’était pas difficile de trouver la place que le singulier devait prendre dans l’ensemble. Le sens poétique ne disparut jamais tout à fait dans cette nation. Mais il n’y avait pas alors, comme depuis l’invention de l’imprimerie et la diffusion du commerce des livres, cette masse effroyable d’écrits tout à fait mauvais ou profondément nuls qui, chez les Modernes, à inondé, abattu, détourné et égaré le sens naturel. Non qu’il ne se trouvât au milieu des anciens poètes un qui fût médiocre ou qui aspirât à quelque chose de tout à fait faux, ou qui s’égarât assez loin du droit chemin. Mais la majorité des œuvres conservées, universellement lues et toujours retravaillées était en fait excellente. Les moins bonnes n’étaient que les exceptions, mais aucune n’était tout à fait dénuée d’art et de culture, comme cela est possible lorsqu’un très bon écrit est une exception, et que la nullité absolue est en revanche de règle.
10Déjà chez les Romains, il en allait autrement, bien que leur critique, reçue des Grecs uniquement, fût entièrement empruntée à la critique grecque. Mais l’introduction d’une culture et d’une poésie étrangère creusa un abîme entre les sentiments savants et non-savants. Et chez les érudits Romains, la question : « dans quelle mesure fallait-il imiter absolument les Grecs ? », ou « les éléments autochtones ne devaient-ils pas, eux aussi, être conservés ? » était même l’objet d’une querelle qui ne fut jamais décidée, et qui ne concernait rien de moins que les principes mêmes de la littérature. A cet égard, le comportement des Romains est plus semblable au nôtre. Au reste, l’esprit de cette nation était trop pratique pour qu’ils aient pu avoir plus qu’un petit nombre de grands érudits, qui restèrent bientôt sans descendance. En particulier, leur poésie était trop récente, trop pauvre, et, forcée comme elle l’était, elle cessa bientôt.
11La poésie romantique des Modernes ne manquait pas d’une riche poésie. Mais cette poésie exprimait tellement l’épanouissement immédiat de la vie qu’elle lui était entièrement liée, et sombra avec le déclin de la constitution et des mœurs, particulièrement en Allemagne. Elle était due le plus souvent des chevaliers et des princes ; plus rarement à des clercs, qui ne peuvent être nommés savants qu’en opposition à ceux-ci. Il en allait ainsi en Allemagne, en Espagne, dans le Nord et le Sud de la France. Il n’y a qu’en Italie où les trois premiers grands poètes étaient à la fois des savants1, avec des moyens certes limités, mais toujours plus savants qu’aucuns des premiers trouvères romantiques, à la fois poètes et restaurateurs de la littérature antique. Et la poésie italienne de cette époque s’est maintenue seule entre toutes dans une activité constante. Les chansons provençales, les inventions en ancien français et les magnifiques œuvres de l’art poétique vieil-allemand ont disparu, et la poésie, devenue presque inconnue, attend avec impatience un libérateur, le plus souvent dans la poussière des collections de livres. Puisque l’esprit et la vie d’où provenaient la poésie romantique était détruite, cette poésie sombra elle aussi, et le sentiment pour elle avec, parce qu’ici, à la différence de ce qui eut lieu en Grèce, un siècle de critique ne succéda pas à un siècle de poésie, pour pouvoir, après l’extinction la force susceptible de produire une nouvelle beauté, transmettre au moins la beauté antique à la postérité. Le déclin précoce, rapide et, dans certains pays, complet de la poésie romantique (et avec elle, du juste sentiment pour la vie autochtone et le souvenir des techniques) en raison d’un manque de critique, et par conséquent, l’abandon et l’ensauvagement de la langue maternelle, montrent suffisamment l’importance et la valeur de cet art, dont les travaux semblent être plus un jeu gratuit qu’une activité sérieuse. En fait, aucune littérature ne peut durer sans critique, et aucune langue n’est prémunie de l’ensauvagement si elle ne préserve pas les monuments de la poésie et ne nourrit leur esprit. De même qu’il faut chercher dans la mythologie la source commune et l’origine de tous les genres de l’activité poétique et formatrice de l’homme, de même la poésie est le sommet le plus haut de l’ensemble, et l’esprit de chaque art et de chaque science, une fois accompli, se dissout dans sa fleur : de même, la critique est le support commun de tout l’édifice de la connaissance et du langage.
12Faute d’une érudition profonde et d’une critique, nous avons donc, nous autres Modernes, et particulièrement nous autres Allemands, perdu notre poésie et avec elle l’ancienne façon de penser de la nation. Certes, on ne manquait pas d’érudition en Europe depuis que les Grecs fugitifs avaient dispersé leurs trésors, qu’on avait introduit le droit romain, inventé l’imprimerie et fondé des universités. Or, cette érudition étant de part en part étrangère, la langue maternelle n’en était que plus négligée ; mais l’intuition poétique était tellement perdue qu’il manquait à ces érudits, qui n’étaient souvent rien d’autre, les conditions premières et essentielles de la critique. On vit cela nettement lors des premières tentatives pour retrouver ces intuitions poétiques et porter un jugement esthétique. Car on voulut peu à peu relier la philosophie et l’érudition, et l’on essaya d’appliquer les concepts généraux de beauté et d’art, souvent sans bien distinguer s’ils convenaient ou non ; et comme il y avait dans les écrits des Anciens beaucoup de choses semblables qui constituait une tradition suscitant nécessairement une obscure croyance et toutes sortes de tentatives d’application : mais dès les premiers fruits de cet effort, on vit depuis quel manque absolu de sens esthétique et quel éloignement de toute poésie on essayait de s’en approcher à nouveau. Car l’on ne se risquait à juger que sur des passages particuliers, on débattait jusqu’au détail de sa valeur ou de son absence, jusqu’au point où cesse tout sentiment, et l’on ne cherchait pas tant à expliquer physiquement le fondement du plaisir suscité par de tels passages à partir de la nature de l’âme qu’à les tirer de quelques abstractions passablement vides sur celle-ci, le plus souvent avec des raffinements extravagants. La condition première de toute compréhension, et donc de la compréhension d’une œuvre d’art, est l’intuition du tout. Il n’en était pas question avec cette méthode diamétralement opposée à la vraie, et l’on finit même par ne lire les poètes qu’en certains passages que l’on nommait tableaux poétiques, et dont on établit en bon ordre les règles en un système. Les débuts de la carrière et de la critique lessingienne tombent dans cette époque ; et bien que son esthétique rappelle encore entièrement cette fausse tendance, on peut quand même, sans souligner plus que nécessaire les faiblesses des premiers pas de ce grand esprit, porter à son crédit la chose suivante. Même dans ses premières intuitions esthétiques qui ne regardent que l’explication du plaisir esthétique d’après le psychologie analytique de l’école wolffienne, – une explication de phénomène esthétique dans laquelle on présuppose tout d’abord arbitrairement que les sens sont rationnels, mais également que la raison elle-même, afin qu’elle ne tombe pas à son tour dans l’irrationnel, n’est entièrement occupée que d’elle-même –, même dans ce premier essai de sa pensée, ce n’est pas sans plaisir que l’on perçoit la différence d’une plus grande rigueur ; presque tout y est reconduit au concept de réalité, en tant que seul concept réel ; et plus d’un aimerait trouver déjà ici le germe de la philosophie ultérieure de Lessing, qui s’appuya d’abord sur le réalisme le plus strict et le plus conséquent.
13Du reste, on voit à cette tendance à quel point la poésie était devenue étrangère aux hommes ; le sentiment de l’art était bien pour eux un phénomène qu’ils souhaitaient concevoir et expliquer avant toute chose ; mais on ne s’ouvrait pas à la compréhension de l’art, et l’on ne favorisait pas non plus celle des poètes eux-mêmes. A notre époque, et particulièrement depuis Kant, on a emprunté un autre chemin, et en rapportant tout sentiment esthétique particulier au sentiment de l’infini ou au souvenir de la liberté, on a au moins sauvé la dignité de la poésie. Mais pour le critique, le gain est mince tant que l’on se contente d’expliquer le sens de l’art, au lieu, comme on devrait, de l’exercer, de l’appliquer et de le former universellement. Si l’on avait seulement, sur le modèle d’une physique de l’œil et de l’oreille pour le peintre et le musicien, ou comme ce qui se rencontre en partie pour les données et les idées particulières, au moins en germe, si l’on avait une semblable science pour la poésie, laquelle ne devrait précisément pas être une esthétique, parce qu’elle est l’art le plus englobant, pas non plus une fantastique, parce que celle ci coïnciderait à son tour de manière au fond trop universelle avec le concept de la philosophie comme science de la conscience, mais qui devrait être à peu près une pathétique : une saisie adéquate de l’essence de la colère, de la volupté etc., pour laquelle la théorie physique de l’homme et de la terre est encore insuffisante ; une telle science serait ainsi une partie de la physique, une science très réelle, mais elle pourrait difficilement aider le poète dans sa pratique ou changer sa nature. Elle ne produirait pas d’art, et cet effort serait perdu pour la critique.
14Mais l’esprit de Lessing n’était pas fait pour suivre jusqu’au bout une tendance fausse. Il passa hardiment de l’une à l’autre, en un cours irrégulier, croisant de nombreux systèmes comme diverses catégories de littérature. Très tôt, s’exprima en lui, à côté de l’explication psychologique, le souci de distinguer strictement les genres de la littérature, et même de déterminer leur concept avec une précision scientifique. Ce souci domine dans ses essais antiquaires comme dans ses essais dramaturgiques, et ne l’a pas quitté. Une aspiration excellente, par laquelle seulement le fondement d’une meilleure critique est véritablement posé, susceptible de restaurer l’ancienne que nous avions perdue. Chez les Anciens, la distinction des genres était intuitivement claire à chacun ; les genres s’étaient certes développés à partir de l’essence de l’art et de l’art poétique en général, notamment grec, et demeuraient le plus souvent fidèles à leur caractère, immuables et reconnaissables, jusque dans leurs altérations. Mais dans l’ensemble plus vaste de la poésie des peuples anciens et modernes, qui va devenir progressivement pour nous l’objet de la critique, les genres sont trop nombreux, et connaissent trop de modifications pour que le simple sentiment y suffise sans un concept tout à fait déterminé. Et par rapport aux conceptions dominantes quand Lessing écrivait et quand il commença à écrire, l’effroyable hostilité à l’art de la pensée courante se montra en ceci que l’on exigeait tout de chacun, sans même avoir l’idée que chaque œuvre (comme tout le reste) ne peut être excellente que dans son mode et son genre, sous peine de devenir une chose générale et sans contours, comme en sont tant dans la littérature moderne –.
15Quels que soient les corrections que l’on peut apporter aux concepts que Lessing se faisait de l’art, son esthétique a au moins conduit sur la bonne voie ; car la séparation des genres, quand elle est accomplie à fond, mène tôt ou tard à une construction historique de la totalité de l’art et de la poétique. Et nous avons établi une telle construction et connaissance du tout comme l’une des conditions essentielles d’une critique à la hauteur de sa haute destination.
16L’autre condition était la distinction de l’inauthentique ; mais cet élément, appliqué à la littérature autochtone, doit bien sûr prendre une tout autre forme. Ce que nous avons conservé des temps anciens a davantage été préservé des falsifications par les circonstances extérieures ; en revanche, la masse du faux et de l’inauthentique qui, dans le monde des livres et même dans le mode de penser des hommes, remplace le vrai et l’authentique, est à présent effroyablement grande. Pour qu’au moins place soit faite aux germes du meilleur, les erreurs et les élucubrations de toute sorte doivent d’abord être écartées. On peut très bien, avec Lessing, appeler cela de la polémique, art qu’il a parfaitement exercé sa vie durant, particulièrement en sa seconde moitié.
17Le développement historique du concept de critique donné ici comprend en même temps la carrière littéraire de Lessing, et coïncide avec les différentes époques de son esprit. Mais partout, on remarquera ce que l’on nommait à l’origine philologie : un vif intérêt pour tout ce qui peut être littérairement intéressant, y compris pour le seul littérateur ou bibliothécaire, vu qu’il l’a intéressé au moins une fois. On percevra avec plaisir les traces de son attention extrême envers la langue allemande, et une connaissance de ses vieux monuments encore rare aujourd’hui, sans parler d’alors. Il avait assez tôt rédigé un grand commentaire au Livre des héros, dont la perte est extrêmement déplorable ; et plus tard, au milieu de la pression de toutes autres occupations, les romans épiques du Saint Graal et de la Table Ronde restaient pour lui un objet de recherche2.
18C’est tout à fait ça. Son esprit n’était pas condamné à la sphère étroite comme d’autres érudits, qui ne sont critiques qu’en latin ou en grec, et véritablement « a-critiques » dans tout autre littérature, parce qu’ils y sont étrangers et sans perspicacité. Lessing, en revanche, prenait tout avec esprit critique : la philosophie et la théologie non moins que la poétique et les antiquités. Il abordait souvent le Classique avec la facilité et la popularité avec laquelle on a l’habitude de parler des Modernes, et il examinait le Moderne avec la précision et la sévérité habituellement requise pour les Anciens. Il étudiait, comme nous l’avons suggéré, la littérature autochtone ancienne, et était pourtant assez versé dans la littérature moderne étrangère, pour montrer la voie et indiquer ce qu’il fallait étudier : la littérature anglaise ancienne plutôt la française, jusque là prédominante, puis l’italienne et l’espagnole.
19Mais si englobante qu’ait été sa critique, elle reste pourtant populaire et universellement applicable. Quand un savant universel comme Sir William Jones reconstruit avec beaucoup d’esprit non seulement l’édifice de la poétique, mais la trame entière de toutes les langues par la chaîne des familles jusqu’à leurs origines, dévoilant le premier l’atelier caché ; quand un Wolf, avec une acuité incomparable, pénètre, pour la plus grande satisfaction du chercheur, jusqu’à la source et à la véritable genèse du plus vieux monument artistique de la nation de l’Antiquité la mieux pourvue en art, à travers le labyrinthe de tous les préjugés, doutes, malentendus, hypothèses sans fondement, demi-mesures et exagérations, falsification grossières et indécelables, dégradations dues au temps, il va de soi que seuls quelques-uns sont appelés à participer à ces recherches. Il suffit qu’il y ait en un siècle quelques critiques de ce mode ésotérique, et un peu moins qui les comprennent.
20Mais l’esprit de la critique plus populaire de Lessing reste dans le cercle de ce qui est généralement compréhensible. Il devrait être universellement répandu dans tout le monde littéraire ; car il n’est rien de si grand ou de si dérisoire en apparence auquel il pourrait s’appliquer ; cet esprit d’enquête libre, recherchant partout les justes concepts esthétiques, toujours rigoureux et en même temps si mobile, et particulièrement ce mépris équitable et cette exclusion du médiocre ou du misérable.
21Pour l’Allemagne, il serait remarquablement adapté et très souhaitable. Nous sommes une nation savante, personne ne nous conteste cette réputation, et si nous ne donnons pas, par l’érudition et la critique, un fondement assuré à notre littérature qui doit encore naître, je crains que nous ne perdions bientôt le peu que nous avons.
22Encore quelques mots pour suggérer en conclusion de cette introduction à quel point l’on a déterminé de manière plus précise et scientifique le concept de critique relativement au développement historique donné plus haut. Qu’on pense la critique comme un milieu entre l’histoire et la philosophie, qui les relie tous deux dans un troisième et nouveau membre. Elle ne peut mûrir sans esprit philosophique, chacun l’accorde, ni sans connaissance historique. L’éclaircissement et l’examen de l’histoire et de la tradition constituent incontestablement la critique : mais toute conception historique de la philosophie l’est au même titre. On comprend qu’il ne s’agit pas de compiler des opinions et des systèmes. Une histoire de la philosophie comme celle-ci pourrait aussi bien n’avoir pour objet qu’un seul système ou qu’une seule philosophie. Car il n’est rien de plus facile que de saisir exactement la genèse d’un seul système de pensée et l’histoire de la formation d’un seul esprit, et cela en vaut certes la peine quand il s’agit d’un esprit original. Rien n’est plus difficile que de reconstruire, percevoir et caractériser la pensée d’autrui jusque dans les singularités les plus fines de sa totalité. C’est de loin la chose la plus difficile en philosophie, que ce soit en raison de sa présentation, qui est jusqu’à maintenant moins achevée que celle des poètes, ou de l’essence du genre philosophique lui-même. Et pourtant, on ne peut pas dire que l’on comprenne une œuvre ou un esprit si l’on ne peut en reconstruire l’allure et l’articulation. Cette compréhension fondamentale, qui s’appelle caractéristique quand elle s’exprime dans un discours déterminé, est le travail proprement dit et l’essence intime de la critique. Que l’on résume d’un concept les résultats bruts d’un ensemble historique, ou que l’on distingue un concept par rapport à d’autres, et qu’on le construise également dans son devenir, de son origine à son achèvement, donnant, avec le concept, l’histoire interne du concept : il s’agit toujours d’une caractéristique, qui est la tâche suprême de la critique et l’alliance la plus intime de l’histoire et de la philosophie.
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