F. Schlegel : Conclusion de l’essai sur Lessing (1801)
p. 141-168
Texte intégral
1Il importe de dégager dans ses grandes lignes l’horizon de la pratique schlegelienne, ce que l’on peut appeler sa « philosophie de la critique », à partir de deux textes décisifs qui ont pour trait commun de se référer tous deux à Lessing dont la figure hanta Schlegel tout au long de sa vie. Il s’agit d’une conclusion et d’une introduction à Lessing, ce qui n’est pas étonnant si toute l’activité de ce dernier « peut se résumer dans le concept de critique ». Pour ajouter à la légitimité de l’association de ces deux textes profondément « schlegeliens », il faut préciser que, dans son esprit, la conclusion écrite quatre ans après le corps de l’essai Sur Lessing (1797) est en fait « une préface de l’ensemble », c’est-à-dire « le livre au carré en même temps que sa racine », conformément à la définition de la « préface » que donnent les Fragments critiques (L 8). On comprend que Schleiermacher, rencontrant ce dernier texte dans son compte rendu des Caractéristiques et critiques des frères Schlegel, ait eu un peu le tournis. (Voir pp. 108-109)
2Dans ces deux textes centraux la critique s’éclipse dans sa visée herméneutique majeure de conjoindre « philosophie » et « philologie », historicité et réflexion. Schlegel y donne un « adieu critique », annonçant son intention de se consacrer désormais soit à« l’histoire de la poésie », soit à la « critique de la philosophie », alors que la tâche la plus haute de la critique culmine dans la caractéristique qui unit intimement « histoire et philosophie ». Le fait est que Schlegel, énonçant dans ces textes les principes de sa critique, se tourne par après davantage vers l’histoire de la poésie romane, indienne ou germanique, puis vers son cours d’histoire de la littérature (à Vienne, en 1812), et vers la critique de la philosophie et de la raison qui prolongent en ce sens le cours de la philosophie transcendantale, à travers le livre sur la « sagesse » des Indiens comme avec sa dernière philosophie, plus apparentée à une « philosophie positive » à la façon de Schelling qu’à un système de la raison. Réservant ici toute amorce d’interprétation globale de « l’évolution » de la pensée de Schlegel, continuiste ou discontinuiste, nous prenons les formulations de sa théorie critique telles qu’elles se présentent dans ces textes.
3La conclusion ouvre la perspective d’une encyclopédie progressive que Schlegel conçoit comme « l’organisme de tous les arts et sciences », avec sa loi et son histoire propres, une théorie de la culture (Bildung), une physique de l’imagination et de l’art. Elle conditionnerait toute véritable critique, qui y puiserait les lois « objectives » de son exercice. Mais cette reconquête de la totalité dans le savoir, cette « science » « n’existe pas encore ». Entre le « déjà plus » nostalgique et sentimental des Modernes regrettant la « belle totalité » antique perdue, et le « pas encore » de la recomposition encyclopédique, qui promet d’être toujours différé, il y a l’espace indéfini du temps fragmentaire des « tendances » (Voir Behler, Frühromantik, p. 116-117). Le « point médiant », la relation à la totalité, est énoncé, mais celle-ci échappe à mesure qu’on l’approche. Si chaque œuvre prend sens par sa relation à cette encyclopédie, elle n’apparaît que dans l’analogie et le symbole, la présentation indirecte. En un sens, toutes les œuvres sont « une » œuvre ; la totalité est la véritable essence de l’art supérieur, leur point d’aimantation. Mais, comme dans les fragments de Limaille par lesquels Schlegel se compose un autoportrait littéraire en forme d’hommage à Lessing, les champs de force n’apparaissent qu’à la compréhension. Le centre, quant à lui, est le point de fuite de tout, à l’infini. La philosophie, l’art, la critique sont suspendues à cette « ligne transcendante », symbole de leur « infinitisme ».
4Aussi curieux que cela puisse paraître, la Conclusion de l’essai sur Lessing est un texte autonome. S’il « conclut » en effet le bel essai donné par Schlegel au Lycée en 1797, c’est, quatre ans après, dans un esprit tout différent. Il y a eu, entretemps, l’expérience de l’Athenaeum. Lessing n’en est pas abandonné pour autant ; au contraire, son apologie est plus décisive encore. Et la forme peu commune : un sonnet pour commencer, une élégie pour conclure (que nous ne traduisons pas), une suite de fragments qui doit former un tombeau de Lessing, mais qui n’est qu’une anthologie des fragments du Lyceum et de l’Athenaeum (sans reprendre, cela est à noter, aucune des Idées). Mais l’ordre, la disposition n’est-elle pas suffisamment significative ? Le titre expose en fait assez clairement l’intention de l’anthologiste de soi-même ; la métaphore du champ magnétique est ici une invitation herméneutique. Rappelons-nous Kant, à propos de la perception et des anticipations de l’existence de la chose qu’elle autorise : « C’est ainsi que nous connaissons, par la perception de la limaille de fer attirée, l’existence d’une matière magnétique pénétrant tous les corps, bien qu’une perception immédiate de cette matière nous soit impossible, d’après la nature de nos organes » (Critique de la raison pure, A 226). S’il est peu de nouveaux fragments (quatre seulement), la plupart sont retouchés, transformés, adaptés (nous indiquons ces variantes par un v minuscule, l’origine du fragment initial par L ou A pour Lyceum ou Athenaeum). Lessing était pris en 1797 comme un cynique supérieur et un grand critique, dont on prisait surtout Nathan et les Anti-Goeze. Il l’est ici davantage comme l’auteur de l’Éducation du genre humain, le théologien et l’historien à la fois. Le portrait du grand critique que fut Lessing s’accomplit dans l’anthologie publiée en 1804, Lessings Gedanken und Meinungen (KA III, pp. 46-102), qui comprend un envoi à Fichte, l’introduction générale sur l’essence de la critique présentée ici, des extraits de lettres, de ses essais antiquaires (le Laokoony, de la Dramaturgie de Hambourg et d’autres œuvres (sur « l’esprit combinatoire »), de l’Éducation du genre humain (sur le « caractère du protestant »), une esquisse d’un troisième dialogue entre Ernst et Falk ainsi qu’une méditation sur « la forme de la philosophie ». Comme dans De l’impossibilité de comprendre, Schlegel provoque, par le caractère inattendu de son écrit, la question de la compréhension. D’une part, celui que tous croyaient comprendre car il était le représentant par excellence de l’époque des Lumières, l’ami intime de Mendelssohn et de Nicolai, se trouve présenté sous un jour radicalement nouveau, il est devenu méconnaissable. D’autre part, le texte de Schlegel est lui-même si insaisissable qu’il plonge dans la perplexité son lecteur de bonne volonté. Cela fait partie de la démarche pédagogique de Schlegel : « ... Si vous deviez pourtant vous plaindre de l’incompréhensibilité, j’espère au moins vous faire apparaître que cela ne tient pas à l’expression, mais à la chose » écrit-il, en décelant son intention profonde : « que vous commenciez enfin à comprendre la compréhension ! » En ce sens, on peut y voir l’approfondissement de la démarche critique de Schlegel dans un sens herméneutique. Le texte est paru une première fois dans les Caractéristiques et critiques des frères Schlegel (1801) à la suite de l’essai sur Lessing (pp. 221-281 ; KA II, pp. 397-416).
5Voici ce que j’ai écrit il y a à peu près quatre ans dans l’intention provisoire de sauver le nom de cet homme honorable de l’outrage que lui infligeaient tous les mauvais esprits en faisant de lui le symbole de leur platitude ; je voulais aussi le faire sortir du lieu où l’incompréhension et la mécompréhension l’avaient seules placé, et le soustraire à la poésie et à la critique poétique pour le conduire dans la sphère où l’a toujours davantage porté la tendance de son esprit, dans la philosophie, et le venger d’elle, qui avait besoin de son sel. Je suis satisfait de cette intention, et en partie aussi de mes efforts pour l’exécuter. Mais je ne peux maintenant conclure comme j’avais commencé. Laissez moi donc reprendre le fil avec
Ce qu’a dit Lessing.
Quand les froids douteurs même profèrent en prophètes,
Les yeux ne craignent plus l’effet de la lumière,
La vérité paraît peu souvent dans leurs cœurs,
Les nuages en vain affaiblissent l’éclair :
Alors les nouveaux temps doivent enfin percer,
Alors l’aurore enfin doit venir nous réjouir,
Alors les arts eux-mêmes pourront rajeunir,
L’homme briser les liens qui l’entourent, un à un.
« Le nouvel Évangile arrive : il va venir. » –
Ainsi parlait Lessing, mais la clique stupide
Ne voyait pas la porte ouverte devant elle.
Et pourtant, ce que sema ce brave en pensée,
En recherche et conflits, sérieux ou plaisants,
N’a pas tant de valeur que ces quelques paroles.
6Voilà ce qui me le rend si cher ; et s’il n’avait dit d’important que ce mot, je devrais l’honorer et l’aimer rien que pour cela. Et c’était bien à lui de le dire, lui qui vivait entièrement dans la clarté de l’entendement, presque sans imagination, sauf en Witz, c’était à lui de le dire, au milieu de la vulgarité qui l’environnait, comme une voix dans le désert –.
7Dans cet essai, devait suivre à présent, d’après le plan, la démonstration que l’opinion qui faisait de Lessing un critique d’art était fausse, car elle était fondée sur la conviction qu’il manquait de sens historique et de connaissance historique de la poésie. Et comment donc la pénétration est-elle possible en ce domaine chez un esprit critique à qui manquent tellement le sentiment et l’intuition ?
8Qui a encore besoin qu’on lui démontre que les Français n’ont pas et n’ont pas eu de poètes, à moins d’appeler ainsi Buffon ou peut-être Rousseau par exemple ? Pourtant, ce que Lessing a dit contre Corneille ou Voltaire ne peut pas passer pour de la critique en raison de ce défaut1 ; et si on le prend pour de la polémique : il en est de meilleures à conduire, bien que l’objet pourrait en exiger une autre, moins pesante peut-être dans les moyens utilisés, et de forme poétique.
9Que l’on cesse enfin de ne fêter Lessing que pour ce qu’il n’avait pas et pour ce qu’il ne pouvait pas faire, et de mettre derechef sous la plus vive lumière sa fausse tendance pour la poésie et la critique de celle-ci, au lieu de l’expliquer avec ménagement et de le justifier ainsi. Et si vous voulez vous arrêtez une bonne fois sur ses accomplissements véritables, qui est devenu tout à fait visible, laissez-le donc comme il est, et prenez-le où vous le trouvez, dans ce mélange de littérature, de polémique, de Witz et de philosophie.
10C’était ce mélange-là qui m’attira très tôt vers lui et qui m’y attache encore.
11Je voudrais exprimer à ma manière son caractère, et mon faible pour lui. Comment cela peut-il mieux se faire que par une anthologie de mes pensées qui y tendaient intérieurement et extérieurement ?
12Que ce soit une offrande agréable offerte aux mânes de l’immortel que je me suis très tôt choisi comme étoile polaire.
13Laissez-moi également suivre l’usage en plein essor d’aimer les noms allégoriques, et si d’autres vous tendent des fleurs ou des fruits dans des vases délicats, j’appellerai au contraire cette universalité fragmentaire Limaille, pour rappeler ainsi par un unique symbole le morcellement de la forme sans forme (ce qu’elle voudrait paraître), et désigner du même coup assez justement la nature intime de la matière.
LIMAILLE
1. Chaque peuple ne veut voir sur scène que la moyenne ordinaire de sa propre superficialité ; on devrait donc lui donner des héros, de la musique et des bouffons. [L 2]
2. Il est impossible de fâcher quelqu’un quand il ne le veut pas. [L 74]
3. Il faut percer la planche au point le plus épais. [L 10]
4. Vouloir tout juger est une grande erreur, ou un petit péché. [L 102]
5. Il est indélicat de s’étonner, si quelque chose est beau ou grand : comme si cela devait être autrement. [L 127]
6. Combien d’auteurs y a-t-il chez les écrivains ? Auteur signifie premier faiseur (Urheber). [L 68]
7. Tout ce qui peut s’user n’était-il pas au départ gauche ou plat ? [L 118]
8. Voici les principes fondamentaux universellement valables de la communication littéraire :
Il faut avoir quelque chose qui doive être communiqué ;
Il faut avoir quelqu’un à qui l’on puisse vouloir le communiquer ;
Il faut le communiquer effectivement, pouvoir partager avec autrui, ne pas s’exprimer tout seul ; il vaudrait sinon beaucoup mieux se taire. [L 98]
9. Celui qui n’est lui-même pas tout à fait nouveau regarde le nouveau comme de l’ancien ; et l’ancien sera toujours nouveau pour un autre, jusqu’à ce que l’on devienne soi-même ancien. [L 99]
10. Il y a tant d’écrivains parce que lire et écrire ne diffèrent plus maintenant que par le degré.
11. Les deux principes fondamentaux de ce que l’on appelle critique historique sont : le postulat de la communauté et l’axiome de l’habitude. Postulat de la communauté : tout ce qui est véritablement grand, bon et beau est invraisemblable, car c’est extraordinaire, et pour le moins suspect. Axiome de l’habitude : comme il en va chez nous et autour de nous, cela a toujours dû être ainsi, car tout cela est si naturel. [L 25]
12. Les écrivains allemands parviennent à la popularité par un grand nom ou par des personnalités, ou par de bonnes connaissances, ou par l’effort, ou par une immoralité mesurée, ou par une incompréhensibilité accomplie, ou par une platitude harmonieuse, ou par un ennui polymorphe, ou par le désir constant de l’inconditionné. [L 79]
13. Il y a quelque chose de mesquin à polémiquer contre des individus, comme à faire du commerce en détaili. S’il ne veut pas faire de polémique en gros*, l’artiste doit au moins choisir les individus tels qu’ils soient classiques et d’une valeur éternellement durable. Si cela n’est pas possible, par exemple dans le triste cas de la légitime défense, alors, il faut qu’en vertu de la fiction polémique, les individus soient idéalisés autant que possible en représentants de la bêtise et de la folie objectives. Car ils sont, eux aussi, infiniment intéressant, comme tout ce qui est objectif. [L 81 v]
14. Dans ce que l’on appelle philosophie de l’art, il manque ou la philosophie, ou l’art, ou les deux. [L 12 v]
15. On peut choisir la forme dramatique par penchant pour la perfection systématique, ou bien pour ne pas seulement présenter des hommes, mais les imiter et les reproduire, ou par commodité, ou goût pour la musique, ou pour le plaisir de parler et de faire parler. [A 17 v]
16. Le moyen le plus sûr d’être incompréhensible, ou plutôt mal compréhensible, est d’employer les mots dans leur sens originel ; en particulier les mots des langues anciennes. [A 19]
17. La philosophie kantienne ressemble à la fausse lettre que Maria, dans Ce que vous voudrez de Shakespeare2, laisse sur le chemin de Malvolio. A la différence près qu’il y a en Allemagne d’innombrables Malvolio philosophiques qui portent maintenant jarretière croisée et bas jaunes, et sourient continûment de manière fantastique. [A 21]
18. Il n’est pas rare que l’exégèse soit une introduction de ce que l’on souhaite, ou de ce qui convient pour la fin que l’on a, et de nombreuses déductions sont en fait des déviations. Une preuve que l’érudition et la spéculation ne nuisent pas tant à l’innocence de l’esprit qu’on veut nous le faire croire. Car n’est-ce pas véritablement puéril de s’étonner joyeusement du prodige que l’on a soi-même organisé ? [A 25]
19. Les panoramas globaux qui sont maintenant à la mode naissent quand un seul survole tout le détail, puis en fait la somme. [A 72]
20. Il y a des hommes dont toute l’activité consiste à toujours dire non. Ce ne serait pas une petite chose que de pouvoir toujours vraiment dire non, mais celui qui ne peut pas aller plus loin n’en est sans doute pas vraiment capable. Le goût de ces négateurs est une paire de ciseaux dociles, propres à éliminer les extrémités du génie ; leurs Lumières sont un grand éteignoir pour la flamme de l’enthousiasme ; et leur raison, un doux laxatif contre le plaisir et l’amour immodérés. [A 88]
21. Avec les expressions « sa philosophie », « ma philosophie », on pense toujours aux paroles dans Nathan3 : « A qui appartient Dieu ? Qu’est-ce qu’un Dieu qu’un homme possède ? » [A 99]
22. On ne peut forcer personne à tenir les Anciens pour classiques, ou pour anciens ; cela dépend finalement des maximes. [A 143]
23. Depuis plus d’un siècle, on faisait en Angleterre des poèmes, des pièces, des romans, des histoires et des essais avec de la paille. A la fin, cette trouvaille a été appliquée au papier lui-même.
24. Un poème ou un drame qui doit plaire à la masse doit avoir un peu de tout, être une sorte de microcosme. Un peu de malheur et un peu de bonheur, un peu d’art et un peu de nature, la quantité appropriée de vertu et une certaine dose de vice. Il doit aussi y avoir de l’esprit, avec du Witz, et même de la philosophie, et avant tout de la morale, de la politique également. Si un ingrédient ne sert à rien, l’autre aidera peut-être. Et à supposer que l’ensemble ne serve à rien, au moins, comme mainte médecine indéfiniment louable, il ne fera pas de mal. [A 245]
25. On se lamente toujours de ce que les écrivains allemands n’écrivent que pour un tout petit cercle, et souvent même rien que pour eux-mêmes, entre eux. Fort bien. C’est ainsi que la littérature allemande recevra toujours plus d’esprit et de caractère. Et entretemps peut-être, il se peut qu’un public apparaisse. [A 275]
26. On sait que Leibniz se fit faire des lunettes par Spinoza ; et c’est là l’unique commerce qu’il a eu avec lui ou avec sa philosophie. Si seulement il s’était laissé faire aussi des yeux par lui pour pouvoir apercevoir, au moins de loin, les contrées de la philosophie inconnues de lui où Spinoza a sa patrie ! [A 270]
27. Beaucoup de ce qui semble bêtise est folie, laquelle est plus commune qu’on ne le croit. La folie est l’inversion absolue de la tendance, le manque total d’esprit historique. [A 278]
28. Quand le sens et le non-sens se touchent, il s’ensuit un choc électrique. On appelle cela de la polémique. [A 300]
29. Les philosophes continuent de n’admirer chez Spinoza que la conséquence, tout comme les Anglais n’apprécient chez Shakespeare que la vérité. [A 301]
30. Personne n’osera juger du moindre métier des Anciens s’il ne s’y entend. Chacun se croit autorisé à parler de la poésie et de la philosophie des Anciens, pourvu qu’il puisse faire une conjecture ou un commentaire, ou, par exemple, qu’il ait été en Italie. Ici, ils font pour une fois trop confiance à l’instinct : car, au reste, ce peut bien être une exigence de la raison que chaque homme soit un poète et un philosophe, et les exigences de la raison, dit-on, attirent avec elles la foi. On pourrait appeler ce genre du naïf le naïf philologique. [A 321]
31. La répétition constante du thème en philosophie provient de deux causes distinctes. Ou bien, l’auteur a découvert quelque chose, mais ne sait pas bien quoi ; en ce sens, les écrits de Kant sont bien assez musicaux. Ou bien, il a entendu quelque chose de neuf, sans le percevoir de manière appropriée, et en ce sens, les kantiens sont les plus grands musiciens de la littérature. [A 322]
32. Le saut périlleux, si prisé des philosophes, n’est souvent qu’une fausse alerte. Ils prennent en pensée un élan effroyable et se souhaitent bonne chance pour surmonter le péril ; mais si l’on y regarde d’un peu plus près, ils en sont toujours au même point. C’est le voyage aérien de Don Quichotte sur son cheval de bois. [A 346 v]
33. Il est incomparablement plus osé de supposer que quelqu’un est philosophe que d’affirmer que quelqu’un est sophiste ; mais si cette dernière affirmation n’est pas permise, la première a d’autant moins de valeur. [A 347]
34. Leibniz se sert une fois, en décrivant l’essence et l’activité d’une monade, d’une expression remarquable : « Cela peut aller jusqu’au sentiment »*. On voudrait l’appliquer à lui-même. Quand quelqu’un rend la physique plus universelle, la traite comme une partie des mathématiques et celles-ci comme un jeu de charades, puis voit qu’il doit y ajouter la théologie dont les mystères séduisent son sens diplomatique et les controverses son sens chirurgical : « cela peut aller jusqu’à la philosophie »*, quand il a au moins autant d’instinct que Leibniz. Mais une telle philosophie ne restera toujours qu’une chose confuse et inachevée, comme doit l’être la matière originaire selon Leibniz, qui, à la manière des génies, à l’habitude de conférer en imagination aux objets singuliers du monde extérieur la forme de son intérieur. [A 358]
35. L’instinct parle obscurément et de manière figurée. S’il est mécompris, il s’ensuit une fausse tendance. Cela arrive aux époques et aux nations aussi souvent qu’aux individus. [A 382]
36. Si un art devait s’appeler magie noire, ce serait celui de rendre l’absurdité mobile, claire et fluide, et d’en former une masse. Les Français peuvent produire les chefs-d’œuvre du genre. Tout grand malheur est, dans sa raison intime, une sérieuse blague, une mauvaise plaisanterie*. Donc salut et honneur aux héros, jamais las de combattre la stupidité, dont la moindre apparence porte souvent en elle le germe d’une série infinie d’atroces dévastations ! Lessing et Fichte sont les princes de la paix des prochains siècles. [A 360]
37. Pour comprendre quelqu’un qui ne se comprend lui-même qu’à moitié, il faut d’abord le comprendre entièrement et mieux que lui-même, puis seulement à moitié et aussi bien que lui-même. [A 401]
38. Quant à la possibilité de traduire les poètes antiques, il s’agit en fait de savoir si ce que l’on traduit fidèlement, mais dans le plus pur allemand, n’est pas toujours et encore du grec. A en juger d’après l’impression que cela fait sur les profanes qui ont le plus de sens et d’esprit, on devrait le supposer. [A 402]
39. D’une bonne Bible, Lessing demande des allusions, des indications, des exercices préliminaires ; il apprécie également les tautologies qui exercent la perspicacité, les allégories et les exemples qui découvrent la leçon abstraite ; et il croit que les mystères révélés sont destinés à être développés en vérités rationnelles. Quel livre, d’après cet idéal, les philosophes auraient-ils pu choisir avec plus d’à-propos pour leur Bible que la Critique de la raison pure ? [A 357]
40. La totalité polémique est une conséquence nécessaire de la supposition et de l’exigence d’une communicabilité et d’une communication inconditionnée. [A 399 v]
41. « Sacrifie aux Grâces », cela veut dire, quand on s’adresse à un philosophe, à peu près : « Invente-toi de l’ironie et apprends l’urbanité ». [A 431]
42. Cela peut être fort bon, ce que d’aucuns disent depuis la chaire, mais le meilleur du plaisir fait défaut, car il n’est pas permis de les interrompre. De même avec les écrivains didactiques. [A 404]
43. Si chaque mise en rapport de la forme et de la matière qui est purement arbitraire ou purement contingente est grotesque, la philosophie possède alors ses grotesques, comme la poésie ; seulement, elle en est moins consciente, et n’a pas encore pu trouver la clé de sa propre histoire ésotérique. Elle possède des œuvres qui sont un tissu de dissonances morales, d’après lesquelles on pourrait apprendre la désorganisation, ou bien, où la confusion est soigneusement construite et symétrique. Maint chaos philosophique plein d’art de la sorte a eu assez de constance pour survivre à une église gothique. Dans notre siècle, on a construit plus facilement, également dans les sciences, bien que de façon non moins grotesque. La littérature ne manque pas de pagodes chinoise. Ainsi, par exemple, la critique anglaise, qui ne contient pourtant rien d’autre qu’une application de la philosophie de l’entendement sain, qui est elle-même une distorsion de la philosophie de la nature et de l’art, à la poésie, sans sens pour la poésie. Car du sens pour la poésie, il ne s’en trouve, chez Harris, Home et Johnson, les coryphées du genre, pas même la plus pudique indication. [A 389]
44. Il serait souhaitable qu’un Linné transcendantal fasse une classification des différents Moi, et en édite une description très précise, au besoin avec des gravures enluminées, afin que le Moi philosophant ne soit plus si souvent confondu avec le Moi philosophé. [A 345]
45. Dieu est, d’après Leibniz, réel, parce que rien n’empêche sa possibilité. A cet égard, la philosophie de Leibniz est véritablement semblable à Dieu. [A 333]
46. Vivre classiquement, et réaliser pratiquement en soi l’Antiquité, est le sommet et le but de la philologie. Cela serait-il possible sans le moindre cynisme ? [A 147]
47. Les œuvres dont l’idéal, pour l’artiste, n’a pas autant de réalité vivante et, pour ainsi dire, de personnalité que l’aimée ou l’ami, feraient mieux de rester non écrites. En tous cas, elles ne seront sûrement pas des œuvres d’art. [A 117]
48. Ils font aussi peu attention au Witz parce que ses expressions ne sont pas assez longues et larges, car leur sensation n’est qu’une mathématique représentée obscurément ; et parce que, ce faisant, ils rient, ce qui irait contre le respect, si le Witz avait une véritable dignité. Le Witz est comme celui qui, d’après la règle, devrait représenter, et qui, au lieu de cela agit simplement. [A 120]
49. Les plus importantes découvertes scientifiques sont des bons mots philosophiques. Ils le sont par le hasard surprenant de leur naissance, par l’aspect combinatoire de la pensée et même par l’aspect baroque de l’expression hasardée. Les meilleurs sont des échappées de vue* dans l’infini. [A 220 v]
50. Il est une micrologie et une foi dans l’autorité qui sont des traits caractéristiques de la grandeur. C’est la micrologie accomplie de l’artiste, et la foi historique en l’autorité de la nature. [A 109]
51. Les philosophes qui ne sont pas adversaires, sont liés d’ordinaire par la sympathie, et non par la symphilosophie. [A 112]
52. Annihiler une philosophie, où l’imprudent peut facilement à l’occasion s’annihiler lui-même, ou lui montrer qu’elle s’annihile elle-même, ne peut lui porter beaucoup préjudice. Si elle est effectivement philosophie, elle renaîtra toujours, comme le Phénix, de ses propres cendres. [A 103]
53. On ne peut que devenir philosophe, non pas l’être. Dès qu’on croit l’être, on cesse de le devenir. [A 54]
54. Ceux qui font profession d’expliquer Kant étaient ou bien tels qu’il leur manquait un organe pour prendre note des objets sur lesquels Kant a écrit ; ou tels qu’ils n’avaient que cette petite infortune de ne comprendre personne qu’eux-mêmes ; ou tels qu’ils s’exprimaient de manière encore plus confuse que lui. [A 41]
55. Nouveau ou pas nouveau ? – c’est ce que l’on se demande devant une œuvre du point de vue le plus élevé et du point de vue le plus bas : celui de l’histoire et celui de la curiosité. [A 45]
56. La plupart des pensées ne sont que des profils de pensées. Il faut les retourner et les relier à leur moitié invisible. Beaucoup d’écrits philosophiques, qui n’en auraient pas sinon, en tirent un grand intérêt. [A 39 v]
57. Kant a introduit en philosophie le concept de négatif4. Ne serait-ce pas une tentative utile à présent d’introduire également le concept de positif dans la philosophie ? [A 3]
58. Maint journal critique a le défaut que l’on reproche si souvent à la musique de Mozart : un emploi parfois immodéré des instruments à vent. [L 5]
59. La critique est l’art de tuer les faux-semblants de vie dans la littérature.
60. Une bonne préface doit être à la fois la racine et le cadre du livre. [L 8]
61. Quand l’auteur ne sait plus quoi répondre au critique, il lui dit : « Tu ne peux pourtant pas faire mieux ». C’est exactement comme si un philosophe dogmatique voulait reprocher au sceptique d’être incapable d’inventer un système. [A 66]
62. L’âge d’or de la littérature sera arrivé quand on n’aura plus besoin de préfaces.
63. Si maint amateur mystique de l’art, qui tient toute critique pour une analyse, et toute analyse pour une destruction du plaisir, pensait conséquemment, le meilleur jugement esthétique sur l’œuvre la plus remarquable serait : bigre ! Il y a même des critiques qui ne disent rien de plus, mais sont seulement plus longs. [L 57]
64. Il est certes présomptueux, alors qu’on est encore en vie, d’avoir des pensées, et même de les faire connaître. Il est incomparablement plus modeste d’écrire des œuvres complètes, parce qu’elles peuvent être compilées uniquement à partir d’autres œuvres, et parce qu’il reste là au moins, dans le pire des cas, comme ressource à la pensée, de faire prévaloir la chose en question et de se retirer humblement dans un coin. Mais des pensées, des pensées singulières, sont contraintes de prétendre à une valeur propre, et doivent revendiquer d’être originales, d’être des pensées. L’unique consolation contre cela est qu’il ne peut rien y avoir de plus présomptueux que d’exister en général, ou même d’exister d’une façon autonome déterminée. De cette présomption originaire et fondamentale, s’ensuivent toutes les présomptions dérivées, de quelque façon que l’on se pose. [A 23 v]
65. Est-ce que la poésie ne devrait pas être le plus haut de tous les arts, entre autre, parce que les drames ne sont possibles qu’en elle ? [A 123 v]
66. Quelques bons écrivains se pétrifient, d’autres se liquéfient. [L 32 v]
67. Celui qui veut quelque chose d’infini ne sait pas ce qu’il veut. Mais cette proposition ne se laisse pas retourner. [L 47]
68. Je regrette l’absence, dans l’arbre généalogique des concepts primitifs de Kant, de la catégorie d’à peu près, qui a pourtant sans doute produit autant d’effets dans le monde de la littérature que n’importe quelle autre. Cela vaut également des catégories pour ainsi dire et peut-être. Dans l’esprit des garviens, elles déteignent sur le reste des concepts et intuitions. [L 80 v]
69. On a dit de maint monarque : il aurait été un homme privé très honorable, mais comme roi, il ne valait rien. N’en va-t-il pas de même avec la Bible ? N’est-elle pas rien qu’un honorable livre privé, qui n’aurait simplement pas dû devenir Bible ? [A 12]
70. Quand des hommes ordinaires, privés du sens de l’avenir, sont soudain saisis de la fureur du progrès, ils s’y prennent tout à fait à la lettre. La tête en avant et les yeux fermés, ils vont de par le monde, comme si l’esprit avait des bras et des jambes. Quand ils ne se brisent pas le cou, il arrive au moins l’une de ces choses : ou bien, ils s’arrêtent, ou bien ils font demi-tour par la gauche. Avec ces derniers, il faut s’y prendre comme César qui avait l’habitude de saisir au cou des combattants fuyant à la faveur de la cohue de la bataille et de les retourner la face contre l’ennemi. [A 326]
71. Que nul n’est prophète en son pays, c’est sans doute la raison pour laquelle les écrivains astucieux évitent si souvent d’avoir une patrie dans le domaine des arts et des sciences. Ils préfèrent s’occuper de voyages, de récits de voyages, ou lire et traduire des récits de voyage, et sont loués pour leur universalité. [A 323]
72. Tout auteur véritable écrit pour tous ou pour personne. [L 85 v]
73. Héraclite disait qu’on apprend pas la raison au moyen de la polymathie. Maintenant, il semble plus nécessaire de rappeler que l’on n’est pas instruit par la raison pure toute seule. [A 318]
74. Les questions les plus simples et les plus immédiates, comme : « Doit-on juger les œuvres de Shakespeare comme étant de l’art ou de la nature ? » et : « Est-ce que l’épopée et la tragédie sont essentiellement diverses ou non ? » et : « L’art doit-il tromper ou simplement paraître ? » ne peuvent être résolues sans la plus profonde spéculation et l’histoire de l’art la plus érudite. [L 121]
75. Il y a une présomption étourdie et immodeste à vouloir apprendre de la philosophie quelque chose sur l’art. Plusieurs s’y prennent au début comme s’ils espéraient apprendre ici quelque chose de nouveau ; alors que la philosophie ne peut, et ne doit pouvoir, rien de plus que transformer en science les expériences et les concepts esthétiques déjà existants, élever la vision de l’art, et produire également sur les objets cette libre disposition de l’entendement qui provient de la conscience de ce qui est seul juste, liée au sentiment de son infinité. [L 123 v]
76. Les maximes, les idéaux, les impératifs et les postulats sont maintenant la menue monnaie de la moralité. Chez Kant, la jurisprudence était tombée sur les parties internes. Ce qu’on appelle morale. [L 77 v]
77. Pour pouvoir bien écrire sur un objet, on doit ne plus s’y intéresser ; la pensée que l’on doit exprimer avec sagacité doit être déjà entièrement dépassée, ne plus nous occuper proprement. Tant que l’artiste invente et qu’il est enthousiaste, il se trouve, au moins pour la communication, dans un état illibéral. Il voudra alors tout dire ; ce qui est une fausse tendance de jeunes génies, ou bien un véritable préjugé de vieux bâcleurs. Par là, il méconnaît la valeur et la dignité de l’auto-limitation, qui est pourtant pour l’artiste comme pour l’homme la première et la dernière des choses, ce qui est le plus nécessaire et le plus haut. Le plus nécessaire : car partout où l’on ne se limite pas soi-même, c’est un autre qui limite le monde, par quoi on devient valet. Le plus haut : car on ne peut se limiter soi-même que dans les points et sur les côtés où l’on a une force infinie, auto-création et auto-annihilation. Même une conversation amicale, si elle ne peut être interrompue à tout instant, de manière totalement arbitraire, a quelque chose d’illibéral. Mais un écrivain qui veut s’exprimer purement et le peut, qui ne garde rien pour lui et est en mesure de dire tout ce qu’il sait, est fort à plaindre. Il suffit de se garder de trois défauts. Ce qui paraît et doit paraître totalement arbitraire, et partant, déraison et sur-raison, doit pourtant être au fond quelque chose d’absolument nécessaire et rationnel à son tour ; sinon, l’humour devient entêtement, il s’ensuit de l’illibéralité, et de l’auto-limitation, on en arrive à l’auto-annihilation. Deuxièmement : avec l’auto-limitation, il ne faut pas trop se précipiter, et laisser d’abord place à l’auto-création, à l’invention et à l’enthousiasme, jusqu’à ce qu’elle soit finie. Troisièmement : il ne faut pas exagérer l’auto-limitation. [L 37]
78. Il y a en Allemagne des écrivains qui boivent l’inconditionné comme de l’eau ; et des livres, où même les chiens se rapportent à l’infini. [L 54 v]
79. Un homme vraiment libre et cultivé devrait pouvoir à volonté s’accorder sur le mode philosophique ou philologique, critique ou poétique, historique ou rhétorique, antique ou moderne, tout à fait arbitrairement, comme on accorde un instrument, à tout moment et à tout degré. [L 55]
80. De ces deux, l’un est presque toujours le penchant dominant de l’écrivain : ou bien, ne pas dire nombre de choses qui devraient absolument être dites ; ou bien, dire beaucoup de choses qui n’ont absolument pas besoin d’être dites. [L 33 v]
81. Le Witz est une explosion d’esprit stable. Une trouvaille est une dissolution de matériaux spirituels, lesquels devraient donc être intimement mêlés avant leur soudaine séparation. L’imagination doit d’abord être remplie de toute sorte de vie à satiété, avant qu’il soit temps de l’électriser par la friction d’une libre sociabilité, afin que l’excitation du contact le plus légèrement amical ou ennemi puisse délivrer ses étincelles fulgurantes et ses rayons illuminants, ou ses coups foudroyants. [L 90 + L 34 v]
82. On doit exiger de chacun du génie, mais sans l’espérer. [L 16 v]
83. Hippel, dit Kant, avait pour maxime très recommandable d’épicer le mets délicieux d’une présentation spirituelle par le condiment de la méditation. Pourquoi Hippel ne trouverait-il plus d’adeptes pour cette maxime, alors que Kant l’a approuvée ? [L 43]
84. La platitude harmonique peut être très utile au philosophe en guise de phare lumineux pour les régions encore inconnues de la vie, de l’art ou de la science. – Il permettra aux hommes d’éviter un livre qu’admire et aime un plat lecteur harmonique ; et au moins de se méfier de l’opinion à laquelle se tiennent plusieurs de son espèce. [L 95]
85. Ce que l’on nomme habituellement raison n’est qu’un genre de celle-ci : savoir la maigre et l’aqueuse. Il est en outre une épaisse raison de feu, qui est proprement le siège du Witz et confère au style pur son caractère élastique et électrique. [L 104]
86. Il y a tant de revues critiques de nature diverse et d’intentions multiples ! Si, pour une fois, une société de ce genre voulait se réunir en ayant pour but de réaliser progressivement la critique elle-même, pourtant si nécessaire.
87. La poésie ne peut être critiquée que par la poésie. Un jugement esthétique qui n’est pas lui-même une œuvre d’art, soit dans sa matière, comme la présentation de l’impression nécessaire dans son devenir, ou par une belle forme, n’a presque pas droit de cité dans le domaine de l’art. [L 117 v]
88. Chamfort était ce que Rousseau voulait bien paraître : un véritable cynique, plus philosophe au sens des Anciens que toute une légion de secs scolastiques. Bien qu’il se fût au début accolé aux Grands, il vécut pourtant libre, comme il mourut libre et digne, et méprisa la petite gloire d’être un grand écrivain. Il fut l’ami de Mirabeau. Ses écrits posthumes sont ses pensées et ses remarques sur la sagesse de la vie ; un livre plein de pur Witz, de sens profond, de douce sensibilité, de mûre raison et de ferme virilité, et de traces intéressantes de la plus vivante passion ; et en outre, choisi, et d’expression parfaite, sans comparaison le meilleur et le premier de son espèce. [L 111 v]
89. Le but de la critique, dit-on, serait de cultiver le lecteur ! – Qui veut être cultivé, qu’il se cultive lui-même. Cela n’est pas courtois : mais on n’y peut rien changer. [L 86]
90. Les démonstrations de la philosophie sont précisément des démonstrations au sens du vocabulaire militaire. Avec les déductions, il n’en va pas mieux qu’avec celles des politiques ; en sciences également, on occupe tout d’abord un terrain, et l’on prouve son bon droit après coup. Pour les définitions, on peut leur appliquer ce que Chamfort dit des amis que l’on a ainsi dans le monde. Il y a en science trois sortes d’explications : les explications qui nous éclairent ou nous donnent un indice ; les explications qui n’expliquent rien ; et les explications qui obscurcissent tout. Les véritables définitions ne se font pas du tout au pied levé, mais doivent venir à l’esprit d’elles-mêmes ; une définition qui n’est pas witzig ne vaut rien, et de chaque individu il y a pourtant une infinité de définitions réelles. Les formalités nécessaires de la philosophie technique dégénèrent en étiquettes et en luxe. Prises comme légitimation et preuve de légitimité, elles ont leur finalité et leur valeur, comme les airs de bravoure des chanteurs et le fait d’écrire en latin pour les philologues. Leur effet rhétorique n’est d’ailleurs pas mince. Mais l’essentiel demeure que l’on sache quelque chose, et qu’on le dise. Vouloir le prouver ou même l’expliquer est, dans la plupart des cas, cordialement superflu. [A 82 v]
91. Il y a une rhétorique de l’enthousiasme qui est infiniment supérieure au mésusage sophistique de la philosophie, l’exercice de style déclamatoire, la poésie appliquée, la politique improvisée, que l’on a coutume de désigner du même nom. Sa destination est de constituer le divin et d’anéantir réellement le mauvais. [A 137 v]
92. On croit souvent dénigrer les auteurs par des comparaisons empruntées au registre de la fabrique. Mais le véritable auteur ne doit-il pas aussi être fabricant ? Ne doit-il pas se consacrer toute sa vie à l’activité de former des matériaux littéraires en des formes qui sont éminemment adaptées et utiles ? Combien serait-il souhaitable à maint bâcleur ne serait-ce qu’une petite partie du labeur et du soin que nous ne remarquons qu’à peine dans les plus petits outils. [A 367 v]
93. On regarde toujours la philosophie critique comme si elle était tombée du ciel. Elle aurait dû naître en Allemagne aussi bien sans Kant, et l’aurait pu de nombreuses façons. Mais c’est mieux ainsi. [A 387]
94. En Angleterre, le Witz est au moins une profession, à défaut d’être un art. Tout y devient corporatiste, et même les roués* de cette île sont des pédants. Ainsi leurs wits, qui introduisent dans la réalité l’arbitraire inconditionné, dont l’apparence donne au Witz un aspect romantique et piquant, et ainsi leur volonté de vivre spirituellement (witzig), quoi qu’il arrive : d’où leur talent pour la folie. Ils meurent pour leurs principes. [L 67 v]
95. Un écrit classique doit ne jamais pouvoir être tout à fait compris. Mais ceux qui sont cultivés et qui se cultivent doivent toujours vouloir y apprendre davantage. [L 20]
96. L’ironie socratique est l’unique feinte absolument involontaire et pourtant absolument réfléchie. Il est aussi impossible de la simuler artificiellement que de la trahir. Elle demeure à qui ne l’a pas une énigme, même ouvertement avouée. Elle ne doit faire illusion qu’à ceux qui la tiennent pour illusion, et qui trouvent leur joie dans la malice remarquable de railler tout le monde, ou bien se fâchent quand ils pressentent qu’ils pourraient être également visés. En elle, tout doit être plaisanterie et tout doit être sérieux, tout présenté à cœur ouvert et tout profondément caché. Elle jaillit de la réunion du sens artiste de la vie et de l’esprit scientifique, de la rencontre d’une philosophie de la nature achevée et d’une philosophie de l’art achevée. Elle contient et suscite un sentiment du conflit insoluble de l’inconditionné et du conditionné, de l’impossibilité et de la nécessité d’une communication sans reste. Elle est la plus libre de toutes les licences, car elle fait passer par-delà soi-même ; et pourtant la plus réglée, car elle est absolument nécessaire. C’est un très bon signe, quand les plats harmonistes ignorent tout à fait comment ils doivent s’y prendre avec cette continuelle auto-parodie, croient toujours derechef et se méfient jusqu’à en être pris de vertige, prennent la plaisanterie précisément au sérieux et le sérieux pour plaisanterie. [L 108 v]
97. L’ironie est la forme du paradoxe. Le paradoxe est tout ce qui est à la fois bon et grand. [L 48]
14Prenez donc, avec ou sans ironie, ce qui vous est offert ainsi ; et choisissez simplement l’une ou l’autre de ces incitations combinatoires comme dignes de votre méditation la plus sérieuse. Si cette demande vous paraît trop lourde, et plusieurs des pensées avancées ici trop légères, considérez alors consciencieusement, si possible, que certaines ne sont peut-être si légères qu’à dessein, afin de plonger dans une humeur joviale celui auquel le difficile est également destiné, et d’obtenir de cette humeur accordée aux mortels, de ressentir le poids impondérable du vrai sérieux et de la sérieuse vérité, du vrai sérieux qui est d’ordinaire aussi de la vraie blague.
15Vous remarquez déjà à cette tournure festive qu’il est dans mon intention de vous dire un adieu critique.
16Non que je songerais à suspendre les armes glorieuses de l’ironie dans le temple de la polémique et d’abandonner à d’autres le champ de bataille. Non, je ne refuserais pas à faire des expériences avec les œuvres de l’art poétique et philosophique comme je l’ai fait jusqu’ici et même au-delà, pour moi et pour la science. Mais je restreindrai désormais cette activité qui me donne pour loi mon idiosyncrasie, aux deux fins d’une histoire de la poésie et d’une critique de la philosophie. Cette dernière devra être en partie polémique, pour que de ce côté-là non plus, ma conversion ne puisse apparaître complète. La résignation ne consistera qu’en ceci : je vais laisser à l’époque moderne et à tout ce qui en fait partie le soin de se critiquer elle-même, occupation qu’elle exercera vraisemblablement avec autant de force et d’ardeur que de plaisir et d’astuce, comme bien d’autres, d’importance majeure ; à moins que la Muse de la comédie n’en décide autrement et n’exige aussi de moi une petite offrande de légères saturnales.
17J’ai voulu que la conclusion de ce fragment soit une préface de l’ensemble ; selon la nature de la chose en effet, elle devrait être plutôt une postface qu’une préface. Mais auriez-vous à cœur de prendre aussi une série d’études pour une totalité, pour la simple raison qu’elles sont animées du même esprit et n’ont pas été produites sans rapport ?
18Que cela soit laissé à votre totale liberté de choix. Mais je peux établir cette unité de l’esprit dans le caractère non méconnaissable de la tendance de tous ces essais et dans la constance de la maxime.
19Cette tendance est : en dépit d’un zèle souvent déplorable dans le détail – chacun a le droit, dit Lessing, de tirer gloire de son propre zèle –, ne pas tant apprécier tout en totalité que comprendre et expliquer.
20Que l’on ne ressente pas simplement les beaux passages dans l’œuvre d’art, mais que l’on saisisse l’impression de l’ensemble ; et cette proposition sera bientôt triviale et appartiendra aux articles de foi. Les philosophes vont encore plus loin et demandent, et même tentent de se comprendre eux-mêmes et de comprendre les autres en totalité, quand bien même l’auteur a-t-il enfermé cette totalité, l’esprit commun, dans une lettre tellement sans esprit, et l’a dispersée dans une série très compliquée de nombreux écrits peut-être un peu confus. Mais cela non plus ne me satisfait pas, loin de là ; et je pense que quand vous aurez véritablement reconnu que l’on ne comprend une œuvre que dans le système de toutes les œuvres de l’artiste, vous devrez également reconnaître tôt ou tard que seul celui qui connaît l’esprit de l’artiste et qui a trouvé ceux auxquels il se rapporte invisiblement, bien que sans doute séparé d’eux extérieurement par des nations et des siècles, mais avec lesquels il forme une totalité dont il n’est qu’un membre, vous devez reconnaître que cette connexion organique de tous distingue le génie du simple talent, lequel se trahit comme étant une fausse tendance de l’art et de l’humanité pour la seule raison qu’il est isolé. C’est ainsi que la singularité de l’art, si on la prend au principe, doit conduire à la totalité incommensurable ! Ou bien croyez-vous donc que tout autre chose puisse être un poème ou une œuvre, et non la poésie elle-même ?
21Si vous visez la totalité, si vous êtes en chemin vers elle, vous pouvez supposer en toute confiance que vous ne trouverez nulle part une frontière naturelle, nulle part une raison objective de faire halte, avant que vous soyez parvenus au point médiant. Ce point médiant est l’organisme de tous les arts et les sciences, la loi et l’histoire de cet organisme. Cette théorie de la culture, cette physique de l’imagination et de l’art pourrait bien être une science à part, je voudrais la nommer encyclopédie : mais cette science n’existe pas encore.
22C’est précisément parce que cette science n’existe pas que je pense exiger pour mes essais critiques et mes fragments esquissés dans le même esprit l’attention la plus sérieuse. Car que vous soyez des lecteurs purement passifs ou bien, ce qui me paraît plus vraisemblable, des critiques concernés et donc des lecteurs qui réagissent, vous ne pourrez trouver rien de moins en eux que ce qui peut vous donner sur le sens propre de votre occupation elle-même soit une lueur véritable, soit au moins anéantir l’apparence de la fausse lueur.
23Il y a encore une chose que je veux dire au sujet de cette encyclopédie. La source des lois objectives pour toute critique positive est ou bien là, ou bien nulle part. Et s’il en va ainsi, alors, c’est la conséquence immédiate, la véritable critique ne peut pas du tout prendre note des œuvres qui ne contribuent en rien au développement de l’art et de la science ; oui, ainsi, une véritable critique de ce qui n’est pas en rapport avec cet organisme de la culture et du génie, ou encore de ce qui n’existe pas à proprement parler pour la totalité et dans la totalité, n’est même pas possible.
24Il se peut que l’on n’ait pas à s’enorgueillir de la démonstration de cette inexistence et de cette nullité ; par là, la nécessité de la polémique est déduite d’une façon qui peut compter sur un accord relativement universel, parce qu’on peut établir de manière évidente ces cas particuliers et ce qu’il y a de plus urgent en eux. Pour moi, sa polémique est, en revanche, bien plus que cela, bien plus qu’un mal nécessaire ; quand elle est comme il faut, elle est pour moi le sceau de la plus vivante activité du divin dans l’homme, la clé de voûte d’un entendement mûr. Distinguer le Bien d’avec le Mal, n’est-ce pas ce qui devrait être le commencement de toute connaissance ? C’est du moins ce que je crois ; et quand je vois que, dans sa sphère propre, un homme se contente d’une simple tolérance légère et superficielle, et n’a pas le cœur de rejeter sans condition ce qui est excellent, quel qu’il soit, et d’en faire un mauvais principe, je dois penser selon ma façon, bien qu’elle ne soit pas précisément claire, et qu’elle dût, pour sa manifestation extérieure, resplendir en toute clarté.
25Je ne peux pas justifier ici cette croyance et cette polémique ; mais je pense que ma philosophie et ma vie le feront. Je ne peux que reconnaître en attendant la subjectivité absolue de tout ce qui s’y rapporte, et vous dire la maxime qui m’inspira, afin de vous faciliter pleinement les choses au cas où vous voudriez me comprendre. Mon effort ne visait pas tant à anéantir la grande masse des faibles sujets qui s’agite en vain et sans finalité dans chacune des sphères de l’art, que de poursuivre la séparation du bon et du mauvais principe jusqu’aux états de force et de culture suprêmes ; et je me trouvais une vocation particulière pour cela. Par conséquent, les objets de ma polémique, choisis avec l’attention la plus mûre, peuvent être tout à fait identiques aux idéaux à imiter de ceux qui sont moins regardants. C’est même là que j’ai appris à admirer avec ironie.
26Je suivrais encore cette maxime, et il n’est donc pas nécessaire d’ajouter autre chose. Mais pour sanctionner davantage la reconnaissance de ladite subjectivité, je conclus l’ensemble avec ce qu’il peut y avoir de plus subjectif : un simple poème5.
27Mais auparavant, quelques mots encore sur Lessing, bien que le poème le concerne également, et la place qu’il y prend pourra exprimer mieux que tout autre le degré et la manière de respect que je lui voue.
28Et pourquoi honoré-je tant cet homme dont je refuse beaucoup de choses que d’autres louent uniquement en lui ?
29Je pourrais vous le dire très vite et clairement, et si vous deviez pourtant vous plaindre encore de l’incompréhensibilité, j’espère au moins vous faire apparaître que cela ne tient pas à l’expression, mais à la chose. D’ailleurs, il ne me reste en ce cas que le vœu pieux : que vous commenciez enfin à comprendre la compréhension ! Vous saisissez ainsi que le défaut n’est pas où vous le cherchez, et vous ne vous tromperez plus avec de tels concepts confus et de tels fantômes vides.
30J’honore Lessing pour la tendance majeure de son esprit philosophique et pour la forme symbolique de ses œuvres. Pour cette tendance, je le trouve génial ; pour cette forme symbolique, ses œuvres sont pour moi du domaine de l’art supérieur, puisque précisément, à mon avis, elle en est l’unique caractéristique décisive.
31Si vous essayez de comprendre des auteurs ou des œuvres, c’est-à-dire de les construire génétiquement en relation avec ce grand organisme de tous les arts et les sciences, vous remarquerez qu’il y a quatre catégories en lesquelles tout se scinde, tout ce que vous trouvez de caractéristique dans le phénomène du monde de l’art dans une telle construction ; quatre concepts parmi lesquels tout peut se loger : la forme et le contenu, l’intention et la tendance. Mais toutes ces catégories ne sont pas applicables à chaque œuvre ni à chaque auteur.
32Vous pouvez réduire toutes les pensées d’un Spinoza ou d’un Fichte à une unique pensée centrale, et cette identité de toute la matière, aussi supérieure à la conséquence qu’on y prise habituellement que totalement différente d’elle, peut vous apprendre qu’elle est l’essentiel, si vous y ajoutez la remarque que la forme elle-même chez chacun de ces deux penseurs si hardis et accomplis n’est qu’une expression, un symbole et un reflet du contenu, à savoir de l’essentiel, du point médiant unique et indivisible de la totalité. C’est pourquoi la forme de l’un, celle de la substance et de la permanence, de la pureté, du repos et de l’unité, est l’opposé diamétral de celle du second, l’activité, l’agilité, la progression incessante. On ne peut exiger l’intention en totalité qu’avec un Jacobi ou un Kant, parce qu’ils n’ont pas de tendance, ou bien, ce qui veut dire la même chose, une tendance qui est absolument fausse ; une tendance qui est si artificiellement enveloppée et cachée à l’œil commun, sans doute par son allure embrouillée et zig-zagante qui est propre à de telles natures, qui ne se laisse rapporter qu’à ce qui n’a absolument aucune réalité pour le philosophe. Vous aurez compris de telles natures quand vous aurez trouvé l’intention centrale de l’ensemble dans le tissu complexe des intentions concomitantes, qu’elles ont d’ordinaire à profusion ; où le fantôme se dissoudrait alors souvent en son néant. Mais non chez ces grands-là. Vous y trouveriez peut-être, dans des œuvres singulières, des intentions très clairement purement exprimées. Mais vous ne pourrez jamais indiquer et fonder en totalité une intention autre que sa véritable tendance à se présenter et se communiquer inconditionnellement. Voilà donc la tendance de tout.
33De même chez Lessing, qui aimait Spinoza, bien qu’il ne fut pas possible qu’il le comprît complètement avant que la doctrine opposée à la sienne fût découverte et qu’il pût être spinoziste en ce sens. Il aimait Spinoza, et Fichte, conformément à son mode de penser et à ses principes, doit l’honorer. C’est le meilleur éloge de la disposition de Lessing à la spéculation. Puisqu’il ne peut être compté parmi ces grands inventeurs, et qu’il fut seulement l’esquisse d’un excellent philosophe, il ne peut être question avec lui de la matière ou du système de ses pensées. Mais d’autant plus de la forme.
34D’abord, je dois rappeler une chose. Ce que vous trouvez dans les livres philosophiques au sujet de l’art et de la forme suffit à peu près à expliquer l’art de l’horloger. Quant à l’art et la forme supérieurs, vous n’en trouverez nulle part ne serait-ce que la plus légère intuition [Ahndung], pas plus que d’un concept de poésie.
35L’essence de l’art et de la forme supérieurs réside dans la relation à la totalité. C’est pour cela qu’ils sont absolument finalisés et sans fin6, ce pourquoi on les considère sacrés comme le saint des saints, et qu’on les aime sans fin quand on les a une fois reconnus. Ainsi, toutes les œuvres sont une œuvre, tous les arts un art, tous les poèmes un poème. Car tous veulent bien la même chose, ce qui est partout Un, dans son unité indivisible. Mais chaque membre de cette formation suprême de l’esprit humain veut être en même temps la totalité, et si ce souhait était effectivement inaccessible, comme veulent nous le faire croire ces Sophistes, nous voudrions plutôt tout de suite le néant et nous abandonnerions ce commencement absurde. Mais il est accessible, car il a déjà souvent été atteint par ce qui met en rapport l’apparence du fini avec la vérité de l’éternel, et la dissout en lui : par l’analogie, par les symboles, dans lesquels la signification remplace l’illusion, l’unique réalité dans l’existence, parce que seul le sens, l’esprit de l’existence provient de ce qui est au-delà de toute illusion et de toute existence et y revient.
36Donnez à l’art ordinaire autant de dignité et de grâce que vous voulez, il n’en surgira jamais l’art supérieur. Ou bien croyez-vous qu’un arbre vigoureux puisse pousser d’une cosse sans graine ni force ? –
37Et vous pouvez vous hâtez pas de distinguer la nature et l’art : dans l’éternité, cette fausse route ne vous réussira pas.
38Pour l’art supérieur et son concept, cette difficulté n’existe pas. Il est nature et vie, et absolument un avec elles ; mais il est la nature de la nature, la vie de la vie, l’homme en l’homme ; et je crois que cette distinction est, pour qui la perçoit en général, déterminée avec vérité et suffisamment décisive. Si quelqu’un croyait cependant devoir en réclamer une qui soit encore plus déterminée, il lui sera difficile d’être en mesure de rendre clairement ce qu’il croit et ce qu’il demande.
39Chaque poème, chaque œuvre doit signifier la totalité ; elle doit la signifier effectivement7, et être également par la signification et l’imitation formatrice effectivement, parce qu’en dehors du point suprême qu’elle indique, seule la signification a de l’existence et de la réalité.
40Si vous n’avez jamais perçu cette forme symbolique, ni distingué si une œuvre est construite d’après l’organisme végétal ou animal, et que vous ne pouvez pas même ressentir la couleur ou la teinture d’un poème, laissez donc alors la poésie, ou bien croyez au moins sans pudeur ni crainte qu’il vous reste encore du neuf et de l’inconnu en ce domaine que ne mesurera jamais un mortel ; car ce que j’ai mentionné est précisément le principe et la fin, l’essentiel et le suprême ; c’est là que le concept d’un art supérieur commence.
41Cet art est unique. C’est pour cela que j’exige également une forme symbolique pour l’œuvre philosophique ; et ne pensez pas qu’il me manquera des exemples pour le démontrer. Je pourrais citer des philosophes chez lesquels tout est circulaire ; d’autres qui ne peuvent construire que selon le schème de la triplicité ; je voulais aussi indiquer des ellipses et bien d’autres choses encore, qui pourrait ne vous sembler qu’un jeu de mon Witz. Je me contente de remarquer que les formes philosophiques contemporaines sont du genre mathématique.
42Il en va de même pour la forme de Lessing, que vous reconnaîtrez peut-être vous-mêmes pour la plus haute dans cette sphère.
43On nomme de nos jours le paradoxe « excentrique ». C’est généralement une maxime très louable que de prendre intentionnellement les expressions du sens commun à la lettre, plutôt que telles qu’elles sont entendues ; et ici précisément, c’est tout particulièrement le cas.
44Est-il un symbole plus beau pour le côté paradoxal de la vie philosophique que ces lignes zigzagantes, qui ne peuvent apparaître qu’en fragments progressant avec une constance et une régularité visibles, parce que leur centre réside dans l’Infini ?
45Lessing était une telle ligne transcendante, et c’était là la forme primitive de son esprit et de son œuvre.
46Vous la trouvez de la manière la plus claire et saisissable dans Ernst et Falk, sa production la plus cultivée et la plus accomplie. Si vous l’avez comprise ici, vous la verrez alors également dans l’Éducation du genre humain ; et aussi, dans une large mesure même, mais avec les ajouts gênants d’une matière inexistante ou d’une fausse tendance, dans tout l’Anti-Goeze, considéré comme une seule œuvre, et dans la Dramaturgie ; et très largement enfin, dans l’ensemble de sa carrière littéraire.
47La forme de Platon est la même ; et vous ne pourrez construire compréhensivement aucun dialogue ni aucune série de dialogues sinon d’après ce symbole.
48Que doit-on dire à l’homme qui, au milieu de cette vulgarité et de cette foule de fausses tendances approchait dans la forme du tout précisément le sommet du philosophe le plus sublime et de l’orateur le plus artiste ?
Notes de bas de page
1 Dans la Dramaturgie de Hambourg (1767-1770).
2 Twelth night, or : What you will, Le soir des rois (ou La nuit des rois) ou Ce que vous voudrez. La comédie de Shakespeare est désignée d’après son sous-titre (II, 3 ; II, 5).
3 Lessing, Nathan le sage III, 1 vers 40-41.
4 Dans son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative (1763).
5 Schlegel est mauvais prophète en ce poème, Hercule musagète, où il prévoie l’avenir du groupe romantique, et selon un avis assez partagé, piètre poète, ce qui nous fait renoncer à tenter de rendre cette pièce comme nous l’avons fait ailleurs. Il reste que, dans l’économie de cette curieuse postface-préface, la clôture « poétique » est essentielle.
6 On reconnaît ici la troisième détermination du jugement esthétique chez Kant, Critique de la faculté de juger, § 17.
7 Schlegel utilise ici une formule redondante (« effectivement et dans les faits ») pour insister sur le poids qu’il accorde au symbole, qui est et signifie à la fois.
Notes de fin
i Expression en français dans le texte.
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