A.-F. Bernhardi : Sur le Philoctète de Sophocle (1810)
p. 111-118
Texte intégral
1Ce texte, plus tardif que les précédents, a paru dans la revue Pantheon de Leipzig éditée par J.-G. Büsching et K.-L. Kannegiesser (Pantheon, Eine Zeitschrift für Wissenschaft und Kunst, Leipzig, 1810 ; seconde édition chez August Rücker, Berlin, 1825, pp. 1-16). Il résume surtout la diffusion des principes de Schlegel, l’unité nécessaire de la spontanéité et de la réflexion dans le travail de l’imagination poétique, la position privilégiée du critique, et le ton rappelle bien souvent l’étude sur la poésie grecque de ce dernier. Mais la situation historique a bien changé, et l’inflexion politique se fait sentir nettement dans l’interprétation qui est donnée de la tragédie de Sophocle. Bernhardi a connu très jeune Wackenroder et Tieck, et a participé à une branche berlinoise non moins précoce qu’originale du romantisme, dont ses Bambocciaden (3 volumes, 1797-1800, avec Tieck et Sophie Tieck-Bernhardi) portent témoignage. Isolé du groupe romantique après l’affaire de son divorce (voir J. Körner, Krisenjahre der Frühromantik, Bratislava, 1936), il fréquente, après 1804, la génération suivante des romantiques berlinois : Chamisso, La Motte Fouqué, Varnhagen. En même temps, il suit l’engagement patriotique de Fichte, qui publie significativement dans Pantheon (1810) des fragments d’une traduction de la Lusiade (Aus Camoens Lusiade, Gesang III, Stanze 118). L’intérêt politique et historique est sensible dans sa lecture de Philoctète, indiquant un mouvement général : alors que le premier romantisme visait l’absolu dans l’art ou dans l’union de la philosophie (ou « science ») avec la poésie, ce qui est la position du Kynosarges (1802), la génération suivante se rabat, pour le dire en termes hégéliens, sur « l’esprit objectif », délaissant l’abstraction et l’inertie de la contemplation du seul « esprit absolu ». Bernhardi cherche en effet à déterminer « l’idée éthique » de la tragédie, à savoir un intérêt « supérieur » à l’investigation des caractères. Le plan humain de l’action est confus, le conflit de l’universel (Ulysse) et du particulier (Philoctète) paraît insurmontable ; mais dès lors que l’on prend en compte « l’objectivité relative » que représente l’État (il s’agit du camp des Grecs !), une solution s’esquisse, et la fin supérieure qu’a en vue Ulysse justifie sa ruse. Les hommes ne s’élèvent pas, certes, à cette conscience ; aussi est-ce l’intervention des dieux, la théophanie, qui peut résoudre « dans l’harmonie cette unité de l’universel et du particulier ». Hegel, pour sa part, soulignera dans son Esthétique l’insuffisance du recours à un tel deus ex machina « qui reste étranger et extérieur au contenu » : « Sophocle, dans ses tragédies les plus sublimes, ne se sert jamais de ce procédé qui, si on le poussait un peu plus loin, aurait pour effet de transformer les dieux en machines mortes et les individus en simples instruments d’une volonté extérieure » (Esthétique, Flammarion, 1979, t. 1, p. 292 ; cf. t. 4, p. 287).
2L’histoire de la poésie d’un peuple n’est rien d’autre que l’histoire de son imagination : comment elle s’éveille à l’existence et à la vie de la nation, s’accroît, s’étend et meurt. Quand nous étudions la culture poétique d’un peuple, plus celui-ci nous élève et plus son rang dans les autres domaines du savoir et de l’art est remarquable, plus notre attrait pour cette fleur de l’esprit humain s’accroît. C’est particulièrement le cas lorsque la nation dont nous étudions la poésie n’a pas eu d’autre maître que la nature, pas d’autre éducateur que la force de son esprit, pas d’autre enseignement que celui des individus grandis en son sein, et qui, patriotiquement, lui restituent avec gratitude la force qu’ils ont cultivée. La poésie d’un tel peuple a alors une double signification : elle présente l’ensemble du chemin accompli par la nature ; et, en formant celui-ci dans la nation, elle parvient en même temps à accomplir ce qui est la tâche commune et éternelle de la vie, de l’État et de l’art : réconcilier l’idée et la loi avec les motivations particulières et les aspirations individuelles. A peine ai-je à ajouter que, lors de cette description, je pensais aux Grecs, à cette heureuse nation inaugurale de notre continent, qui, si elle n’est pas historiquement la première, est pourtant bien la seule qui ait adapté à son climat ce que lui apportaient les cultures étrangères en le vivifiant, et s’y soit entendue à lui donner sa propre coloration, l’humectant de la rosée de l’esprit hellénique. Une vie plus débordante anime peut-être le pouls des nations asiatiques et leur poésie, et, dans d’autres nations, les couleurs flamboient peut-être davantage ; les Modernes réunissent sans doute dans un esprit admirable la contradiction et la séparation, irréconciliables pour les Grecs ; pourtant, les Hellènes demeurent la nation qui est, pour la science, sinon pour l’histoire, au centre de cette périphérie des peuples, car ceux-ci n’ont pas plus assimilé le calme et la culture plastique de l’art hellène qu’ils n’ont exprimé purement et simplement dans leurs présentations les éléments de la synthèse romantique et de l’excès moderne. C’est pourquoi nous devons étudier l’histoire de la poésie grecque et en distinguer l’aspect national, pour comprendre l’histoire naturelle de l’imagination depuis cette époque où la poésie n’existait pas car tout était poésie, où l’art et l’entendement se confondaient avec la vie et la science et s’alimentaient mutuellement, où l’épanchement en chansons et en récits était un chant spontané, comme le son du rossignol dans les bois ou le murmure de la source dans la roche, ou le tonnerre qui monte de la cascade ; jusqu’à cette époque où la nostalgie de ce beau passé s’exprime dans l’imitation, comme l’amant s’essaie d’une main artiste à reproduire avec peine les traits de l’aimée défunte, et au point enfin où l’esprit hellène, à l’étroit dans la particularité de l’épigramme, se meurt, comme Écho expirant en répétant les paroles chéries de Narcisse mourant. Entre ces deux époques, celle de l’épanchement spontané où la réflexion n’accompagne pas l’enthousiasme du poète, et celle de l’imitation et de la récollection, où la réflexion doit produire l’enthousiasme, se situe la période des œuvres d’art nationales, en ce milieu où la philosophie et la poésie poussent comme les branches d’un même tronc, et où la réflexion du philosophe accompagne comme une intuition et une anticipation le poète dans son invention, et la bride ; où le philosophe, de son côté, confère une vie sensible et attrayante à ses idées par l’enthousiasme du poète et la vivacité de l’imagination. Ainsi Homère et Eschyle : l’un, en s’attardant aux détails de la présentation, aux symboles, allant au-delà de la ressemblance, ce qu’une critique anhistorique et immature a appelé de l’incorrection et de la longueur ; l’autre, par ses images hardies, que l’impertinent amant des Grâces, dans un journal critique appelé les Grenouilles, dois-je dire blâme en les louant ou loue en les blâmant ; comme ces deux-là peuvent être les représentants de cette première époque, ce sont pour la seconde Platon et Sophocle. Au début de la troisième, Euripide, qui sacrifie l’art à la particularité nationale ou temporelle, va bien aux côtés d’Aristote, qui bannit la poésie de la philosophie, et laisse envahir la totalité et l’unité de la vision du monde par la pénétration et l’observation qui, par nature, mènent au particulier.
3La tâche d’une critique universelle et historique des œuvres poétiques ne peut consister, selon la nature de la chose, que dans une reconstruction de l’idée et du rapport de sa présentation dans la forme nationale. Sans une telle critique, ou son pressentiment, aucune œuvre (et même son esquisse imparfaite) ne peut voir le jour. Dans ce dernier cas, il revient au critique de porter l’intuition à sa pleine manifestation, et dans les deux cas, d’examiner comment l’idée se trouve exprimée dans l’œuvre elle-même et dans son projet. Dans l’œuvre d’art, les deux surviennent d’un seul coup : l’idée et la présentation sont dans une réciprocité indissociable, passent l’une dans l’autre ; et puisqu’elles ne font qu’un, aucune ne domine l’autre, aucune n’est non plus indépendante de l’autre ; dans l’inspiration imparfaite, quand le sens philosophique est dominant, la présentation devient une froide allégorie, et lorsque la force de la présentation a vaincu l’idée, le tout paraît assemblé arbitrairement et dépourvu de signification, le poète ne semble pas réfléchi et libre, mais emporté par le particulier et l’éclat poétique. La véritable œuvre d’art est philosophique et allégorique du point de vue de l’idée, historique et subjective du point de vue de la présentation. Ce qu’établit la critique doit se justifier par l’œuvre d’art dans sa totalité, et inversement, ce qui s’avère à travers toute l’œuvre, c’est son idée. Mais en aucun cas la critique ne peut ni ne doit affirmer que l’idée de son œuvre ait été présente distinctement à l’esprit du poète saisi par l’enthousiasme, ni même que quelque chose de tel l’ait incité à créer, ou qu’après l’achèvement de la présentation, l’idée en soit claire dans l’esprit du poète, mais qu’un Génie invisible et muet accompagne l’artiste, le seconde au milieu des écueils de la présentation, comme, dans Sophocle, Athéna mène Ulysse devant la folie d’Ajax. Il n’est pas faux d’appeler le critique accompli le « naturaliste de l’art » ; à celui-ci, la nature apparaît comme la révélation de la divinité ; à celui-là, l’art comme la révélation du génie de l’humanité. Le naturaliste cherche et trouve les plus infimes particularités de la nature, scrutant les obscures ramifications de la vie des plantes sur le manteau neigeux des montagnes, sur les rochers dénudés et dans les abîmes les plus profonds, observant les animaux du désert ou de sa contrée avec une application inconcevable, et les analysant jusqu’aux fibres de leurs muscles, s’enfonçant dans les profondeurs des montagnes jusqu’au sang et aux os de la terre ; il explique ainsi la grande et simple loi de la nature, alors que le critique n’explore pas moins hardiment le domaine de l’art et toutes ses créations, examine chaque détail et signification, et les réunit dans des ensembles de plus en plus grands. Mais comme la plénitude luxuriante et la splendeur des pays tropicaux attire toujours à elle le naturaliste et le pousse au-delà des frontières de sa patrie, son frère le critique, quand il s’est promené dans le jardin poétique de l’Espagne ou dans le verger de l’Italie, cet heureux pays où les frontières de l’ancien et du nouveau monde poétique ne sont marquées que par un mince ruisseau du temps, ainsi qu’un petit détroit sépare les deux mondes géographiques, revient toujours aux prairies du pays hellènique, à sa jeunesse impérissable.
4Si j’ajoute à cette description une tentative pour expliquer l’idée d’une œuvre d’art précise, il me semblerait avoir été étourdi en énonçant par avance la difficulté de l’entreprise ; mais si je tiens compte du fait que je n’essaie pas de présenter autre chose qu’un aspect d’une œuvre, peut-être la faveur de l’auditeur pourra-t-elle m’accorder une bienveillante indulgence.
5Tant de critiques éminents et spirituels ont expliqué et mis en lumière le Philoctète de Sophocle, son problème et sa solution, qu’il ne reste en fait plus qu’une seule question à résoudre : que signifie cette tragédie dans son ensemble ? Quelle idée éthique le poète a-t-il bien pu pressentir ? Le poète nous présente trois personnages : Ulysse, Philoctète et Néoptolème ; parmi eux, le premier mérite d’habitude notre répugnance morale, le second excite notre pitié et notre sentiment, et Néoptolème s’adresse avant tout à notre sens moral, et le satisfait. On ne saurait nier qu’il y ait quelque chose de vrai au fond de tout cela. La ruse hypocrite d’Ulysse dès le début de l’œuvre ; sa dureté quand il rencontre Philoctète en proie à la douleur, seul et rejeté ; sa lâcheté quand il fuit alors que Philoctète dirige sa lance sur lui ; sa vantardise presque ridicule en quittant la scène : voilà en effet des traits peu propices à lui gagner nos cœurs et notre sympathie. Mais si, en revanche, on remarque comment, chez Homère, en dépit de sa ruse et de ses astuces, il paraît noble et courageux, comment il est reçu dans le cercle étroit d’Agamemnon (Il. b v. 405), on sera tenté de tirer cette discordance d’un passage bien connu de Cicéron (Off. 3.26) selon lequel, comme il est patent, les tragiques avaient coutume de modifier les caractères de leurs héros. Mais, malheureusement, le poète n’entre pas seulement en contradiction avec Homère, mais aussi avec lui-même. Certes, Ulysse apparaît bien, dans la première scène de l’Ajax, en accord avec la description donnée ici, mais à la fin de la pièce où il veut arracher par le combat à son ami Agamemnon le tombeau de l’ennemi (v. 1330), il fait montre d’un si noble nature que l’on pourrait dire que Sophocle a transformé le caractère d’Ulysse en le présentant plus noble que ne le dépeint Homère. Mais cela n’est pas plus vrai. De toute façon, par rapport à Homère, le personnage n’est modifié surtout parce qu’il mieux amené, plus humain, plus cohérent dans le temps ; et la contradiction entre l’Ulysse de l’Ajax et celui du Philoctète s’explique clairement par les différents aspects que le poète montre de lui dans les différentes situations où il se trouve à chaque fois. Dans le Philoctète, un seul aspect du caractère d’Ulysse est pris en considération, celui qu’il montre dans la première scène de l’Ajax : celui de l’homme d’État. Pour l’homme d’État, c’est la chose publique qui compte : les personnes ne sont que la particularité contingente à laquelle celle-ci se rattache ; la pitié apparaît comme une faiblesse, la ruse est à sa place à côté de l’arme invincible de Philoctète, et la lance de son adversaire qui fait toujours mouche n’excuse pas, mais justifie bel et bien la fuite d’un homme qui a donné sur les plaines de Troie d’autres preuves de sa bravoure, qui étaient plus profitables à l’État pour lequel il doit épargner sa vie, et l’on ne peut enfin en vouloir au beau parleur quand il lance en fuyant des menaces. Mais, de même que, dans cette perspective, Ulysse devient l’emblème de l’homme d’État et de l’objectivité relative, de même, Philoctète apparaît comme le subjectif et l’individuel. Pour lui, il n’y a plus d’État et plus de guerre, l’offense qu’il éprouve, la douleur de sa blessure et la peine de la solitude ont pris la place de son âme héroïque ; et comme aucun discours ne peut lui faire sentir l’universel et qu’il est impossible à ses adversaires d’utiliser la force, il ne reste plus que la ruse, qui semble nécessairement bienfaitrice à Ulysse, si l’on en croit la renommée qui échoit à Philoctète du fait de cette obligation. C’est un jeune homme noble et avide de gloire qui doit réconcilier les parties en conflit, Néoptolème qui, ignorant des vicissitudes de la vie, trop tendre pour le sang-froid de l’homme d’État, trop pressé d’arriver à la gloire, n’obtient rien d’autre que de trahir à la fois Philoctète et Ulysse ; il ne sait, à la fin, échapper à ces relations troublantes qu’en fuyant, en s’abandonnant à une individualité étrangère : il sacrifie la sienne par respect pour une parole donnée dans la fausseté, et renie la cause universelle. Les humains éludent ainsi le combat, amassant confusion sur confusion, mais les dieux opèrent autrement, eux qui ne tolèrent pas que les humains interviennent pour des raisons personnelles dans le cours du destin ; ils conçoivent les choses selon l’aspect de l’unité supérieure, et favorisent ainsi discrètement le plan d’Ulysse, avec seulement plus de douceur et de tact. De là vient la nécessité de la théophanie qui résoud dans l’harmonie cette lutte de l’universel et du particulier. L’échec du plan d’Ulysse le punit d’avoir offensé l’individualité, Philoctète délivré de ses souffrances défait Néoptolème de sa parole et se trouve lui-même repris dans l’universalité en rejoignant la guerre commune contre Troie.
6C’est ainsi que prédomine l’idée éthique, ici comme partout ailleurs chez Sophocle, et la fin de la tragédie ramène l’harmonie dont l’ébranlement dans le drame constitue l’intrigue. Il est indifférent de savoir comment d’autres tragiques ont conçu la même matière ; s’ils ont produit des œuvres d’art, il devrait être également possible de construire leur présentation à partir d’idées éthiques ou physiques ; car ce ne sont jamais des fleurs ni des arbres semblables qui poussent d’une unique variété de graines, mais les particularités se parent de leur propre splendeur que l’œil intègre découvre, apprécie et savoure avec reconnaissance.
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