Article adressé à Madame de Staël
p. 237-264
Texte intégral
1[1] WILHELM von HUMBOLDT’S Æsthetische Versuche. Erster Band ueber GOETHE’s Herrmann und Dorothea. Braunschweig, bei Friedrich Vieweg dem aelteren, 1799, – Essais aesthétiques de M. Guillaume de HUMBOLDT ; première partie, sur l’Herrmann et Dorothée de M. GOETHE. A Brunswick, chez Frédéric Vieweg l’aîné, 1799 in. 80(1).
Le domaine du poète est l’imagination ; il n’est poète qu’en fécondant la sienne, il ne se montre tel qu’en échauffant la nôtre. La nature que d’ailleurs nous examinons avec nos sens, que nous analysons avec notre esprit, se présente par les efforts du génie poétique à notre imagination, et paraît recevoir de lui un éclat nouveau.
Le problème général que le poète, que le peintre, que le statuaire, que tous les artistes, en un mot, ont à résoudre, c’est de transformer en image ce qui, dans la nature, est réel.
Mais que feront-ils pour arriver jusques-là ? Iront-ils altérer les objets qu’ils dépeignent, et leur donner d’autres formes, d’autres couleurs, d’autres [2] attributs ? Si l’artiste veut que nous reconnoissions la nature dans son ouvrage, il ne doit point y apporter des changemens considérables. Ce n’est donc pas tant son objet qu’il doit altérer, c’est moi plutôt, moi qui le vois ou l’entends, qui dois éprouver un changement si merveilleux, que me trouvant au milieu de la nature, je me sente néanmoins élevé au dessus d’elle ; que voyant tout ce qu’elle a de beau et de sublime, je ne m’aperçoive cependant pas en même temps de ses imperfections, des bornes par lesquelles l’existence de tous les êtres est circonscrite, de la marche rapide avec laquelle tous s’avancent vers leur destruction entière. C’est donc à mon imagination qu’il faut qu’il s’adresse, et tout son talent ne consiste qu’à l’échauffer et à la diriger ; car il ne suffit pas de l’avoir excitée seulement, il doit diriger en même temps ses élans ; et s’il ne veut point manquer son but, il faut qu’il s’établisse entre lui et nous une sympathie parfaite qui nous tourne toujours vers les mêmes objets, et nous tienne toujours au même degré de chaleur.
Pour présenter un objet aux sens, il suffit d’en montrer peu à peu les détails, pour soumettre un raisonnement à l’esprit de l’analyse dans toutes ses parties ; mais ce n’est point d’une manière aussi mécanique que l’on parvient à diriger l’imagination. Le poète a beau nous décrire tous les détails de la beauté de sa maîtresse, son image ne sera jamais présente à notre imagination, s’il ne sait point nous inspirer la même ardeur qui le consume lui-même. Tout ce qu’il peut nous communiquer, c’est le choc électrique qui réveille notre imagination, qui la force à travailler comme il a travaillé, de le suivre dans [3] l’ensemble comme dans les détails de sa production. Celui qui voit un tableau avec un œil vraiment connoisseur, doit le refaire, pour ainsi dire, dans son imagination ; et le lecteur d’un poète doit être, en quelque façon, poète lui-même.
S’il y a une faculté de notre âme qui possède une spontanéité évidente, c’est l’imagination. Elle n’agit jamais qu’avec une liberté entière ; et si le poète a un moyen de la diriger, ce n’est qu’en lui inspirant le désir, ou plutôt (car les arts possèdent, en vérité, une force entraînante) le besoin de suivre le cours qu’il lui indique. En approfondissant davantage sa nature, on découvre encore en elle une autre qualité, qui, en la rendant plus propre aux effets étonnans de l’art, rend aussi le travail plus pénible à l’artiste ; c’est de ne jamais produire que d’un seul jet, de développer, mais non point de composer les parties dont elle forme un ensemble. C’est ce qui fait que l’unité de caractère est une qualité si essentielle dans toutes les productions des arts, dont les différentes parties ne doivent point s’annoncer comme des élémens isolés qui constituent un entier, mais comme autant de côtés diffèrents par lesquels l’ensemble même se présente. Partout où cette unité vraiment poétique vient à manquer, quelque sévere que soit la composition d’un poème, quelque forte que soit la logique avec laquelle son auteur en a lié les différentes parties, on découvrira toujours que c’est l’ouvrage de l’esprit et de l’art, et non point de l’imagination et du génie.
Il n’y a donc que l’enthousiasme qui soit capable de réveiller et de maîtriser l’imagination, et c’est au poète à l’inspirer. C’est peut-être là la raison pour laquelle il est impossible de sentir entièrement un poète étranger. L’enthousiasme se compose d’une infinité de rapports que les objets ont avec nos sentimens et notre caractère ; et il faut être élevé dans l’habitude d’une langue, avoir pensé et senti avec elle, pour que chaque phrase et chaque mot se présente à nous avec toutes ses nuances, qu’il réveille tous les souvenirs capables de renforcer l’idée qu’il nous offre. Les mots d’une langue étrangère ressemblent véritablement à des signes morts ; au lieu que ceux de la nôtre sont vivans, pour ainsi dire, parce qu’ils se lient à tout ce qui respire autour de nous. Quoique telle expression étrangère nous soit parfaitement connue, et que nous l’ayons souvent entendu prononcer dans le pays même auquel elle appartient, elle n’est jamais entrée dans le fonds de nos pensées, elle ne nous a jamais servi à découvrir une idée neuve et intéressante, elle ne nous est jamais échappée dans un moment d’émotion ou de douleur ; en voilà assez pour qu’elle nous reste toujours étrangère à un certain point.
Plus ces rapports de la langue avec les idées sont fins et imperceptibles, plus cette difficulté devient grande, et elle ne l’est peut-être nulle part autant que dans les poètes françois. Nulle autre poésie ne tient aussi fortement à son langage, dont il est souvent impossible de la détacher par une traduction satisfaisante ; nulle autre nation, peut-être, n’a une manière de sentir aussi déliée, aussi raffinée, une délicatesse aussi difficile à saisir ; et c’est là, peut-être, pourquoi les nations étrangères, dès qu’elles sont parvenues à se former un caractère particulier, traitent si souvent même les chef-d’œuvre des François avec injustice.
[4] Mais je reviens à mon objet. Pour réveiller notre enthousiasme, le poète doit en éprouver lui-même ; échauffer notre imagination par le feu de la sienne, voilà son secret. Nous avons vu, que pour nous présenter l’image de la nature, il ne doit point essentiellement altérer les objets qu’il nous peint, mais qu’il doit plutôt nous donner à nous-mêmes une autre manière de les voir, et faire qu’au lieu de les examiner par nos sens, et de les analyser par notre esprit, nous nous les représentions par la seule force de l’imagination. Mais il ne lui est pas même permis d’agir directement sur celle-ci ; il ne lui reste donc rien à faire que de se renfermer en lui-même, de créer son ouvrage, de le fixer, soit sur la toile par le pinceau, soit dans la mémoire des hommes par des paroles, et de confier à cet ouvrage seul le soin de faire l’impression qu’il se propose. Si ce monument de son art porte vraiment l’empreinte du génie, sa voix ne manquera pas de nous parler ; notre imagination se réveillera ; et c’est alors, seulement, que nous nous sentirons émus d’une manière vraiment poétique.
Tout le monde convient que sans imagination il n’y aurait ni poésie, ni art en général ; mais on n’a pas assez regardé, ce me semble, cette faculté de notre ame comme l’essence même de la poésie ; on a cru trop souvent qu’il suffit qu’elle embellisse son objet, au lieu que c’est elle seule qui doit le créer. Pour prouver cette dernière assertion, il est nécessaire d’entrer dans une analyse de cette faculté même, et de montrer ce que c’est proprement que l’imagination poétique, essentiellement différente de celle qui sert aux travaux du philosophe et de l’historien, ou à l’usage de la vie ordinaire. C’est de là, uniquement, que quelque lumière nouvelle pourra se répandre sur notre raisonnement.
Il appartient essentiellement à l’imagination de reculer les limites du temps et de l’espace. Rendre présent ce qui est absent, conserver dans notre pensée ce qui n’existe déjà plus, revêtir d’une image ce qui, en soi-même, n’est pas corporel ; voilà ses effets les plus ordinaires. Dans cette opération constante d’allier l’existence corporelle et limitée à une existence illimitée et indépendante (qu’il nous soit permis un moment de nommer idéale), il y a nécessairement plusieurs degrés différens. Tâchons d’en marquer les plus distinctifs.
L’imagination ne change rien aux objets, mais elle se contente de les transporter dans d’autres lieux, d’autres temps ou d’autres circonstances.
[5] Elle altère les objets eux-mêmes, les compose de parties différentes, quelquefois hétérogènes, et forme des êtres dont la nature ne lui offre que les élémens.
Dans ces deux opérations, elle ne franchit pas encore les bornes de l’existence limitée et réelle. Elle forme des objets nouveaux, mais elle ne les soustrait point aux lois de la nature existante. Il lui faut faire un pas de plus pour élever l’ame à ce degré d’exaltation qui caractérise la véritable poésie. Le poète n’a pas besoin d’altérer les formes de la nature ; plus il la copiera fidèlement, plus il sera sûr de nous charmer et de nous émouvoir : nous nous passons sans peine des fictions de la mythologie ; et rien n’a tant de droit sur notre cœur, que la peinture de l’homme et de ce qui tient à son être. Mais en laissant la nature telle qu’elle est, l’imagination doit la dégager des conditions qui bornent et rétrécissent son existence ; elle doit reculer à la fois toutes les limites qui gênent le libre essor de notre ame, elle doit ôter des objets tout ce qu’il y a d’exclusif et de négatif, pour nous présenter toutes leurs beautés réelles et positives, aussi entières, aussi constantes, aussi étroitement liées qu’il est possible. Le poète ne doit pas, comme on dit ordinairement, nous élever de la terre aux cieux, il doit plutôt répandre la sérénité et la constance invariable de ces régions élevées sur notre globe même. Ce ne sont que les couleurs qu’il doit ajouter aux choses ; et semblable au voyageur qui, en voyant reparoître le soleil après un temps triste et nébuleux, se croit entouré d’autres collines, d’autres bosquets, d’un autre paysage, en un mot, nous devons nous trouver transplantés par lui dans un monde nouveau, et reconnoître cependant, avec une douce émotion de l’ame, les mêmes objets qui nous étaient chers autrefois. Ce n’est que de cette manière qu’il réussit à lier notre nature physique et sensible à celle qui semble annoncer une origine plus auguste, et à nous donner à la fois toutes les jouissances dont nous sommes capables.
En méditant sur les moyens par lesquels le poète peut opérer la métamorphose étonnante dont nous venons de parler, on sent bien que pour la produire il doit en opérer une au dedans de nous-mêmes. Ce n’est point aux choses, à leur essence qu’il peut toucher ; son talent est de produire des illusions, mais des illusions plus durables et plus profondes que la vérité même. Il doit donc agir sur nos pensées et sur nos sentimens, et nous donner, pour ainsi dire, des [6] organes différens de ceux qui guident nos pas dans le cours ordinaire de la vie. On ne s’attendra pas à voir trahir ici ce secret du poète, impénétrable à ses propres yeux. Nous ne pouvons que suivre de loin ses traces ; mais, en analysant l’impression que les chef-d’œuvre de l’art laissent dans notre ame, nous reconnoîtrons facilement qu’elle se réduit en entier à nous détacher de l’existence bornée du moment, et à nous livrer à ces idées profondes et immenses, dans lesquelles seule la meilleure partie de notre être se retrouve toute entière.
Le plus grand talent de l’artiste consiste à réunir dans son objet tous les traits qui achèvent d’en constituer le caractère. Chaque ouvrage de l’art, digne de ce nom, ressemble, pour parler le langage des mathématiciens, à une quantité donnée et entièrement déterminée. Rien n’y manque, rien n’y est superflu ; c’est cette chose et nulle autre, mais celle-ci toute entière ; c’est pourquoi le premier effet qu’une belle statue, un beau tableau produisent sur le spectateur, est de fixer ses yeux immobiles sur eux, de lui faire trouver dans ce petit espace tout ce qui peut charmer ses sens et remplir son ame. S’il lui reste quelque chose à desirer, si le tableau le laisse inquiet ou distrait, malheur à l’artiste ou au spectateur ! Le premier ne s’est pas élevé à la hauteur de son art, ou le dernier n’a pas eu l’ame de le sentir. En contemplant l’Apollon du Belvédère, on ne se lasse pas de parcourir ces formes vraiment divines ; chaque partie renvoie l’œil à cet ensemble majestueux, et toujours on retourne de l’ensemble aux détails. L’admiration et l’émotion vont toujours en s’accroissant ; on n’épuise jamais ce que le ciseau de l’artiste a su nous présenter. La beauté sublime de son ouvrage ressemble à une hauteur qui devient plus gigantesque à mesure que l’œil s’occupe à la mesurer, ou à un abîme qui devient plus profond à mesure qu’on parvient à le creuser. Combien, au contraire, l’impression que produit un objet de la nature est différente ! Quelque grand, quelque beau même qu’il soit, l’esprit contemplatif le quitte bientôt pour méditer sur son origine, ses résultats, les changemens qu’il aura à subir, les liaisons dans lesquelles il entre avec le reste des êtres créés, et finit [7] par se trouver loin de lui, occupé de l’organisation de cet ensemble dont il ne fait qu’une partie : au lieu qu’ici l’individu se perd dans l’immensité de l’univers ; l’art, au contraire, nous laisse retrouver, s’il est permis de le dire, cette immensité même dans l’individu.
L’ouvrage de l’art est tout-à-fait un ; il nous présente une idée sous une forme quelconque ; mais la forme et l’idée sont étroitement liées, et de manière à ne plus être détachées l’une de l’autre ; il nous force par là à opérer la même union au dedans de nous-mêmes, à féconder notre imagination par notre pensée et nos sentimens pour sentir le sublime du poète, et à échauffer l’esprit par l’imagination pour ne pas réduire son ouvrage à un simple hiéroglyphe, un pur signe sensible d’une idée intellectuelle. Or, c’est-là ce qui nous arrive toujours dans le cours ordinaire de la vie. Pour déchiffrer le livre de la nature, et rechercher la vérité, il nous faut toujours séparer la forme visible des notions intellectuelles, diviser nos facultés comme nous disséquons la nature.
L’art, en général, n’a jamais rien d’exclusif. Dans la nature réelle, chaque objet, en se donnant pour ce qu’il est, nous annonce en même temps qu’il ne saurait être que cela. Ce n’est pas ainsi qu’en agit l’art ; il nous présente un héros dans la fleur de la jeunesse, mais au lieu de ne nous arrêter qu’aux défauts de cet âge, il nous en montre surtout la force et la vigueur ; au lieu de nous renfermer dans cet instant passager de notre existence, il faut qu’en y reconnoissant encore les traits aimables et innocens de l’enfance, et en découvrant déjà le caractère ferme et mâle de l’homme fait, nous parcourions tout ce cercle ravissant de la vie.
Le groupe intéressant de Florence, où Ménélas rapporte l’ami d’Achille, tué dans la mélée, nous offre à la fois l’image la plus fidèle de la mort et la plus frappante de la vie. Mais sans que sa manière nous fasse reculer d’effroi, elle se mêle plutôt, d’une manière douce et touchante, à celle de la vie, et toutes les deux conduisent notre pensée vers la destinée de l’homme : idée grande et sublime, où notre ame se perd et se retrouve alternativement.
Les objets réels provoquent nos désirs ou nos intérêts : nous calculons tour-à-tour Futilité ou la jouissance qu’elles peuvent nous procurer. Les objets de l’art nous inspirent des sentimens plus purs ; ils nous plaisent, ils nous attachent par eux-mêmes, ils calment nos passions ; nul desir ignoble ne se réveille en leur présence, et nous ne formons pas même le vœu de les posséder exclusivement. Il nous suffit d’en jouir en les contemplant.
[8] L’art nous ramène toujours en nous-mêmes ; il nous inspire l’enthousiasme le plus grand et le plus noble, et devient, par là, une des sources les plus fécondes en grandes actions ; mais ce n’est qu’après avoir rendu l’homme à soi-même qu’il le donne à ses semblables.
En marquant les points essentiels qui caractérisent l’effet des chef-d’œuvre des arts, nous avons recueilli autant de faits sur lesquels nous pourrons établir notre raisonnement. Nous avons vu qu’il y a différens degrés dans les opérations de l’imagination, mais que ce n’est qu’en dégageant la nature de toutes les conditions qui rétrécissent son existence réelle, ou plutôt en nous détachant nous-même du cercle étroit où nous retiennent les besoins, les desirs et les passions de la vie ordinaire, qu’elle parvient à mériter le nom d’imagination poétique. Nous avons vu qu’ayant atteint ce but, elle s’annonce en nous par l’élévation et le calme de notre ame, par l’absence de tout sentiment ignoble ou impur.
Il ne faut jamais oublier que c’est dans nous seuls que le poète opère des changemens, et que, s’il nous présente la nature sous une forme nouvelle, ce n’est pas elle, mais l’état de notre ame qui a changé. Nous avons dit que l’art éloigne de ses ouvrages tout ce qu’il y a d’isolé, d’exclusif et de variable dans les objets réels ; mais il n’en peint pas moins fortement et ces changemens réguliers qui rendent la nature intéressante, et ces catastrophes subites qui ajoutent du pathétique à la vie ; il ne nous en renferme pas moins dans des situations affreuses d’où notre œil ne découvre aucune issue : il se priveroit, sans cela, des ressources les plus puissantes pour émouvoir notre sensibilité. Le moyen infaillible par lequel il nous tient néanmoins au niveau de sa hauteur, c’est d’anéantir en nous tout ce qui pourrait nous rappeler notre propre existence bornée et incertaine, de nous faire planer au dessus du destin et des événemens, d’étouffer en nous tout égoisme, de nous livrer tout entiers aux créations de son génie, de ne parler, en un mot, qu’à notre seule imagination. Ce qui prouve d’une manière incontestable que c’est ainsi qu’opère la véritable poésie, c’est le fait certain, qu’en quittant le théâtre ou la lecture d’un poème, nous nous trouvons toujours et plus de calme et plus de vigueur. Quelque déchirante que soit la lutte que nous présente le poète tragique entre les efforts de l’homme et la puissance du destin, notre ame parviendra [9] toujours à rallier ses sentimens, et à se remettre dans l’équilibre dont elle a besoin, ou en reconnoissant dans le destin même une bonté sévère, mais juste, ou en se raidissant contre une force aveugle qui peut la terrasser, mais non pas la soumettre. Quelques fortes qu’aient été les secousses que nous avons éprouvées à la vue d’une situation vraiment tragique, nous nous en sentirons néanmoins plus de vigueur, et nous serons plus disposés à recommencer nous-mêmes le travail de la vie, à braver ses peines et ses dangers. Il n’y a que les caractères foibles qui succombent à cette douleur sublime qui élève l’ame au lieu de l’abattre, et la purifie en la pénétrant.
Mais, sans nous arrêter plus longtemps à la différence de la nature et de l’art, dont nous parlerons encore dans la suite, continuons d’analyser l’imagination, et de montrer ce que le poète doit faire pour arriver à son but. Un ouvrage de l’art, capable de captiver l’imagination et de l’élever à une sphère supérieure à la nature même, doit tout renfermer en lui, et être indépendant de tout, hormis de lui-même. C’est là le lien par lequel il nous attache à lui : lien si puissant, que, sans le quitter, nous y retrouvons tout ce qui est fait pour nous intéresser et nous toucher. L’historien, quoiqu’il doive lier les faits qu’il nous raconte, se repose entièrement sur une chose, c’est qu’ils ont été véritables ; et il nous conduit sans cesse vers l’original, dont il ne donne que la copie. Le philosophe, quoique plus indépendant, établit son raisonnement sur des faits auxquels son lecteur doit toujours recourir avec lui. L’artiste, seul, ne se fonde sur rien ; par l’essor seul de son génie il se tient planant, pour ainsi dire, dans le vide. Il s’est nourri de l’aspect de la nature ; mais en nous offrant son image, il nous donne autre chose qu’elle ; et il nous ramène si peu à la réalité des objets, qu’il nous en détache plutôt. Une belle statue ne rappelle rien qu’elle-même, la nature disparaît à côté d’elle, son auteur lui-même est effacé par elle, elle semble n’exister que par elle et pour elle seule. Il n’y a que les personnes incapables de sentir la beauté sublime de l’art, qui ne voient dans ses productions que les objets qu’elles représentent. Ceux pour qui l’artiste a vraiment travaillé, y découvrent quelque chose de plus.
En nous peignant la nature, l’artiste doit donc se l’approprier ; en recevant son objet de ses mains, il doit le refaire. Tout le monde connoît la définition [10] sublime que Bacon donne de l’art : C’est l’homme, dit-il, ajouté à la nature. L’art du peintre, du statuaire, du poète, est plus encore ; c’est l’homme, non pas ajouté seulement, mais remplaçant la nature. En effet, l’artiste doit anéantir la nature comme objet réel, et la refaire comme production de l’imagination.
Nous possédons deux facultés étroitement liées ensemble et cependant bien différentes entr’elles : les sens et l’imagination. Par les uns, nous dépendons des objets qui nous environnent ; par l’autre, nous pouvons nous en détacher. Parle-t-on à nos sens, nos besoins physiques se font ressentir, nos desirs se réveillent, nos passions s’excitent, nous faisons des efforts, nous dépendons de leur succès, nos forces physiques s’agitent, et leur mouvement nous épuise : s’adresse-t-on, au contraire, à notre imagination, nous nous sentons libres et sans entraves, nous chérissons et nous haïssons, nous craignons et nous espérons, mais nous restons toujours au dessus de ces mouvemens de notre ame comme des événemens, et nos forces puisent une nouvelle vigueur dans leur agitation même ; c’est pourquoi il n’est jamais possible de comparer l’objet de la nature à l’objet de l’art. Le premier parle toujours à nos sens ou à notre imagination ; le dernier ne frappe que notre imagination. Tout ce que l’artiste devra faire, c’est donc de subordonner les premiers à la dernière.
Il ne peut plus être douteux que son talent ne consiste à créer ; car, n’est-ce pas créer que de refaire l’ouvrage de la nature, de le présenter sous une forme nouvelle et avec un éclat inconnu, de lui imprimer cette force magique par laquelle il repousse loin de lui tout ce qui tient à nos desirs sensuels, et ne réveille que les facultés les plus élevées notre ame ? Mais pour créer, l’imagination doit dominer en lui, elle doit le maîtriser tout entier ; ses sens, son esprit, ses sentimens, tout ne doit obéir qu’à elle seule.
Commençons donc par distinguer deux espèces différentes d’imagination ; l’une reproductive, qui ne nous ramène les objets que comme ayant déjà frappé nos sens ; l’autre créatrice, qui, quoiqu’elle ne puisse pas nous en offrir d’entièrement neufs (puisqu’enfin il faut toujours puiser dans l’expérience), nous les montre, cependant, non-seulement comme nos sens ne [11] les ont jamais aperçus, mais aussi comme il seroit impossible que jamais ils se présentassent à eux. La dernière appartient essentiellement à l’art, et l’artiste ne mérite ce nom qu’en tant qu’il est dominé par elle.
Ce n’est pas le poète seul dont l’imagination crée et qui en est dominé. Partout où le génie se met en activité, c’est cette même imagination qui facilite et dirige son essor. Le cas où la présence du génie est nécessaire, existe aussi souvent que les ressources ordinaires ne suffisent plus, qu’il n’est plus possible d’appliquer machinalement des règles connues, ou de faire l’énumération des moyens possibles pour choisir le plus convenable : quand toute issue paraît fermée, c’est au génie à frayer une route inconnue jusqu’alors ; c’est pourquoi on l’a défini d’une manière aussi juste qu’ingénieuse : le talent de donner la règle par le fait. Quoiqu’il soit impossible de pénétrer les secrets de cette faculté étonnante, et de la suivre dans le cours de son activité, il est certain cependant que c’est l’imagination qui, dans ces cas, s’empare de l’ame, et qu’enrichie par l’expérience, elle crée plutôt ses ressources qu’elle ne les puise à sa source ; du moins si ce langage devroit paraître plus métaphorique que précis, on ne saurait nier que ce ne sont pas seulement l’esprit et la réflexion qui agissent dans ces instans, mais que l’ame y est remplie d’une ardeur qui l’éclaire en même temps qu’elle l’échauffe.
Il y a cependant une différence essentielle entre la manière de procéder de l’artiste et celle du génie, quand ce n’est pas l’art qui l’occupe. Il travaille alors pour un but particulier et étranger à l’imagination même ; il n’invente pas pour avoir trouvé, mais pour se procurer un moyen qui lui manque, soit qu’il cherche la solution d’un problême scientifique, ou qu’une entreprise extraordinaire ait besoin de machines nouvelles, ou que la décision d’une bataille exige une manœuvre savante et hardie : l’artiste, au contraire, ne crée que pour le plaisir de créer ; son but est renfermé tout entier dans son ouvrage ; qu’il existe et qu’il dure, qu’il parle à ceux qui l’approchent, et qu’il soit reconnu, voilà tout ce qu’il desire.
Le travail de son imagination n’est point subordonné à une idée qui lui est étrangère à elle-même ; elle ne suit que son penchant naturel d’inventer et de créer seule, libre et indépendante. Ce ne sont pas même les suffrages des hommes, les impressions qu’il leur laissera, qui occupent l’artiste dans la [12] chaleur de la composition ; et s’il étoit possible qu’isolé du genre humain entier, il conservât encore la vigueur et la fraîcheur de son génie, il n’en travaillerait pas moins dans un désert, il n’en travaillerait pas moins, dût-il savoir qu’avec le dernier coup de ciseau finirait aussi non existence. C’est bien plutôt un instinct secret de l’ame qu’il suit, un besoin intérieur qu’il satisfait, qu’un acte spontané de sa volonté qu’il exerce.
Aussi souvent que nos facultés intellectuelles travaillent avec succès, elles agissent de concert et étroitement liées ensemble. Le philosophe n’a pas moins besoin d’imagination que le poète, mais son imagination est subordonnée à son esprit spéculatif, c’est lui seul qui domine. On peut donc dire que tous les grands efforts de l’esprit humain se ressemblent par là ; par ce concert de toutes nos facultés intellectuelles, par leur mouvement simultané et correspondant ; mais qu’ils diffèrent entr’eux, en ce que, selon le but particulier que nous nous proposons, c’est une autre de ces facultés qui les dirige.
Or, il y a trois états principaux de notre ame, qui, en différant essentiellement entr’eux, renferment tous les autres comme autant d’espèces particulières. Ou nous nous occupons à recueillir, à examiner et à classer des faits ; ou nous nous attachons, (comme dans les mathématiques), à poursuivre des idées abstraites qui sont indépendantes de l’expérience, ou n’y tiennent du moins que par les premiers objets dont nous les avons tirées ; ou nous nous entourons de tout ce que la nature offre de plus varié à nos sens, mais en regardant ces objets bien moins comme des objets reels, que comme une création nouvelle de notre imagination. Ce dernier état appartient évidemment à l’art, et en l’analysant encore un moment, nous finirons par découvrir les derniers traits qui le caractérisent.
Nous avons dit que l’imagination doit dominer le poète. Mais il n’y a rien de si arbitraire que l’imagination ; laissée à elle seule, elle s’abandonne au hasard en ne suivant que les apparences des choses. Elle doit donc agir conjointement avec nos autres facultés ; elle doit les dominer, mais réveiller et déterminer leur activité. Il n’est pas douteux que les productions de l’art doivent montrer la régularité la plus exacte, et être calquées sur des lois sévères et strictement observées ; mais les principes de ces lois, l’imagination ne saurait les trouver uniquement dans les objets extérieurs, puisqu’elle doit [13] s’élever au dessus d’eux ; elle doit donc les prendre, surtout, de l’organisation même de notre esprit : c’est en quoi diffère l’imagination chimérique de l’imagination poétique ; l’une crée d’après ses fantaisies momentanées, et en s’abandonnant au hasard ; l’autre, conformément aux lois intérieures de notre pensée et de nos sentimens : l’une étouffe ou entraîne par son mouvement les autres facultés de l’esprit ; l’autre, au contraire, les excite, leur conserve leur liberté entière, et s’en sert pour régulariser sa propre marche. C’est pourquoi la poésie allie la plus grande réalité à l’idéalité la plus parfaite ; tandis que la dernière, (par laquelle nous désignons cette beauté sublime, cette élévation dont la nature elle-même ne nous offre aucun exemple), provient de l’exaltation de l’imagination ; la première est une suite nécessaire du concours des autres facultés de notre ame qui agissent de concert avec elle.
Nous sommes parvenus maintenant au point où nous tendions ; résumons les résultats principaux de notre raisonnement. Le poète, avons-nous dit, veut transformer en image ce qui, dans la nature, est réel. Pour arriver à ce but, il faut qu’il s’adresse à notre imagination, et qu’il la force de se représenter par un mouvement spontané ce qu’il veut lui montrer. Mais, pour allumer la nôtre, il faut que la sienne travaille, qu’elle refasse et crée de nouveau l’objet qu’elle emprunte de la nature ; qu’elle se montre libre et dominante, mais qu’elle s’assure en même temps de l’action combinée et simultanée des autres facultés de l’ame. C’est ainsi que ses productions, en nous élevant au dessus de nous-mêmes, iront droit à notre esprit et à notre cœur.
Si c’est-là le véritable caractère de la poésie, nous n’aurons jamais que deux questions à faire pour décider du mérite poétique d’un morceau quelconque.
Y a-t-il, nous demanderons-nous, un fonds réel, auquel nos sens, notre pensée ou nos sentimens aiment à s’attacher ?
Et ce fonds se présente-t-il à notre imagination et à elle seule ?
Reconnoissons-nous dans la forme dont il est revêtu, et l’éclat que cette faculté sublime de notre ame ajoute aux idées grandes et pathétiques, ou la légèreté avec laquelle elle traite les conceptions heureuses de l’esprit qui nous ravissent par leur naïveté ou leur finesse ?
Partout où nous chercherons envain l’une de ces deux qualités, ce ne sera plus de la vraie poésie, ce sera une poésie imparfaite.
[14] Nous ne nommerons donc point poésie un morceau où le poète, dénué d’un fonds réel et intéressant, nous débite des paroles sonores, de beaux vers, et même des images pittoresques ; car, quoiqu’il soit peut-être assez adroit pour flatter par là notre imagination, elle cherchera envain un objet sur lequel elle puisse se fixer, qu’il achève de lui dépeindre, dont elle puisse admirer l’ensemble et parcourir les détails. Il n’y a que le génie de la versification qui doive faire exception ici, s’il a le malheur de se classer dans ce genre ; car la versification parfaite, soutenue d’un bout d’un morceau à l’autre, produit en effet une musique suffisante pour fixer celui dont le tact poétique est assez délié pour se nourrir de cette douce harmonie des seuls sons.
Nous n’accorderons pas plus le nom de poète à celui dont le but principal est d’étonner notre esprit, soit par des images recherchées, ou par des sentences brillantes, ou des raisonnemens subtils ; il paraîtra spirituel, ingénieux, grand même, et éloquent, mais il ne sera pas poète ; il nous étonnera et nous intéressera, mais il nous laissera froids, et ne nous entraînera pas hors de nous-mêmes.
Mais nous refuserons surtout ce titre difficile à mériter, à celui qui, sous le vain prétexte de vouloir s’adresser directement à notre cœur et à notre sentiment, néglige d’agir sur notre imagination ; qui nous emeut et nous touche, mais n’élève point notre ame, et n’agrandit point notre pensée ; nous le fuirons, d’autant plus qu’il semble, au premier coup-d’œil, être plus près de la véritable poésie, et qu’il menace plus que les autres, de dépraver et d’anéantir ce qui reste encore de goût et de sentiment poétique parmi nous.
Pour se former une idée véritable de la poésie, il faut donc renoncer à la regarder comme un art de pur agrément, un simple ornement de la nature, destiné uniquement à charmer et à instruire l’enfance du genre humain. Il est vrai que la plupart des poètes ne nous fournissent que cette idée-là, que leur imagination, impuissante à créer, ne sait que parsemer leur carrière de fleurs dispersées, et embellir par des phrases poétiques des pensées et des sentimens qui ne le sont guère ; mais il est sûr aussi que ceux-ci ne sont relativement aux vrais poètes, que ce que les décorateurs sont relativement aux peintres.
Si, d’après ce que nous avons exposé jusqu’ici, on vouloit former une définition [15] de l’art, il faudrait nécessairement que la notion de l’imagination en fît une partie essentielle. Le talent de créer par l’imagination, ou le tableau de la nature formé par elle, voilà à quoi se réduirait cette définition, soit qu’on regarde l’art comme qualité ou comme production de l’artiste ; mais il est vrai que pour sentir entièrement ce que ces expressions renferment, il faut avoir présent à la mémoire ce que avons dit sur les qualités caractéristiques qui constituent l’imagination poétique. En ajoutant les principaux de ces traits à la définition même, on dirait peut-être : L’art est le talent de représenter la nature par la seule imagination, libre et indépendante dans son action.
Nous disons représenter la nature, pour désigner l’objet le plus général, qui renferme tous ceux que l’art peut choisir ; car, comme la nature s’étend partout ou il y a des objets, il est nécessaire que tout, sans exception, même nos pensées et nos sentimens, en un mot tout ce qui a une réalité quelconque, ou pour nos sens, ou pour notre esprit, ou pour notre sentiment, en fasse partie.
On parle souvent du beau idéal, et l’on s’étonnera peut-être que je n’en aie point fait mention ici ; mais, voyant que le mot beau a différentes acceptions chez différens philosophes, et qu’il est difficile (quoique non impossible) de fixer sa signification véritable, j’ai cru choisir une marche plus naturelle en fondant mon raisonnement immédiatement sur des faits. J’ai donc examiné l’impression que les chef-d’œuvre de la peinture, de la sculpture et de la poésie laissent dans notre ame ; j’ai tâché de découvrir par là, la manière dont l’artiste lui-même doit être affecté, et j’ai puisé à cette source la définition de l’art. Il ne sera pas superflu, cependant, d’ajouter encore quelques mots sur le beau idéal.
On a avancé quelquefois que le beau idéal nait du choix et de la composition des belles parties dispersées dans la nature ; mais cette définition n’a rien de satisfaisant à mes yeux. Pour réunir différentes parties, il faut en faire un ensemble ; or, pour leur donner cette harmonie qui n’en constitue qu’une même forme, il faut les altérer et les refaire entièrement. Ce n’est donc point une composition mais une création nouvelle dont il s’agit ; le mot de partie ensuite n’est que relatif ; chaque partie est un entier pour elle, et consiste en d’autres parties plus petites encore. Quelles sont donc celles dont on parle ici ? Ne désespère-t-on que de trouver une figure entière qui soit idéale ? et [16] croit-on plus facile de rencontrer un bras, une main, un doigt, qui méritent ce nom ? Si le peintre examine bien sa méthode de procéder, il reconnoîtra facilement qu’il n’y a pas jusqu’au bout de l’ongle qu’il puisse transporter immédiatement de la nature sur la toile, et qu’il puisse laisser tel qu’il est. Anéantir ce qu’il voit dans sa mémoire comme objet réel, et le créer de nouveau comme production de l’imagination, voilà la marche que, même sans s’en apercevoir, il tient continuellement.
Le mot idéal est l’opposé de réel. Tout ce qui existe dans nos idées est idéal ; mais l’idéal, par excellence, est ce qui ne peut exister que là, et c’est dans ce sens que nous donnons cette épithète à la beauté. L’art veut transformer en image ce qui est réel dans la nature. Il cherche donc quelque chose qui soit au dedans de lui, quelque chose d’idéal ; mais il ne s’occupe pas précisément à embellir son objet, à rendre beau ce qu’il présente ; il reste fidèle à sa première intention, celle de transformer en image. Pendant qu’il parcourt cette route, il reconnoît qu’il ne saurait y réussir sans s’abandonner entièrement à son imagination, sans la laisser faire, et insensiblement son ouvrage participe de l’éclat et de l’élévation de cette faculté de notre ame. Il n’y a que les petits poètes, dont nous parlions auparavant, qui s’empressent sans cesse d’embellir leur sujet ; le grand artiste ne songe qu’à le rendre, et l’ayant rendu, il sort beau et sublime de ses mains sans qu’il ait travaillé précisément à nous le présenter comme tel. Tout ce que l’imagination manie, prend l’empreinte de son caractère.
Il est difficile d’expliquer comment elle parvient à produire cet effet magique et merveilleux, mais incontestable ; il faut se contenter de dire que c’est parce qu’elle appartient aux facultés supérieures de notre ame, parce qu’elle étouffe en nous tout ce qui retrécit notre existence, et ne réveille, au contraire, que ce qui élève nos pensées et nos sentimens. Il y a cependant une observation à faire, qui, sans résoudre entièrement ce problême, nous mène du moins plus près de sa solution.
Aussitôt que nous entrons dans la région des pures possibilités, il n’y a plus que la liaison et l’indépendance mutuelle des différentes parties qui puis sent fixer les objets à nos yeux. Dénués de toute existence réelle, ils ne peuvent avoir qu’une existence idéale, que celle uniquement que leur assurent ou leurs causes, ou leurs résultats ; or, l’imagination poétique est renfermée toute [17] entière dans ces limites, et destinée néanmoins à nous donner l’idée d’une existence même plus vive et plus durable que celle que nous apercevons par nos sens. Qu’on juge donc quelle sera la liaison qu’elle établira entre les parties de ses compositions ; qu’on en juge surtout, en pensant que nulle part elle n’en rencontre qui aient une existence indépendante pour elles, mais que chacune a autant besoin d’être soutenue par les autres qu’elle les soutient elle-même. Dans l’union étroite et mutuelle qui règne parmi les ouvrages de l’art, chaque objet dépend de l’autre ; ces idées de but et de moyen se confondent, puisqu’elles s’adaptent indistinctement à chacun des élémens ; les parties constituent l’entier, et les détails se rapportent parfaitement à l’ensemble. C’est pourquoi nous blâmons le poète qui nous montre ces moyens ; si ces moyens ne sortent point comme résultats nécessaires, du sujet même ; s’il n’est point évident qu’il n’ait pas pu s’en défaire, quand même il l’auroit voulu, ils sont des hors-d’œuvre, et ressemblent à des étais que l’on ajouterait à un édifice, au lieu de le faire poser sur ses propres fondemens : aussi remarquera-t-on facilement, pour peu que l’on s’examine avec scrupule, qu’en considérant les productions de l’art, au lieu de poursuivre (comme en philosophie ou en histoire) une ligne progressive d’idées, on retourne souvent sur ses pas, qu’on décrit un cercle continuel, et que l’analyse des combinaisons des parties nous ramène souvent des dernières aux premières ; et cependant ce n’est point dans la combinaison du plan seulement, c’est bien plus encore dans les pensées et les sentimens que l’artiste développe, c’est surtout dans ses formes, ses couleurs, ses tons, que cette liaison mutuelle, cette union et cette harmonie parfaites doivent régner.
Si c’est-là la loi principale que l’imagination poétique doit suivre, ne nous étonnons donc plus de l’éclat qu’elle donne à tout ce qu’elle nous représente ; car qu’y a-t-il de plus beau et de plus auguste que cette harmonie parfaite, cette convenance entière qui fait reposer un ouvrage uniquement sur lui-même, et en lie toutes les parties ?
On a coutume de définir l’art par l’imitation de la nature ; et il est vrai qu’en la représentant par l’imagination, il nous donne quelque chose qui n’est pas elle, et qui cependant la rappelle ; malgré cela, cette définition ne me paraît ni exacte, ni commode. Car, quelle nature est-ce qu’on doit imiter ? la belle sans doute ? Mais le moyen de la reconnoître à des signes certains ? Quel [18] genre d’imitation exige-t-on ? est-ce l’imitation servile du copiste ? ou est-ce une autre plus libre qui permet d’altérer et d’embellir son original ?
On évite ces embarras en prenant la route que nous venons de suivre. L’artiste doit représenter la nature par l’imagination ; c’est bien aussi là Limiter, mais c’est quelque chose de plus, et c’est une expression en même temps plus claire et plus précise : Limitation reste au dessous de son original ; l’artiste, au contraire, nous élève au dessus de notre existence physique et réelle, preuve certaine qu’il se trouve lui-même supérieur à elle ; son but est précisément marqué. Il doit faire en sorte qu’au lieu d’examiner les objets par nos sens et de les analyser par notre esprit, nous les voyons tout entiers par l’imagination ; il ne peut plus être incertain sur la manière de les traiter. La mesure exacte de la quantité dont il doit les altérer, lui est prescrite ; il doit les altérer précisément autant qu’il est nécessaire pour les présenter à l’imagination seule ; il ne peut pas non plus être embarrassé du choix. Tout ce qui s’arrange dans la composition de son imagination sans y causer de la disproportion, et sans en troubler l’harmonie, y entre de plein droit, et sera beau ou sublime. Qu’il laisse faire à son imagination, qu’il l’élève et qu’il l’épure, et il est sûr de réussir dans sa carrière.
Le principe de Limitation de la nature doit donc être employé avec précaution ; il peut produire des erreurs, puisqu’il n’est pas suffisamment déterminé ; et, mal entendu, il peut circonscrire les limites de l’art, et faire méconnaître le caractère de grandeur et d’élévation qu’il porte.
Qu’il me soit permis d’ajouter encore ici une observation générale, et dont l’application s’étend sur tout ce qui concerne la théorie des arts. En raisonnant sur le beau, sur le sublime, sur la nature de la poésie, sur le caractère de l’art, sur les règles de ses genres différens, on peut adopter l’une des deux méthodes suivantes. Ou l’on peut essayer de déterminer les qualités que l’ouvrage de l’artiste doit posséder, et lui donner des règles pour l’exécution de ses idées ; ou l’on peut se borner à lui montrer de quelle manière son imagination doit être affectée pendant le travail, quelles impressions il est destiné produire, quel but, en en mot, il doit se proposer en abandonnant ainsi les moyens de l’exécution à son génie seul. Il est certain que ces deux méthodes doivent toujours être combinées ensemble, et que la première surtout n’est jamais à [19] négliger. Mais que l’on observe bien que, dans les parties les plus essentielles de l’art, on ne pourra jamais suivre que la dernière ; et, qu’en voulant décrire l’objet même, on trouvera toujours des choses qui se refusent avec opiniâtreté à toutes nos tentatives de les exprimer. C’est pourquoi on a été pendant longtemps embarrassé de trouver une définition de la beauté. On s’obstinoit à chercher des signes certains auxquels, comme à des qualités de l’objet, ou pût la reconnoître ; or, il est impossible de les trouver. Le jugement qu’une chose est belle, n’est point le résultat d’une analyse de l’esprit, mais d’une décision du goût. On ne peut analyser que cette dernière faculté elle-même, que le sentiment que les objets vraiment beaux produisent dans notre ame.
Il n’est pas douteux que l’artiste ne gagnât surtout aux règles qui lui indiqueroient la manière de travailler son ouvrage, et qui permettroient une application directe. Mais il est certain qu’il n’y a qu’un très-petit nombre de ces règles, et qu’aucune d’elles ne concerne la partie vraiment poétique de son art. Pour celle-ci, on ne peut lui dire autre chose, sinon : Telle est l’impression que vous devez produire ; telle est la manière dont vous devez être affecté vous-même, l’idée que vous devez concevoir de votre ouvrage. Quant aux moyens de la fixer sur la toile ou sur le marbre, il n’appartient qu’à votre génie de les trouver. Ce secret est tout entier à vous, et vous ne mériteriez point le rang que vous tenez, si son voile étoit moins difficile à soulever.
Chaque ouvrage de l’art peut être distingué par trois sortes de mérite, par
Le mérite du poète,
Le mérite de la logique,
Le mérite de l’artiste.
Il peut être conçu avec génie, raisonné avec justesse, et exécuté d’une manière grande et savante La combinaison du plan est l’affaire du raisonnement, elle est entièrement susceptible d’analyse et de discussion ; et celui même qui seroit dénué de goût et de connoissance de l’art, pourroit la juger jusqu’à un certain point. Le mérite de l’exécution appartient tout entier à l’artiste proprement dit ; il n’y a que lui ou le véritable connoisseur qui puisse en juger, et il sera rare qu’étant connoisseur dans ce sens du mot, on soit juge compétent pour deux arts différens. Le mérite du génie est de la compétence [20] de toutes les personnes qui se sentent le goût à la fois élevé et pur, et il sera mieux jugé par celui qui, en comparant les productions des différens arts entr’elles, a étudié ce qu’ils ont de commun, que par celui qui s’est attaché davantage aux différences qui les caractérisent en particulier.
Ce n’est que de cette partie proprement poétique de Part, que j’ai entrepris de parler ici ; et, après avoir essayé d’expliquer sa nature, et d’en donner une définition satisfaisante, j’ajouterai encore quelques mots sur les différens points dont il se compose, et sur les différens caractères sous lesquels nous le voyons paraître dans les modèles qui nous sont connus.
Le mérite poétique consiste en ce que la nature soit représentée par l’imagination. Il y a donc ici deux choses différentes : l’objet que le poète nous offre, et la forme sous laquelle il le fait paroître. C’est de ces deux parties étroitement liées ensemble qu’il est composé.
L’essentiel de l’art est la forme. Quel que soit l’objet que l’artiste choisisse, grand ou petit, c’est par sa manière de le traiter qu’il l’ennoblit, c’est en le transportant dans une sphère élevée au dessus de nos vues ordinaires. C’est en quoi tous les genres qui appartiennent véritablement à l’art ont un mérite et un rang égal. Le peintre d’histoire est plus grand homme certainement, plus profond connoisseur de la nature humaine, que celui dont le pinceau ne nous offre que des fleurs, ou des animaux, ou le tableau de la nature inanimée ; mais ce dernier n’est pas moins peintre que lui. Electriser notre imagination, et la forcer à créer, de son fonds, l’image qu’ils nous présentent, voilà le but commun auquel tous ceux qui se croient artistes doivent viser, et la seule chose qui décide véritablement de leur talent. Si nous exigeons du poète qu’il élève et qu’il agrandisse notre ame, nous sommes bien éloignés de ne lui assigner que des sujets graves et sublimes, de lui défendre ces jeux aimables de l’esprit, ces élans heureux et faciles d’une imagination enjouée et folâtre, qui font un des plus grands charmes de la poésie. Ce n’est point justement en nous montrant des objets frappans par leur grandeur même, qu’il produit en nous ces effets étonnans ; c’est bien plus en nous détachant du fardeau et des souvenirs pénibles de la vie ; c’est la légéreté du vol qui nous ravit, et non pas précisément la beauté des régions qu’il nous fait parcourir.
[21] Les objets de l’art sont aussi variés que la nature même. Tout ce qui est susceptible des couleurs de l’imagination, est du ressort de l’art.
Mais, comme tout ce dont il s’empare, il doit le rendre ou sensible à nos sens, ou le rapprocher de notre sentiment, il n’y a que les objets de pur raisonnement qui lui opposent une grande difficulté, et c’est ce qui rend la bonne poésie didactique si rare parmi les chefs-d’œuvre de toutes les nations. Malgré cette variété d’objets, le plus grand que l’artiste peut choisir, et celui auquel tous les autres se rapportent, c’est l’homme en contact avec la nature, ou jouissant des dons qu’elle lui offre, ou luttant contre les dangers dont elle menace son existence.
Parmi tous les arts, il n’en est point qui soient plus opposés l’un à l’autre que la sculpture et la musique La première ne nous offre que de simples formes ; tout y dépend absolument de la correction et de la sévérité du dessin. La musique, au contraire, ne nous présente pas même un objet déterminé, elle ne fait que donner une certaine impulsion à nos sentimens, qu’à réveiller une certaine série, dont le rhythme et l’harmonie répondent au rhythme des sons par lesquels elle charme notre oreille. Tous les effets de l’art tiennent quelque chose de ce double résultat ; nos sens se représentent ordinairement des formes, des images, et notre sentiment est ému d’une manière quelconque ; tous les arts en général participent donc en quelque façon de l’art plastique et de l’art musical.
La poésie mêle ces deux élémens avec plus d’égalité ; elle allie beaucoup plus étroitement les formes aux pensées et aux sentimens, puisqu’elle nous présente l’homme vivant dans ses actions et ses discours ; et c’est peut-être par là qu’elle produit une impression plus profonde que les autres arts. Car c’est un avantage précieux de la parole de savoir retracer tout aussi bien des images à nos sens, que réveiller les sentimens les plus secrets de notre ame.
Comme la poésie peut produire cette double impression, il est permis aux poètes de s’en tenir préférablement à Tune ou à l’autre d’elles. Car nous en trouvons qui, en s’occupant uniquement du soin de graver une certaine image dans notre mémoire, sont tout entiers à nous la présenter sous tous ses différens points de vue, et en parcourir tous les détails. Il y en a d’autres, au contraire, qui, dans le même genre, tâchent plutôt de ne donner à [22] l’imagination qu’une certaine suite d’impulsions, et de lui imprimer un mouvement déterminé, en la conduisant rapidement par une grande variété de peintures différentes. Comparons, par exemple, Homère et l’Arioste, il est évident que l’effet que le premier produit sur nous, provient de la beauté et de la grandeur des tableaux qu’il nous présente, et de la manière sévère et hardie avec laquelle il les dessine ; au lieu que le poète italien ne semble nous agiter que par le mouvement dans lequel il se trouve lui-même, par la rapidité avec laquelle il nous montre les siens, et par la variété qu’il met dans leur succession. Pour nous imprimer davantage ses tableaux dans l’imagination, Homère ne paraît jamais sur la scène ; nous ne voyons que ses héros ; ce sont eux qui nous parlent, qui nous frappent et nous touchent. L’Arioste, au contraire, se mêle sans cesse à ses personnages, et, ne se contentant point de rendre seulement son sujet, il s’occupe encore de l’impression qu’il nous fait, sans nous cacher qu’il tâche de la diriger. Nous voyons donc là deux différens caractères de poésie qui conviennent, il est vrai, à deux genres particuliers, à la poésie épique et lyrique, mais que nous voyons aussi paraître dans les autres, uniquement suivant le caractère des nations, des siècles et des individus.
Car c’est là principalement ce qui distingue la poésie des anciens de celle des peuples modernes. Tout dans les premiers est plastique ; il n’y a que des formes, des figures, des tableaux ; leurs poésies nous laissent à peu près la même impression que produisent en nous les beaux morceaux de sculpture que nous avons sauvés de l’injure du temps. La poésie moderne, au contraire, nous fait plutôt l’effet d’une musique sonore et touchante, et souvent les objets disparoissent à nos yeux dans l’émotion profonde que ses accens doux et mélancoliques causent à notre ame. Il n’appartient point à mon plan d’entrer dans les détails de cette différence de nos temps à ces siècles reculés, et il seroit difficile de les exposer sans entreprendre un ouvrage particulier sur ce sujet. Contentons-nous seulement d’en citer quelques traits, pour en venir à déterminer la marche que notre poésie pourra tenir pour atteindre, s’il est possible, à la beauté et à la fraîcheur de celle des premiers âges de notre espèce, et se nourrir en même temps de la philosophie de notre siècle. Et observons qu’en parlant de la poésie des anciens, nous n’avons en vue que les Grecs, puisque les Romains s’éloignèrent d’eux, même en les imitant, et qu’ils se rapprochent beaucoup plus de nos temps. Parmi les nations modernes, il [23] semble que les Français aient plus imité la poésie latine ; et c’est ce qui donne, je crois, à leur poésie un caractère particulier, qui la distingue à la fois de la grecque et de celle de leurs voisins.
Ce seroit un travail superflu que de vouloir exposer en détail ce qui caractérise les anciens. Tout le monde connoît l’impression qu’ils produisent en nous, l’élévation à laquelle ils portent notre ame, le calme sublime qu’ils répandent sur elle, la douce mélancolie dans laquelle ils nous plongent. Mais ce qui est plus difficile peut-être, c’est de découvrir la méthode par laquelle ils parvinrent à atteindre ce degré de perfection, et c’est là à quoi la critique doit s’exercer. Sans vouloir se flatter d’avoir pénétré ce secret de leur génie, il est possible néanmoins d’en deviner quelques points ; et, en analysant leurs ouvrages, on leur trouvera surtout une méthode différente de la nôtre dans la combinaison de leurs plans, dans le choix des élémens dont ils les composent, et dans la manière dont ils dessinent leurs figures.
Leurs plans sont fortement combinés, et on n’y rencontre guères de parties qui ne se lient naturellement aux autres. Mais les anciens ne connoissent point cette unité étudiée, cette marche serrée que nous trouvons souvent dans nos poètes modernes. Leurs compositions paroissent sorties de l’imagination même, et étant mieux conçues, quoique moins raisonnées peut-être, elles montrent moins les efforts du poète. Leurs ouvrages portent par là davantage le caractère de la nature, et en conservent une plus grande fraîcheur ; ne fatiguent point notre esprit, et gênent moins le libre essor de l’imagination.
Les élémens dont ils les composent, sont à la fois grands et simples. Ces raffinemens du sentiment, ces subtilités de l’esprit, dont fourmillent nos auteurs, leur sont étrangers. Ils diversifient leurs caractères par des traits forts et prononcés, mais non pas par ces nuances fines et presque imperceptibles qui caractérisent les ouvrages de nos siècles modernes. Ils fuient tout ce qui pourrait paraître recherché ; et il n’y a que les grandes qualités de l’ame et les grandes passions qui proviennent immédiatement de la nature humaine, qui entrent dans leurs tableaux.
Mais ce qui les caractérise surtout, c’est la manière particulière dont ils dessinent les figures qu’ils nous présentent. C’est toujours par leurs paroles, par leurs actions qu’ils peignent leurs personnages ; c’est eux seuls que nous [24] voyons, tandis que le poète ne se montre jamais. Les anciens ne commissent point ces peintures froides, ces descriptions de la beauté des femmes, par exemple, qui reviennent sans cesse dans les poètes italiens. Si Homère est souvent minutieux dans ses descriptions, c’est une suite de l’habitude et du goût de son siècle, et ce n’est que dans les accessoires de son ouvrage. Là où il veut vraiment nous toucher, une seule épithète souvent lui suffit pour présenter l’image toute entière à nos yeux.
La poésie ancienne ne nous offre donc que de grandes masses bien éclairées, des masses qui se composent et se détachent avec une facilité égale devant nos yeux, et qui, en en se confondant jamais, n’embarrassent point notre imagination. Il n’y a rien dans les poètes anciens qui ne parle aux sens ou n’aille droit aux sentimens les plus naturels de notre cœur ; et cette simplicité naïve porte néanmoins un caractère d’élévation qui ne manque jamais d’agrandir nos pensées et d’élever notre ame. Tout y est facile et clair, et tout en même temps est noble et élevé. Qu’on ajoute encore le charme de leur langage, son harmonie douce et ravissante, sa richesse en expressions pittoresques, et Ton conviendra sans peine que la poésie ancienne est la seule dont l’imagination puisse se nourrir entièrement, et qu’elle restera toujours un modèle qu’il sera impossible d’égaler.
On seroit injuste cependant, si Ton méconnaissoit les avantages que les poètes modernes ont su ajouter de leur côté à leurs ouvrages. Si les anciens déroulent à nos yeux le tableau ravissant de la nature dans la richesse de ses formes et de ses couleurs, ceux des siècles modernes nous offrent le tableau plus intéressant encore de l’homme, et pénètrent les replis les plus secrets de notre cœur. Le caractère des anciens et des modernes, en général, est marqué par cette différence frappante, que les premiers vivoient toujours au dehors d’eux dans le sein de la nature, au lieu que nous autres nous aimons à nous replier sur nous-mêmes, et à nous renfermer dans nos pensées et nos sentimens. La poésie moderne nous saisit donc avec une plus grande force, elle touche plus profondément notre sensibilité, elle intéresse davantage notre esprit ; mais elle frappe moins notre imagination, elle parle moins à nos sens, son langage est à la fois plus obscur et plus difficile, les situations qu’elle nous offre, déchirent souvent notre ame, au lieu de répandre sur elle ce calme délicieux et profond auquel nous reconnoissons les chefs-d’œuvre des anciens. [25] Elle est moins poésie, en un mot, et tient moins du caractère véritable de l’art.
Que restera-t-il donc à faire au poète pour réparer ces défauts, sans rien perdre pourtant des avantages dont ils sont accompagnés ? La réponse me paraît simple. Nous avons distingué plus haut le fonds que traite le poète, de la forme dont il se revêt. Il doit, quant à cette dernière, approcher autant qu’il est possible des poètes anciens ; ils restent toujours les uniques modèles dans cette partie ; mais il doit en même temps faire entrer dans le fonds de ses ouvrages tout ce que la philosophie et les lumières de nos temps peuvent lui suggérer ; car ce serait une idée affligeante en effet, si la série de tant de siècles féconds en événemens et en génies, ne nous eût rien laissé dont nous pussions aussi à notre tour enrichir et embellir la poésie.
Ce n’est pas qu’on lui conseille précisément de mettre à profit les travaux de la philosophie et des sciences, et de s’entourer d’images neuves, mais recherchées, de pensées profondes peut-être, mais trop spéculatives et trop abstraites. Destiné à produire un intérêt général, et à parler à nos sens et à notre imagination, il ne doit s’en tenir qu’aux grands traits de la nature humaine, aux sentimens simples et vrais, et aux images qu’offre l’aspect de la nature même. Ce n’est point en étendant son domaine, c’est en le fécondant qu’il peut s’enrichir.
Il a bien un autre moyen d’ajouter de l’intérêt à ses ouvrages. Nous avons dit que le sujet qu’il se plaît à traiter de préférence est l’homme, son caractère, et les rapports dans lesquels il se trouve avec la nature ; or, tous nos progrès, soit dans les arts, soit dans les sciences, soit enfin dans nos institutions mêmes, doivent aboutir à rendre le caractère de l’homme, non-seulement et plus vertueux et plus heureux (considération trop bornée qui peut même faire manquer le but auquel elle doit conduire), mais aussi plus grand et plus élevé, plus varié dans sa manière d’être, plus propre à s’enrichir de ce que les objets qui l’environnent lui offrent, et à leur donner l’empreinte de sa grandeur. En comparant les nations anciennes aux nations modernes, il est évident que ces dernières ne possèdent pas à la vérité des caractères plus grands et plus vigoureux, mais certainement plus profonds, plus riches en pensées et en sentimens, plus variés enfin que les premières. Que le poète étudie donc cette variété, qu’il nous la représente dans ses ouvrages, qu’il s’élève lui-même à la hauteur [26] de son siècle, et nous nous sentirons à la fois et l’imagination exaltée par ses tableaux, et l’esprit et le cœur fortifiés par cette nourriture saine et substantielle. En suivant cette route, le poète peut même rendre un service essentiel à la philosophie et à la morale ; en présentant à l’imagination une élévation idéale des sentimens, à laquelle il n’est point possible d’atteindre dans la réalité des choses, il peut exciter l’enthousiasme de la vertu, et porter l’homme bien au-delà du terme auquel il parviendroit par la marche régulière mais lente de sa seule raison.
Si le progrès des sciences et de la philosophie agrandit et enrichit le caractère de l’homme, c’est donc ce caractère plus cultivé que l’on doit retrouver dans les ouvrages modernes de l’art ; et voilà la seule manière dont, selon moi, la philosophie peut influer sur la poésie, sans en altérer la simplicité et le naturel. Ce serait un travail digne d’occuper un auteur philosophe, que de décrire le genre et la variété des caractères dont la poésie des différentes nations modernes nous trace le tableau, l’idée que selon chacune, si elle en étoit seule le modèle, on pourrait se former de l’humanité. Si cette comparaison intéressante ne déciderait point encore de leur mérite poétique, elle montrerait du moins laquelle aurait su se nourrir davantage des leçons de la philosophie et de l’expérience, en pénétrer ses idées et ses sentimens, et en faire reparaître les effets jusques dans les ouvrages de l’art ; et il ne serait pas difficile de prédire quelles nations remporteraient la victoire dans cette lutte aussi glorieuse que difficile à soutenir.
Il faut cependant convenir qu’il y a un obstacle difficile à vaincre, qui s’oppose à cet avancement de la poésie. Plus le sujet d’un poème est grand et important par lui-même, plus il occupe l’esprit ou agite nos sentimens ; plus il est difficile de lui donner la clarté, la facilité et la légéreté qu’exigent les ouvrages de l’art. Si les nations modernes possèdent un avantage réel sur les anciennes, ce n’est qu’en divisant plus soigneusement leurs occupations, et qu’en isolant davantage leurs facultés intellectuelles qu’ils l’ont acquis. En se détachant des prestiges des sens et de l’imagination, ils ont donné plus de force à l’esprit analytique, et creusé plus avant dans les profondeurs de la philosophie ; et en renfermant leurs sentimens en eux-mêmes, ils ont imprimé une originalité frappante à leurs caractères. Or, il n’y a rien qui soit si contraire aux effets de l’art, que de diviser et d’isoler ainsi nos facultés. Le [27] poète demande l’homme et l’homme tout entier et nous ne sentons jamais toutes les forces de notre ame plus unies ensemble, que lorsque sur les ailes de l’imagination il nous transporte aux régions élevées, accessibles à son génie seul.
Tout ce qui paraît extraordinaire, soit dans les passions soit dans les caractères, comme tout ce qui porte l’empreinte de l’originalité, semble s’éloigner de la nature, et il est difficile de le ramener à sa simplicité et de le revêtir des couleurs de la vérité. Le génie du poète néanmoins saura se tirer de ce pas critique et sauver ces inconvéniens. Il en trouvera surtout les moyens en approfondissant entièrement son sujet et en l’exposant dans tous les détails de son ensemble. Ce n’est pas tant pour avoir choisi des situations qui sortent de la ligne ordinaire des choses, et pour avoir présenté des caractères extravagans, que pour ne nous les avoir montrés que d’un côté seulement, et pour ne pas les lier à tout ce qui les constitue, que quelques poètes modernes paraissent plutôt bizarres que sublimes, et qu’ils manquent l’effet poétique qu’ils vouloient produire. Quelqu’extraordinaire que paroisse un caractère au premier aspect, il n’est pas douteux qu’en l’examinant dans tous ses rapports, et en le comparant avec les situations qui ont contribué à le former, on ne finisse par concevoir d’une manière claire et naturelle, comment il a dû naître et se développer. Or, c’est là ce que le grand poète ne manquera jamais de faire. Il nous présentera ses personnages dans l’ensemble de leurs qualités ; il les entourera de figures propres à les faire ressortir ; il les mettra dans des situations analogues ; et, au lieu de s’éloigner de la nature, la nature elle-même paraîtra s’élever avec lui. Nous ne nous plaindrons plus alors de ne pas retrouver la vérité et la simplicité des anciens, et nous ne regretterons que les couleurs vives et brillantes que la fraîcheur de leur imagination ajoutoit à leurs tableaux : avantage inséparablement lié à la beauté de leur climat, à l’harmonie de leur langue, et à l’âge heureux de l’enfance de notre espèce.
Les poètes français, italiens et anglais sont trop généralement connus, pour qu’il soit nécessaire de rien ajouter à leur sujet. Tout le monde peut juger par soi-même, jusqu’à quel point ils ont réussi à allier les avantages des anciens aux progrès des siècles modernes. La poésie allemande, au contraire, est encore ignorée de la plus grande partie de l’Europe. On n’en connoît que quelques auteurs, choisis au hasard, et ceux-là même seulement, à l’aide de [28] traductions fort insuffisantes. Il n’est donc pas inutile peut-être de dire, que si la poésie allemande a un caractère particulier, commun aux différens ouvrages de nos auteurs, c’est celui de montrer évidemment qu’en faisant valoir tout ce que par les progrès des temps notre pensée et nos sentimens ont gagné en étendue et en richesse, elle tâche en même temps d’approcher autant qu’il est possible de la méthode sévère, vraie et simple des anciens. Riche en pensées profondes et en sentimens nobles et délicats, elle s’élève de jour en jour à la grandeur, à la simplicité et à l’élégance des formes antiques. Elle excelle surtout dans la peinture des caractères, non pas précisément en offrant des originaux aussi piquans que nous en trouvons, par exemple, dans la poésie comique des Anglais, mais en approfondissant les replis mystérieux du cœur humain, en en saisissant les nuances les plus fines, et en les présentant dans l’étroite liaison et dans l’ensemble parfait de leurs qualités, à les voir et à les entendre, comme ordinairement nous nous entendons seulement nous-mêmes et au fond de notre ame. Ce ne sera jamais une action, une passion seulement dont elle nous offrira l’image, ce sera toujours tel ou tel individu agissant ou passionné. Les poètes allemands attachent un prix d’autant plus grand à cette partie de la poésie, qu’ils croient s’apercevoir que c’est par là qu’il est possible d’allier les idées les plus élevées à la simplicité de la nature. Car il n’y a rien de si extraordinaire qui ne puisse entrer dans des situations et des combinaisons données dans le caractère de l’homme ; et il suffit qu’une chose en fasse partie et qu’elle soit reconnue telle, pour ne plus nous frapper comme sortant des bornes de ce qui est simple et naturel. C’est donc là le véritable centre dans lequel le poète doit se placer pour mettre ses conceptions les plus hardies à la portée de nos vues et de nos sentimens.
En examinant par exemple les ouvrages de Goethe, qui surtout a commencé à frayer cette route, on doit nécessairement s’apercevoir de l’étude approfondie qu’il a faite, non pas précisément des formes de convention, mais du génie véritable des anciens. En marchant sur leurs traces, il n’est jamais occupé qu’à rendre son sujet ; et, rejetant tout ornement étranger, il ne songe qu’à nous en offrir le tableau le plus fidèle, frappant par sa vérité et sa simplicité même. Néanmoins c’est lui qui nous présente les situations les plus extraordinaires, les caractères les plus étonnans, et l’on peut douter, si, pour n’en citer que ces exemples-ci, nul autre poète a su jamais nous donner une [29] idée aussi profonde et aussi élevée de l’amour, une peinture aussi neuve et aussi intéressante du caractère des femmes. Mais, en choisissant des caractères qui paroissent sortir des proportions ordinaires de la nature, il sait les y faire rentrer ; et en même temps qu’il déchire notre ame par des situations terribles, il sait lui rendre le calme nécessaire en l’élevant à une hauteur où tout, et la destinée de l’homme et ses désirs et ses passions, ne forment qu’une même et parfaite harmonie. Si son Werther a mérité les suffrages de toutes les nations, c’est qu’on a dû être étonné de voir dans le même caractère cette force de passions, cette sensibilité profonde, un amour aussi exalté, une organisation aussi extraordinaire, s’unir à des goûts aussi simples et aussi naturels, à un attachement aussi sincère, aussi naïf pour les beautés de la nature et les jeux innocens de l’enfance.
Il seroit peut-être utile de développer davantage le caractère de ce poète et de ceux qui ont travaillé avec lui dans le même genre, en donnant une analyse détaillée de leurs ouvrages ; mais ce seroit-là un travail particulier, étranger au but que je me suis proposé de remplir ici.
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