[123] Essai sur Hermann et Dorothée de Goethe Paris, avril 1798
p. 61-235
Texte intégral
I. Effet de l’œuvre perçue dans sa totalité – Elle laisse dans l’esprit du lecteur le sentiment d’être une œuvre purement poétique
L’élémentaire simplicité du sujet décrit, l’effet saisissant qu’elle produit au plus profond de l’âme, voilà ce qui, dans le Hermann et Dorothée de Goethe, suscite chez le lecteur une admiration extrême qui ne doit rien au hasard. Nous ressentons soudain en notre âme la présence de deux éléments contradictoires que seul le génie parvient à unir, et encore, seulement dans de rares moments privilégiés. Les personnages, en effet, nous apparaissent sous cette forme si individuelle et si vraie que seule la Nature et l’existence présente sont capables de faire naître ; dans le même temps, ils sont empreints d’une pureté et d’une idéalité qu’on chercherait en vain dans la réalité. Dans la simple représentation d’une action très claire, il nous est donné de voir une image fidèle et parfaite du monde et de l’humanité.
Le poète narre la liaison ébauchée entre le fils d’une famille de la bourgeoisie aisée et une émigrée. Il se contente d’exposer les différents moments de cette action, de présenter les différentes parties de son sujet comme de développer l’enchaînement des circonstances tel qu’il se produit naturellement et nécessairement. Jamais il n’a recours à un élément extérieur à son sujet : toutes les péripéties qu’il ménage pour nouer l’action, toutes les [124] ressources qu’il met en œuvre pour la dénouer découlent du caractère des personnages. Rien de ce qui provoque l’émotion du lecteur n’est puisé à une autre source. Jamais le poète ne dévoile sa propre individualité, jamais il ne s’égare dans des considérations personnelles, jamais il ne cède à sa propre sensibilité. Et dès lors, quelle perspective le lecteur n’atteint-il point ! A ses yeux se révèlent les rapports les plus généreux et les importants de la vie, les moments les plus décisifs de l’existence, et il peut les contempler en toute clarté.
Ce que son cœur a de plus cher, ce qui retient le plus longtemps ses pensées et captive le plus son regard, le lecteur le découvre en quelques traits seulement, mais tracés d’une main de maître. Il aperçoit, empreints d’une vérité inouïe, la révolution des âges et des époques, l’évolution incessante des mœurs et des mentalités, les étapes principales de la culture humaine mais surtout la vertu domestique caractéristique des bourgeois et l’intimité du bonheur familial dans leur confrontation avec le destin des nations et une vague d’événements extraordinaires. Le lecteur croit entendre seulement les péripéties vécues par une famille, mais, dans le même temps, son esprit s’absorbe dans des considérations graves et générales, et une émotion toute nostalgique envahit son cœur. Cependant la sagesse simple et pure qui émane de l’œuvre apaise, finalement, son âme. En effet, la question qui s’impose à chacun de nous aujourd’hui est de savoir comment l’individu doit se comporter face au désordre général qui bouleverse tant les esprits et les mœurs, les constitutions et les nations. Cette question est posée sous les aspects les plus variés et la réponse qui y est apportée par les personnages insuffle dans l’âme du lecteur la force nécessaire pour agir, comme le courage indispensable pour persévérer dans son action.
Les liens qui relient le lecteur à une époque et une patrie déterminées se rompent, il se voit transporté dans un monde dans lequel il n’a l’habitude d’être entraîné que par les Anciens et le souvenir vibrant des époques les plus simples et les plus reculées de l’humanité. Le poète, en le touchant dans ce que son essence a de plus individuel, ramène le lecteur à des formes pures et originelles de la nature. De plus, en écartant tout ce qui est purement réalité et donc incapable d’être exploité par l’imagination, il se sert du moindre trait de son individualité.
C’est donc de manière purement poétique qu’il a conçu puis traité son sujet.
[125] II. Composantes principales d’un effet poétique – Plan général de l’analyse
Rien ne saurait prouver mieux le caractère réellement poétique d’une œuvre que la liaison, dans une même description ou le même personnage, entre la plus profonde simplicité et une élévation extrême, entre l’individualité absolue et l’idéalité parfaite (deux composantes sans lesquelles il n’existe point d’effet poétique).
Guider l’esprit, grâce à quelques images produites par l’imagination, vers des hauteurs d’où il pourra contempler ce qui l’entoure, telle est la belle destinée du poète, qu’il accomplit en limitant constamment son sujet pour produire un effet illimité et infini, en rendant raison d’une idée sans quitter le plan individuel ainsi qu’en dévoilant, enfin, à partir d’un point unique, tout un univers de phénomènes.
On serait certes tenté de croire que la tâche assignée ainsi au poète n’est que l’exigence démesurée d’un siècle aussi peu versé dans la poésie qu’avide de concepts philosophiques, d’un siècle qui, dans sa quête des idées, finit par mépriser le simple jeu libre des sens et de l’imagination. Qu’on prenne pourtant la peine d’examiner ce qui, en second lieu, détermine proprement le poète et l’on constatera qu’en s’efforçant de satisfaire cette exigence, il est en passe de réussir à parvenir à l’idéal et d’atteindre une certaine totalité.
C’est ce que nous voulons maintenant démontrer. En effet, si le poème, dont nous entreprenons l’analyse, laisse au lecteur une impression éminemment poétique, comme nous l’avons montré ci-dessus, rien ne saurait nous guider mieux, dans la description de son caractère général, que l’examen de la poésie, et c’est justement cette description qui constitue la partie première et essentielle de notre tâche.
Une fois que nous l’aurons menée à bien, il nous faudra comparer l’œuvre du poète avec les règles particulières du genre dont elle relève.
C’est seulement en mettant en rapport ces deux jugements que nous pourrons éviter de manquer à l’originalité du poète ou aux exigences justes que pose toute théorie de l’art.
[126] III. Concept le plus élémentaire de l’art
Le champ que le poète travaille comme son domaine propre est celui de l’imagination. C’est seulement lorsque, sans se soucier des autres facultés de l’esprit, il la met vivement en branle qu’il mérite le nom de poète. La Nature ne livrant des objets qu’à la contemplation sensible, le poète doit la métamorphoser afin qu’elle devienne matière pour l’imagination. Transformer le réel en image, voilà la tâche la plus générale assignée à l’art. Toutes les autres exigences de l’art en découlent plus ou moins directement.
Pour y réussir, l’artiste ne dispose que d’une seule méthode : il doit dissiper tout ce qui, en notre âme, évoque la réalité, pour stimuler et animer uniquement notre imagination. Il n’a le droit de modifier sensiblement ni le contenu, ni la forme de son objet. Comment, en effet, reconnaîtrait-on la Nature, dans la représentation qu’il en fait, s’il ne l’imitait avec une rigoureuse fidélité. Il ne reste donc, à l’artiste, qu’à se tourner vers le sujet sur lequel il veut agir. La simple reproduction de l’objet dans ses moindres détails, tel, en un mot, qu’il est dans la Nature, ne le transforme pas moins en quelque chose d’absolument différent, car le simple fait de le reproduire le transpose dans une autre sphère. Dans la réalité, deux déterminations différentes s’excluent ; ce que la réalité donne à un objet en le faisant accéder au réel, elle le reprend de par son existence exclusive. Cette barrière que dresse, par nature, la réalité, s’évanouit dans le monde de l’imaginaire, dans la mesure où l’âme, emportée par l’imagination s’élève, enthousiaste, au-dessus du réel.
La meilleure preuve de cet effet le plus élémentaire et le plus général de l’art nous est livrée par les tableaux représentant simplement une nature-morte. Prenons une plante, un fruit peints exactement comme ils sont dans la nature, sans que rien n’ait été ajouté ou soustrait. Pourquoi suscitent-ils une impression différente de celle laissée par le fruit ou la plante réels ? Pourquoi, lorsqu’on considère le concept général de l’art, accorde-t-on à un tel tableau la même valeur dans son genre pictural qu’à toute autre [127] représentation dans celui qui est le sien ? Parce que lui aussi s’adresse purement à la seule imagination du spectateur, et qu’il émane tout aussi purement de l’imagination de l’artiste.
Jusqu’ici, nous avons décrit, plus que défini, ce qu’est l’art ; nous avons expliqué empiriquement, plus que développé philosophiquement, son essence. Une définition véritable, pour ne point paraître arbitraire, doit se fonder sur une déduction des concepts. Dans le cas précis de l’art, une telle déduction n’est possible que si elle se fonde sur la nature générale de l’esprit.
Nous distinguons en notre âme trois états généraux. Tous trois mobilisent simultanément la totalité de ses forces, mais chacun subordonne celles-ci respectivement à une force particulière différente. Ou bien nous nous soucions seulement de rassembler, de classer et d’utiliser ce que nous connaissons par l’expérience ; ou bien nous recherchons des concepts indépendants de toute expérience, ou bien encore nous vivons au cœur de la réalité limitée et finie, comme si elle était pour nous illimitée et infinie.
On comprend aisément qu’en ce dernier état règne l’imagination, la seule de nos facultés susceptible de concilier des propriétés contradictoires. Tout ce qu’il suscite présente nécessairement deux propriétés conjointes : d’une part, c’est un pur produit de l’imagination et il doit, d’autre part, posséder toujours un certain degré de réalité externe ou interne. Sans la première, l’imagination ne serait pas dominante. Sans la seconde, les autres forces de l’âme seraient incapables d’agir en même temps. La réalité dont il est question ici ne saurait toutefois se rapporter à quelque chose existant effectivement. Il ne peut donc s’agir que d’une conformité à des lois.
C’est de cet état que jaillit la nécessité de l’art.
Cela explique que l’art soit l’habileté à rendre l’imagination productive selon des lois et ce concept, pour être le plus simple, est également le plus élevé que l’on puisse formuler de l’art.
IV. Puissance de l’effet auquel parvient l’art – Idéalité – Premier concept de l’idéal comme non-réel
Enflammer l’imagination par l’imagination, tel est le secret de l’artiste. En [128] effet, s’il veut obliger notre imagination à produire – d’elle-même, et sans recours à ce qui lui est étranger – l’objet qu’il représente, il faut qu’il le laisse s’épanouir librement au sein de sa propre imagination. Toute œuvre d’art, pour fidèle qu’elle puisse être à son modèle original, est une création entièrement inédite et, par là, la propriété de l’artiste. Voilà pourquoi l’objet subit une modification essentielle pour s’élever à une autre hauteur.
Le règne de l’imagination est tout à fait opposé à celui de la réalité. Il s’ensuit que le caractère de ce qui relève respectivement de l’un ou l’autre l’est également. Le concept de réel implique, nécessairement, que chaque phénomène y existe individuellement et pour soi-même et que, n’étant la cause ou la conséquence d’aucun autre, il n’en dépende nullement. De fait, un quelconque rapport de dépendance entre les phénomènes ne peut être jamais mis en lumière, qui n’est que le résultat d’inductions. Et, bien plus, le concept de réel rend superflue la quête de quelque lien que ce soit. Le phénomène est manifeste, écartant par là tous les doutes sur sa réalité. Au nom de quoi faudrait-il le justifier, en exhibant les causes qui l’ont produit ou les effets qu’il exerce ? Sitôt, en revanche, que l’on quitte le réel pour pénétrer le domaine du possible, rien n’existe plus que par sa dépendance à quelque chose d’autre. Quand la condition première, pour penser un objet, est son intégration à une chaîne cohérente et ininterrompue, on peut le qualifier d’idéal, au sens le plus simple et le plus exact du mot. C’est, en effet, en cela qu’il s’oppose précisément à l’effectivité, à la réalité.
Chaque élément que la main de l’art transpose dans le domaine pur de l’imagination doit, ainsi, être idéalisé.
Partout où l’homme porte son regard, il cherche à faire apparaître le concept d’un rapport réciproque et d’une organisation interne. Bannir toujours le hasard, empêcher qu’il ne semble prévaloir quand l’homme observe et pense, et qu’il ne prévale quand l’homme agit, voilà ce à quoi tend la raison. Dans ces conditions, l’homme se fait, à bon droit, gloire de posséder des origines plus nobles que les autres créatures, d’habiter des contrées meilleures que celles de la simple réalité, et d’appartenir, enfin, au royaume des idées.
Rapporter à soi les traits de la nature, une fois qu’elle a été observée fidèlement et exhaustivement, c’est-à-dire assimiler le matériau, représenté par [129] notre expérience, au monde perçu dans toute son étendue, métamorphoser cette masse énorme de manifestations isolées et sans lien en une unité indissoluble et en un tout organisé, et ce, grâce à tous les organes dont il a été pourvu, tel est le but ultime recherché par l’homme dans ses efforts intellectuels.
Cette dernière observation est, cependant, trop générale pour ne pas être étrangère à notre objet. Nous en resterons, par conséquent, à la part particulière prise par l’imagination dans cette vaste tâche. Nous n’avons, en outre, mentionné tout cela, qu’afin de montrer que l’art ne relève pas de ces activités mécaniques et subalternes qui nous préparent seulement à notre détermination réelle, mais des plus hautes et des plus élevées, grâce auxquelles nous l’accomplirons immédiatement.
V. Second concept, plus complexe de l’idéal, conçu comme quelque chose qui dépasse toute réalité
Le poète, même lorsqu’il emprunte immédiatement son objet à la nature, le recrée par l’imagination. La forme que, par ce processus, il donne à son objet, excède la nature réelle ou, même, s’en écarte carrément, car il en sup prime les traits à l’origine purement accidentelle, pour aboutir à ce que chaque trait dépende d’un autre et la totalité d’elle-même. Si, dorénavant, il y règne une unité, ce n’est pourtant pas une unité conceptuelle mais formelle. Une parfaite autonomie et une perfection formelle sont les deux conditions nécessaires, pour que l’imagination soit capable de se représenter l’objet elle-même. Si le poète réussit dans cette tâche, il établit finalement maintes formes pures du caractère, maintes silhouettes porteuses d’une nature pure, c’est-à-dire non défigurée par l’instabilité des circonstances individuelles. Chacune d’entre elles est frappée de l’empreinte d’une propriété qui est la sienne, une propriété qui, résidant dans la seule forme, peut être perçue par l’intuition, et ne saurait trouver son expression dans un concept.
Désormais, l’art est à même d’ennoblir et d’embellir la nature ; désormais, on comprend mieux comment le concept d’idéal peut signifier ce qu’aucune réalité ne peut atteindre, et dont aucune expression ne peut épuiser le sens.
[130] Gardons-nous soigneusement de méconnaître la façon dont procède l’artiste, et de commettre l’erreur de croire qu’il doit décrire uniquement de grands caractères sans faille. Quelle que soit la propriété qu’ils portent, il suffit qu’elle apparaisse dans son intégralité et son unicité et qu’elle soit traitée comme un objet pur de l’imagination. C’est là la seule exigence que le poète ait à satisfaire. Pour la remplir, il n’est pas nécessaire qu’il ajoute ou qu’il retranche certains traits, et il est même fort rare que l’essentiel de l’effet qu’il exerce puisse reposer uniquement sur une telle démarche. Et, même en témoignant un attachement tout à fait servile à la nature, il peut encore réussir à l’exercer pleinement. L’effet qu’exerce son œuvre ne dépend pas, en effet, de traits particuliers ou de modifications individuelles, mais seulement de la couleur, de l’éclat que l’artiste lui donne, ainsi que de sa faculté à lui conférer une unité et une perfection formelle qui parle immédiatement à notre imagination et, immédiatement, nous fasse voir idéalement, en cet éclat, tout à la fois une émanation pure de l’imagination et quelque chose de parfaitement réel, c’est-à-dire en parfait accord avec les lois de la nature et celle de notre esprit. L’artiste serait bien en peine d’expliquer par quel moyen il accède à cette harmonie entre la forme de notre imagination et celle de la nature ; et sitôt qu’on tente de le décrire, on se trouve exposé au danger de le transformer en un travail purement mécanique.
Il est, pour cette raison, indispensable de faire preuve de circonspection lorsqu’on affirme que “l’artiste ennoblit la nature”. A proprement parler, en effet, cette expression est inadéquate. L’œuvre de l’artiste et l’œuvre de la nature n’appartiennent pas au même domaine et rendent impropre le recours à un critère unique.
L’usage qu’on fait du terme “idéal”, pour tout ce qui relève de l’intellectuel et du moral, amène facilement à ne voir, en lui, que quelque chose de pensé par l’entendement ou de ressenti par le cœur, alors qu’on peut tout autant l’employer pour les objets perçus par les sens. Il suffit de songer à l’exemple évoqué plus haut – celui du procédé le plus élémentaire en art, à savoir la simple imitation de la nature – pour s’en convaincre.
Un fruit joliment peint est tellement idéal qu’en le contemplant sur la toile [131] on note des lignes rondes, une chair tendre, une peau duveteuse et douce, des couleurs lumineuses, que la nature ne parviendrait jamais à produire. Ce n’est pourtant pas là une raison pour affirmer que le fruit peint est plus beau que le fruit naturel. La nature n’est, en outre, jamais belle qu’en tant que l’imagination se la représente. On ne saurait prétendre que, dans la nature, les contours soient moins parfaits ou les couleurs moins vives. La seule différence est que la réalité parle aux sens, et l’art à l’imagination, que celle-ci dessine des contours tranchés et francs, et celle-là des contours, certes, toujours déterminés, mais également toujours infinis.
L’indéniable contradiction existant entre ces deux qualités prouve bien que c’est l’état d’esprit de son récipiendaire qui permet à l’art d’exercer un effet, puisque, sinon, le contour, déterminé, serait évidemment limité : en indiquant quelle étendue une ligne ou une masse devrait avoir, il exclut, en effet, tout ce qui se trouve au-delà d’elles. Or, l’imagination ne limite jamais, elle ouvre à l’infini, et dès que le génie de l’artiste l’enflamme, elle allie son caractère infini aux formes qu’il lui propose, sans se soucier de contradictions qui n’intéressent que l’entendement et la simple intuition sensible.
C’est pour cela que l’art nous replonge toujours en nous-mêmes, quand la réalité, elle, nous en arrache, en nous incitant à passer du désir à la jouissance, et de l’activité aux actes. L’œuvre d’art, cependant, est trop noble pour la jouissance, et elle excite trop les forces les plus intimes de l’homme pour les ébranler subitement. Elle peut assurément inspirer cet enthousiasme le plus sublime et le plus beau d’où jaillissent les grandes actions, mais c’est seulement en découvrant l’homme à lui-même qu’elle offre l’homme au monde. Elle ne s’adresse nullement à la partie de son être qui le fait appartenir à la réalité.
VI. Nécessité à laquelle chaque artiste véritable se voit confronté d’atteindre toujours l’idéal
Sitôt que l’on recherche l’essence de l’art dans les lois de l’imagination, sans laquelle il demeurerait sans effet, on touche inévitablement au concept d’idéal.
[132] En effet, quoique la démarche de l’artiste reste insaisissable, et qu’en elle demeure toujours quelque chose d’incompréhensible pour le poète et d’inexprimable pour le critique (ce qui, précisément, fait son essence), il est certain que le poète veut d’abord procéder à la métamorphose de quelque chose de réel en une image. Bientôt, néanmoins, il se rend compte que cela n’est possible, pour ainsi dire, qu’en communiquant la vie, c’est-à-dire en laissant une étincelle électrique, jaillie de sa propre imagination, fuser, puis enflammer l’imagination d’autrui, et cela médiatement, en embrasant un objet situé hors de lui.
C’est la seule voie qui s’ouvre à lui et, sans même le vouloir, rien qu’en exerçant son métier de poète et en laissant l’imagination accomplir sa tâche, il élève la nature hors des limites de la réalité, pour l’emporter vers le règne des idées, et métamorphose l’individuel en idéal.
VII. Imitation de la nature
Le concept d’idéal, compris comme quelque chose de supérieur à la réalité, rappelle la loi de l’imitation de la nature, qu’on a généralement recommandée aux artistes de suivre jusqu’ici. Bien plus, on a même vu en elle une définition de l’art. De fait, en cette loi sont contenus les deux concepts principaux de l’art : celui de la réalité – dans le terme de “nature” – et celui signifiant que la nature représentée doit être différente de la nature réelle – l’“imitation”, qui interdit par conséquent une concordance parfaite entre la représentation et son modèle. Pourtant cette loi recèle une imprécision qu’on peut éviter seulement en recherchant l’essence de l’art, non dans la structure de son objet, comme ce fut trop souvent le cas jusqu’à présent, mais dans les dispositions adéquates de l’imagination.
On a, certes, tenté de pallier de deux manières cette imprécision, et conseillé à l’artiste de ne faire l’imitation que de la belle nature, et, d’autre part, de ne faire d’elle qu’une belle imitation. Malheureusement, comme on ne peut en limiter réellement l’étendue, et qu’on ne cesse de pouvoir en déterminer des degrés nouveaux et supérieurs, le concept du beau suscite de [133] multiples malentendus. Le concept d’idéal, en revanche est parfaitement déterminé. Est idéal, en effet, tout ce que l’imagination produit de façon purement autonome et qui constitue donc une unité relevant sans partage de l’imagination. Or, l’imagination est une grandeur finie, même si, dans la mesure où aucun artiste n’est en droit d’espérer l’atteindre dans son intégralité, on peut assurément dire que sa puissance admet un nombre infini de degrés. Cette infinité, loin d’être intrinsèque, n’apparaît, toutefois, que dans la seule exécution.
On a tenté de remédier à la seconde ambiguïté du terme “imitation”, en précisant que cette imitation ne devrait pas être passive, mais consister en une transformation spontanée de la nature. La méthode nécessaire, pour procéder à cette transformation, de même que les limites à lui assigner, exigeait néanmoins de nouvelles définitions, à vrai dire impossibles à formuler.
Il ne reste donc qu’une solution pour aplanir ce différent : partir, comme nous l’avons fait, du sujet, ce qui ne mène pas moins à une définition parfaitement objective de l’art. Comme l’artiste fait de la nature (sous ce terme, nous comprenons tout ce qui, pour nous, peut avoir réalité) un objet de l’imagination, l’art est la présentation de la nature par l’imagination. Cette définition s’éloigne peu de celle que nous donnions plus haut (III). Elle en est, bien davantage, l’expression objective.
Cette présentation ne peut être que belle, puisqu’elle est l’œuvre de l’imagination. Elle doit impliquer une métamorphose de la nature, puisqu’elle la transplante dans une autre sphère. Cette définition indique aussi la beauté propre à une telle représentation et la métamorphose que la nature doit subir : celle que suppose cette transposition dans un milieu étranger.
VIII. Deuxième qualité de l’art dans sa perfection dernière : la totalité – Les deux chemins qui y mènent
Nous avons montré, à présent, comment le poète parvient à l’idéalité. Mais nous allions plus loin, tout à l’heure, en prétendant qu’il atteint aussi la [134] totalité et en recourant à l’expression de “monde”, dans laquelle il ne faut pas voir une métaphore.
Le monde, qui enferme et enclôt tout le réel, peut être considéré de deux façons : à partir tantôt des objets qu’il embrasse, tantôt des organes grâce auxquels l’homme se les approprie. En effet, c’est seulement en tant qu’il possède de tels organes qu’un monde extérieur est susceptible d’exister pour lui.
Le poète peut, par conséquent, atteindre de deux manières la totalité à laquelle il aspire : en parcourant soit la sphère des objets, soit celle des sentiments qu’ils provoquent. Le poète qui décrit recourt généralement à la première, tandis que la seconde a les préférences du poète lyrique. Ils pourraient, cependant, intervertir les méthodes, puisque ce qui importe n’est pas l’impression immédiate, mais celle qu’ils laissent finalement.
Quelle que soit la voie choisie par le poète, il ne lui est guère difficile d’accéder à son but. Les différents états de l’être humain – ne fut-ce que parce que c’est la perspective d’où nous observons la nature –, de même que toutes les forces naturelles, sont si liés entre eux, ils entretiennent de tels liens de réciprocité, que le poète ne saurait présenter l’image vivante d’une seule, sans faire aussitôt intervenir dans son plan l’ensemble des autres. La vie découvre notamment au poète qui décrit une telle richesse de rapports, et il éprouve tant de facilité à les faire apparaître aux hommes comme quelque chose de capital, qu’il lui suffit de représenter la matière choisie arbitrairement et d’individualiser les figures déjà établies, pour parvenir à des situations intéressantes pour l’esprit, et épuiser, peu à peu, la masse des objets qui s’offrent à lui.
Dans l’art de révéler toute la vie à l’imagination, d’ébranler l’homme tout entier dans ce qu’il a de plus essentiel, et d’embrasser tout ce qui l’émeut, nul n’a surpassé les Anciens. Les Hymnes de Pindare, les plus grands chœurs des poètes tragiques et les Odes d’Horace, pour manifester une chatoyante [135] diversité, parcourent, cependant, toujours la même sphère. Car ce que décrit toujours le poète, c’est la superbe des dieux, la puissance du destin, la dépendance des hommes, mais aussi cette noble disposition d’esprit et ce courage sublime qui leur permettent de se dresser contre le destin, voire de le vaincre. Homère ne dessine pas autre chose, mais avec une vitalité, une profusion, une sensibilité et une clarté ô combien plus grandes ! La vie, dans toute sa richesse, loin de s’épanouir seulement dans la totalité du poème ou, simplement, dans quelques-uns de ses chants, s’y découvre pour nous presque à chaque passage, et l’âme, soudain, distingue sans hésitation et à coup sûr, ce que nous sommes et ce dont nous sommes capables, ce que nous subissons et dont nous jouissons, comme enfin, ce que nous faisons à raison ou à tort.
C’est pourquoi la lecture des Anciens exerce un effet apaisant sur tout esprit sain et équilibré, et que, lorsqu’on se trouve dans un état passionné – un vif emportement ou un désespoir extrême – elle ramène au calme ou exhorte au courage. Le calme qui insuffle cette force s’installe infailliblement, sitôt que l’homme peut embrasser du regard tout son rapport au monde et au destin. Il ne s’expose à une humeur chagrine et au désespoir qu’en demeurant immobile alors que la puissance extérieure menace de l’emporter sur sa force intérieure, ou son emportement intérieur sur l’équilibre extérieur. La place qui lui a été assignée dans l’ordre des choses lui est si favorable, qu’il retrouve l’harmonie et le calme sitôt qu’il a parcouru toute la sphère des manifestations, sphère que lui révèle l’imagination dans les moments de cette profonde émotion qu’il éprouve en contemplant son destin.
IX. Cette totalité est toujours une conséquence nécessaire de la domination parfaite exercée par l’imagination poétique
Mais ni le seul choix, souvent arbitraire, de l’objet, ni la seule individualité du poète ne suffisent à s’assurer de cette totalité qui, en un instant, rend le créateur maître de tout ce que ressent son public. Il doit, bien au contraire, la quêter sans relâche, s’il veut mériter le nom de poète – dans l’acception la plus complète de ce mot, c’est-à-dire savoir donner à l’imagination autonomie et suprématie.
[136] En effet, le nombre des objets qu’il intègre à son plan n’est pas plus décisif, ici, que leur importance aux yeux de l’humanité. Bien sûr, l’un comme l’autre peuvent augmenter l’impression que laisse son œuvre, mais sans influer sur sa valeur artistique ; l’essentiel de sa tâche consiste à placer son lecteur en un point rayonnant à l’infini, d’où il pourra contempler ces formes simples et vastes de la nature qui se manifestent à nous, dès qu’on dépouille les objets réels de leurs propriétés accidentelles.
Par conséquent, montrer réellement tout ce qui existe ou même simplement beaucoup de choses – la première entreprise est impossible, la seconde impliquerait, en art, le renoncement à plusieurs genres – n’est pas ce qui compte ici. L’important, c’est que le poète nous dispose à tout voir. Qu’il concentre donc notre être en un seul point, que, fidèle à son devoir d’artiste, il le détermine à se porter vers un objet (et donc à s’objectiver), et, immédiatement, quel que soit l’objet choisi, se dresse un monde devant nous. A cet instant, en effet, tout notre être est en éveil et tendu vers la création. Tout ce qu’il produit dans ces dispositions lui correspond nécessairement et laisse apparaître totalité et unité, ces deux concepts que nous réunissons sous l’expression “un monde”.
Nous sommes, ici, confrontés de nouveau à ce que nous avions rencontré en accédant à l’idéal. Que le poète nous transporte, conformément à sa vocation première et fondamentale, hors des frontières du réel et, aussitôt, nous nous retrouvons là où chaque point est aussi le centre d’un tout illimité et infini. L’absolue totalité est d’autant plus le caractère distinctif de l’idéal que son contraire exact est le caractère distinctif du réel. Quand le poète a réussi, d’une part, à réprimer en nous ce qui nous prédispose à connaître la réalité, et, d’autre part, à soumettre toutes les forces habituellement en action à notre seule imagination, il est parvenu à son but. Dès lors, l’imagination règne en [137] maîtresse ; dès lors elle rassemble en une unité tout ce en quoi elle découvre une force autonome et un principe vital propre. Comme les éléments positifs sont toujours apparentés, comme, dans le fond, ils ne font qu’un et qu’on ne peut isoler l’individuel qu’en procédant à des limitations, on cherche naturellement à atteindre une perfection close sur elle-même. L’âme sur laquelle l’artiste a agi de la sorte, tend, donc, à parcourir toujours toute l’étendue de la sphère contiguë à l’objet – quel qu’il soit – pris comme point de départ, et à embrasser, au sens le plus exact du mot, tout un monde de phénomènes en un même moment.
Accorder l’âme. Voilà tout le dessein du poète, qui se soucie uniquement d’exercer un effet sur le sujet, et ne décrit jamais les objets que pour faire apparaître l’homme en eux. Il n’a, en retour, pas le droit de rester en-deçà de ces impératifs. Qu’il chante le thème le plus simple, un lever de soleil, une belle soirée d’été ou tout autre sujet pris à la nature, qu’il compose l’Iliade ou la Messiade, ces exigences sont indissociables de la vocation de poète et, plus généralement, de celle d’artiste.
Y satisfaire ne saurait être l’ouvrage que d’une réelle nature artiste. On est communément porté à croire que seul un grand poète, grave et profond peut accéder à une telle totalité. Au contraire, personne ne nous en rapproche davantage que celui que le génie de l’art a doué d’une extrême légèreté, et qui s’entend à émouvoir l’imagination de la façon la plus délicate et la moins perceptible, celui dont les accents la fécondent le plus, et lui font éprouver une infinie nostalgie de liaisons nouvelles et de nouveaux essors. C’est justement cela qui définit cette “compréhension de toute chose” que lui transmet le poète, grâce à quoi l’imagination ne s’appesantit jamais au point de s’enraciner en un lieu précis. Elle continue d’errer çà et là, sans, pourtant, cesser un instant de dominer toute l’étendue qu’elle a parcourue. Son extase confine à la mélancolie, sa mélancolie à l’extase, et elle aperçoit toute chose, non plus sous ses couleurs réelles, mais dans la splendeur dont, comme par une magie mystérieuse, elle l’a revêtue.
Mettre le monde en branle est facile, sitôt qu’on a découvert un point, situé hors de lui, sur lequel on peut s’appuyer en toute confiance.
[138] X. Influence de l’idéal dans la représentation sur la totalité
Une fois que l’âne est mise dans des dispositions créatrices et que le poète lui a conféré cette douce sensibilité et cette discrète émotivité évoquées plus haut, c’est à lui de décider librement du nombre des objets qu’il veut vraiment lui présenter, ou des sentiments qu’il veut éveiller en elle. Le genre littéraire pour lequel il a opté, le sujet qu’il a choisi et son individualité, enfin, seront les facteurs déterminants de son choix. On a vu tout à l’heure qu’il ne lui est guère difficile de développer, à partir de n’importe quelle matière, une grande diversité de figures. Mais il y plus : même s’il ne doit en représenter poétiquement qu’une seule, l’imagination ménage spontanément la possibilité de la mettre en rapport, non seulement avec d’autres, mais plus exactement avec toutes celles qui seront nécessaires pour qu’ensemble, elle forment une sphère close sur elle-même.
En mettant en rapport ce qui est semblable et en insérant, entre deux choses dissemblables, des éléments intermédiaires qui les connectent, finalement, entre elles, l’imagination produit seulement la diversité, sans faire apparaître la totalité. Pour y parvenir, il est nécessaire que son objet et elle-même y aient été préparés, et qu’ils soient accordés entre eux. Une telle configuration se présente, lorsque le poète dresse des figures idéales.
Dans le domaine de l’imagination, le poète ne s’élève à l’idéal et à la totalité qu’après avoir, d’un geste souverain, écarté le réel, dont l’existence est distincte et limitée. Il doit subsister une étroite liaison entre l’idéal et la totalité puisque l’idéal repose sur la possibilité de la totalité. En effet, ce qui le caractérise est moins de tout s’approprier, que de le faire à sa façon. D’un autre côté, l’idéal limite la totalité, puisqu’il fonde en masses compactes la foule des composantes particulières qui, envisagées à partir d’un seul point, constituent un tout pour l’entendement ou pour l’intuition.
Nous appelons idéal la présentation d’une idée dans un individu. Nous exigeons, donc, qu’en ce dernier se manifeste une particularité propre, sans pour autant qu’elle en exclue d’autres. On ne peut accéder à une telle [139] propriété qu’en rassemblant tout ce qui est essentiel à un caractère précis (forcément sous-jacent à une figure idéale) et en en rejetant le moindre trait accidentel. C’est à cette seule condition que les représentations idéales peuvent se manifester dans leur pureté. Il en découle que, lorsqu’on en considère plusieurs à la fois, on perçoit plus aisément où elles se rencontrent et où elles différent. Et il est improbable que dans l’idéal subsiste quelque lacune incomblée car on remarque immédiatement toute chaînon manquant.
Grâce à cette similitude qui, jamais, ne dégénère en monotonie, grâce à cette diversité qui, jamais, ne devient incompatibilité, le monde, pour l’œil qui le perçoit idéalement, se scinde en un nombre infini de masses individuelles. Les individus apparaissent groupés, les petits groupes fusionnent pour en former de plus grands et tous s’unissent pour former le tout. Il n’en va pas différemment du poète, car lui aussi ne présente que des masses. Toute la matière qu’il traite unit une telle mobilité et une si grande propension à prendre forme que, sitôt qu’on en retranche une part, elle se désagrège en masses organiques, et que, dès qu’on la rajoute, elle se réorganise immédiatement en de telles masses.
C’est en suivant le fil grâce auquel le génie du poète décompose ces divers groupes que le lecteur parvient à passer de l’un à l’autre d’entre eux. Dès qu’une figure tracée idéalement a été établie, l’imagination exige, spontanément, que d’autres soient suscitées, puis d’autres encore, jusqu’à ce qu’elle ait parcouru un cercle suffisamment grand et étendu pour répondre à l’humeur poétique de ce moment précis.
Les formes que le poète peut dresser ont un point où toutes se rejoignent : leur rapport à la nature humaine. A partir de ce point central, le poète peut les mettre en mouvement et les dominer. Il existe, pourtant, d’autres liens qui unissent, de façon plus étroite encore, maintes de ces formes entre elles, et leur permettent de constituer une sphère encore plus dense.
Lorsque l’imagination est ainsi disposée et l’objet travaillé de sorte que la première ne se fixe en aucun point particulier et que le second ne s’efforce jamais de l’y retenir, il est impossible que le mouvement s’interrompe ou que le calme s’instaure, avant que l’ensemble du cercle n’ait été parfaitement parcouru.
Comment est-il possible, par exemple, de représenter de manière vivante l’âge d’un adolescent sans qu’aussitôt ne s’imposent à l’imagination l’enfance [140] qu’il vient de quitter, l’homme mûr que l’épanouissement de ses forces annonce, et le vieillard, enfin, en qui s’éteindront les dernières lueurs de ce feu qui maintenant s’embrase ? Comment peindre le héros qui, sur le champ de bataille, au milieu des cadavres, et tel un serviteur de la Mort, se livre à une destruction méthodique, sans que l’âme songe au tranquille penseur qui, seul dans ses quatre murs, dégagé de toute action pratique, et étranger aux événements quotidiens, quête seulement des vérités, qui ne donneront qu’au siècle prochain peut-être, les fruits qu’elles promettent, ou encore au laboureur tranquille, soucieux seulement des besoins du quotidien et préoccupé uniquement de l’alternance de saisons toujours renouvelées, et qu’absorbe l’idée de la récolte à venir.
D’un état précis découlent naturellement les autres, et sans les liens qui les rattachent, il n’y aurait guère d’individus humains ou même d’humanité ; c’est là, précisément, le plus grand mérite de l’imagination, une fois préparée à la création artistique, pour l’homme perçu comme instance morale : elle lui apprend à unir à peu près toutes les époques de la vie, à poursuivre celles qui se sont déjà écoulées, et à anticiper celles qui leur succèdent, sans vouloir cependant de lui qu’il se détache un tant soit peu de l’époque qui est proprement la sienne.
XI. Aperçu du chemin entier que parcourt le poète pour passer de son dessein initial à son but ultime
La seule manière d’accéder au degré suprême de toute activité humaine est de rester dans ses limites génériques. Ce n’est qu’en réalisant parfaitement ce qu’il est que l’homme en général, et surtout l’individu en particulier, peuvent parvenir à leur destination dernière. Il en va de même pour le poète. Sa tâche consiste à rendre l’imagination dominante et productive. En l’accomplissant parfaitement, il s’élève à l’idéal et atteint la totalité.
Nous pensons en avoir déjà apporté la preuve. Le chemin que nous avons emprunté peut, certes, paraître long et fort étranger à ce qui nous préoccupe. Nous ne l’avons, cependant, pas choisi sans raison. Quand on juge un travail, quel qu’il soit, rien n’importe davantage que de garder présentes à l’esprit les [141] contraintes qu’il implique, et dont on peut, à bon droit, attendre qu’il y satisfasse. Et s’il n’est pas inhabituel, en esthétique, de porter aux nues des œuvres remarquablement réussies, en les couvrant de vagues éloges, de les comparer à d’autres du même genre, et de leur attribuer, enfin, des vertus au-delà de leurs mérites réels, il n’en demeure pas moins vrai que la seule façon de juger correctement une œuvre d’art consiste à la comparer à ce qu’elle devrait être, en l’estimant à l’aune des principes esthétiques et de l’idéal de l’art, afin de pouvoir établir si elle est digne des exigences inhérentes au genre qui est le sien, et si elle a répondu aux nécessaires impératifs que la critique formule légitimement. C’est sa valeur absolue, et non sa valeur relative, qu’il s’agit de déterminer. Si l’on suivait cette méthode avec constance et rigueur, les qualificatifs “beau”, “sublime” et “excellent” se métamorphoseraient spontanément en “conçu intelligemment”, “ordonné systématiquement”, “décrit dans toute sa vérité”, “éprouvé avec justesse” et “représenté poétiquement”, et on se contenterait d’établir à quel titre l’œuvre peut être appelée poème, à quel titre elle appartient au genre dans laquelle on la range.
Tout poème ne peut, assurément, être jugé de la sorte. Mais on serait impardonnable, si on agissait autrement pour juger un poème qui présentant les grandes qualités essentielles requises, est dénué de tout agrément étranger parce que ne lui appartenant pas en propre.
Dans notre développement de l’essence de l’art, nous avons procédé par pur raisonnement, sans recourir souvent à l’expérience. Pour nous convaincre, de manière moins intellectuelle, de la validité des propositions que nous avons énoncées jusqu’ici, il nous suffit de nous rappeler l’effet que toute œuvre d’art parfaite suscite immanquablement en nous, ou encore l’état où nous transporte l’Apollon du Belvédère ou un passage de Homère.
Toute la gamme des sentiments humains vibre, et, de la nature humaine, nous ressentons chaque point sensible. A aucun moment nous ne passons plus discrètement d’un sentiment à un autre. Jamais une émotion – même violente – ne s’avère si contenue, si retenue. Et dans le même temps, en notre for intérieur, se reflète le monde qui nous entoure, et il entretient cet état. En effet, la perfection et l’harmonie que nous apercevons se communiquent à nous et se révèlent être, dans l’émotion et dans l’absence de mouvement, deux [142] phénomènes qu’on peut regarder comme l’effet le plus commun à toute grande œuvre d’art : dans l’absence de mouvement, puisque rien ne peut troubler cet état ou le rendre dissonant ; dans l’émotion, puisque la mélancolie étreint notre cœur, dès que notre regard perce assez les profondeurs de la nature et de l’humanité. Cette émotion et ce calme sont la preuve que, jamais plus que dans ces moments, nous n’embrassons d’un regard plus vivant l’humanité et le destin, ces deux immenses objets contenant tous les éléments susceptibles d’émouvoir le cœur humain, que jamais nous ne les lions entre eux avec davantage d’énergie. L’esprit ne saurait, cependant, être transporté dans un état si merveilleux et si insaisissable ou être plongé dans de telles profondeurs, autrement qu’en étant arraché à la réalité, et transposé, comme par enchantement, dans un monde d’idéaux, dans lequel il reconnaît la nature à ses seuls éléments et ses seules forces, mais où il n’est confronté, sinon, qu’à ce qui est parfait et illimité, et donc étranger à cette dernière.
Si l’on envisage, maintenant, tout le chemin que le poète (et avec lui, n’importe quel artiste) parcourt, on est surpris de remarquer qu’à partir d’un but fort simple, il parvient à s’élever à des hauteurs aussi inaccessibles.
Afin de métamorphoser, comme par jeu, la réalité en un objet pour l’imagination, il ne fait rien de plus que d’exécuter, à sa manière – et en mobilisant les organes mis à sa disposition –, la tâche qui, entre toutes celles qui lui incombent, est la plus digne, mais aussi la plus difficile, car elle représente l’ultime destination de l’homme. Elle consiste à se lier aussi étroitement que possible au monde extérieur, à l’accueillir en un premier temps comme un objet étranger, puis à le restituer en tant qu’objet libre et spontanément organisé et à le réaliser de façon originale grâce aux moyens dont il est dispose.
Toute la matière que lui offre, en effet, l’observation, il l’organise en une forme idéale pour l’imagination, et le monde qui l’entoure lui semble, simplement, une totalité individuelle, vivante et harmonieuse, que rien ne limite, dont rien ne dépend et qui se contente de ses multiples formes. De la sorte, il a transposé en elle sa nature la plus intime et la meilleure, la transformant ainsi en une essence avec laquelle il se sent en parfaite communion.
[143] XII. Distinction, dans l’art poétique, entre un style vraiment élevé et le pseudo-style
Le poète parviendra-t-il à ce sommet de l’art ? Ses lecteurs réussiront-ils à le suivre ? C’est là la seule pierre de touche permettant de s’assurer, à coup sûr, de sa réelle valeur sur le plan esthétique. Ceux qui prétendent porter légitimement le nom d’artistes doivent reconnaître que c’est là leur seul but, quelle que soit la voie qu’ils ont empruntée, qu’ils y aient été contraints par le genre qu’ils avaient choisi, ou poussés par la diversité de leur individualité. Une nation qui ne ressent pas encore vivement que c’est là l’unique siège de la perfection artistique, autant qu’une langue qui empêche souvent les poètes d’y tendre sont, toutes deux, bien éloignées encore du style élevé de la poésie. Les deux sont incapables de faire naître les conditions nécessaires au développement bénéfique de la culture et du caractère.
De fait, à côté de ce style élevé et grandiose évoqué précédemment, il en existe un autre, qui, lorsque le goût est naturellement moins délicat, ou qu’il a été gâté et émoussé, plaît et flatte davantage. Pour cela, on le confond souvent avec le véritable style. Dans la mesure où les deux sont, pour ainsi dire, situés dans deux régions différentes, le critique lui-même peut hésiter à se prononcer, face à deux œuvres d’art dont l’une, composée en un style moins noble, exerce un effet plus marquant que la seconde qui emprunte un chemin meilleur, mais plus raide et plus périlleux.
Parmi tous les arts, aucun n’est, plus que la poésie, tenté d’altérer sa beauté propre en lui adjoignant des fioritures qui lui sont étrangères. A l’instar de tout art, elle peut, au lieu de conserver l’imagination autonome et parfaitement libre, et de l’inciter délibérément à susciter un objet déterminé, se contenter de la placer au cœur d’images agréables et plaisantes et de l’entourer d’un jeu de couleurs certes chatoyantes, mais insignifiantes. De surcroît, la poésie a à se garder d’une erreur qui lui est particulière. En effet, c’est la langue qui la véhicule, c’est-à-dire un moyen destiné initialement à l’entendement et qu’il faut par conséquent retravailler, afin de lui assurer l’accès à [144] l’imagination. Sinon, elle s’égare aisément dans le champ de la philosophie, et touche immédiatement l’esprit et le cœur, quand elle devrait agir uniquement sur l’imagination. Comme elle est, plus que ses sœurs, en mesure d’être considérée comme un art, même si son support ne relève plus de l’art, elle trouve toujours le plus grand nombre de partisans. Au contraire, dans la musique, la peinture, et les arts plastiques, surtout, le concept d’art s’avère plus pur et moins extensif, selon une gradation qui correspond peut-être à l’ordre exact de notre énumération. Ces formes d’art, par conséquent, ne parviennent à captiver que le réel sens esthétique, qui est plus rare.
C’est ainsi que la poésie, renonçant à ce qui fait sa grandeur et son originalité, se dégrade parfois, quand elle cherche tantôt à plaire, en peignant des images pittoresques, tantôt à étonner ou à bouleverser, en forgeant des maximes brillantes et touchantes. La poésie cesse, dès lors, d’être un fruit du génie, pour n’être plus qu’un produit du talent. Certes, elle est encore susceptible de produire quelque effet, voire de grands effets et, dans les mains de grands maîtres, dont le rôle, ici ne saurait être négligé, elle peut tout à la fois mettre l’imagination en mouvement et se rendre maîtresse de l’esprit et du cœur ; elle parvient même, par des éclairs de génie, à provoquer émotion et sentiment. Du vrai génie, cependant, la chaleur lumineuse et réconfortante nous manquera toujours, et privés de cet enthousiasme intérieur ainsi que de ce calme olympien et suprême, nous ressentirons l’absence de l’art réel.
Car l’imagination, qui n’agit jamais, ici, seule et librement, ne réussit pas à nous faire quitter le cercle de la réalité pour nous transporter dans le royaume des idéaux. Or, sans cela, et quel que soit les moyens que l’on utilise, un effet réellement poétique est impossible.
XIII. Application de ce qui a été dit précédemment à Hermann et Dorothée — Objectivité pure de ce poème – Premier degré de cette objectivité
Si nous nous sommes efforcés, jusqu’ici, d’opposer le style noble, ou, plus exactement, le style pur et réellement poétique à celui qui en usurpe le nom, ce n’était pas simplement pour démontrer que le poème considéré ici [145] appartient indéniablement au premier genre ; cette preuve, la sensibilité du lecteur aurait suffi à la fournir. Nous ne nous sommes attardés si longtemps au développement du concept de l’art, à l’analyse de sa détermination et à la description de ses effets, qu’afin de mieux comprendre ce que signifie cette proposition : le caractère général de l’art marque cette œuvre de manière si méconnaissable qu’il en devient le signe caractéristique et distinctif.
Ce poème tend, avec une énergie surprenante, au but ultime de toute entreprise artistique, et il y parvient de la façon la plus heureuse. Le vrai poète, nous l’avons vu, agit sur la seule imagination ; il la détermine à produire, en toute liberté et en toute légalité, un objet qu’elle tire d’elle-même ; il lui présente différentes formes grâce auxquelles il lui révèle, dans leurs rapports les plus vastes et les plus généraux, le monde et de l’humanité. Voilà exactement ce qui arrive au lecteur de Hermann et Dorothée. Il sent la puissante attraction exercée sur son imagination dès le premier chant, dont semblent, en outre, jaillir spontanément les parties individuelles de l’action qui se déroule devant le lecteur, avant de diverger. Celui-ci croit participer au cercle familial, et il accède à un degré tel de contemplation qu’il en éprouve un étonnement mêlé d’admiration.
Ce ne sont point des mots qui sonnent à ses oreilles, ni des pensées ou des sentences individuelles, qui, se détachant du tout, ont imprimé son âme de leur marque. Certes, maints détails restent sans doute présents en lui, dont le souvenir resurgira quand, au cours de son existence, des événements semblables se reproduiront. Néanmoins, au moment où il a suivi le poète jusqu’au bout de l’œuvre, ce sont l’histoire, l’action et les personnages qui, tout vibrant de vie, s’offrent à lui.
Le jeune homme ignorant d’abord des sentiments qui, comme en sommeil jusqu’alors, ne s’étaient pas encore épanouis, les lecteurs le découvrent libéré, par l’explosion soudaine de la passion, des liens qui oppressaient son intériorité, et ils voient naître en lui, une fois qu’il est délivré de ce sortilège, les résolutions les plus hautes et les plus nobles, ils le voient reconnaître au premier regard la jeune fille que la Nature lui a destinée et s’abandonner en toute confiance à ce sentiment. Ils voient la jeune femme, courageuse et diligente, prête à porter secours, au milieu même des dangers les plus pressants, mais qui se défie de vains espoirs ; confrontée à un réel péril, elle ne se laisse pas aller à un lâche désespoir, et sans être insensible à un noble amour, elle cèle [146] ses secrets désirs dans l’humilité de son cœur. Cependant, lorsque son sens de l’honneur est excité, elle dévoile, avec un courage tout féminin, les replis les plus sinueux de son cœur. Les lecteurs voient combien l’humanité conserve, dans toutes ses formes, de grands et purs caractères, combien elle répartit dans l’individualité ce qui – rassemblé en une sphère close – réunirait perfection de l’intériorité et satisfaction de l’extériorité ; ils voient, enfin, combien le destin bouleverse les individus et les nations, sans rien pouvoir, toutefois, contre l’infatigable force de l’homme qui, où que sa destinée l’entraîne, reprend pied, se bâtit une nouvelle demeure, noue de nouveaux liens et fonde un nouveau bonheur, de nouvelles amitiés.
On constate avec quelle perfection le poète a travaillé objectivement sa matière. Il ne s’occupe que d’un objet à la fois, et cet objet unique est un pur produit de l’imagination.
XIV. Second degré de l’objectivité de notre poème – Parenté de son style et du style des arts plastiques
Dans la théorie de l’art, aucun concept n’égale, en importance, celui d’objectivité ; aucun n’exige, dans le même temps, un examen si exhaustif et si précis.
D’une part, en effet, l’objet de l’art n’est jamais un objet réel, et le nom qu’il porte est toujours quelque peu usurpé. L’art ne quitte jamais la sphère de l’imagination ni, par conséquent, celle de notre esprit. L’objet, en art, est donc toujours un rapport idéal d’une seule et même force à la nature et à la chose ou à l’homme et à la personne. Il faut, pour cette raison, se méfier ici de toute erreur et de toute confusion.
Cependant, ce concept est d’extension variable, car se montrer objectif, pour être le devoir de tous les artistes sans exception, n’est pas une loi qui s’impose à chacun d’entre eux avec la même rigueur. Comparés aux autres, certains donnent même l’impression de la prendre exactement à contre-pied. Pour cette raison, il est indispensable de toujours distinguer très clairement dans quel sens on utilise ce concept d’objectivité dans les usages qui en sont faits, comme de déterminer à quel autre concept il s’oppose dans chaque cas.
[147] Cette prudence est d’autant plus nécessaire que la polysémie de ce concept, loin de découler seulement d’un emploi illégitime, a une origine fondamentale. La liaison que l’artiste suscite entre l’homme et la nature doit être aussi étroite et aussi riche que possible. Pour y parvenir parfaitement, il doit valoriser davantage, tantôt l’objet extérieur, tantôt ses propres dispositions intérieures. C’est là un choix inévitable, qu’il le veuille ou non. Pour produire un objet grâce à l’imagination, il faut, en effet, tout à la fois qu’il façonne et mette dans les dispositions d’esprit souhaitées, c’est-à-dire qu’il présente l’objet et prépare le sujet. Dans le rapport qu’il établit entre ces deux tâches, il lui est impossible de parvenir à l’égalité. C’est pour cela qu’il est difficile de trouver deux poètes qui établissent naturellement un rapport parfaitement identique.
Et pourtant, les poètes doivent, en toute chose, observer quelque limite. Outre qu’il leur est, en général, interdit, d’une part, de montrer l’objet tel qu’il est dans la réalité, et d’autre part, d’affecter la sensibilité immédiatement et autrement que par l’imagination, les genres particuliers de l’art leur imposent des règles plus rigides encore qui sont difficiles à percevoir clairement, en raison de la première exigence à laquelle ils doivent se plier.
Ces remarques préliminaires étaient incontournables afin d’éviter certains malentendus lors des développements que nous allons consacrer, maintenant, à l’objectivité pure dans Hermann et Dorothée.
L’effet total produit par le poème suffit, déjà, à prouver combien notre poète s’active à ne dessiner rien d’autre que la seule forme d’un objet. Dans le détail, on ne peut le montrer mieux qu’en décrivant les différents degrés de cette objectivité, et en la déterminant avec davantage d’exactitude.
Nous nous sommes, jusqu’ici, attachés uniquement au premier de ces degrés, sans lequel ce poème ne serait pas véritablement une grande œuvre d’art, ainsi qu’à la rigueur avec laquelle il nous propose un objet créé par la seule imagination.
Une observation minutieuse nous révèle, néanmoins, infiniment plus. Lorsque nous prenons le temps de nous attarder sur ce poème et de l’examiner dans toutes ses parties, nous découvrons combien ses contours sont parfaits, combien chaque forme imprime sa marque à notre imagination ; nous [148] constatons, enfin, comme chacune d’entre elles s’adjoint aux autres, afin de constituer une unité cohérente que le regard embrasse aisément. Dès lors, nous ressentons indubitablement, en nous en détachant, ce que l’on éprouve, sinon, seulement face à des œuvres picturales et plastiques, genres, par nature, pourtant si différents. Le mouvement qui porte le poème présente le même caractère. Jamais il ne nous entraîne dans un tourbillon lyrique, et cependant, il est si vivant et si riche que nous pensons contempler un monde animé. Partout ce n’est qu’action et forme ; nous nous sentons si peu de simples auditeurs du poète que nous croyons nous tenir devant un tableau peint de sa main.
Par là, nous atteignons un degré plus haut de l’objectivité, nous apercevons les formes pures d’objets sensibles. Nous pouvons, par conséquent, établir un des traits caractéristiques de ce poème : il évoque plus les exigences et l’essence de l’art en général, et des arts plastiques en particulier, que la nature propre à la seule poésie.
XV. Parenté de tous les arts entre eux – Double rapport de chaque artiste à l’art en général et au sien en particulier
Un lien commun rattache tous les arts ; tous ont un seul et même dessein qui consiste à élever l’imagination à l’apogée de sa puissance, et à l’amener à sa plus haute particularité. Ils ont été distingués pour la seule raison que chacun d’entre eux a une façon particulière et unique de produire cet effet commun. Ainsi, il manque à la peinture la perfection de la forme, à la sculpture la puissance des couleurs, et aux deux la vivacité du mouvement. A la musique, il manque la représentation des formes, à la poésie la sensibilité que l’on trouve, au contraire, dans chacune de ses nombreuses composantes prises individuellement.
L’homme qui vise à une réception globale de l’art, c’est-à-dire requérant tous les sens, doit savoir occuper une position centrale et observer, avec [149] l’intuition du poète l’œuvre picturale, et l’œuvre poétique avec l’œil du peintre. Quant à l’artiste, s’il n’agit toujours qu’à partir d’un point unique, il doit, cependant, embrasser du regard la totalité, afin de tendre à l’idéal général de l’art, selon la seule méthode qu’autorise le genre particulier qu’il a choisi. En se consacrant à son art, tout en répondant aux exigences générales de l’Art, il noue doucement et sans heurts des liens avec les autres arts, aux points – qu’il lui est interdit d’approcher directement – où tous se rencontrent. Ces liens, l’imagination doit précisément s’efforcer de les nouer. Les dispositions que fait naître une forme artistique chez l’homme ne doivent point le sensibiliser à elle seule, mais l’ouvrir à toutes les autres et à l’Art en général. Dans chaque grande œuvre d’art, on est frappé toujours par une double caractéristique : d’un côté, elle appartient à l’art particulier qui l’a fécondée ; de l’autre, elle arbore un style applicable à tous les autres arts, et qui est marqué de façon si manifeste du sceau de l’universalité qu’on est justement tenté de la leur appliquer en pensée. Et qui, en voyant l’Apollon du Belvedére, ne se rappelle pas la métamorphose du dieu courroucé de l’Iliade, ou, inversement, la description de ce courroux l’image du dieu ?
L’artiste a donc deux prétentions à satisfaire : celle de l’Art en général et celle du mode d’expression pour lequel il a opté. Il doit, en mettant en œuvre tous les moyens que le genre d’art qu’il exerce met à sa disposition, toujours répondre aux exigences du premier, sans, pourtant, en faire une fin en soi. Tout aussi légitimement, il est obligé d’exploiter pleinement chacune des particularités de la forme artistique qu’il a choisie. C’est à la première règle que contrevient le peintre qui laisse le coloris prévaloir excessivement sur la beauté des formes et l’ordonnancement du tout. C’est la seconde, au contraire, qu’enfreint celui qui, négligeant le coloris, méconnaît la vivacité et la force que la couleur, la lumière et l’ombre, sont susceptibles de conférer à son œuvre. Pour achever l’énumération des erreurs dont l’artiste doit donc se [150] garder, notons qu’il lui arrive de privilégier et d’imiter non l’art en général ou son art particulier, mais un troisième, qui lui est étranger. Ainsi existe-t-il des poètes peu soucieux d’une proportion équilibrée des composantes, et dont la poésie donne l’impression d’être une pure musique ; en retour, on connaît des peintres dont les figures ressemblent à des colonnes, davantage qu’à la nature.
De même que l’artiste peut se tromper quant à l’objet, en n’apercevant pas le rapport réel entre l’Art en général, son art particulier et les autres, de même, il peut commettre des erreurs quant au sujet, dans le rapport qu’il établit entre son individualité, la nature de l’artiste en général et les propriétés caractéristiques d’autres artistes. Il peut, ainsi, se produire qu’il accorde trop de place à la première, ou au contraire pas assez, voire qu’il y renonce totalement en l’échangeant contre une individualité étrangère.
Partout où il pêche en réduisant tout à son simple point de vue, il tombe dans le maniérisme, que ce soit dans le maniérisme générique ou dans un maniérisme du style, selon qu’il concède trop de place ou à son art, ou à son individualité.
Voilà comment l’artiste, à cause du caractère général de ses œuvres, peut se fourvoyer. Il était nécessaire de les énumérer sans en omettre aucune, afin de pouvoir éclairer mieux ce qui va suivre. Revenons maintenant à notre poème.
XVI. Moyens grâce auxquels le poète accède à cette objectivité plus proche des arts plastiques
Nous avons déjà remarqué, précédemment, que le poète, en agissant immédiatement sur l’entendement et le cœur, encourt plus qu’un autre artiste le risque de ne point captiver l’imagination tout entière. Même s’il échappe à ce piège et demeure strictement dans les limites de l’art, il n’en reste pas moins en son pouvoir de mettre plus en mouvement l’esprit et le sentiment, en dédaignant d’agir purement et simplement sur les sens. Dans les deux cas, le poète peut se trouver dans une sorte d’opposition à l’artiste en général et au sculpteur ou au peintre en particulier.
Nous faisons état, ici, de l’art en général et des arts plastiques en particulier, presque comme s’ils se confondaient. Tout à l’heure déjà, sans redouter pour autant qu’on reproche au poète d’imiter un genre étranger au sien – ce qui constitue toujours une faute – nous n’avons pas craint de prétendre que [151] son style est apparenté à celui des arts plastiques. Les arts plastiques sont, en vérité, plus proches de l’Art que la poésie, puisqu’ils sont pure représentation, qu’ils s’adressent aux sens, et que ces deux propriétés sont prédominantes dans le concept général de l’Art. Par conséquent, si l’on parle d’une contradiction entre la poésie et l’Art, c’est uniquement en se référant à ces deux critères, et donc à l’aspect par lequel l’Art se rapproche le plus des arts plastiques.
Ce n’est pas assez de dire qu’une telle contradiction n’existe pas dans Hermann et Dorothée, car l’esprit qui anime ce poème est celui de l’Art dans ce qu’il a de plus pur, de plus authentique et de plus général. Il montre que le génie du poète qui créa cette œuvre, s’apparente à celui dont émanent tous les arts et qu’elle est frappée du sceau qui caractérise exclusivement non tel ou tel art, mais l’Art en général. Cela témoigne de sa valeur, qui assurera à ce poème, à l’avenir (on peut, en effet, attendre de la postérité qu’elle lui reconnaisse ce mérite), une place toute particulière parmi les poètes modernes, car aucune nation, à l’heure actuelle, ne nous en montre un qui puisse rivaliser avec lui.
La cause en est incontestablement que Goethe s’entend, plus que n’importe quel autre poète, à exciter le dynamisme plastique de l’imagination et à présenter seulement l’objet, permettant, de la sorte, à l’effet qu’il recherche de s’exercer dans sa totalité. Force est, néanmoins, de préciser et de clarifier notre pensée, puisqu’il existe d’autres poètes qui, pour être de fidèles imitateurs de la nature, sont d’une qualité moindre. Il faut, ici aussi, revenir à l’état d’esprit du poète et de son lecteur. C’est là, dans le sentiment éprouvé après la lecture de l’œuvre de ce poète ou celle de n’importe quel autre, que réside la différence qui, certes, est subtile, mais non moins décisive. Il est une fois de plus manifeste que l’on peut considérer que tous les raisonnements esthétiques développés jusqu’à ce jour, ont commis l’erreur fondamentale de rechercher dans l’objet ce qui a sa clef dans le seul sujet, ou qui du moins ne peut être décrit que grâce à ce dernier, alors que le premier le rend seulement perceptible.
Lorsqu’un tel sens esthétique général prévaut, la clarté, la sérénité, le calme et la grâce prédominent dans l’âme. Seule l’imagination s’y révèle active et elle se rapporte au sens externe, quand celui-ci enregistre ce qu’il [152] voit devant lui fidèlement et sans rien y ajouter. Dans cette situation, l’imagination n’est jamais confuse, qui distingue nettement tous les contours. Elle n’est ni troublée ni brouillonne, car elle se contente de contempler et de découvrir les silhouettes, la vie et le mouvement qui se présentent à elle. Enfin, elle n’est jamais pesante ou écrasante, car, c’est en étant liée à un sens externe qu’elle parvient le plus facilement à conserver sa simple nature idéale. Quand, en revanche, c’est la nature particulière de la poésie (tant il est vrai – ce qui ne doit plus poser problème après ce qui a été dit plus haut – qu’elle peut être opposée à l’art en général) qui est prépondérante, l’imagination cesse d’être pure ou autonome et, à cause de l’étroite liaison qui l’unit à l’esprit ou au cœur, sa nature gracieuse et simplement objective s’estompe. L’âme n’est plus occupée seulement par l’objet. A chaque instant elle se met à observer ou à sentir. Le sujet ne cesse de passer au premier plan, et c’est de l’effet de l’objet dont nous prenons conscience, plus que de l’objet lui-même.
Nous avons déjà noté, plus haut, que montrer la façon particulière dont est traité l’objet, dans ces deux cas, est une entreprise difficile. Il est un point capital qui, cependant, saute aux yeux, dès qu’on est quelque peu attentif. Lorsque l’on compare la poésie avec la sculpture, qui correspond le mieux au pur concept de l’Art, on relève d’emblée une différence entre les deux. La sculpture (surtout quand elle ne nous présente qu’une figure individuelle, cas auquel nous nous attacherons ici) peut exercer un effet uniquement grâce à la forme, et partant grâce à la totalité, dans la mesure où c’est la figure tout entière qui fonde toujours la forme. Et lorsque, d’une statue, une seule partie est bien travaillée, qu’il s’agisse d’un bras ou d’un pied, et le reste négligé, on ne verra en elle qu’un beau bras, un beau pied, sans que le concept de beau soit étendu de la partie au tout.
Le poète, en revanche, n’a pas besoin de présenter toute la figure. Il peut se contenter d’en dessiner une seule partie. Pour autant que sa description affecte vivement le lecteur, elle oblige celui-ci à compléter ce qui manque. Dès qu’il parvient, en décrivant une silhouette féminine, à conquérir le cœur [153] du lecteur, fût-ce par un seul trait, l’imagination de ce dernier achève parfaitement de peindre tout le reste de la figure, en obéissant aux mêmes critères et en demeurant fidèle au caractère choisi par le poète. De la sorte, le lecteur va à la rencontre du poète et parcourt tout seul la moitié du chemin. Il s’en suit, assurément, que la description perd de son objectivité. La silhouette se révèle au regard avec moins de précision, et le caractère est davantage pressenti par le sentiment qu’appréhendé clairement dans tous ses contours par l’œil.
Quelles sont donc les exigences auxquelles doit satisfaire le poète s’il ne veut pas trahir le concept le plus pur et le plus général de l’Art ? Il doit peindre le tout, et non pas uniquement quelques parties individuelles, dessiner l’objet et non exciter le sentiment. En définitive, le sentiment est tout de même mis en mouvement, mais c’est par l’effet produit désormais par le tout, et non plus par des parties individuelles, par l’effet immédiat que provoque l’objet lui-même, et non plus par la médiation de quelques-uns de ses traits, ce grâce à quoi il atteint un résultat meilleur et plus pur.
XVII. Explication de ce qui a été dit grâce à la description de la silhouette de Dorothée
Afin d’apprécier la manière dont notre poète a résolu le problème d’une description réellement artistique, reportons-nous à l’image qu’il nous donne de la silhouette de Dorothée.
Après que Hermann l’a dépeinte en peu de traits (p. 68), telle qu’il l’a rencontrée pour la première fois, sauvant sa parente enceinte, menant les bœufs, et conduisant le chariot, il la décrit (pp. 116-118) aux amis envoyés, parmi les autres émigrés, prendre des renseignements sur elle.
“Et vous allez bientôt,
“dit il, la reconnaître entre les autres ;
“car presque personne, dans son développement, ne lui est comparable.
“Mais un signe, encore, je puis vous indiquer :
“La propreté de ses vêtements”.
C’est donc uniquement au moyen des vêtements qu’est représentée sa silhouette. Cela garantit au poète un double avantage : il est certain que sa [154] peinture ne s’adresse qu’aux yeux, puisque aucun élément secondaire ne détourne l’attention de la silhouette sur laquelle elle doit rester concentrée. D’autre part, il peut, de la sorte, dessiner tous les contours de la figure. Si, au contraire, il entreprenait de représenter son développement, il pourrait seulement peindre des parties individuelles ou décrire la silhouette, sans jamais la faire apparaître immédiatement sous nos yeux. Or, il nous la montre, ici, de la tête aux pieds, et les nombreux traits individuels qu’il choisit matérialisent les contours extérieurs de Dorothée, comme l’arrondi de sa poitrine, la finesse de sa taille ou la forme de sa tête. Ses efforts visent à ne présenter à l’imagination que des contours parfaitement achevés. Il montre minutieusement comment la chemise, sur la poitrine de Dorothée, se plisse et ondule au niveau du cou, comment le col de la chemise effleure le menton, comment la tête le surplombe. Ce mouvement s’ouvre également vers le bas, et la silhouette, jusqu’à la cheville, atteint la perfection.
Mais même cela ne lui suffit point ; il ne se contente pas de vouloir présenter la silhouette à l’imagination, mais il veut l’y graver de façon indélébile. Il modifie donc la perspective. Jusqu’à présent, nous avions vu Dorothée marcher. Par la suite, il la peint assise (p. 132). On retrouve la même description qu’auparavant, aux modifications près que la nouvelle posture rend nécessaires. Pour peu, on croirait l’avoir aperçue dans la vie réelle, qui laisse, elle aussi, apparaître les mêmes silhouettes, mais animées de mouvements différents. Désormais, cette image s’est imprimée en nous, sous une forme qui ne changera plus jusqu’à la fin du poème. Sitôt que Dorothée entre en scène, cette image se dresse devant nous, donnant forme à toutes ses paroles, tous ses gestes et toutes ses actions.
L’effet que le poète produit, par cette simple description, est infiniment plus grand que s’il l’avait étoffée davantage, que s’il avait fait appel aux sentiments de son lecteur, ou que s’il avait, enfin, décrit tout à la fois la forme et le caractère intérieur, selon une méthode utilisée souvent par les poètes. On ne le répétera jamais assez : l’élévation, la grandeur, le contenu intrinsèque, et ce que, d’un poème, on appelle en définitive l’âme, doivent résider dans la totalité que représentent la création, l’action, les personnages, la représentation et la tonalité ; ce doit être le résultat de la description vivante reçue par un esprit mis dans les dispositions adéquates.
[155] Le poète n’a jamais que deux objectifs : présenter l’image la plus sensible de la matière qu’il traite, et mettre l’esprit du lecteur dans l’état le plus propre à l’appréhender. Il y parvient dès qu’il transporte le lecteur au cœur de son action, sans se soucier du reste. Il s’avère un réel artiste en ce qu’il laisse, précisément, à son génie le soin de réaliser ce que sa tâche a de plus sublime et de meilleur. Sa démarche consciente, elle, se réduit à la disposition claire des parties et à leur réalisation systématique, c’est-à-dire à des aspects techniques. Ces remarques concernent tout particulièrement le poète épique, et, en lisant les pages précédentes, le diligent lecteur aura déjà relevé combien une description – qui, en s’attachant aux seuls contours, les dépeint dans toute leur perfection – s’accorde à ce genre poétique dont toute l’efficience repose sur un mouvement et une continuité qui ne connaissent ni repos ni rupture.
Avant de poursuivre, il faut nous attarder, un instant encore, sur les épithètes accolées respectivement aux différentes parties de la silhouette. Aucune d’entre elles n’a un poids trop grand ou trop disproportionné, et toutes conviennent à un regard dépouillé et qui s’adonne à une contemplation calme et sereine. Toutes montrent le développement de la jeune fille dans son élégante pureté, dans sa grâce sereine et sans entraves. Même la force qui, liée à la légèreté, en constitue le caractère principal, n’est représentée par le poète que là où, sans susciter de représentations annexes, elle renvoie simplement à la robustesse de la constitution physique : dans la courbe des seins, l’admirable stature, la beauté de la longue chevelure. Cette description (ainsi que la tonalité de toutes celles qui émaillent le poème), suscite un état d’esprit semblable à celui que fait naître la nature, quand nous la contemplons du regard de l’historien de la nature ou du physiologue. Et pourtant, cet état est nettement plus poétique que l’humeur sentimentale, son contraire, qui, dans la nature, ne nous fait voir que nous-mêmes. Il s’accompagne, en effet, d’une chaleur qui, si elle se propage plus lentement, pénètre plus profondément, et d’un enthousiasme qui, pour être moins ardent, élève davantage et dure plus longtemps.
Poursuivons notre investigation, et demandons-nous pourquoi le poète a [156] précisément choisi cette manière de décrire. La réponse est aisée : il ne lui était pas possible d’opter pour une autre, car c’est Hermann qui se livre à la description de la femme qu’il aime, et il n’est pas homme à interrompre, en exprimant ses propres sentiments, la simple narration de ce qui s’est produit ou de ce qu’il a entendu. Il décrit Dorothée à ses amis, pour qu’ils la distinguent, sans peine ni retard, parmi la foule. A cette fin, il doit donc choisir les caractéristiques leur permettant de la reconnaître à coup sûr. En est-il de plus fiables que les contours de la silhouette, ou que la coupe et la couleur des vêtements ?
Qu’il en soit réellement ainsi, que le caractère de Hermann soit tel que nous le percevons ici, trouve sa légitimation dans les autres épisodes, les autres caractères et, finalement, dans la totalité du poème. Une description particulière se révèle de la sorte dépendante de l’ensemble et déterminée par lui. L’esprit qui émane d’elle anime l’œuvre tout entière et ce qu’elle nous a permis de montrer vaut tant pour les autres descriptions que pour le poème tout entier.
XVIII. Dans quelle mesure le poète, dont l’œuvre s’apparente aux arts plastiques, fait-il valoir surtout la supériorité propre à la poésie ?
Le poète qui satisfait aux exigences essentielles de son art, met, évidemment, à profit toutes les richesses essentielles de la poésie. Il a réalisé les exigences de l’Art sans recourir à d’autres moyens que ceux mis à sa disposition par son art particulier. La question posée en exergue n’avait, en ce sens, pas besoin d’être explicitée davantage.
Cependant, l’essence de la poésie offre, à qui s’entend à l’utiliser, de si riches et si précieuses ressources que l’on ne saurait les passer sous silence, sitôt qu’on souhaite apprécier parfaitement les mérites du poète.
Il n’est pas question, ici, du contenu qu’il confère à des figures semblant empruntées aux arts plastiques ; nous en restons, pour l’heure, à l’objectivité que le poète atteint plus que n’importe quel artiste et qui fonde, par conséquent, sa supériorité.
[157] La sculpture ne dispose que des formes, la peinture y ajoute le coloris. Mais à toutes deux, il manque l’immédiateté du mouvement : elles ne parviennent, pour ainsi dire, jamais qu’à le simuler. Elles ne présentent les choses que dans l’espace, et n’ont d’objectivité que pour les sens qui font appel à l’espace. C’est à la puissance avec laquelle la simple forme apparaît que la sculpture doit cette simplicité qui semble friser l’indigence. Le peintre lui-même doit se résigner à ne montrer que certains objets, dont la représentation, même, lui impose de nouvelles limites.
Le mouvement est, en revanche, si caractéristique de la poésie qu’elle ne possède, en définitive, aucune expression pour rendre l’immobilité. C’est uniquement en laissant le regard glisser sur les contours des personnages qu’elle dessine une figure. Cette démarche marque l’imagination avec une force d’autant plus grande que le poète produit cette forme devant elle, lui imposant, au sens le plus exact du mot, de la décrire à son tour. La poésie exerce son action dans le temps, elle affecte notre manière de sentir plus profondément que les arts plastiques – qui, jamais, ne suscitent la même chaleur qu’elle – et ses descriptions sont animées d’une vie plus chatoyante. Ses tableaux ne sont pas de pures toiles juxtaposant les formes ; ils ressemblent à une chaîne aux maillons parfaitement soudés, où le mouvement jaillit du mouvement, comme la forme de la forme.
Le poète, en somme, est aussi peu à même de peindre la forme que l’artiste plastique le mouvement. Une importante différence les sépare toutefois : le mouvement est porteur de plus de vie, et, par conséquent, il prépare mieux l’imagination à corriger d’elle-même l’insuffisance évoquée plus haut. Si le poète, par conséquent, utilise tous les avantages dont il dispose, il accède à plus d’objectivité que le sculpteur ou le peintre ne peuvent l’espérer, car il se rend mieux maître de tous les organes par lesquels nous appréhendons un objet, c’est-à-dire les organes à l’œuvre dans l’espace et dans le temps.
Il ne suffit pas de dire qu’il représente des figures, d’une part, et qu’il décrit des actions, d’autre part, puisque, en représentant des formes, il décrit des actions. Pareillement, en décrivant des actions, il représente des figures car chaque trait, même quand un autre lui succède, n’en disparaît pas pour autant du groupe tout entier. Maintenant, nous voyons réellement devant nous ce que nous ne pouvons concevoir qu’imparfaitement devant une peinture ainsi que la façon dont le moment présenté a été produit et à quoi il mène.
Le haut degré de réalité sensible inhérent à l’art plastique qui place réellement l’objet sous les yeux est finalement un désavantage, du point de vue de la totalité. La vive activité des sens annihile, en effet, tout ce que [158] l’imagination voudrait lui ajouter.
Que l’objectivité caractéristique de Hermann et Dorothée est poétique, dans toute l’acception du mot, n’exige pas de démonstration particulière. Rien n’y est représenté en repos, tout en progression ; jamais n’apparaît une image isolée et sans lien avec les autres, mais toujours une succession de modifications, dont chacune est toujours déterminée, avec clarté et précision. Et la totalité, loin de ressembler à la peinture d’un état purement passif, apparaît, bien plutôt, comme l’action conjointe de décisions, de sentiments et d’événements.
XIX. Nature spécifique de la poésie comme art de la parole
Dans le chapitre précédent, nous avons considéré la poésie plus dans ses différences avec les arts plastiques que dans son opposition avec eux. Il ne sera point nécessaire de nous attarder sur l’opposition entre ceux-ci et celle-là, qui ne concerne nullement le poème étudié ici. Qu’on nous permette, cependant, une dernière digression, destinée à épuiser la question des rapports entre les arts plastiques et la poésie. Plus on examine la nature de la poésie comme un pur art de la parole, plus il devient facile de comprendre qu’il est possible de la traiter comme un art plastique.
La poésie est l’art médiatisé par la langue. Quiconque embrasse parfaitement le sens de ces deux mots verra, en cette courte description, sa nature suprême et insaisissable. L’art vit seulement dans l’imagination et n’accepte que l’individuel ; il se trouve donc en contradiction avec la langue, qui n’est là que pour l’entendement et métamorphose tout en des concepts généraux. Notre définition vise, non à résoudre cette contradiction sans en rien laisser subsister mais à unir les contraires pour susciter quelque chose dépassant ce que l’art et la langue représentaient chacun pour soi. Partout où, en lui, la contradiction de propriétés doit être subsumée au profit de quelque chose de nouveau, l’homme est certain d’apparaître sous sa nature la plus haute. En effet, si ces propriétés se contredisent, aussi longtemps que l’état d’esprit de l’homme ressemble au monde qui l’entoure, il n’est qu’un moyen de les apaiser : transporter l’homme dans un champ infini, l’emmener, guidé par la philosophie, dans la région des idées, et l’élever, emporté par les ailes de la poésie, vers l’idéal.
Le langage est l’organe de l’homme, l’art, le miroir le plus naturel qui reflète le monde qui l’entoure, car l’imagination, à la suite des arts, parvient avec le plus de facilité à restituer des figures extérieures. Par là, la poésie, plus que tout autre art, s’ouvre immédiatement à deux objets très différents, aux formes extérieures et internes, au monde et à l’homme, et elle est à même d’apparaître sous une apparence double et très différente, selon qu’elle privilégie l’un ou l’autre aspect.
Dans les deux cas, cependant, elle doit surmonter les difficultés de la langue tout en se félicitant de la supériorité dont elle jouit, justement, parce que c’est la langue et, par conséquent, la pensée qui médiatisent ses effets. Quand, pourtant, la poésie choisit pour objet des formes intérieures, la langue lui découvre tout ce qu’elle recèle de moyens inédits, et jusqu’alors inconnus. La langue, alors, s’avère la seule clef permettant d’accéder à l’objet tandis que l’imagination, qui, généralement, suit les sens, doit s’unir désormais à la raison. Et si l’esprit était déjà emporté par la grandeur et le contenu de l’objet, l’Art doit s’élever plus vite et plus haut, afin de laisser, ici aussi, l’imagination régner sans partage. Cette exigence est plus impérative encore si la poésie, plus intellectuelle que sentimentale, traite non des sentiments mais des idées.
Ce genre, pour lequel les Anciens peuvent à peine servir d’exemple, marque, finalement, l’apogée de la poésie moderne, et l’on est en droit de prétendre qu’il lui appartient en propre. Qu’il soit un genre pur ou qu’en lui se mêlent d’autres genres n’importe guère. Cependant, plus il se distingue de la poésie des Anciens, plus il s’éloigne du concept le plus simple et le plus élémentaire de l’Art.
Le véritable poète illustre proprement l’un ou l’autre des deux caractères que nous venons de tracer, et sera tenté, en conséquence, de mettre en valeur [160] ou la nature individuelle de la langue au profit de l’art, ou celle de l’art grâce à la langue ; il tendra ou à communiquer vie et forme à des pensées mortes, ou à présenter à l’imagination la réalité vivante, mais sous une forme figurative et intuitive. Dans les deux cas, il s’avère un grand poète, mais, dans le premier, il accomplit davantage ce que la poésie seule, à la différence de toutes les autres productions des Muses, parvient à réaliser, il en montre mieux l’essence la plus intime et la plus caractéristique, et il emprunte la solitude d’un chemin que personne ne foule. Dans le second cas, en revanche, il suit une voie que les autres arts prennent avec lui, mais le fait à sa manière. Par conséquent, il mérite, plus le nom de poète dans le premier cas que dans le second.
L’activité poétique, dans l’acception étroite que signifie le second cas, s’oppose précisément au genre dont relève Hermann et Dorothée. En ce sens, seuls les poètes lyrique, didactique ou tragique sont réellement poètes. En outre, ils sont apparentés et constituent, considérés ensemble, comme une classe. Le poète épique, lui, est différent, parce qu’il a besoin de formes, de vie et de mouvement, qu’il conduit l’homme dans le monde, et qu’il cherche à émouvoir ses sens en lui présentant les objets qui l’entourent, pour finir par bouleverser son esprit aussi radicalement que le font les autres poètes.
XX. Troisième et dernier degré de l’objectivité du poème
Si l’on compare ce que nous avons dit plus haut à propos du poème de Goethe avec l’impression qu’il produit, on sentira nécessairement combien notre concept est resté en deçà de cette dernière, et combien la peinture que nous faisons de son caractère est loin de rendre, fût-ce partiellement, l’effet qu’il produit véritablement. C’est justement parce que sa grande beauté naît de ce qu’il produit une forte impression générale au sein de l’individualité la plus stricte, qu’il semble très difficile de porter un jugement sur lui. Il en va de ce poème comme de la description d’une unité vivante et organique : chaque trait qu’on ajoute à sa caractéristique nous rappelle qu’il est impossible de le dessiner jamais, sitôt qu’on échoue à le présenter comme une totalité caractérisée par la liaison nécessaire et infrangible de toutes ses parties.
[161] Nous avons d’abord commencé par montrer le haut degré d’objectivité du poème ; nous avons vu comment, dans les formes pures de l’imagination, il trace des objets purement sensibles dont il dessine parfaitement les contours. Même si nous avions absolument réussi à prouver, de la sorte, que ce poème, animé d’un sens esthétique plus pur et plus général que d’autres poèmes, s’apparente plus qu’eux à une œuvre plastique, il n’en demeurerait pas moins que nous avons seulement esquissé les lignes les plus extérieures de son caractère, sans l’avoir distingué assez de la masse des poèmes descriptifs. Tout ce que nous avons dit jusqu’ici ne suffit nullement à expliquer même globalement, ou de façon générique, l’effet particulier qu’il suscite, la clarté lumineuse à laquelle il élève l’imagination ou le calme énergique auquel il élève l’esprit.
L’objectivité des arts plastiques est, de surcroît, d’une nature trop hétérogène. Celle, par exemple, qui prédomine dans les simples œuvres de la sculpture diffère tant de celle qui règne dans la peinture que la parenté générale, qu’on peut mettre en évidence entre le style d’un poème et celui des arts plastiques, ne permet aucunement de cerner suffisamment ces fines nuances.
Quand on a atteint le degré suprême de l’objectivité, l’imagination n’est plus confrontée qu’à un seul objet : elle peut en distinguer autant qu’elle le souhaite, elle les synthétise, pourtant, toujours en une image unique. Dès lors, elle asservit la matière jusque dans ses limites les plus infimes ; tout est forme, et le tout ne révèle qu’identité et unicité. Cette grande perfection apparaît également dans l’impression qu’elle nous laisse. Nous nous sentons entourés d’une clarté dont nous ne posséderions, sinon, aucun concept ; nous éprouvons une quiétude que rien ne vient troubler, parce que nous trouvons tout ce que nous pouvons percevoir par les sens concentré en un seul objet où tout respire l’harmonie ; toutes les forces de notre esprit sont soumises à l’imagination, et celle-ci exclusivement à cette forme pure, haute et idéale qui, éclatante, émane d’une telle œuvre d’art.
Les sculptures nous fournissent le meilleur témoignage de ce processus. Lorsque la main du sculpteur travaille le marbre, le plus petit endroit que frappe son ciseau retient toute son attention. Des semaines, des mois, voire des années, il reste prisonnier de ces étroites limites. Toujours fixé sur l’image [162] unique qu’il souhaite représenter, il découvre dans ces limites un monde que ses forces ont grand-peine à traduire, et ne trouve le repos qu’après avoir arraché, à la pierre brute, l’idée parfaite de son imagination.
Sans revenir sur le fait que son art permet au poète d’accéder à une diversité plus grande ainsi qu’à un mouvement plus vif et plus ample, il faut noter que son sens esthétique s’avère égal à celui du sculpteur, et ses œuvres aussi objectives que des sculptures. Lorsqu’il possède un tel sens, il ne se contente plus de présenter de pures formes ou encore des objets s’adressant simplement aux sens, il s’efforce toujours de concentrer l’imagination sur un seul, de n’intéresser qu’à lui seul et de lui rapporter toute chose. Son caractère consiste simplement à trouver pleine satisfaction dans la représentation parfaite de cet objet, et en elle uniquement.
Obliger résolument l’imagination à être, d’une manière bien précise, active et productive, constitue tout à la fois sa tâche la plus élémentaire et son but suprême. Pour répondre à cette exigence, il doit communiquer à l’imagination trois propriétés proches l’une de l’autre : une force vitale, une parfaite liberté et une constante légalité. Les deux premières sont plus nécessaires pour les deux degrés de l’objectivité déjà évoqués. On atteint, en revanche, le troisième degré sur lequel nous allons nous pencher maintenant, seulement grâce au troisième : une légalité stricte et parfaite.
Afin de prouver que notre poème parvient également à ce dernier et ultime degré de l’objectivité, il faut le comparer avec un double genre de poésie descriptive. Par là, nous allons jouir d’un avantage supplémentaire : alors que jusqu’ici, nous pouvions voir, en ce poème un véritable chef-d’œuvre et un poème descriptif, nous allons, maintenant, être à même de déterminer la place exacte qu’il occupe proprement parmi ce type de poèmes.
XXI. A partir d’Homère et de l’Arioste, définition du double genre de poèmes descriptifs selon leur degré d’objectivité
Tous les poèmes descriptifs proposent une série d’images, un ensemble [163] cohérent de figures. Au terme des observations menées jusqu’à présent, nous sommes presque en mesure d’établir, entre eux, les critères distinctifs suivants, en précisant, d’une part, si c’est la diversité et la multiplicité des figures ou la forme des figures individuelles ainsi que les liens les unissant entre elles, qui déterminent l’unité des poèmes et, d’autre part, si le poète a traité ses groupes plus comme des masses autonomes ou davantage comme une totalité, et s’il s’est intéressé, enfin, plutôt à la couleur et au coloris qu’à la forme.
De la sorte, la différence entre ces poèmes apparaîtra objectivement. Si on veut la définir par rapport au sujet, il faut se demander ce qui importe réellement au poète : une activité précise et déterminée de l’imagination ou le simple fait que celle-ci soit active ? qu’elle produise telle ou telle image ou le fait que les images soient suscitées selon une tonalité et un rythme particuliers ?
On voit sans peine que toute la question est de savoir si le poète agit plus en suscitant des formes ou bien des accords, comme le fait un musicien ? Cette différence est simplement due à ce qu’on applique un critère général – en vertu duquel tout se rapporte ou au produit, c’est-à-dire à l’objet, ou au producteur, c’est-à-dire au sujet – à ce cas particulier : les diverses possibilités de représenter poétiquement une action.
Pour comprendre immédiatement ces deux manières grâce à un exemple, il suffit de comparer l’Arioste et Homère. Cet exemple est particulièrement probant, car on aurait du mal à s’imaginer qu’en dépit de leurs différences, ces deux poètes chronologiquement si éloignés présentent une telle ressemblance. Existe-t-il, depuis Homère, un autre poète, en qui l’on puisse découvrir une telle abondance, une telle richesse de figures, un semblable mouvement jamais ininterrompu et qui s’alimente lui-même ? Où, sinon dans les chants de l’Arioste, s’écoule une source si intarissable de sentiments toujours nouveaux et qui ne laissent de nous surprendre ? Qui, comparé à lui, ne nous semble, dans cette perspective, pauvre et indigent, sérieux et solennel, sec et lourd ? Si c’est le mouvement le plus animé et la sensibilité la plus vive qui font l’essence de la poésie, c’est à Homère que revient incontestablement la première place. Mais le chantre italien occupe, tout aussi sûrement, la seconde place.
Et pourtant, quelle prodigieuse différence ! Quel puissant contraste fonde la distinction que nous venons d’évoquer ! Chez Homère, l’objet se manifeste [164] toujours ; le barde disparaît. Achille, Agamemnon, Patrocle et Hector se tiennent devant nous. Nous les voyons à l’œuvre et en action, et nous oublions la force qui les a arrachés au royaume des ombres pour les transporter dans la réalité vivante. Chez l’Arioste, les acteurs ne sont pas moins présents mais nous ne quittons jamais le poète des yeux, qui les accompagne toujours sur la scène. C’est lui, en effet, qui nous les montre, nous rapporte leurs discours et nous décrit leurs faits et gestes. Chez Homère, les circonstances naissent des circonstances, tous les éléments sont cohérents et les uns engendrent les autres. L’Arioste, en revanche, noue des nœuds plus lâches, mais, même s’ils étaient très serrés, il les déchirerait capricieusement, et comme par jeu. Dans ses œuvres, le hasard domine toujours trop pour qu’elles nous apparaissent comme un tissu aux mailles bien solides. Il s’interrompt assidûment, saute d’histoire en histoire (c’est là que réside, en partie, l’apogée de son art), paraît les distribuer au gré de ses humeurs, alors qu’il les ordonne d’après ces lois internes que sont la sympathie et le contraste des sentiments qu’il suscite chez l’auditeur.
La différence entre Homère et l’Arioste est loin d’être fondée seulement dans la composition du tout. Nous la rencontrons, bien davantage, reflétée dans chacune des descriptions et dans chacune des stances. Homère ne décrit, pour ainsi dire, jamais. L’imagination de son lecteur n’est jamais dans un état où, comme le fait l’entendement, elle enregistrerait les traits individuels qu’on lui présente, puis les ordonnerait pour former une totalité. Bien au contraire, c’est quand elle suit le chantre, pas à pas, que les silhouettes apparaissent. Elle ne les a ni reçues de lui ni produites spontanément. Les deux procès se sont produits simultanément, subitement, et d’une manière inexplicable. L’Arioste, au contraire, décrit toujours, il nous présente intentionnellement chaque trait. L’imagination se voit ainsi occupée, tout en restant vive et libre, et elle est transposée dans des dispositions réellement poétiques. Elle ne parvient, cependant, jamais à avoir le pur objet devant elle, et moins encore la totalité. Même les parties, même les éléments individuels, le poète les présente de telle sorte qu’ils retiennent l’imagination et la détournent de la totalité. Chez Homère, on ne trouve que la Nature et l’objet, auxquels s’ajoutent toujours, chez l’Arioste, l’art et la personne, que ce soit celle du poète ou celle du lecteur. Cette différence s’explique aisément : si le lecteur doit s’oublier lui-même, il ne doit pas non plus se rappeler le poète.
[165] Chez Homère, l’objet se manifeste d’objectivité, et tous les deux dessinent des silhouettes sensibles et vivantes. Mais c’est seulement chez Homère qu’est manifeste la tentative d’atteindre une présentation parfaite de l’objet. Tous les deux sont des peintres fidèles du monde et de la nature, mais l’Arioste plaît davantage par l’éclat et la richesse de ses couleurs, quand Homère frappe plus par la pureté de ses formes et la beauté de sa composition.
XXII. Homère réunit les parties individuelles de ses poèmes en une totalité plus dense
Le contraste que nous venons de décrire saute inévitablement aux yeux quand on lit Homère et l’Arioste en pleine conscience de l’effet qu’ils produisent. Si l’on analyse suffisamment cette différence, on retrouve le double caractère signalé précédemment.
Homère rassemble une foule infinie de figures en un groupe unique ; l’Arioste, lui en fait intervenir un plus grand nombre encore, mais il les répartit en plusieurs groupes qu’il présente dans un même cadre. Chez Homère, tout tend à l’unité : à l’unité d’action, des caractères, des mentalités, des sentiments ; la diversité, qui est nuancée dans ses traits les plus fins, est sans cesse montrée comme une gradation de déterminations qui, finalement, forment une totalité. Assurément, l’Arioste n’est pas plus capable de renoncer à l’unité qu’Homère à la richesse et à la diversité. L’une comme l’autre est indispensable pour produire un effet poétique. Mais ce qui intéresse l’Arioste est l’impression laissée non par l’unité, mais par la diversité. L’œil doit se porter sur toutes les figures sans en négliger aucune. L’espace où elles évoluent doit toujours s’étendre mais seulement là où il plaît à l’œil de s’arrêter, et non à partir d’un point central ouvrant, de toutes parts, des perspectives infinies. La diversité, même là où tous les éléments considérés ensemble formeraient une totalité, ne doit apparaître que comme contraste. Et si les héros de l’Arioste, à l’instar des héros d’Homère, représentaient parfaitement toutes les facettes principales du caractère humain – ce qu’il ne serait pas [166] nécessairement trop difficile à prouver – on n’en persisterait pas moins à ne voir que dans ceux-ci la richesse existant au cœur de l’humanité et dans ceux-là la différence existant entre les hommes.
La différence entre les caractères de deux poètes pratiquant le même genre n’est réelle et essentielle que lorsque les deux, comme c’est le cas ici, possèdent la même richesse, mais la mettent en valeur de façon différente, l’utilisent à des fins différentes et lui impriment une marque distincte.
XXIII. L’Arioste compte davantage sur l’effet produit ; Homère agit plus par la simple forme
Dans la mesure où Homère s’en tient plus rigoureusement à la totalité alors que l’Arioste insiste davantage sur les parties individuelles, le premier se soucie plus de la forme et le second de l’effet que suscite une figure quand elle est rattachée à une autre. Cela est précisément ce qu’en poésie on peut dénommer l’ombre et la lumière, c’est-à-dire le degré de présence ou d’effacement d’une figure au profit d’une autre. Outre cela, c’est autant la tonalité que le poète donne à sa langue que l’importance propre qu’il confère à ce ton qui décide de son coloris.
Homère travaille toujours la forme : dans les figures individuelles, d’abord, en jouant sur leur calme et leur mouvement, puis dans les liens qu’il tisse entre telle ou telle de ces figures et, finalement, entre toutes, afin de les réunir en une totalité. Cela explique que toute l’Iliade et toute l’Odyssée puissent être considérées comme une seule statue, ou encore, si cette image est trop audacieuse, comme un groupe unique. En agissant de la sorte, Homère subordonne, évidemment, le coloris à la forme. Le coloris est choisi en fonction de la forme, et uniquement, pour la mieux faire ressortir. En revanche, la couleur, la lumière et l’ombre ne produisent un grand effet que là où apparaissent des figures individuelles, isolées et séparées. Dans ce cas, en effet, elles comptent parmi les moyens essentiels permettant d’unir le tout. De fait, une peinture a besoin d’autant plus de coloris qu’elle perd en unité et en harmonie des formes. Sitôt que l’imagination ne s’abîme pas entièrement dans son objet, sa propre énergie continue de prédominer. Et aussitôt que le poète n’est pas concentré sur un seul objet, à la représentation duquel il déploie [167] toutes ses forces, la tonalité qu’il donne à son œuvre se met imperceptiblement à dominer jusqu’à devenir plus riche et à acquérir plus de splendeur que le sujet lui-même.
XXIV. Coloris
En effet, ce que nous appelons coloris1 (et il existe, dans chaque art, quelque chose qui correspond à ce concept) s’avère, lorsque on l’examine d’un point de vue général et philosophique dans ses fondements et ses effets, n’être rien d’autre que ce qui occupe l’imagination, quand elle ne s’attache pas à un objet précis et déjà formé, et ce qu’elle favorise en revanche, dès [168] qu’elle se trouve en un tel état. Lorsqu’elle est en pleine activité mais qu’elle ne parvient pas à créer, en le façonnant un objet déterminé, elle n’a guère d’autre alternative que celle de manifester à nouveau sa puissance. Même si un tel objet est nécessaire pour qu’elle puisse s’exercer sur lui, il s’avère secondaire, changeant, et finit par disparaître : seuls restent visibles, finalement, le degré et le rythme de l’activité déployée par l’imagination.
Qu’il soit légitime de recourir au concept de coloris, la preuve en est apportée par le renvoi à l’art où il apparaît d’abord : la peinture. Les couleurs, quand elles ne servent pas simplement à mettre en valeur la forme (nous parlons ici, en effet, du coloris seulement en ce qu’il ne se manifeste que pour [169] lui-même), ne sont guère capables de présenter un objet à l’imagination. Prises individuellement, elles peuvent simplement déterminer dans quelles dispositions elle se trouve ; insérées dans une série harmonieuse ou dysharmonieuse, elles peuvent la modifier ou lui imprimer un certain rythme. En cela, elle ressemble à la tonalité, à cela près que le son, grâce au lien intime qui l’unit à notre esprit, même sans précisément former quelque chose, produit un objet réel, le sentiment, alors que la simple couleur n’est jamais que relativement à même d’y parvenir.
Dans les travaux de peintres médiocres, le coloris ne s’impose que pour réjouir les sens et éblouir les yeux. Il semble qu’il pourrait exister, néanmoins, un autre style, plus élevé, pour un art pictural qui s’appuierait uniquement sur le coloris, et qui pourrait, par conséquent, être traité selon des lois rythmiques. Cela est encore plus vrai pour la poésie.
XXV. Homère est plus naïf, l’Arioste plus sentimental Conclusion à laquelle mène la distinction opérée ci-dessus
Que l’Arioste accorde, à certains traits de ses descriptions, une importance indépendante de la totalité de l’œuvre, qu’il laisse la tonalité du chant prédominer sur la forme de son contenu, tout cela aboutit à ce que, moins soucieux de la forme de son objet, il considère surtout sa propre intériorité. Au lieu de laisser, finalement, à la totalité le soin d’impressionner le cœur et l’esprit de ses lecteurs, il ne cesse, au fil de son œuvre, de s’adresser à eux et il se préoccupe davantage de l’effet recherché que de son sujet. C’est pourquoi le lecteur, dans la plupart des cas, reste presque indifférent aux personnages ou à l’ordonnancement des péripéties présentées par l’auteur, pourvu que ni la vivacité ni le mouvement du poème n’en pâtissent et que le ton de chaque passage s’accorde le plus naturellement et le plus aisément à ce qui précède.
Nous retrouvons ici la différence fondamentale qui existe entre les poésies ancienne et moderne. D’Homère, il émane une nature plus naïve, de l’Arioste une nature plus sentimentale. Cependant, cette caractéristique n’épuise point les différences qu’on peut relever entre les deux poètes, et même dans le genre [170] parfaitement objectif des deux poèmes descriptifs, le rapport immédiat du sujet à l’esprit est possible, rapport qu’on désigne très justement du nom de sentimentalité. Ce qui fonde la différence entre l’Arioste et Homère est par conséquent une plus grande objectivité du second.
Il existe donc deux modes de création. Dans le premier, le poète conçoit un objet qui l’enthousiasme. Il ne s’attache qu’à lui seul, ne tend à rien d’autre qu’à le dessiner, tel qu’il est dans la réalité, ou tel qu’il devrait être, s’il en était un élément. Il ne peut s’en détacher avant que sa description soit achevée et, sitôt qu’il a apporté le dernier coup de pinceau, il n’a rien à ajouter. Si, comme le poète, le lecteur n’a point quitté l’objet du regard, il s’y intéresse petit à petit. Chaque instant accroît, cependant, la chaleur avec laquelle il l’embrasse, jusqu’à ce qu’elle culmine dans la plus intense ferveur. Il croit être au dehors de soi-même, et comme vivre en cet objet, et ne comprend qu’en définitive, et avec une grande stupéfaction, que celui-ci l’a métamorphosé, qu’il a radicalement bouleversé son esprit, l’a élevé et transporté dans l’idéal. Dans le second, le poète sent que son imagination est agitée et troublée, et son enthousiasme naît de ce trouble. Il quête et trouve un objet. Tandis qu’il le façonne, il suit la marche de ce mouvement interne ; incapable de s’arrêter, tant que cet objet lui fournit quelque substance, il doit créer, et créer encore, tant que dure ce mouvement, et dès qu’il s’interrompt, il lui est impossible de continuer. Son lecteur est emporté par le même enthousiasme. Il est animé, de part en part, d’un feu plus rapide et, en même temps, plus vif. L’émotion qu’il ressent ne peut croître indéfiniment, elle doit évoluer comme une danse à l’intensité variable pour s’estomper finalement. En s’achevant, cette progression ne peut susciter une surprise ou une émotion aussi grande que tout à l’heure puisque l’esprit, loin d’être replongé subitement dans son intériorité, ne l’avait point quittée. En effet, c’est toujours à partir d’elle que s’était produit son mouvement d’expansion et d’ouverture au monde.
Une légalité plus stricte accompagne cette objectivité plus grande. Le poète qui s’en tient seulement à son objet, a une tâche à parfaire. Celui qui ne suit que son état intérieur s’adonne seulement à un jeu et est poussé par une nécessité tout à la fois intérieure et arbitraire. Celui-là, en revanche, doit ordonner et organiser sa matière, comme si seuls le simple entendement et la [171] froide réflexion l’avaient façonnée. Personne d’autre que le génie qui l’a créée ne peut y réussir, et cette légalité, sans laquelle les idéaux de l’imagination n’accéderaient jamais à une parfaite ressemblance avec la nature, doit être si enracinée dans l’imagination que tout ce que celle-ci produit puisse en porter la trace immédiate. Grâce à cette stricte légalité, c’est sur l’esprit et les convictions qu’Homère exerce une action plus forte et plus bénéfique, tandis que l’Arioste, par sa légèreté sereine et charmante, agit davantage sur l’état d’esprit et le tempérament.
XXVI. Influence de la différence existant entre ces deux poèmes sur le choix du mètre
Ces deux genres de poésie sont si différents l’un de l’autre, que chacun d’entre eux nécessite un vers bien particulier. Cela délimite proprement l’emploi, dans l’un de ces poèmes descriptifs, de la rime, dans l’autre du vers grec. La rime, en effet, donne toujours un coloris qui frappe l’œil et s’impose à lui, alors que l’hexamètre, au contraire, comme toute métrique antique, drape la beauté des formes dans un voile apparemment humble mais, en réalité, aux couleurs plus riches et plus éclatantes.
XXVII. Notre poète montre à l’aide du dessin de ses figures auquel de ces deux genres il appartient
Nul besoin de prouver lequel de ces deux caractères porte Hermann et Dorothée.
En effet, le poète ne s’occupe jamais d’autre chose que de son objet ; sa marche est vive, vigoureuse, mais calme, égale, et d’un mouvement qui croît, au fur et à mesure que le poème s’achemine à sa fin ; le lecteur vit au cœur de l’événement qu’il voit se dérouler devant lui ; il est, certes, placé, comme le poète, dans un état de clarté et d’équilibre, mais, en définitive, profondément [172] bouleversé et pénétré des sentiments les plus sublimes. Ni ses sens, ni ses passions ne sont ébranlés, mais sa sensibilité est toujours en éveil et son esprit toujours sourdement ému. Il perçoit aussi peu le feu qui, sinon, embrase promptement l’imagination, qu’il est conscient de la vive clarté, par laquelle un regard pur et profond jeté sur la vie et l’humanité, éclaire l’âme. Son imagination, parfaitement libre et autonome, s’est exercée avec toute sa force créatrice et, agissant sur un seul objet, l’a comme façonné.
On peut s’en convaincre tout particulièrement si l’on examine attentivement les moyens qui permettent au poète d’imprimer ses figures dans l’âme du lecteur. Par un exemple, nous avons vu, plus haut, qu’il ne les décrit pas minutieusement, mais dessine uniquement leurs contours. Cela même, il ne l’accomplit que rarement, quand la nécessité l’y pousse car il connaît un autre moyen pour les présenter et nous les rendre intéressantes : l’art de les mettre en relief, grâce à l’arrière-plan, l’art de prédisposer l’imagination à créer spontanément ces figures, tout en respectant les proportions qu’il souhaite leur donner.
C’est ainsi que, sans nuire à la détermination des contours, il réussit à les rendre illimités et infinis. De fait, ils ne cessent de s’étendre devant une imagination dont les dispositions créatrices s’accroissent ; la totalité gagne en cohérence, lorsqu’il semble que ce n’est pas le poète qui produit les parties, mais qu’elles paraissent jaillir les unes des autres, et l’impression sera plus poétique encore, si l’imagination achève de la susciter par sa seule action autonome.
XXVIII. Comparaison, sur ce point, de notre poète avec Homère Exemple de la passe d’armes entre Glaucos et Diomède
Nous retrouvons la même particularité de la description épique chez Homère, et, plus généralement, chez les Anciens. Les poètes modernes peignent tout dans le détail lorsqu’ils décrivent ou des aspects individuels et n’intéressant que par eux-mêmes, ou la beauté des hommes ou des femmes (un [173] motif récurrent chez eux). De telles descriptions sont absolument étrangères aux Anciens qui s’entendent, en revanche, à donner à leurs figures une autre dimension, une autre dignité et des contours vraiment colossaux, grâce à la manière dont il les font surgir, et par là en impressionnant l’imagination.
N’importe quelle scène extraite de l’Iliade ou de l’Odyssée confirme cette remarque. Choisissons, par exemple, la passe d’armes entre Glaucos et Diomède. Quel sol foulent ces deux figures ! Quels objets les entourent ! Un champ de bataille, noir de soldats, la fortune changeante de deux nations, la part ambiguë que les dieux prennent à l’issue des combats, le destin de Troie, dont la chute prochaine est annoncée clairement, tant par l’organisation générale du poème que, dans cet épisode précis, par le contraste entre le caractère du Lycéen, plus noble, plus doux et presque nostalgique, et celui de l’Argien, plus sauvage et brutal, ou encore par le ton de leur discours. Et quels caractères, enfin : de véritables et purs tempéraments héroïques, fiers et braves, voire sauvages et cruels, mais simples, fermes dans les alliances qu’ils ont une fois contractées, animés d’un profond respect pour leurs pères, pour l’hospitalité et pour les dieux qui les protègent !
Quand ils racontent les alliances de leurs pères, on se voit soudain transporté au cœur de leurs sentiments, parce que ces derniers sont, dans le fond, purement humains. On ressent la fierté courageuse du jeune homme, que son père a exhorté à ne pas être indigne de sa race. On partage le respect de Diomède pour les présents que lui ont légués ses aïeux et pour la mémoire de son père, absent, que sa réputation de héros lui a enlevé avant même qu’il ne le connaisse. En entendant l’histoire des deux lignées, on peut voir, d’un regard plus pénétrant, le sort des mortels et la puissance du destin : la naïve défiance de Proïtos, la tristesse timide de Bellérophon, Tydée et la chute des Sept devant Thèbes !
Profondément ému par ce foisonnement d’images, quel est celui qui, accompagnant les deux héros lorsque, après le défi et le duel, ils se replongent dans le tumulte du combat, n’éprouvera pas une émotion toute empreinte de mélancolie ? Qui ne ressentira point la grandeur et la noblesse et, en même [174] temps, l’impuissance et l’aveuglement de l’Homme, qui font de lui un simple jouet dans la main d’un destin implacable ! Quand l’esprit est ainsi disposé, il peint de riches couleurs et drape dans un beau clair-obscur les deux figures que le poète s’était simplement entendu à dessiner pour qu’elles impressionnent l’esprit sans même avoir été vraiment montrées.
Goethe ne dispose guère d’un théâtre si grandiose ou si magnifique ni d’une telle myriade de personnages secondaires mettant naturellement en valeur les figures principales ; il ne dispose pas de ces héros ou de ces illustres lignées qui plongent aussitôt et sans peine l’imagination dans le passé. Inconnus et de familles inconnues, les personnages qu’il nous montre doivent tirer leur valeur d’eux-mêmes. Comment s’y est-il pris pour leur conférer la noblesse et la grandeur, conditions sine qua non de tout effet poétique profond ?
L’heureux barde de l’Antiquité pouvait, devant les sens et l’imagination, dérouler un tapis multicolore, richement brodé des figures des silhouettes les plus diverses, et au décor d’une richesse luxuriante. Au contraire, son époque, sa langue et son sujet ne permettaient point à notre poète de jouir d’un tel avantage, le contraignant à faire naître l’effet poétique de l’intériorité d’un esprit mis dans des dispositions adéquates. Ce qu’Homère trouvait dans la nature et dans le monde, Goethe devait le placer dans l’homme.
Il ne lui restait, par conséquent, d’autre alternative, quand une figure apparaît, que de la peindre en un style sublime propre à étonner l’âme et à la captiver ; de la placer au premier plan en la dessinant d’un trait précis et vigoureux, sans que cela paraisse artificiel ; de préparer le lecteur, grâce aux impressions frappantes produites par cette figure, et qui, telle une lueur émanant d’elle, annoncent sa présence avant même qu’elle ne soit apparue ; de ne la montrer que rarement, tout en la conservant toujours présente, toujours en action, même lorsqu’elle est absente, de laisser son image prendre du volume afin qu’elle enrichisse la tonalité et renforce les dispositions créatrices ; de l’amener à se manifester davantage dans le reflet de son essence, qu’immédiatement en elle. Le poète y est si remarquablement parvenu que l’impression ressentie par le lecteur est totale et entière.
[175] XXIX. Description de Hermann et Dorothée
Les deux figures d’Hermann et Dorothée sont présentées de telle sorte qu’aucune ne prenne le pas sur l’autre. Dans l’épisode où les montre le poète, elles sont une, et chacune, en son âme ne se soucie que de l’autre. En somme, elles sont décrites comme un seul individu. Partout elles ne se révèlent que dans leur rapport l’une à l’autre ; partout, en voyant la première, on voit aussi la seconde, et leur nature réciproque fusionne aussi parfaitement que leur cœurs sont liés de façon indissoluble.
Cependant, et en ceci l’ordre de la nature a été bien respecté, Hermann est représenté, et ce, dès le début du poème, plus souvent seul que Dorothée. C’est uniquement par lui qui nous découvrons Dorothée et, durant tout le poème, elle apparaît toujours déterminée par lui et dépendante de lui. A la fin, certes, elle accède, pour un instant, à l’autonomie, mais c’est seulement pour que le courage et la force dont elle témoigne confèrent au dévouement de la femme encore plus de noblesse et de dignité. C’est pourquoi nous nous contenterons de décrire Dorothée. Hermann, en tant que personnage principal du poème, se dessine de lui-même. Nous verrons, bientôt, que seule l’imagination du lecteur l’élève à sa grandeur propre, car c’est par elle que nous percevons sa figure dans l’essence de Dorothée, comme en un intermédiaire plus pur.
Chaque figure, par conséquent, porte l’autre, et elles se mettent réciproquement en valeur. Comme l’imagination, en quête du point fixe qui assure la cohérence du poème, ne cesse de passer de l’une à l’autre, et que, de plus, l’image des deux, telle une lumière placée entre deux miroirs, se reflète à l’infini de l’un dans l’autre, les contours que nous percevons sont toujours mouvants et infinis.
XXX. Première introduction de Dorothée grâce au récit de Hermann
Ce qui suscite une si grande objectivité de tout le poème de Goethe, et le [176] rend si conforme au genre poétique dont nous parlons ici, c’est le fond cohérent et stable sur lequel s’appuient – pour autant qu’on nous autorise d’employer cette métaphore –, sa structure tout entière, chacune de ses parties, chacun de ses épisodes et de ses descriptions. De même que le maître d’œuvre de la nature a placé, sous les traits les plus fins et les plus amènes de la silhouette humaine, une structure stable et ordonnée, et fait, de la sorte, de la stabilité et de la force qui en émanent, une composante capitale de la beauté, de même le poète, son élève, prépare à l’imagination un fondement sûr et inébranlable, à partir duquel elle peut, en toute confiance, prendre d’audacieux essors. Non seulement les différentes parties constituent donc une totalité parfaitement cohérente mais, même dans les descriptions individuelles et, principalement, dans la peinture des caractères, seuls sont choisis les éléments qui assurent au tout une stabilité et une force inébranlables.
Rien ne l’illustre mieux que la première apparition de Dorothée (pp. 66-68). Son image est présentée d’une main de maître, elle se fixe dans l’esprit et y demeure, presque indélébile.
“Alors que, poursuivant mon chemin, je remontais la rue neuve,
“Mon regard fut attiré par un chariot aux solides brancards
“Tiré par deux bœufs, les plus grands et les plus forts de l’étranger ;
“Près d’eux marchait à pas vigoureux une jeune fille
“Elle guidait, de son long bâton, les deux puissants animaux,
“Et les excitant ou les contenant, elle les menait habilement.”
On croit voir l’une de ces hautes figures, que nous présentent, de temps à autre, les œuvres des Anciens ou des sculptures en pierre. On se sent troublé et l’on s’interrompt, sans comprendre pourquoi ni comment. Le poète a narré tout bonnement un épisode, mais on ne peut s’empêcher de regarder, un instant encore, la figure qu’il a fait apparaître. Dès l’instant où elle est mentionnée ici, impossible de la négliger.
Le convoi des émigrés, évoqué au chant précédent (p. 58), hante encore l’esprit du lecteur. Il a encore sous les yeux le fourmillement confus, la hâte [178] irréfléchie, l’égoïsme indifférent au malheur d’autrui. De cette foule indistincte un seul groupe se détache : un chariot qui s’est attardé, alors que les autres s’effacent, déjà, dans le lointain et une femme en couches dans ce chariot tiré par des bœufs que mènent une jeune fille. Celle-ci est la seule qui apparaisse dans son individualité : calme, réfléchie et secourable. Le reste – la robustesse du chariot, la taille puissante des animaux, la cohue confuse du convoi – doit seulement contribuer à grandir son image. Celle-ci est devenue si idéale, et l’imagination si encline à la transposer dans des régions étrangères, que nous oublions que cette longue gaule, dont Dorothée se sert, n’est plus usuelle de nos jours.
XXXI. Description de la jeune vierge dans l’effet qu’elle produit sur Hermann
Après avoir été introduite ainsi, la jeune femme n’apparaît plus avant le passage examiné précédemment. Durant l’intervalle qui sépare ces deux occurrences, elle n’en demeure pas moins sur la scène car elle reste, dès le premier instant, présente à l’esprit du lecteur, et, sous ses yeux, elle agit sur l’âme de Hermann, sur ses paroles et sur ses décisions. Bien plus, elle est déjà apparue, avant même que le poète ne la mette réellement en scène, à travers la métamorphose de la figure et de l’essence de Hermann, que les amis, rassemblés chez ses parents, remarquent, sitôt qu’il entre (p. 67).
La beauté du moment où l’âme d’un adolescent, sur le point d’accéder à l’âge mûr, devient la proie d’une passion si violente qu’elle paraît devoir ne s’éteindre qu’avec lui, de même que la description des sentiments naissants de Hermann sont présentés à l’esprit du lecteur avec un charme particulier. La métamorphose essentielle que subit le personnage rappelle la force bienveillante grâce à laquelle les dieux et les déesses homériques accordent, à leurs héros favoris, la beauté suprême et une grandeur surhumaine, et elle se substitue au merveilleux, qui ne pouvait figurer dans un tel poème sous sa [178] forme authentiquement antique. Si le poème doit renoncer à l’éclat surnaturel que confère le merveilleux, il nous replonge d’autant mieux en notre intériorité que, en dépit de nos efforts pour nous perfectionner et nous former, la forme propre que nous adoptons jaillit, en définitive, inconsciemment de cette intériorité. Les sentiments qui nous dominent avec le plus de force sont ceux qui, tels des éclairs, resplendissent des profondeurs inconnues de notre moi, parcourant si vivement notre être et l’arrachant si brusquement aux cercles habituels de notre existence qu’ils nous modifient radicalement.
Annoncée par cette merveilleuse métamorphose de Hermann dont elle est la cause, pressentie mais encore obscure, annoncée par les mots énergiques du père qui réunissent, en un même vœu chaleureux, le destin de sa patrie et le bonheur de sa famille (p. 65), et annoncée aussi par ce vœu lui-même, la figure de Dorothée, quand elle s’avance enfin, redouble l’intérêt du lecteur.
Une fois achevé le récit de Hermann, une discussion s’engage entre celui-ci, ses parents et ses amis. L’action se poursuit : son père lui reproche son attitude réservée et excessivement gauche ; le fils, éludant les reproches, quitte humblement la pièce. Cela attire l’attention du lecteur. Il voit ébauchée une péripétie que ses protagonistes rendent captivante. C’est avec une sincère sympathie qu’il suit la mère qui, partie à la recherche de son enfant, le trouve sur une colline, assis sous un arbre, à la limite de leur propriété.
Il s’agit, là encore, d’une de ces scènes où le poète manifeste son art consommé de disposer l’imagination du lecteur de façon que ses figures puissent gagner en grandeur et en caractère. Tournant le dos à sa mère, assis et la tête reposant sur le bras, Hermann semble regarder le paysage ; et son regard se porte au-delà des monts. Puis il se retourne vers sa mère qui voit, alors, ses yeux mouillés de larmes. Nous le surprenons, donc, plongé dans sa réflexion solitaire, et le lieu seul de cette rencontre suffirait à ce que cet instant devienne, à nos yeux, d’une importance capitale. Au terme du long chemin que, dans notre quête inquiète, nous avons parcouru avec la mère, sur une hauteur d’où l’on aperçoit le bourg et la maison que nous venons à peine de quitter, au milieu d’épis de blé qui ondulent, un arbre se dresse, enraciné si [179] profondément dans la nuit des temps qu’on ignore la main qui l’a planté. Sous ses rameaux, Hermann est assis.
Quel lecteur ne se souviendra pas des instants de sa vie, durant lesquels il s’est trouvé dans un tel état d’esprit, dans une semblable situation ? Qui ne se rappellera pas combien, dans des circonstances identiques, une chaîne de montagnes qui s’étend au plus lointain de l’horizon invite le regard à errer de sommet en sommet, et combien le cœur, serré par l’émotion, et saisi d’une irrésistible mélancolie, aspire inexorablement à contempler ce qui est au-delà et à y séjourner comme si ces monts, tels un mur, nous séparaient d’un autre monde, meilleur que le nôtre !
Susciter ces états d’esprits ou ces sentiments est pourtant bien peu pour un poète. Le summum de son art, son achèvement, consiste à les considérer seulement comme un état initial, à partir duquel l’objet se manifestera dans sa réalité, ce que notre poète est, précisément, parvenu à réaliser. Nous n’oublions nullement Hermann pour nous abandonner à nos souvenirs : la seule présence que perçoivent nos yeux est bien la sienne. Au même instant, cependant, ces souvenirs gonflent notre poitrine, et comblent notre cœur. Nous ne sommes pas conscients de chacun d’entre eux, mais l’impression vive qu’ils éveillent se transmet à son tour à l’objet.
Par conséquent, la seule chose qui importe est la direction que le poète a d’abord imprimée à notre imagination, la tonalité qu’il a adoptée. Une fois cette direction choisie objectivement, l’imagination tend à peindre des formes, non à éveiller des sentiments ; dès lors, le poète, en bouleversant notre intériorité, en nous émouvant et nous animant avec autant de force et de puissance qu’il est en son pouvoir de le faire, présentera le monde qu’il nous dessine avec plus de vivacité, s’effacera davantage et nous fera pénétrer plus profondément encore en nous.
XXXII. L’effet produit par la jeune fille sur le jeune homme n’est pas caractérisé par une grandeur indéterminée, mais par le concept précis d’une convenance parfaite des deux natures
Nous arrêter un instant à l’impression que laisse la description de Hermann, ne signifie aucunement nous éloigner de Dorothée. En effet, cette [180] impression, cette violente émotion qu’elle fait naître dans le cœur du jeune homme et les conséquences, enfin, qui, un instant, paraissent menacer la quiétude et le bonheur d’une famille dont, désormais, nous nous sentons proches, constituent le moyen le plus efficace de mettre mieux en valeur leur être et même leurs figures (qui sont indissociablement liés). Il serait superflu de développer davantage ces considérations. Qu’on me permette seulement de rappeler ici une remarque déjà faite précédemment : pour être certain de produire l’impression la plus forte et la plus poétique, le poète, dans ce passage comme, en outre, dans toute l’œuvre, a toujours choisi des éléments présentant non pas le plus d’éclat ou le plus d’audace, mais la plus grande vigueur et le contenu le plus riche.
Premièrement, Hermann est d’un seul coup projeté hors de tous les sentiers battus de son existence. Sitôt qu’il a abandonné le cercle étroit de la vie qu’il menait jusque-là, il n’aspire plus qu’à s’élever à ce qui existe de plus sublime : le destin de sa patrie, de sa nation et du monde. Il répugne à demeurer plus longtemps passif, il veut agir. Il sent bien que son action s’avérera inutile, mais accepte l’idée de perdre vainement la vie.
C’est là un effet naturel d’une ardente passion. Une forte nature, quand la vie vécue auparavant lui est devenue insipide, la refuse radicalement, allant jusqu’à souhaiter que l’action à laquelle elle aspire aboutisse à un malheur. Sa propre ruine, voilà ce à quoi tend tout désespoir. Même le désespéré qui se suicide, et coupe le fil de ses jours ne le fait pas pour échapper à une existence dont il est fatigué, mais pour rejeter, sans les exploiter, des forces qui pourraient, certes, être productives, mais que le destin l’empêche d’utiliser à sa guise. Un tel désespoir rend d’autant plus inaccessible ce qui est le plus en conformité avec nous-mêmes. Quand tel n’est pas le cas, éprouver le manque de ce que nous aimerions posséder nous pousse dans une autre direction, sans pour cela nous jeter dans son contraire exact. Voilà pour le premier point.
Deuxièmement, Hermann, accompagné de sa mère, retourne auprès de son père, afin de lui demander l’autorisation d’épouser Dorothée. Il prononce ces mots :
“Donne-moi celle-ci, père, mon cœur l’a
“Elue, mon choix est pur et sûr.”
[181] et aussitôt le pasteur reconnaît qu’ils sont dits en un moment plus propice à décider de l’avenir et de la destinée de l’homme que n’importe quel autre débat. Ce que nous souhaitons ou dont nous discutons n’est guère indispensable. Ce qui l’est, en revanche, ce dont nous ne saurions nous passer et que notre nature exige immédiatement, un seul instant suffit à nous le révéler. Pour Hermann, un tel moment est maintenant venu.
Et on peut même, en troisième lieu, formuler ici une autre affirmation : ce que Hermann désire est aussi ce qui lui convient ; il ne s’en détournera pas.
Si, grâce à ces considérations, nous sommes parvenus à amener le lecteur à une perspective fidèle et conforme au caractère du poème, il doit, déjà, ressentir combien le poète n’est jamais vaguement en quête de ce qui est grand, fort et sublime, mais toujours de ce qui est parfait et achevé, et qu’il ne se soucie point de s’élever seulement plus haut, mais vise carrément l’absolu. Le passage que nous venons de mettre en lumière l’illustre remarquablement.
Un autre poète se serait contenté de représenter la perfection de la jeune fille en montrant, simplement, la puissante impression qu’elle produit sur le jeune homme et cette façon de faire n’aurait, certes, rien eu de répréhensible. Notre auteur, quant à lui, reste en-deçà d’un tel procédé, mais tout en le dépassant. Il paraît, d’abord, peu préoccupé de peindre l’impression éprouvée par Hermann. Il ne le laisse pas une seconde, durant son récit, quitter le ton calme et simple de la description. Cependant, il présente les circonstances de sorte que Dorothée paraisse s’accorder à l’essence du jeune homme, et être la seule qui lui soit destinée, tant et si bien que Hermann semblerait trahir sa nature si elle lui échappait.
Que d’avantages ne recèle pas une telle démarche ! Les impressions nées de la description de Hermann se focalisent sur un seul moment qui, en retour, agit sur elles. L’impression que suscite Dorothée ne la révèle point comme une grandeur indéterminée ou une figure aux formes imprécises. Elle se tient devant nous, et ses contours sont tracés avec précision. En effet, nous connaissons Hermann, et elle est la femme dont un tel jeune homme a besoin. Elle se voit, par conséquent, dessinée avec cette espèce de perfection qui correspond [182] le plus à l’esprit de tout le poème : elle y est représentée comme une nature pure, forte et pleine d’assurance – comme l’épouse éprouvée de Hermann. Le poète aurait pu peindre avec les couleurs les plus vigoureuses et les plus vivantes la passion de Hermann, il ne serait jamais parvenu à ce qu’il réalise maintenant, sans, du moins, renoncer à son statut de poète épique. Alors que le poète lyrique est en droit de rechercher tout ce qui excède la réalité (cette démarche est, à ses yeux, le but suprême de tout art), en s’élevant à l’infini de degré en degré, le poète épique doit, en revanche, s’entendre toujours à découvrir l’idéal dans la totalité d’une sphère bien délimitée.
Mais, après que le poète a tracé, avec une telle netteté, ses deux figures principales, qu’il nous en a tant imprimé la marque, et les a rendues si chères à notre cœur, il communique soudain un élan plus audacieux à notre imagination, et transpose tout à coup l’objet – qui pour demeurer toujours absent ne cesse, cependant, de nous occuper – dans des sphères plus hautes.
“« O, mon père » s’écrit Hermann,
“Elle n’est point une vagabonde, cette jeune femme,
“Ni de celles qui, de par notre pays, errant à l’aventure,
“Séduisent les garçons et trompent leur inexpérience par l’artifice.
“Non. le cruel destin d’un conflit n’épargnant rien
“Et qui, déjà, a ravagé le monde, et de maint monument
“Détruit le fondement, voilà ce qui a chassé l’infortunée.
“Des hommes prestigieux à la haute naissance n’errent-ils pas, de nos jours,
frappés par la misère ?
“Des princes fuient masqués, des rois vivent exilés.”
Le destin du monde est, désormais, rattaché à celui de Dorothée, éclairant cette dernière d’un éclat nouveau et déconcertant.
XXXIII. Dorothée apparaît elle-même
Le passage où Dorothée entre pour la première fois en scène et où nous la voyons longuement, au milieu des siens, n’est pas destiné à agrandir l’image que nous nous sommes déjà faite d’elle, pas plus qu’à la rendre plus sublime. Cela n’est pas encore nécessaire et l’occasion, en outre, ne s’y prête plus guère. Le passage en question vise simplement à nous familiariser avec cette image et à mieux l’ancrer en nous.
[183] La jeune fille que nous n’avions aperçue, depuis le début, que par l’intermédiaire de l’impression qu’elle avait suscitée, s’apparentait encore trop aux silhouettes des lanternes magiques qu’un autre monde paraît projeter vers nous. Il faut, maintenant, l’amener à la réalité et à la vie. Nous devons nous en approcher davantage, apprendre plus de son destin, renoncer à l’entrevoir par le seul biais d’un regard enchanté par l’amour, pour l’appréhender naturellement, avec les yeux d’un simple observateur fidèle à la nature. Hermann est maintenant resté en arrière, et nous ne sommes en compagnie que de ses impartiaux amis.
Cela ne veut pas dire que Dorothée cesse de nous paraître bonne et courageuse, mais le charme s’est évanoui qui, telle une aura, l’enveloppait jusque-là. Son activité charitable, qui avait quelque chose d’héroïque, s’est transformée en une bienveillance et une serviabilité empressées. Elle se révèle sous ses traits de femme et de jeune fille, alors que précédemment, empruntant le langage d’Homère, nous aurions volontiers demandé à celle qui apparaissait dans l’âme de Hermann si elle n’était pas une déesse descendue ici-bas afin d’aider les hommes et de tenter leurs cœurs. Par cette métamorphose, son image accède à nos yeux à sa vérité propre, et elle ne diffère en rien de celles auxquelles la vie nous confronte. Son essence demeure, dans ses faits et gestes, parfaitement identique à elle-même, mais il est des moments où, en proie à un enthousiasme plus sublime, elle se colore de reflets divins et surnaturels. Désormais, nous croyons son amant qui, certes, fut envoûté durant les instants enchanteurs d’une sereine solitude, mais n’en accepte pas moins volontiers, même après qu’ils sont passés, de suivre la jeune femme dans le cercle habituel de son existence et dans ses occupations quotidiennes.
Le poète sait que l’Homme, toujours, recherche la grandeur, l’élévation et le surhumain, mais que sans les humaniser, il ne peut parvenir ni à retenir, ni à s’approprier ces traits. C’est pourquoi, par un audacieux essor, il les lui présente d’emblée, avant de lui laisser le temps de s’en rapprocher sous différents aspects. Il varie la tonalité, afin de faire de son œuvre une totalité semblable à la vie même.
XXXIV. Récit du courage héroïque de la jeune femme – le poète a-t-il eu raison de souligner cet épisode précis de sa vie ?
Dorothée nous apparaît assurément la plus héroïque quand le juge de la [184] communauté nous raconte l’audace décidée avec laquelle elle résista, au côté de ses compagnes, à la barbarie de guerriers déchaînés.
Si ce passage avait été conçu dans la seule intention de grandir, encore davantage, l’image que nous avions déjà du courage et de la force de Dorothée, le poète se serait pourtant mépris. Il s’est entendu, au contraire, à l’imprimer dans notre imagination, avec trop de sensibilité et de poésie pour qu’une seule action, retracée, de surcroît, par une tierce personne soit en mesure d’y ajouter quoi que ce fut.
Cependant, cet épisode n’a rien de superflu. Il fallait, en effet, qu’un élément permît de faire contraster Dorothée et la foule des autres personnages, et qu’avant même le début de l’action principale – le départ en exil –, nous l’ayons vue œuvrer et agir. Dans notre imagination, son union avec Hermann n’aurait jamais gagné en vie, en consistance ou en beauté, s’il ne nous avait été donné de voir d’abord séparément, non les deux personnages, mais un seul. Le poème eût été intitulé Hermann, non Hermann et Dorothée. Or, dans ce poème, ce sont deux éléments différents, deux types humains distincts et deux mondes particuliers qui doivent se rencontrer. L’un est familier à Hermann, l’autre à Dorothée, et toutes les scènes qui se déroulent au sein de la communauté ont pour fonction de nous transporter dans ce dernier. Comme Dorothée y joue le rôle principal, il était normal qu’elle fût porteuse de quelque trait particulier et spécifique. Le poète a choisi trois épisodes décisifs : le premier montre son courage, le second les soins dévoués qu’elle apporte à sa vieille parente ainsi que la bonté généreuse dont elle fait preuve ; le troisième – ses premières fiançailles avec le malheureux défenseur de la liberté – la rattache à des idées supérieures, à une autre culture ainsi qu’à des événements à la portée capitale qui, en nous intéressant passionnément, rendent Dorothée plus importante à nos yeux.
Il était, incontestablement, nécessaire de mettre en valeur Dorothée par un épisode qui en soulignât l’originalité. La question est cependant de savoir si le passage choisi par le poète s’y prête réellement ? En dépit de lectures [185] répétées, la sincérité nous oblige à reconnaître qu’il semble (p. 130) interrompre la marche régulière dans laquelle se fondrait, sinon, tout le poème. Nous n’entendons nullement, par là, que l’action, bien que contemporaine de notre époque, ne manifesterait pas une vérité poétique tout à fait parfaite, ou que le sang versé par une main juvénile constituerait une indélicatesse bien étrangère à l’esprit du poème. Et pourtant, l’on ne peut ignorer l’impression désagréable que laisse cet épisode. Maints lecteurs l’ont éprouvée et il est impossible de l’imputer à la seule subjectivité. Deux raisons l’expliquent, peut-être, en partie :
1. L’imagination veut, nécessairement, se représenter l’image de l’épisode qui met en scène Dorothée. Elle doit la peindre, le sabre à la main, en train de repousser les ennemis. Mais il lui coûte de passer de l’image qu’elle avait d’abord de Dorothée à la seconde, avant de revenir à la première. Loin de se faire sans heurts, ce passage la contraint à un écart. Si tel est le cas, le poète a réellement failli, car l’impression poétique, et plus encore l’impression épique reposent précisément sur la possibilité de reconnaître un personnage dans toutes les situations, le créateur le montrant uniquement dans des postures différentes, de sorte que l’imagination du lecteur puisse sans peine passer de l’une à l’autre. Par là, la figure accède, en effet, à des contours réellement infinis, elle transcende, en une seule image, le chatoiement de la diversité. Cette figure constitue, dès lors, un foyer et, tout en se modifiant, elle continue à évoluer en présentant des contours bien déterminés, mais non contraignants, et dessinés clairement, sans être figés.
2. Traiter de l’héroïsme féminin est, de toute façon, une entreprise ardue et qui exige beaucoup de doigté. Certes, il serait peut-être possible de peindre des caractères d’amazones, sans négliger leur féminité pure. Dorothée, néanmoins, n’est point une amazone : elle est incapable d’assassiner de sang-froid, fût-ce son pire ennemi, et si elle tue, c’est, de toute évidence, poussée par la [186] détresse la plus extrême. Or des actions suscitées par la détresse, et motivées, effectivement, par la pression des événements plus que par l’énergie inhérente au caractère, se prêtent fort peu à un traitement poétique.
XXXV. Rencontre de Dorothée et d’Hermann – au bord de la fontaine, puis sur le chemin menant à la maison des parents du jeune homme
Jusqu’ici, le poète s’était contenté de préparer l’effet principal. C’est seulement ensuite qu’il peut s’attacher aux moments les plus beaux et les plus brillants, et laisser Dorothée révéler tout le charme que recèle sa beauté.
Il souligne ce point grâce à une comparaison neuve, et très pertinente. Le promeneur voit devant soi le soleil couchant, après même qu’il a disparu. Pareillement, Hermann voit l’image de sa bien-aimée et, lorsqu’il se retourne, elle se tient réellement devant lui.
Cette apparition si naturelle et qui, pourtant, confine au merveilleux, élève le lecteur et le transporte dans une atmosphère surnaturelle qui, variant et s’amplifiant, perdure jusqu’à la fin du poème. De même qu’il voit ici, adjacentes, l’image apparente et la figure réelle de Dorothée, de même, elle se montrera toujours à lui, désormais, empreinte tantôt de ce calme réfléchi ou de cette diligence empressée qui permettent de mener une vie sereine et heureuse, tantôt de cette grandeur exaltée ou de cet enthousiasme sublime qui transcende l’existence.
Avec plus de pureté et de force qu’auparavant, le poète désire agir sur la seule imagination. Le ton qu’il adopte est donc celui d’une grâce sereine, par laquelle il maintient l’imagination dans un état de légèreté et d’émotion artistique. De la sorte, il peut, finalement, pincer les cordes de sa lyre avec plus d’audace et produire des accords plus riches et plus expressifs, sans que son chant cesse d’être un beau jeu de l’art et sans imposer au lecteur une pesante vérité.
[187] Auprès de la fontaine, nous distinguons les deux amants :
“Tenant par leur anse d’une main la grande cruche, de l’autre une plus petite”,
voilà comment s’avance la jeune femme. Assis sur la margelle de la fontaine, ils s’aperçoivent dans le miroir de l’eau et se saluent, dans le reflet qu’elle leur renvoie, plus hardiment et plus amicalement que leurs regards n’auraient osé le faire en réalité. Quelle vérité, quelle charme dans cette description ! Qu’elles sont belles, ces images qu’éveille leur rencontre au bord de la fontaine, ressuscitant ces temps immémoriaux où les princesses venaient elles-mêmes puiser l’eau – et où, souvent, les liens de l’amour et du mariage se nouaient sur les bords d’une source frémissante !
Le dialogue se poursuit sur le même ton. La jeune fille, surtout, semble légère, adroite et réfléchie. Elle se montre, sans cesse, prévenante et aimable envers le jeune homme. Quand Hermann, au cœur toujours lourd des sentiments qui l’oppressent, voudrait laisser parler son cœur, Dorothée, sans rien perdre de son naturel ou de sa droiture, l’interrompt par une répartie brève, prononcée sans humeur, qui ne choque en rien le lecteur et ne lui paraît point un artifice. Hermann, à cet instant, ne parvient pas à parler d’amour :
“L’œil de Dorothée ne révélait pas l’amour
“mais un entendement sain, commandant de parler une langue raisonnable”.
Quelle remarquable description de la belle légèreté propre au caractère féminin, qui permet aux femmes, que leur être tout entier prédispose davantage à l’idéalité et à l’art, de traiter l’amour seulement comme un jeu charmant, auquel, cependant, elle consacrent leur existence avec plus de pureté et de vérité que l’homme le plus apathique au sérieux solennel de ses sentiments.
Jusque-là, nous n’avions perçu de Dorothée que sa vigueur, son activité, son courage et sa détermination, sa grâce et sa sérénité. Elle apparaît, maintenant, dans toute sa grandeur sublime. Le poète n’a guère besoin de lui ajouter quelque trait nouveau car il sait comment communiquer à notre imagination un nouvel essor. Le jour décline, le soleil descend à l’horizon. Le ciel est bas et lourd de menaçants nuages d’orage et, à l’image de la nature, le cœur des deux amants devient lourd et mélancolique. Leurs silhouettes grandissent peu [188] à peu sous nos yeux ; les moments de beauté, les grandioses descriptions pittoresques s’enchaînent : les deux personnages descendent, d’abord, dans le soleil couchant en fendant les hauts épis ondulés ; puis, assis sous l’arbre, sous lequel, le matin encore, Hermann avait déploré le sort de son amante exilée, ils contemplent le logis des parents du jeune homme et la fenêtre percée à son fronton. Enfin, alors qu’elle bute sur une des marches du vignoble, elle se penche sur son épaule et il la recueille dans ses bras pour lui éviter de tomber.
Chacune de ces descriptions est plus poétique qu’on ne saurait l’exprimer et, prises ensemble, elles relèvent tellement d’un art réellement descriptif qu’elles ne peignent pas seulement l’objet sous toutes ses facettes, mais également avec une grandeur et des couleurs propres à exciter immédiatement l’imagination. Ces trois passages s’accompagnent des plus admirables évocations de la nature. Au début, le soleil perce encore de quelques rayons le voile nuageux qui le cache, et ses dards lumineux plongent le champ dans une lumière prophétique ; au moment où les deux personnages, silencieux, sont assis sous le poirier, il fait déjà nuit, mais la lune brille au firmament, permettant de distinguer les masses lumineuses, claires comme le jour, et les ombres nocturnes, plus obscures. Et bientôt, elle n’éclaire plus que des lumières vacillantes qu’estompe, enfin, l’orage, laissant les deux amants dans une complète obscurité.
Durant ce dernier moment où les sentiments des deux amants – à l’instar de ceux des hommes, qui adoptent si facilement la couleur du jour et de la nature – ont atteint leur paroxysme, où Hermann, tenaillé par l’impatience, entrevoit la décision de son destin et le moyen de mettre un terme au trouble qu’il a lui-même provoqué, où Dorothée, dans le calme de la nature, et sous le coup des paroles amicales qu’elle vient d’échanger avec ce jeune homme qui l’aime, sent s’éveiller en elle un espoir chargé de la plus profonde nostalgie, à ce moment, donc, tout concorde à susciter la tension la plus extrême dans l’esprit du lecteur, ainsi qu’à le plonger dans l’émotion la plus complète. Nous n’apercevons plus seulement Hermann et Dorothée mais ce que l’homme et la femme, dans leur grandeur et dans ce que leurs sentiments ont de plus intense et leurs forces de plus sublime.
XXXVI. Entrée des deux amants dans la pièce où se tiennent les parents [189] – Comportement de Dorothée jusqu’à la fin du poème – Invocation à la Muse
Durant les derniers instants que les amants passent sur les espaliers du coteau, la nuit obscure les entoure peu à peu, et ils semblent s’abandonner à une sourde mélancolie. Le moment où, précipitant l’action, ils pénétreront dans la maison des parents, devra, en revanche, les présenter dans une clarté lumineuse. Ce moment, justement, approche.
Comme il veut les éclairer soudain d’une telle lumière, le poète marque un arrêt et modifie le ton de son chant afin de ne point rendre trop oppressante l’impression créée par cette dernière situation, ni délaisser le domaine de l’art et de l’imagination : il invoque les Muses, ces êtres issus de l’imagination. Certain de la puissance grâce à laquelle il s’est rendu maître de son auditoire, il ne craint pas de lui rappeler que ce n’est pas la vérité, mais uniquement un pur produit de l’art qu’il lui présente. Après cette invocation, il insère une discussion menée dans la maison des parents, qu’il achève par une superbe tirade sur la valeur et la richesse de la vie dans la nature. Il y exprime cette belle attitude fondamentale qui, dans toutes les périodes de son existence, pousse l’homme à quêter et à collecter sans répit ce qui peut mener à un résultat plus grand et plus parfait, et permet à la vie de s’achever dans la vie.
A ces mots, le couple franchit le seuil. D’un seul coup, toute l’imagination du lecteur se concentre alors sur lui et se le représente dans toute sa lumineuse grandeur : la porte, bientôt, semble trop petite pour laisser passer les deux grandes silhouettes. Simultanément, on voit ces deux jeunes gens si déterminés et si faits l’un pour l’autre que le poète, évoquant la taille de la fiancée, ne peut dire plus que ceci : elle est semblable à la taille du fiancé.
Cette simplicité recèle quelque chose d’étonnamment élevé. Au lieu de nous éloigner, par une autre comparaison, des deux personnages qui, seuls, doivent retenir notre attention, le poète nous oblige à y revenir. A l’instar de la nature, il choisit Herman, l’homme, pour critère et nous ramène à l’image la plus vraie et la plus simple de l’humanité, rejetant, par là, la représentation [190] mesquine qu’une culture trop raffinée nous inspire, si souvent, des rapports entre les deux sexes.
Présenter Dorothée avec moins de grandeur et de majesté aurait été impossible, sans que les derniers épisodes du poème ne perdent de leur effet ou que la noblesse et la grandeur émanant de Dorothée ainsi que la bouleversante scène naturelle peinte par le poète, décrivant des roulements du tonnerre, de brusques giboulées et un violent orage, ne chassent de l’imagination du lecteur la figure de la jeune femme.
XXXVII. Brève comparaison entre cette description et ce qui a été dit précédemment – Pure objectivité de celle-ci – objectivité pure du poème tout entier
Après que nous avons retracé méticuleusement ce portrait de Dorothée, quiconque se rappelle son image aux différents moments que nous avons caractérisés et se souvient de ce que nous qualifiions de “propre” à ce poème, ne pourra s’empêcher de trouver notre affirmation parfaitement exacte en tous points.
Jamais le poète n’a vraiment décrit la figure de la jeune femme, mais il nous l’a présentée presque en chair et en os. Il n’en a jamais souligné tel ou tel élément, mais s’est toujours efforcé de la décrire dans sa totalité. Il ne l’a jamais parée de couleurs superflues, mais a toujours dessiné les contours de ses formes ; il n’a jamais essayé d’offrir au lecteur la variété et la diversité, mais toujours l’unité et la totalité. Grâce à cette méthode, il a obligé l’imagination du lecteur à s’abîmer toujours en son objet, et ne lui a laissé ni la liberté ni le temps de s’occuper d’autre chose ou même de soi, la contraignant ainsi à produire elle-même cet objet, dans toute sa pureté.
Afin d’y parvenir le mieux possible, il l’a placée dans un état dont il fixait, à chaque instant, le degré et la tonalité. Ce faisant, il s’est entendu à ne pas s’écarter de son objet et à ne jamais laisser l’imagination s’en détourner pour se replonger en elle-même. En effet, au lieu d’agir comme le poète lyrique, [191] lorsqu’il a besoin de descriptions, celui-ci suscite en général des sentiments qui influent immédiatement sur la description elle-même – il accorde l’âme de son lecteur par un foisonnement d’images, une myriade de figures et d’actions qu’il leur adjoint ou qui viennent les précéder. Il demeure, par là, complètement objectif, tout en tissant les plus étroites relations entre les différentes parties de sa composition.
L’art permettant d’insuffler à l’imagination du lecteur cette objectivité parfaite et cette légalité sans faille, cet art de transporter l’imagination dans un état particulier au lieu de décrire minutieusement chaque facette du sujet traité, repose simplement sur la faculté d’échauffer sa propre imagination et de l’enthousiasmer. Dès que la nature de l’artiste est suffisamment poétique, autrement dit suffisamment objective, pour parvenir à ce que son objet, même s’il l’arrache à la réalité, en conserve la forme (cette forme qui, seule, le rend accessible aux sens) ; dès que sa nature est suffisamment conforme aux lois pour pouvoir – en dépit de son trouble et de son agitation intérieurs – demeurer fidèle aux conditions auxquelles est astreinte toute existence ; et dès qu’elle est suffisamment puissante pour que son enthousiasme se communique à d’autres, alors, son imagination peut spontanément enflammer (et là réside le plus mystérieux secret de l’art) celle de son auditeur, qui s’avère dès lors capable, non seulement d’être créatrice, mais de l’être exactement de la même façon. En soumettant tous ceux qui l’approchent au sortilège qui l’envoûte lui-même, le poète ne s’occupe, en définitive, que de son objet, il ne se soucie que de produire cet objet à partir de lui-même et à le laisser agir sur soi.
Il accède, de la sorte, à cette objectivité plus haute et plus pure dont nous avons décrit les degrés, et non seulement il oblige ainsi notre imagination à former l’objet elle-même ou à susciter des silhouettes purement sensibles, mais il la force à travailler sans relâche à la production d’un seul objet qui l’enthousiasme lui-même, et à ne se déclarer satisfaite qu’une fois parfaite la présentation de cette forme unique.
XXXVIII. Simplicité pure et vérité naturelle de notre poème
La première propriété qui nous a frappé dans le poème de Goethe était son [192] objectivité pure et parfaite. Il faut maintenant en ajouter une autre : sa simplicité dépouillée, sa vérité naturelle.
Ces deux propriétés sont apparentées. La première, en effet, se fonde sur le sens permettant d’observer et de tracer des lignes bien définies, sur la faculté d’appréhender la nature dans toute sa vérité et de la représenter dans toute la détermination de ses formes comme dans toute la cohérence de ses rapports. Ce sens externe a nécessairement son pendant interne. Si le premier se plaît à voir que la nature obéit à des lois précises et qu’elle est réelle, le second cherche surtout à mettre en lumière une pareille légalité, une semblable réalité dans l’intériorité de l’esprit ainsi que dans le caractère de l’humanité. Il s’ensuit qu’il ne peut s’intéresser qu’aux formes les plus générales, les plus élémentaires et les plus essentielles.
Dans un tel état d’esprit, on ne peindra jamais que la nature et, plus exactement, on n’en peindra que le caractère interne et la silhouette externe. Et l’on n’en observera que plus volontiers l’homme, sous les facettes par lesquelles il s’accorde le mieux avec la nature, c’est-à-dire lorsqu’il représente le genre au lieu d’être porteur d’une propriété seulement individuelle. La simplicité du sujet décrit se reflétera spontanément dans la description. En exposant l’action, le poète conservera toujours un ton posé, et s’efforcera, quand il ajoute une partie aux autres, de continuer à représenter la totalité pour que, jamais, l’expression ne reste en-deçà du sujet ou ne le dépasse. Il recourra toujours aux tournures les plus exactes et les plus frappantes, et jamais à celles qui seraient uniquement audacieuses ou brillantes.
Tout le poème que nous considérons ici porte l’empreinte évidente d’une telle simplicité et d’une telle vérité. Nous n’apercevons que la chose, et elle se révèle sous sa forme nue et vraie. Plus encore que dans la tonalité ou dans la langue, c’est dans les mentalités et les caractères que cette simplicité est perceptible.
Ne donner qu’un seul exemple pour appuyer cette assertion serait difficile, car le poème tout entier l’illustre. Si l’on tient, néanmoins, à en proposer un, qu’on se souvienne de la description faite de la mère de Hermann. Parmi tout ce qui, dans la nature, mérite d’être appelé “simple”, on trouverait avec peine quelque chose qui soit plus digne de cette épithète que l’amour de cette mère pour son fils. Né de la plus naturelle des liaisons, nourri des rapports les plus [193] naturels, n’excédant pas le souci le plus naturel d’accéder à une satisfaction et un bonheur immédiats, cet amour, pour honnête et beau qu’il semblerait dans la réalité, n’offre à l’imagination créatrice pratiquement aucun aspect dont elle puisse souligner l’originalité particulièrement marquée. Seul le poète, conscient de sa capacité à faire valoir la nature comme nature, peut se risquer à la description d’un tel sentiment, qu’il réussit même à soustraire au quotidien et à garder poétique en l’appréhendant dans toute sa grandeur et toute sa vérité. En effet, aucun sentiment ne se prête moins à un traitement poétique que celui-ci et, dans un poème, il ne peut être représenté que si le poète s’élève au style le plus pur et le plus suprême de l’art.
Or, combien simple se révèle cette image de tendresse maternelle sous la plume de notre poète ! Il ne décrit pas un état de passion violente, ni la crainte tourmentée que fait naître une douleur imminente ou déchirante, une fois la perte consommée. Ici, la mère est préoccupée, en son cœur, du bonheur de son fils, mais ce sentiment jaillit davantage de l’inquiétude propre à l’amour que de l’oppressante emprise des événements. Le poète ne nous montre point l’attention portée aux premières années, au nourrisson babillant à peine – et donc à un âge qui, par sa tendre innocence, sa douce aménité et son impuissante dépendance, produit toujours un charme particulier. Il nous décrit, au contraire, la mère avec son fils adulte et, par conséquent, des relations et des sentiments qui, pour susciter notre sympathie, ne possèdent rien d’autre que leur simple vérité et leur profonde intimité. Dans le caractère de la mère, il a rassemblé toute la simplicité d’une nature pure mais simple, il l’a présentée toujours comme une épouse serviable, une mère de famille affairée et a renforcé cette image, en évoquant les traits qui, dans sa prime jeunesse, trahissaient en elle une certaine naïveté juvénile.
Recueillir son objet là où il est simple nature est audacieux, mais par cette audace, le poète se hausse à une hauteur simplement sublime, dont nous n’avons, sinon, pas même une idée. Il nous est du moins impossible de nous rappeler un autre poète qui aurait fait d’une mère une description comparable à celle-là par la nature, la vérité, la grandeur et la beauté des convictions [194] fondamentales qu’elle manifeste. Chacun des caractères du poème se révèle grand et noble ; cependant, aucun d’eux ne parvient à éclipser la mère. Elle est absolument bonne, tout à fait compréhensive, douce et sensible ; jamais elle ne révèle quelque faiblesse que ce soit, et jamais elle ne cesse d’être en harmonie avec elle-même. Son caractère est tout à fait idéal car on ne le perçoit jamais limité ou borné, et il est, dans le même temps, absolument naturel. Son essence consiste simplement en ceci : en ce qui pétrit l’homme, sitôt qu’il accède à l’humanité.
Voilà pourquoi l’amour de la mère n’est point seulement fort et profond, mais également si tendre, et qu’elle s’entend aussi bien à déchiffrer le sens des propos, tantôt voilés, tantôt confus de Hermann, qu’à percer ses sentiments les plus intimes. C’est pourquoi elle tolère si bien toutes les pensées et se montre si grande et si humaine à l’égard de l’humanité dans toutes ses particularités. Elle parvient à une générosité à laquelle mènent, sinon, seulement la philosophie et la réflexion, à une finesse dont pourtant seule une connaissance de l’homme acquise laborieusement peut donner la clef, et elle y accède par la voie du sentiment qui la définit toute entière.
Un tel amour maternel trouve nécessairement son écho dans la tendresse filiale que le poète a décrite, également. Il nous montre la grande confiance que Hermann voue à celle qu’il en sait digne ; il ne rechigne pas à nous en décrire le plus petit détail, et à nous raconter, par exemple, que le fils ne s’éloignait jamais de la maison sans en informer sa mère.
Que de tels traits ne semblent jamais ni mesquins, ni communs, c’est là le mérite de l’art ; en cela consiste sa grandeur. Il est d’usage, certes, de qualifier de grand ce qui est simple. Une telle simplicité, toutefois, n’est jamais spontanée. Elle découle du traitement du sujet ou de la perspective choisie par le poète et elle ne se révèle que parce qu’on la présente comme naturelle, c’est-à-dire dans la vérité, la réalité et les rapports propres à la nature.
Rien n’importe autant – et nous revenons, par là, à notre point de départ – que de rechercher partout, dans l’intériorité comme dans l’extériorité, dans les formes sensibles et les modifications de notre esprit, la nature, et elle uniquement, puis de la présenter au lecteur.
Faire apparaître l’esprit humain et ses dispositions fondamentales aussi clairement et ouvertement que possible permet à notre poète de parvenir à la simplicité et à la vérité, ainsi que de nous faire ressentir une profonde ferveur [195] pour une matière qui lui appartient exclusivement. Il fait irruption dans nos pensées et nos sentiments les plus personnels, et en expliquant tous les replis de notre cœur, en paraissant nous accompagner dans la sphère commune de notre vie quotidienne, il se maintient toujours à la hauteur exigée par la poésie. Les modernes ne donnent guère d’exemples de poètes qui aient su, comme lui, conjuguer stricte vérité, élémentaire simplicité de la nature et parfait enthousiasme de l’art, et jamais, pourrait-on dire, quelqu’un qui avait adopté une démarche si prosaïque n’a su se montrer à ce point poétique.
Nous ne quittons pas la sphère de notre existence habituelle, mais en son sein, nous nous élevons à une hauteur inaccoutumée. La réalité, en nous et autour de nous, ne subit quasiment aucune modification fondamentale, à cela près qu’elle ne relève plus, désormais, de la réalité : elle est un pur produit de l’imagination créatrice.
XXXIX. La conjugaison de la pure objectivité et de la simple vérité rend cette œuvre pareille à celles des Anciens
On ne saurait représenter parfaitement l’humanité grâce à l’imagination sans les deux propriétés que nous avons considérées jusqu’ici, c’est-à-dire sans la faculté de façonner posément son objet et de s’attacher à la simple vérité de la nature. Voilà les deux piliers du métier d’artiste.
Cette heureuse disposition poétique et ce sens réellement artistique, qui se transmet à autrui dès qu’il s’exprime lui-même, les Grecs les ont possédés plus que n’importe quel autre peuple. Ils se manifestent principalement dans la totalité et l’équilibre de leurs œuvres. En contemplant l’Apollon ou en lisant Homère, chacun, indépendamment de son état d’esprit à ce moment, ressent la même inspiration. L’unité intérieure de son être et l’unité de l’œuvre qu’il a devant lui fusionnent en cet instant et, dépassant la nature, croissent à l’infini.
L’insondable secret de l’art, – on aimerait dire la technique par laquelle les [196] Anciens réussissent à produire un tel effet – est impossible à rendre par les mots. Mais il repose sur une triple propriété de la méthode à laquelle ils recourent dans la création :
1. la cohésion naturelle de toutes les parties en vue de former une totalité où, comme dans les êtres organiques, chaque partie naît de l’autre, spontanément et cependant nécessairement ;
2. la grandeur et la pureté des éléments qu’ils utilisaient pour composer leurs formes ;
3. leur manière assez audacieuse, enfin, de ne jamais peindre minutieusement et dans le moindre détail un objet destiné à l’œil, mais de s’adresser à l’imagination et de lui insuffler l’enthousiasme et la force nécessaires pour qu’elle complète, d’elle-même, des contours simplement dessinés.
L’imagination, chez nous, s’annonce souvent par les déchaînements de l’enthousiasme et un feu assez violent. Chez les Anciens, en revanche, elle possédait une telle puissance et elle se confondait si fort avec la nature qu’elle s’apparentait à toutes les autres propriétés qui permettent à l’homme de vivre dans le calme et la sagesse : à l’entendement qui se plaît à établir des structures rigoureuses, au regard qui perçoit sans hâte et, enfin, au bel équilibre qui règne entre tous les penchants et toutes les forces de l’âme.
Qu’un tel esprit domine ici plus que dans tout autre poème de l’époque moderne, nous l’avons assez prouvé. S’attarder, comme nous l’avons déjà fait, sur les parties individuelles suffit à révéler globalement l’unité du plan, la pureté et la plénitude naturelles qui émanent de tous les personnages lorsqu’ils agissent, et, enfin, la fermeté d’un dessin dans lequel il est rarement besoin de plus d’une simple épithète pour parfaire l’image tout entière. Une force sûre d’elle-même qui repose simultanément sur un sens serein de l’observation, un entendement qui structure de façon réfléchie et la profonde chaleur, enfin, qui s’exprime lorsque le cœur se sent touché, ont une intensité qui ne se dément point d’un bout à l’autre du poème.
A l’instar d’Homère et des Anciens, notre poète exerce un effet seulement par ce qu’il est réellement dans son œuvre, au travers de la forme et de l’essence sous lesquels, calmement et modestement, il se dévoile aux yeux du spectateur, et non pas, comme le font tant de poètes modernes, en particulier ceux évoqués plus haut, qui sont plus romantiques qu’épiques, par ce qu’il fait, ce qu’il chante ou décrit en se rapportant immédiatement et visiblement au spectateur.
[197] XL. Différence entre notre poème et les œuvres des Anciens – Manque de richesse sensible
Nous parlions plus haut d’une certaine similitude entre ce poème de Goethe et les œuvres des Anciens. Mais en s’attardant plus longuement auprès d’elles, on prend inévitablement conscience du contraste frappant qui existe entre celles-ci et celui-là. On ne saurait, certes, contester que notre poème fût écrit dans un style très noble et très antique, mais cela n’empêche pas que dans le traitement du sujet, tout comme dans la manière de le représenter, il porte évidemment le caractère de notre époque. Si nous poussons plus avant la comparaison, nous constatons qu’ici, nous avons moins à faire à une simple imitation de l’Antiquité qu’à la combinaison, étonnamment réussie, entre les qualités les plus essentielles de l’art ancien et, d’une part, les progrès que les temps modernes ont accomplis, et, d’autre part, le raffinement plus grand auquel ils sont parvenus.
La première différence est perceptible dans la façon de représenter et la manière de narrer.
Les Anciens peignent presque exclusivement les formes, le mouvement et l’action ; leur art, dans sa vive diversité, s’adresse uniquement aux sens. Les événements qu’ils décrivent ont toujours quelque chose de grand et d’éblouissant ; les exploits qu’ils chantent, aux conséquences si décisives, suscitent en nous des mouvements d’enthousiasme. L’éclat de leurs poèmes est renforcé par la participation constante, à l’action, de forces surnaturelles. Les hommes et les dieux se mêlent sur un même théâtre ; à chaque instant, le cours naturel des événements est interrompu par d’étonnants prodiges ; et comme si l’Olympe lui-même n’était pas assez grand ou assez puissant, au-dessus des hommes et des dieux plane le destin redoutable, aux sentences duquel tous sont soumis.
Les personnages que les Anciens mettent en scène ont en commun leur éclat, leur nature héroïque, leur position à mi-chemin entre l’Olympe et les mortels, et ils ne tirent leur individualité que de leur forme extérieure, de leurs actions et de leurs discours, et non, comme c’est le cas chez les poètes plus [198] modernes, des formes internes de leur caractère et de leurs convictions. C’est pourquoi Homère fait intervenir un grand nombre de personnages, sans, pour autant, proposer un nombre équivalent de caractères clairement distingués entre eux. En général, les Anciens appliquent ici deux méthodes. Tantôt, ils décrivent des facettes de l’humanité fortement et essentiellement distinctes l’une de l’autre, ne se préoccupant, donc, que de ses aspects principaux. Lorsqu’il leur arrive, en revanche, de peindre de plus fines nuances, celles-ci ne concernent que la forme extérieure. En parcourant la série d’œuvres idéales qu’offrent leurs sculpteurs, on s’aperçoit, par exemple, que leurs figures principales, Apollon et Bacchus, Vénus et Diane, voire Jupiter et Neptune sont distinguées, les unes des autres, par des traits de caractères dont les différences sont aussi frappantes que fondamentales. Mais si l’on compare entre elles celles qui, génériquement, se ressemblent le plus, comme c’était le cas pour les statues de héros, on reconnaît, certes, leurs traits, mais on serait bien en peine d’indiquer avec une précision satisfaisante en quoi leurs caractères respectifs diffèrent. En outre, les statues n’incitent point à de telles tentatives. Leurs traits seuls doivent parler à notre imagination, et non leur expression à notre esprit.
Et si les Anciens manquaient d’éclat sensible ou de richesse, leur langue, à elle seule, suffirait amplement à pallier ce défaut. En effet, elle est pittoresque jusque dans ses moindres expressions, ses périodes s’écoulent comme un fleuve large et prodigue, et sa prosodie est infiniment séduisante.
Tout cela confère à l’art des Anciens non seulement vie et profusion, mais aussi une grandeur simple et sensible, une luminosité si claire et si éclatante que l’art moderne ne saurait égaler, quand bien même il nous en dédommage en nous fournissant un contenu plus riche pour l’entendement et le sentiment, une individualité spirituelle plus fine, en faisant résonner des sons qui pénètrent immédiatement en nous.
Nous connaissons, assurément, quelques poètes modernes – avec à leur tête, une fois de plus, l’Arioste – qui sont à même de rivaliser avec les Anciens par la diversité de leurs figures et le mouvement de leur action. Chez eux, toutefois, la sensibilité vivante jaillit uniquement du feu qui enflamme leur sentiment. Ils sont les puissants créateurs d’un monde féerique aux formes et aux couleurs riches, plus que les peintres fidèles d’une nature prodigue. Il leur manque, à eux, un sens capable de façonner posément son objet, et à leurs œuvres, cette pure objectivité, cette nécessité intrinsèque des formes.
[199] C’est précisément ce primat de l’objectivité, cette détermination et cette clarté lumineuse des descriptions que notre poète n’a à envier à personne ; il supporte la comparaison avec n’importe quel autre poète moderne. Plaçons-le, pourtant, immédiatement auprès de celui qu’il rappelle le plus par le genre et la tonalité choisis, c’est-à-dire Homère. L’éclat radieux et serein, la profusion majestueuse de la vie et du mouvement propres au poète grec ne se retrouvent point chez Goethe.
Il doit mettre en scène, non des dieux ou des héros, mais des hommes, et non une action dont dépend le bonheur des nations, celui de races différentes ou le destin de tout le monde connu. Il ne montre pas davantage une action qui engage également le ciel et la terre et qui scinde l’Olympe lui-même en deux partis rivaux. Son sujet n’importe que par les événements décrits. De même, il ne doit sa gravité et son élévation qu’aux attitudes fondamentales qu’il représente. Entre ces deux pôles peut s’éployer l’action, et tout l’art du poète consiste à communiquer à l’action un peu de l’éclat des premiers et à la marquer de la grandeur inhérente aux secondes (afin qu’elle apparaisse dans toute sa vie et toute son objectivité). C’est donc moins dans le monde que dans l’intériorité de l’homme qu’il doit trouver sa force. Tout cela place notre esprit dans des dispositions nouvelles qui, sous une forme différente, font apparaître le destin lui-même, cet élément surhumain, sans lequel un effet poétique est impossible. Si le destin, chez les Anciens, assène d’une invisible hauteur ses coups imprévisibles sur les humains et sur les dieux, il ressemble, ici, plutôt à une puissance qui, émanant de l’intérieur de l’humanité, de ses tréfonds les plus inexplorés, nous plonge dans une terreur d’autant plus mystérieuse que nous avions cru les connaître.
Dans les personnages que nous représente le poète, on est frappé par la précision du dessin et la variété des figures. Néanmoins, il doit envelopper chacune d’un vêtement plus modeste et plus simple, il est obligé d’en réduire le nombre et, de surcroît, il est contraint de renoncer à la richesse des figures pour décrire uniquement une belle succession de caractères finement nuancés.
Sa langue, enfin, infiniment poétique et expressive, est capable, lorsque [200] son objet l’exige, de grandeur et d’audace. Jamais, cependant, elle n’accède à la richesse et la splendeur de celle des Anciens.
Si, au contraire de ces derniers, il ne parvient pas à briller par la richesse sensible, il est pourtant en son pouvoir d’exercer, par la simple vérité, un effet encore plus grand ; s’il ne parvient pas à exciter également les sens, il peut, cependant, impliquer bien davantage notre sentiment dans sa poésie, et nous verrons bientôt quelle supériorité il acquiert de la sorte, en considérant un seul exemple où ce manque de richesse sensible est pour le moins frappant. Il s’avérera, ensuite, immanquablement que ce dernier est particulièrement souligné par la perfection que nous venons d’évoquer.
XLI. Ce manque de richesse sensible est particulièrement manifeste dans la manière de traiter le merveilleux
Le poète épique produit, sur les sens, l’impression la plus forte et la plus éclatante quand il fait intervenir le merveilleux. Il ne peut toucher notre imagination plus vivement que par ces événements soudains, qui, sans être produits par les hommes, interrompent tout à coup leur action, et à l’instant précis de la décision, favorisent l’un en abattant l’autre, sans nul souci de la justice. Cette irruption de forces extraordinaires jette, on l’a vu, de l’ombre sur la puissance personnelle des héros. Pour perdre, de la sorte, de leur grandeur humaine, ils sont, néanmoins, revêtus de la splendeur de l’Olympe, et il existe, vraiment, une certaine fortune plus propre à susciter l’état d’esprit recherché par le poète que le mérite réel et intrinsèque.
Notre poète, lui aussi, s’est approprié ce merveilleux. Il ne pouvait y puiser la gravité et la grandeur de son objet, mais pas davantage s’en passer : l’homme, que le poète a pour tâche de décrire, ne peut exister sans le merveilleux, que suscite un sentiment auquel il ne saurait renoncer, ce qui explique que celui-ci se manifeste toujours, même dans les sphères les plus simples de l’existence, mais avec une fréquence, certes, fort différente selon les individus.
[201] La vie serait d’une fort lassante monotonie, si un événement naissait toujours logiquement des événements qui le précèdent, et si des hasards soudains et imprévisibles ne venaient rompre cette chaîne uniforme. Grâce à ces hasards, grâce au fait qu’une bonne partie de l’activité de notre âme, envisagée dans ses détails, échappe à la sphère de notre conscience, que des pensées et des sentiments ne cessent de jaillir, comme de profondeurs inconnues, que ces représentations inconscientes – une fois liées aux circonstances qui leur sont contemporaines – apportent à nos traits, nos discours et nos actions, des modifications qui, à leur tour, entraînent, à notre insu, de nouvelles conséquences (de sorte que nous percevons, uniquement, la coïncidence de leurs effets, sans remarquer d’emblée que leurs causes sont liées) grâce, donc, à tout cela, certains événements nous surprennent, dans lesquels nous voyons, selon les dispositions de notre imagination, la trace plus ou moins nette du merveilleux.
Notre auteur s’est parfaitement entendu à utiliser cette propension de notre esprit et, si, chez d’autres poètes modernes, le merveilleux, toujours froid et artificiel, s’appuie sur des forces relevant apparemment de la fable ou d’une perception enfantine, il est parvenu, lui, à le créer immédiatement à partir de nous-mêmes et sans rien lui ôter de son effet de surprise. Cela, certes, ne peut se faire qu’au détriment de la grandeur et de l’éclat que le surnaturel possède, sinon, aux yeux de l’imagination, et il ne reste fidèle à sa nature propre qu’en étant fidèle à son concept originel, en vertu duquel il est sans fondement. Le poète ne peut, en outre, le faire intervenir qu’à l’occasion de brefs épisodes ou de transitions de moindre importance. Les événements importants et réellement merveilleux qu’il met en scène, il peut d’autant moins les présenter comme des prodiges qu’ils doivent être perçus, par le lecteur, comme la conséquence inéluctable du destin.
Nous avons abordé, précédemment, deux passages qui illustrent tout ce que nous venons de dire : la métamorphose essentielle de Hermann, que remarque le pasteur, et la soudaine apparition de Dorothée à la fontaine. Il reste, pourtant, un troisième passage (p. 164), qui constitue un nœud plus important, encore, dans le récit : celui où Dorothée trébuche sur l’un des degrés de la vigne. La funeste prémonition qu’elle en conçoit prend corps dans l’émoi qu’elle fait naître en entrant dans la maison. Ce que nous [202] éprouvons si souvent, dans la vie de tous les jours, se réalise, soudain, sous nos yeux. Quand les sentiments atteignent leur paroxysme et qu’est venu l’instant où se décident de grands événements, toutes nos pensées se confondent. Nos entreprises échouent, et les circonstances paraissent défavorables uniquement parce que nous les exploitons maladroitement. Quand nous en prenons conscience, nous perdons toute sérénité, et de sombres pressentiments se lèvent en nous qui, par conséquent, doivent nécessairement se réaliser. Dans la vie, tous les hasards, même les plus insignifiants s’enchaînent pour que tout paraisse naturel et vierge de merveilleux, et c’est précisément ainsi qu’a procédé le poète. Développer ce thème nous entraînerait, néanmoins, trop loin, d’autant que chaque lecteur, en relisant le passage, s’en rendra immanquablement compte par lui-même.
Le merveilleux que les Anciens recherchaient loin de la terre, dans l’Olympe, notre poète doit donc le tirer de la sphère des événements quotidiens, et il est contraint de l’immerger dans les profondeurs, tout aussi inaccessibles, de notre esprit. Par le traitement artistique, par la légèreté de la représentation, et par les comparaisons que nous pouvons naturellement établir – entre le pressentiment de Dorothée, par exemple, et les prédictions que l’on trouve chez Homère et chez les Anciens – le poème perd, cependant, un peu du sérieux solennel de la réalité au profit d’une certaine grâce, agréable et charmante.
XLII. La différence entre ce poème et les œuvres des Anciens se manifeste également dans une de ses caractéristiques les plus remarquables
Celui qui, en lisant Hermann et Dorothée, laisse l’œuvre du poète agir sur son cœur, y reconnaît nécessairement un esprit distinct de celui qui souffle dans les œuvres des Anciens. Ce poème ne lui apparaît ni plus grand, ni meilleur, mais simplement différent, il ne l’admire pas moins qu’il n’admire les textes de l’Antiquité, mais pour d’autres raisons. Cet esprit ne le séduit pas moins que celui des Anciens, mais il le touche plus profondément.
Si le lecteur ne considère point cette moindre richesse sensible de Hermann et Dorothée comme un manque gênant, il y verra comme l’indice [203] que le poète ne se trouve pas sur le même terrain que les Anciens et que, en dépit de leur commune vocation poétique, il se fonde sur d’autres prémisses et poursuit un autre objectif, ce qui le transporte nécessairement dans une autre sphère.
Et c’est précisément le cas ici. Alors que les Anciens préfèrent peindre la nature dans sa splendeur et sa grandeur sensibles, notre auteur, lui, représente davantage l’humanité dans son intériorité. Les deux objets ont une incontestable grandeur. Certes, la première correspond mieux à l’essence de l’art mais lorsque, dans la seconde, cette grandeur peut accéder à une beauté parfaite, elle peut exercer sur nous, qui vivons plus dans les pensées et les sentiments que dans le sensible et l’action, une attirance encore plus originale.
Dans ce poème, nous trouvons traité et développé, de façon admirable, ce qui sans cesse préoccupe notre esprit, nos pensées et influe sur notre manière de sentir. Nous y découvrons, sur les rapports humains, des avis contraires qui parviennent à s’équilibrer ; les représentations les plus sublimes sur notre époque, nous les trouvons exprimées dans une simplicité tout simplement grandiose et une poésie tout à fait parfaite. Notre esprit s’élève à une hauteur de pensées qui, il faut bien l’admettre, était absolument étrangère aux Anciens. Cela ne signifie point que nous les surpassions par l’enseignement de notre philosophie ou que nous soyons à même d’en articuler mieux, et de façon plus cohérente, les récents résultats. Cela veut seulement dire que les Anciens ne suivent jamais, purement et pour lui-même, un raisonnement – alors qu’il serait susceptible d’être traité de manière parfaitement artistique – et qu’ils se révèlent par conséquent incapables de communiquer à notre âme l’élan spirituel qu’une telle démarche provoque.
Il en va de même de la manière dont nous sommes affectés. En accompagnant Hermann et Dorothée sur la route qui les mène à la maison des parents, comme nous pénétrons profondément leurs sentiments, comme nous perçons leurs cœurs, jusqu’à leurs plus derniers replis, et comme tout cela nous plonge dans notre propre cœur et nous transporte au sein de l’humanité tout entière ! Personne, asurément, n’atteint la vérité et la puissance auxquelles sont parvenus les Anciens en décrivant les sentiments et les passions. En revanche, dans la mesure où ils ne se concentrent pas uniquement sur eux et qu’ils peignent le sentiment dans sa totalité et dans ses manifestations au lieu de l’expliquer [204] dans son individualité et pour lui-même, ils ne nous transportent jamais dans cet état délicat, calme et vulnérable que le poème fait, ici, irrésistiblement surgir en nous, sans que nous puissions nous en défendre.
Si l’on prend en compte, non seulement leur force et leur beauté naturelles, mais aussi les nuances de leur culture, tous les personnages de Goethe se meuvent sur un plan supérieur. Dorothée, par exemple, est représentée de manière simple et réellement antique. Pourtant, l’Antiquité ne possède aucune figure féminine qui puisse l’égaler par sa profonde délicatesse. Et chez Hermann même, on perçoit quelque chose qui eût laissé insensibles les héros de l’Antiquité. Si, enfin, la mère se révèle plus belle et plus grande qu’aucune de celles qu’on peut trouver chez les poètes anciens ou modernes, cela ne tient-il pas uniquement au fait qu’elle est portée par le concept d’une féminité tout à la fois plus délicate et plus pure ?
Pour cette raison, nous n’affirmerons pas que le caractère moderne du poème soit préférable au caractère antique et, moins encore, que cette supériorité soit fondée sur un respect plus scrupuleux des exigences de l’art. Mais dans la mesure où est représentée une nature, certes, ni meilleure ni plus vigoureuse mais supérieure et plus raffinée et que le raffinement est une étape du cheminement assigné par le destin à notre développement, le caractère moderne mérite – pour peu qu’il réponde parfaitement aux critères de l’art (ce qui est toujours le point capital) – une place qui lui appartienne en propre, et exigerait, à bon droit, une place encore plus remarquable, si, dans le même temps, d’autres qualités ne lui faisaient pas défaut.
XLIII. Explication, par quelques exemples, de ce que nous venons de dire
Afin d’être certains que nous n’attribuons pas à notre poète quelque élément étranger, et que nous ne considérons pas d’un regard proprement moderne une poésie purement antique, nous voulons, ici, étayer nos affirmations en attirant l’attention sur un certain nombre de passages.
Nous avons vu, plus haut, que la différence entre les caractères antique et moderne consiste principalement en ce que le second distingue davantage le champ de l’observation et du sentiment, ce qui confère aux forces [205] naturellement portées à la contemplation une activité plus grande et plus vive. Cela aboutit, inversement, à ce que l’homme, dans son intériorité, se voie coupé de la réalité extérieure. Entre elle et lui est tracée une frontière au-delà de laquelle un nouveau domaine s’éploie, qui dispose de sa propre autonomie.
Dans le poème qui nous intéresse, il était difficile et délicat de traiter l’observation et le sentiment qui vont au-delà de l’existence et de la réalité immédiate. Le sujet, ainsi que les personnages, en sont empruntés entièrement à la simple et vraie nature. Ce sont des caractères purs et énergiques mais qui vivent toujours et pleinement dans la réalité extérieure. Ce qui appartient proprement à la culture ne devait y trouver qu’une place très relative. Et toute tentative de présenter l’homme dans une sorte d’opposition à la nature aurait signifié une infraction à l’essence même de la poésie épique, qui, par définition, les unit harmonieusement : au contraire de la poésie lyrique, elle ne saurait se fonder sur la rupture, mais doit toujours apaiser les mouvements houleux et résoudre les accords dissonants. Lorsque, dans ce genre poétique, le poète s’élève à l’idéal, il doit toujours ramener à la réalité, ce qui lui permet de conjuguer l’idéalité intérieure et la vérité extérieure.
Peut-être n’est-il pas, dans tout le poème, de passage plus émouvant et plus sublime, de passage où s’expriment mieux l’expérience de toutes les époques passées et la particularité du temps présent que celui où le poète laisse le malheureux, auquel fut jadis fiancée Dorothée, s’exprimer sur les mouvements qui, nous en fûmes témoins, bouleversèrent le monde, ces dernières années (p. 182) : “Tout se met en branle. Aucune forme, pour sacrée qu’elle soit, aucun lien, fût-il tissé par l’amitié ou par l’amour, ne s’avère durable. Que ton pied soit donc léger ! Que jamais il ne s’enracine ! N’estime pas la vie plus qu’un autre bien, tous les biens sont trompeurs”. Observation ô combien naturelle et touchante, qui ne peut, toutefois, émaner que de l’homme qui vit dans le monde des idées plus que dans la réalité, qui, insensible aux joies de l’existence et aux biens de ce monde, n’associe son bonheur ni à la permanence de celle-là ni à la jouissance de celui-ci, qui se montre toujours prêt à abandonner sans hésiter ce qu’il possédait déjà pour quelque chose de nouveau, qu’une fois acquis, il ne conservera et ne défendra pas avec [206] plus de cœur. Cette attitude fondamentale de l’esprit est, indéniablement, belle et sublime. Mais c’est une telle attitude qui a, incontestablement, amené ce terrible bouleversement que nous évoquions, l’a nourri et entretenu.
Hermann perçoit bien ce phénomène et, négligeant tout ce qui ne correspond pas à sa vigoureuse nature, il retient seulement ce qui permet à l’homme d’adhérer étroitement à la réalité, et le met à même de conjuguer ses propres exigences avec les injonctions du destin.
“‘L’homme’, dit-il ‘qui vacille à une époque où tout vacille,
“Exaspère le malheur et le propage encore et encore.
“Qui demeure fidèle à sa volonté, façonne au contraire le monde à son
image’”.
“Ce qui importe n’est donc pas un conservatisme timoré ou une jouissance anxieuse, mais la défense courageuse de ce que l’on possède”. Désormais, ce courage viril s’allie admirablement, en Hermann comme en Dorothée, à cette attitude de l’esprit plus modérée et tout à la fois noble, grâce à laquelle l’homme saisit, avec gratitude, chaque instant de bonheur, sans pour autant perdre la tête car il connaît d’autres biens, à la possession moins trompeuse et à la réalité moins éphémère.
Pour ce qui est des passages sentimentaux, nous pouvons en citer deux qui, le lecteur nous l’accordera certainement, n’auraient trouvé leur place chez aucun auteur antique.
Le premier est celui où Hermann, dans le dialogue qu’il mène avec sa mère (p. 206), lui décrit la solitude et le vide qui accablent son cœur souvent oppressé par la mélancolie.
“Mais hélas l’épargne, qui se réserve une jouissance future
“Ne procure pas à elle seule le bonheur, pas plus que n’apportent le bonheur les monceaux empilés sur d’autres monceaux
“Ou l’arpent de terre ajouté à l’arpent de terre, en dépit de l’agrément qu’on éprouve à arrondir ses terres.
“Car le père vieillit, et avec lui ses fils,
“Sans jouir du présent et soucieux du seul avenir.
“Dites-moi, en portant vos regards sur la vallée, comme sont splendides
“Ces champs fertiles qui s’y éploient, la vigne et les jardins,
“Et là les granges et les étables, cette belle chaîne de biens !
“Quand cependant je vois l’arrière-maison, et que, sous le pignon, j’aperçois la fenêtre de ma petite chambre située sous les combles
“Je songe à ces temps lointains où, bien des nuits, j’attendais le lever de la lune,
“Et bien des matins celui du soleil,
“Quand quelques heures d’un sommeil profond me suffisaient.
“Ah, comme tout me paraît maintenant solitaire, la mansarde, la cour,
“Et le jardin, les champs superbes qui s’étendent bien au-delà des collines ;
“Tout ce qui s’étale sous mes yeux me semble vide”.
[207] Afin, cependant, que le lecteur ne prête pas au fils des sentiments qui lui sont étrangers et n’interprète mal le caractère d’Hermann ou celui du poème, les paroles suivantes :
“Il me manque une épouse”
traduisent, tout à coup, la simplicité et la dimension tout à fait naturelle de son désir. Ces paroles sont d’autant plus expressives qu’elles se rattachent aux paroles précédentes et qu’elles peignent les sentiments que Hermann associe à un lien dont l’absence lui ôte toute jouissance et lui rend la vie insipide. D’autre part, elles révèlent une essence plus sublime, plus délicate et plus idéale que celle de son père (voir pp. 60-65), en qui s’exprime une nature assurément enjouée, bonne et dynamique, mais plus commune, puisque dans sa jeunesse, à peine avait-il aperçu la femme qui lui plaisait, qu’il prit la décision de la conquérir, décision qu’en badinant, il mit aussitôt à exécution.
L’humeur sombre de Hermann, née d’une mélancolie inassouvie et presque incompréhensible à elle-même, était inconnue des Anciens, tout particulièrement des Grecs. Leur nature, portée plus à la sensation et à la jouissance, leur faisait mener une existence plus libre et plus légère : chez eux, le désir s’épanouissait toujours en relation avec son objet ou, par une conjugaison heureuse, il le suscitait immédiatement. Si l’on peut, parfois, mettre en lumière quelques exceptions, ce n’était point à elles que songeait le poète qui baignait tout d’une lumière claire et sereine et qui, soucieux de peindre seulement de grandes masses, ne tournait le regard que sur la nature et le monde en évitant de se plonger en lui-même. En nous, les sensations et les pensées se heurtent davantage, et notre situation extérieure nous laisse souvent moins jouir d’une existence légère et sans ombre qu’elle ne nous confronte à de pénibles obstacles qui nous contraignent, pleins d’une gravité austère, à nous replier en nous-mêmes. Cela dresse entre notre esprit et le monde une barrière souvent aussi insurmontable qu’infranchissable.
Le second passage auquel nous aimerions renvoyer ici est d’une tout autre nature, qui n’est pas à proprement parler étrangère aux Anciens, mais seulement à leurs modèles les plus archaïques. Si le poète ne l’avait pas si fermement incorporé au tout, il devrait être considéré comme relevant du genre ludique. Nous songeons, ici, à l’instant où les deux amants se font un signe [208] dans le miroir de la fontaine, instant que le poète a répété, par un effet de symétrie qui ne doit rien au hasard, au début et à la fin de leur dialogue (pp. 146-154).
L’idée d’insérer un tel élément qui permet aux regards du jeune homme et de la jeune femme de se croiser avec plus d’audace qu’ils ne le feraient en réalité repose sur quelque chose de semblable à ce que nous évoquions plus haut, une certaine timidité et l’incertitude du succès. Cela, pourtant, excède déjà la simple nature, et présuppose un état d’esprit propre à l’imagination. Chez les Grecs des époques tardives et les Romains, par exemple chez Ovide, apparaissent également de tels passages, plus fréquemment même que chez les modernes, mais ceux-ci ne les prennent pas réellement au sérieux, les considérant comme de purs ornements, de purs divertissements de l’imagination. Notre poète, en revanche, a laissé cet instant procéder des sentiments des deux personnages, et l’a motivé de façon si heureuse qu’il lui confère, de la sorte, un contenu beaucoup plus riche et une portée plus grande.
De tels passages ne manqueraient pas de nuire à l’unité de l’ensemble, si l’on n’y retrouvait point, de toute évidence, une exacte conformité au principe directeur du poème que nous venons de décrire. Lorsque nous suivions, précédemment, la description de Dorothée dans tout le poème, nous avons découvert les développements toujours variés d’un même caractère. Pareillement, ce n’est jamais que l’essence intrinsèque et spirituelle des différents personnages qui, avec une vivacité sensible, se manifeste à nos yeux. Leurs actions, prises en elles-mêmes, nous séduisent moins que les caractères qui s’y révèlent et nous ramènent aux différentes formes de l’humanité, à ce qui les distingue entre elles puis les refonde en une totalité née de l’activité pure de notre imagination, dans le respect constant d’une parfaite harmonie poétique et créatrice.
S’il est parvenu à maîtriser la parfaite objectivité des Anciens et l’absolue détermination de leurs formes, notre poète coule en elles un contenu qui leur est si peu familier qu’il est, tout simplement, inutile de l’y rechercher.
[209] XLIV. Ce poème offre un riche contenu à l’esprit et au sentiment – Traitement particulier de ce contenu
Plus nous employons nos forces intellectuelles à observer le monde extérieur et à le façonner, plus nous projetons sur lui notre nature spirituelle, et plus nous multiplions les relations qui nous rattachent à lui. Les objets situés autour de nous ne nous apparaissent que sous la forme que notre entendement y distingue. Nos sens eux-mêmes ont besoin d’être guidés par lui, et leur champ croît à la mesure de notre discernement : de fait, chaque siècle enrichit, à notre profit, la nature de nouveaux individus et, si l’homme inculte n’aperçoit dans une foule d’objets qu’une masse uniforme et confuse, l’observateur, par ses vastes connaissances, distingue, dans le moindre élément, tout un monde de phénomènes.
Cette activité de nos forces intellectuelles étend donc le domaine sensible de la nature. De même, elle enrichit l’ensemble des pensées et des sentiments de notre esprit. Ici aussi, il est entièrement en notre pouvoir d’accroître à l’infini la diversité des rapports, en dissolvant ce qui est déjà cohérent et en suscitant de nouveaux rapports au cœur de l’individuel. Ce qui, dans la nature, et perçu par nos sens, nous apparaît élémentaire, nous pouvons l’analyser en pensée, et ce résultat, obtenu par une démarche purement intellectuelle, parvient à enthousiasmer notre faculté de sentir, qui se rapporte avec la même facilité à des objets immatériels ou matériels. Le sentiment peut s’unir à l’imagination et, en prenant appui sur eux deux, nous sommes capables de créer un monde qui nous appartienne en propre, un monde tout à fait indépendant de la réalité et des sens et qui, – de même que celle-ci agit sur nous – est certes notre propre création, mais nous paraît cependant aussi réel que la nature.
Quand l’entendement agit ainsi, nous pouvons parler de raffinement et, de fait, ce terme est, entre tous, celui qui convient le mieux. Une telle démarche [210] consiste, en effet, à diviser ce qui est simple, et à affiner ce qui est grossier. Nous pourrions, certes, satisfaire aux exigences de notre nature sans y recourir, et ce raffinement, pour être un luxe de notre nature, est non seulement un luxe que nous impose l’organisation de notre esprit, mais sans lequel nous ne serions jamais à même d’atteindre la fin suprême que nous assigne notre humanité.
Ce polissage a commencé aux époques les plus reculées de l’humanité, et il est nécessairement adjacent à son concept. Un de ses moments est, cependant, si frappant qu’il est le seul à mériter vraiment d’en porter le nom.
L’homme, en effet, peut progresser en une union harmonieuse avec la nature, son esprit peut se consacrer à l’observer, son imagination se préoccuper de ses formes, il peut se laisser émouvoir par les objets qu’elle lui propose et trouver, en elle seule, la satisfaction de ses penchants. A l’inverse, il peut s’enfermer dans la solitude de son esprit, laisser sa raison ne se consacrer qu’à soi-même, son imagination ne se nourrir que d’aliments qu’elle puise en elle-même, et ses sentiments, enfin, se repaître d’objets qui leur appartiennent en propre. Il est tout naturel, dans ces conditions, qu’il tende souvent vers des objets que la nature ne peut spontanément satisfaire, et il ira jusqu’à poursuivre un but en elle inaccessible. L’activité accrue de notre esprit qui, oubliant les formes sensibles, ne s’en tient qu’aux pures pensées, aboutit naturellement à augmenter la distance entre notre essence et notre nature. Cet écart, toutefois, est parfois dû à des circonstances accidentelles et désavantageuses. Lorsque nous nous sentons moins gais, moins joyeux ou moins heureux, nous sommes presque contraints de nous replier sur nous-mêmes. Les deux causes que nous venons de mettre en lumière agissent forcément de concert, dès que cesse l’enfance de l’humanité. Alors, en effet, naissent le sentiment et la disposition d’esprit que l’on qualifie, en l’opposant à la disposition naïve, de sentimentale. C’est là ce qui distingue le caractère des Modernes de celui des Anciens.
Cet écart ne pouvait rester sans exercer une influence sur l’art. Il était inévitable que l’art prît un caractère moderne dès le moment où c’est un individu, formé dans la modernité qui le produisait. Il serait même accablant de [211] penser que nous aurions pu ne rien hériter d’une succession si longue de siècles si mouvementés, ce qui nous rendrait incapables de contribuer à l’enrichissement de l’Art.
Si quelque chose anime ce poème d’un souffle plus original que celui des Anciens auxquels il n’a, en outre, rien à envier d’un point de vue générique, c’est justement cette sensibilité, plus raffinée et sublime, la matière plus riche qu’il offre à l’entendement ainsi qu’au sentiment et qui provoque notre enthousiasme et l’essor de nos pensées tout en nous faisant vibrer d’une émotion plus subtile et plus délicate. Tel est précisément le caractère moderne, dont le poème porte l’empreinte claire et évidente.
Ce caractère est si propre à notre poète que nous le retrouvons dans toutes ses œuvres. Mais il le retravaille si merveilleusement et avec tant de grandeur, il le rattache si étroitement aux Anciens, qu’il a pu s’enhardir à l’imprimer à un sujet proprement antique, à son Iphigénie, sans faire résonner à nos oreilles la moindre discordance. Ce remodelage mérite qu’on l’examine plus attentivement.
Ce qui risque en premier lieu de pâtir d’une pensée et d’un sentiment plus raffinés, c’est la vérité naturelle et la simplicité sans apprêt. Or, toutes deux constituent justement des propriétés fondamentales du style de Goethe. Comment a-t-il initialement lié entre elles deux choses aussi différentes ?
Ce qu’à bon droit nous appelons “raffinement” ne saurait, en soi, se trouver en contradiction avec la nature. Rien, en effet, n’est si naturel que ce qui est purement humain, et se détacher de la simple contemplation des choses sensibles, pour s’élever à des choses plus élevées, est une tendance essentielle de l’homme. Si, par conséquent, le raffinement semble peu conforme à la nature, c’est simplement parce que nous n’y percevons pas d’emblée la réalité qui, en celle-ci, en revanche, saute aux yeux, qu’il ne lui correspond point un objet sensible et qu’il apparaît comme le résultat de l’énergie conjuguée de forces humaines individuelles – un résultat qui, de surcroît, n’est possible que dans certains états d’esprit bien précis – plutôt que relevant de la nature humaine ; nous ne saisissons pas tout de suite comment la voie où il mène pourrait se confondre avec la voie générale de la nature et de l’humanité pour, finalement, atteindre un même but. L’important est donc seulement de l’associer à la réalité, et de présenter, par conséquent, le raffinement réellement comme nature, plus exactement comme une nature supérieure et véritablement polie.
[212] Nous avons vu plus haut (XXXVIII), que l’observation pure et la création de formes aux contours bien définis sont deux qualités de notre poète. Nous avons constaté qu’à un tel sens externe doit correspondre un sens interne qui recherche, dans le caractère intérieur, une vérité et une cohérence semblables à celles que le sens externe perçoit dans la nature qui nous entoure. Conjuguer ce sens, le raffinement et une profonde sentimentalité, voilà ce qui constitue le propre de notre poète et son secret. Par là, il nous révèle un caractère réellement moderne, sans que nous ressentions l’absence de l’empreinte qu’apposent la simplicité et la vérité antiques.
Dans un premier temps, le lien ainsi établi cache apparemment quelque chose de contradictoire. Le sens externe quête dans les grandes et claires masses de la nature, et donc dans l’homme, ce qui relève de toute l’espèce, et donc de l’humanité, alors que la disposition sentimentale nous entraîne dans les profondeurs obscures de l’esprit, demeurant confinée dans les frontières étroites d’un espace réduit et, plus particulièrement, dans ce qui est proprement individuel. En laissant l’individuel s’affirmer avec assez de force pour qu’il fasse exploser ces limites, on peut subsumer la contradiction. C’est cela que notre poète réussit à merveille.
Lorsqu’il analyse les états dans lequel se trouve l’esprit (tâche qui, en définitive, l’occupe à chaque instant) et qu’il le montre sous sa forme la plus inhabituelle et la plus passionnée, il procède comme s’il décrivait la nature extérieure et, par une démarche posée et créatrice, il soude entre eux les différents éléments. Il laisse l’individualité qu’il décrit émaner de toutes les forces de l’âme réunies, il la mêle à toutes les pensées, à tous les sentiments et à toutes les extériorisations du caractère ; il montre ce même caractère dans ses liaisons avec d’autres, et, devant notre imagination, il le dresse donc dans tout son être et toute son essence, de sorte que, loin de l’appréhender dans un seul de ses moments ou une seule de ses dispositions, nous le voyons tel qu’il est réellement, et pouvons suivre son développement ainsi que juger de ses progrès. Sans relâche, le poète examine avec une précision méticuleuse comment une propriété inhabituelle – qui s’offre à lui au cours du processus de création poétique – peut, dans un esprit humain, ne rien perdre de sa vérité, comment elle peut se comporter par rapport aux autres sentiments que l’homme, et l’homme seul, éprouve nécessairement, comment elle peut se rattacher à d’autres propriétés, quelles modifications elle peut entraîner tant par [213] cette relation qui l’unit à elles que par son propre développement naturel. Notre auteur ne s’interrompt pas avant qu’à notre tour nous percevions tout cela dans ce qu’il présente. Et il n’en reste point à cette seule présentation, mais l’étend à une surface infinie, au centre de laquelle il se place, car c’est là que, finalement, tout ce qui peut être appelé “humain” finira par se concentrer. Par là, cette propriété, pour inhabituelle qu’elle soit, devient, sous la plume du poète, réellement nature. Elle ne semble être le fruit ni d’une tension, un instant excessive, de notre imagination, ni d’un sentiment exacerbé artificiellement, pas plus que la conséquence d’un essor audacieux de l’esprit pour s’élever à une hauteur à laquelle il ne peut pas se tenir, mais elle est le résultat effectif de l’action concertée de toutes les forces de l’âme.
Il importe uniquement que le poète se trouve dans une disposition réellement humaine qui lui permette d’inclure, dans une même sphère, le plus extraordinaire et le plus élémentaire. Certaines directions que le sentiment emprunte parfois ne sembleront excéder la vérité naturelle qu’à ceux dont l’expérience interne manque de richese, ce qui était nécessairement le cas chez les Gecs. Quant à ceux chez qui, comme chez les Modernes en général, c’est surtout cette grande simplicité du sens qui fait défaut, ils ne réussiront point à donner à ces rares manifestations une expression communément compréhensible. Pour cette raison, on peut qualifier notre poète, plus que n’importe quel autre, d’humain. Nul, en effet, n’a réussi, comme lui, à parler à notre cœur une langue tout à la fois si variée, si noble, si inhabituelle et pourtant si simple.
Le lecteur souhaite-t-il qu’on illustre, à l’aide d’un exemple, cette caractéristique de Goethe ? Qu’il se souvienne avec quel esprit, inconnu jusqu’alors, le poète a décrit le rapport avec la nature, quel nouveau caractère il a donné à l’amour, quelle profondeur et quelle délicatesse à la féminité ! Qu’il se souvienne par quel prodige il s’est entendu à allier, dans le caractère de Werther, une sensibilité à fleur de peau si inhabituelle à un amour si rare et si enthousiaste qu’il sacrifie même la vie aux sentiments, et à l’esprit le plus simple et le plus naturel, l’attachement le plus fidèle et le plus naïf aux beautés de la nature et aux joies innocentes de l’enfance.
On ne trouvera, chez aucun poète antique, cette sentimentalité noble, raffinée et idéale ni, chez un autre poète moderne, cette nature sans apprêt, cette [214] simple vérité et cette intimité chaleureuse, liées aux qualités que nous venons d’énoncer.
XLV. Le propre de notre poème est de conjuguer ce contenu véritablement moderne et cette forme réellement antique
Nous avons développé, jusqu’ici, les différentes propriétés du poème, et tenté de rendre compte des effets qu’il produit. Nous avons constaté qu’il égale les œuvres des Anciens par la pure objectivité de la représentation, qu’il coule, dans cette forme, un matériau aussi riche pour l’esprit et le sentiment que celui que l’on rencontre, généralement, chez les poètes modernes, mais qu’il rapporte, cependant, toujours à la vérité simple et naturelle des Anciens. Il ne nous reste, ici, qu’à réunir entre eux ces différents éléments pour présenter, dans sa totalité, le caractère du poème.
Le poète épique, bien sûr, mais également tout autre poète figuratif devrait s’approprier la forme artistique pure que nous avons décrite, en détail, au début de notre exposé ; chaque poète moderne devrait s’efforcer d’intéresser notre esprit et notre cœur et les nourrir d’idées et de sentiments convenant à notre époque, aux expériences que nous avons cumulées et aux progrès que nous avons accomplis. Outre la perfection qu’il atteint en général, c’est la manière dont notre poète s’acquitte de ces deux exigences qui fonde son caractère individuel.
Il apparaît d’emblée comme un véritable vrai artiste, un artiste complet. Sa poésie est purement figurative. Elle est même bien plus que cela, elle est parfaitement épique. Elle ne s’écarte jamais de ce concept général de l’art : produire un objet grâce à la seule imagination. Elle est étroitement apparentée au style des arts figuratifs, et recourt simultanément à tous les avantages que le mouvement et l’expression lui confèrent en particulier. Les pensées et les émotions qu’elle décrit sont uniquement l’âme des personnages, et servent seulement à leur insuffler voix et vie.
Nous croyons ne voir d’eux que formes, figures, mouvement et contours. [215] Cependant, seuls nous touchent leur être intérieur et leur esprit ; et ce poète nous émeut plus que tout autre pourrait le faire ; tout à la fois, nous nous enfonçons davantage en nous-mêmes et sommes élevés à une humanité plus pure. Ces figures nous apparaissent comme des corps délicatement formés par une âme qui, émanant d’eux, resplendit de vie.
La figure et le caractère s’y accordent toujours parfaitement en eux, et se légitiment réciproquement. Par là, nous découvrons l’homme tout entier dans sa vérité naturelle. Notre poète appréhende la plus sublime et la meilleure de ses caractéristiques et, une fois choisi son sujet, il le marque du signe le plus évident de l’art en le rendant semblable aux œuvres des Anciens par un double procédé. D’une part, en effet, il le ramène à la simple vérité de la nature, et d’autre part, il lui communique la parfaite objectivité figurative qu’on trouve chez eux.
Qui se souvient en particulier de Werther, de Götz ou du poème que nous traitons ici, ressentira immédiatement la vérité de ce que nous venons d’affirmer. Afin, toutefois, de prouver que l’étude de notre poète nous a conduits, non à de vagues impressions mais à des résultats clairs et indubitables, il nous est indispensable de résumer nos conclusions en quelques propositions claires et simples. Si, par conséquent, ce qui lui appartient en propre lui permet de produire un effet globalement semblable chez tous ses lecteurs, on peut constater ceci :
1. Il ne se contente pas d’être tout à fait objectif et de satisfaire aux exigences de l’art, mais il est toujours figuratif et épique, au sens le plus exact du terme ; ce qu’il dessine a une forme et un mouvement qui s’offre aux sens, tout en étant un pur produit de l’imagination créatrice.
2. Le sujet du poème, c’est-à-dire ce qui se présente effectivement à nous, dans toutes les descriptions, et transparaît en elles comme au travers d’un voile ténu, ce que nous apercevons toujours sous une forme sensible et parcouru d’un vif mouvement, son sujet, donc, n’est autre que l’humanité intérieure, la foule des pensées et des sentiments à laquelle l’esprit accède lorsque, de toutes ses forces, il embrasse la nature qui l’entoure, autrement dit l’humanité dans sa perfection la plus haute et sa vérité la plus élémentaire.
3. L’effet suscité par la valeur substantielle du sujet, comme par la poésie [216] de l’évocation, gagne encore davantage en force parce que le poète, dans cette dernière, s’en tient rigoureusement à ce qu’exige la parfaite objectivité, qu’il ne surcharge jamais son tableau de couleurs inutiles. Ainsi, les formes, désormais plus pures et plus déterminées, sont mieux mises en valeur, et l’impression que laisse le sujet est d’autant plus profonde et touchante que celui-ci est dépouillé et simple.
Cette richesse sensible que possèdent les œuvres des Anciens manque d’abord à notre poète, nous l’avons montré dans un des paragraphes précédents (XL). Il y accède, toutefois, par une telle audace qu’il paraît, un instant, sur le point de tout perdre. Rien, en effet, ne fait peser d’emblée sur l’art un danger plus grand que la simple vérité, qui sombre aisément dans un prosaïsme radical, ou que l’intimité qui, semble-t-il, nous entraîne trop profondément en nous-mêmes et sollicite trop nos vrais sentiments pour que nous puissions leur échapper et nous élever à un sentiment idéal et artistique. Ici, précisément, se révèle la puissance de notre poète et la confiance qu’à juste titre, il a en sa force. Il ne cherche point à s’enflammer par une impulsion soudaine, violente et passionnée, mais il soustrait son objet à la réalité, et ce, de deux manières : d’une part, il concentre tout en lui, même le moindre élément et, par là, il en favorise l’éploiement infini. D’autre part, loin de le retrancher de la nature, il l’inclut en elle et, les saisissant, tous deux dans leur forme vraie et originelle, il le maintient dans les limites de l’imagination.
XLVI. Caractère patriotique de notre poète, mis en évidence par une comparaison avec les poètes antiques et modernes d’autres nations
Pour mieux connaître la place particulière que nous occupons, il nous faut nécessairement porter nos regards simultanément sur l’Antiquité et l’étranger. Qu’on nous permette de considérer un instant encore, notre poète dans cette double perspective.
Il ne se contente pas, on l’a vu, de s’en tenir à la description de [217] l’intériorité de l’esprit d’un homme, que révèlent ses pensées et ses émotions, mais il nous le montre dans son aspiration à s’élever et à atteindre l’altérité perçue comme une chose dont la satisfaction immédiate est possible dans la nature qui nous entoure, et comme une sorte d’idéal qui dépasse l’activité extérieure et la jouissance extérieure de la vie. Il nous le montre, enfin, dans sa tentative d’opposer une existence recluse à une autre qui s’ouvrirait au monde. Dans la seconde, il poursuit, bien souvent, un but étranger à la première et qu’il ne cesse de convoiter même quand il serait inaccessible. C’est en cela qu’il se distingue des Anciens, qui présentent l’homme comme suivant toujours la nature plutôt qu’en conflit avec elle. Ce trait de notre poète est commun à la plupart des poètes plus modernes.
Les mouvements intérieurs de l’esprit et du cœur sont susceptibles, toutefois, d’offrir une grande variété de tons dont deux, particulièrement marquants, constituent des pôles contraires. L’un est aigu et sonore, l’autre sourd et délicatement tenu. La pensée, en effet, prend une autre forme selon qu’elle jaillit d’une réflexion pure, non étayée par l’expérience extérieure, que, façonnée par l’imagination, elle est exprimée par une sentence brillante, ou que, enfin, elle concentre en une vérité élémentaire tout un monde d’expériences dans lesquelles elle puise une sagesse éprouvée. Le cœur bat différemment selon qu’il est agité par de violentes passions, ou que, après avoir appréhendé tout ce qu’il est, par nature, capable de saisir, il est, sourdement mais profondément, traversé d’une myriade de sentiments puissants, infinis et cependant harmonieusement accordés entre eux. Ce dernier état est celui dans lequel Goethe représente toujours l’esprit ; et lorsqu’il suscite des passions, elles s’élèvent toujours à partir d’un fonds soigneusement préparé, telles des vagues qui se dressent sur une mer immense, avant de retomber sur la surface limpide, infinie, et en tout point ondoyante. Ce trait distingue notre poète des poètes modernes des autres nations, qui peignent la passion plus que l’âme, et l’impétuosité enflammée plutôt que l’intimité chaleureuse. Par là, notre poète se rapproche encore davantage du bel équilibre, de la calme harmonie des Anciens.
Cette double opposition, Goethe la doit, on peut l’affirmer avec fierté, à son caractère allemand. En effet, une tendance manifeste à s’adresser séparément à l’esprit et au cœur, un penchant marqué pour la vérité et le repli sur soi [218] plus que la propension à extérioriser avec emphase les emportements de la passion, tels sont les principaux traits qui caractérisent notre nation, et les meilleurs fruits qu’elle ait produits en philosophie, en poésie, en portent incontestablement l’empreinte. Grâce à eux, les œuvres de l’artiste génial accèdent à un contenu plus riche et à une cohérence plus grande.
Par conséquent, quand nous accordons à ce poème et, de façon générale, à la poésie des Modernes, quelque trait qui les distingue des œuvres des Anciens, nous ne songeons point à une supériorité relevant intrinsèquement de l’art. Pour ce qui concerne l’essence de l’art, les Anciens restent toujours les maîtres, et ils ne seront jamais rejoints, ni a fortiori dépassés. Le mérite particulier que nous évoquons ici réside dans le fait d’avoir ouvert une voie nouvelle, qui consiste à envelopper toute la richesse de pensées et de sentiments propre à l’époque moderne d’un vêtement réellement artistique, qu’on ne rencontre, sinon, que chez les Anciens.
XLVII. Influence de cet aspect original du poème que nous venons de décrire sur l’effet global qu’il entraîne
La représentation, la représentation par l’imagination, la représentation de l’homme tout entier, dans sa forme extérieure et son essence intérieure, voilà le dessein de notre poète, et il le réalise admirablement. Il ne tente jamais de distraire délibérément notre imagination, de susciter en elle une tension ou une émotion précises. Il s’attelle à une tâche véritablement originale, dont l’importance est difficile à mesurer, et qui requiert toutes ses forces et toute son énergie : nous montrer, sous une même forme, l’humanité et la nature telles qu’elles se révèlent à son regard artiste, c’est-à-dire façonnées poétiquement.
En agissant de la sorte, il éveille d’abord – et principalement – notre faculté de créer. Partout, nous quêtons cohésion, ordre et cohérence et les découvrons finalement ; nous nous créons une nature tout à fait harmonieuse et organisée ; nous embrassons, dans toute leur étendue, les formes extérieures que nous voyons devant nous, et percevons les formes internes dans leur vérité et leur permanence. Partout, à partir d’un fonds soigneusement préparé, notre imagination et notre sentiment se gonflent d’enthousiasme. Tout est vierge de confusion ou et d’agitation ; tout est parfaitement clair et naturel.
[219] Mais il y a plus. L’effet principal de tout chef-d’œuvre repose sur le lien qui unit son style et son caractère ; en ce lien, surtout, réside ce qui demeure inexprimable et inexplicable car, découlant uniquement de la pensée simple dont le poète, mystérieusement, empreint son œuvre, la rendant, par là, accessible au lecteur. Dans notre poème, les formes externes et internes s’accordent remarquablement, elles peuvent se recouvrir et se confondre. Grâce à cela, le caractère du poème s’avère – au sens le plus exact et le plus complet du terme – plus riche qu’il ne l’est chez les poètes modernes et plus complet qu’il ne l’est chez les Anciens, car il possède tout à la fois simplicité, vérité et nature. L’esprit humain est exposé, ainsi, dans un certain dépouillement, il s’impose à nous, et l’effet qu’il produit nous touche plus profondément que celui que suscitent tous les autres poètes que nous connaissons.
XLVIII. Conclusions – Caractère général de notre poète
Nous avons maintenant atteint le but que nous nous proposions d’atteindre par nos précédentes observations ; nous avons décrit exhaustivement le caractère du poème de Goethe, et indiqué la place à laquelle il peut prétendre, que l’on tienne compte de l’Art en général, ou qu’on le compare à d’autres poèmes. Retournons-nous brièvement sur le chemin que nous avons parcouru jusqu’ici.
Il existe deux traits éminents, qui, par leur étroite liaison, confèrent à la manière de procéder de notre poète son indéniable originalité.
1. la simplicité, avec laquelle il semble toujours en rester au degré minimal de ce que l’art, s’il veut mériter ce nom, doit réaliser nécessairement.
2. la puissance de l’effet qu’il produit, en donnant à sa poésie autant de contenu et d’âme qu’une représentation sensible en est capable.
Faire de son sujet un pur produit de l’imagination poétique, et plus [220] exactement figurative, voilà ce à quoi il concentre tout son effort. Il en résulte cette cohésion ferme des parties, qui les soude en une totalité, la grandeur et la simplicité des traits, sa manière de tout présenter objectivement et, par conséquent, l’absence de tout ornement étranger, de tout sublime qui ne soit pas motivé par le sujet lui-même ou encore de tout coloris superflu.
Goethe choisit toujours un sujet qui intéresse substantiellement le sens intérieur, mais qui, dans le même temps, vaut parfaitement pour le sens extérieur. Il peint l’âme de l’homme comme celle de la nature, mais les retravaille toujours pour les rendre vivantes. Cela explique qu’il soit sentimental, que de sa peinture émane une lumière moins éclatante que tamisée, et qu’il produise une impression plus grande sur l’esprit et sur le cœur.
En recueillant la nature là où sa cohérence est la plus grande et la parenté de tous ses éléments la plus manifeste (dans sa forme spirituelle) et en la traitant de façon tout à fait objective, il devient figuratif dans l’acception la plus noble du mot, et il tend, tout aussi rigoureusement, à la détermination des contours, à l’unité du tout et à l’équilibre des parties. En effet, il vise de toutes ses forces à dessiner les formes d’un grandiose idéal, d’un idéal comparable à l’esprit de l’humanité et de la nature (qui, finalement, n’est qu’un seul et même esprit).
Des modèles de l’Antiquité, il se distingue par la moindre matière qu’il offre aux sens et à l’imagination, autant que par celle, plus variée et plus raffinée qu’il propose à l’esprit et au sentiment. S’il partage ce trait avec tous les autres poètes modernes, il diffère, cependant, de ces derniers car, en dépit de sa différence avec les Anciens, il s’en rapproche pourtant, et ce bien plus que n’importe lequel des autres modernes, par l’objectivité, l’harmonie et une totalité que le calme annonce au lecteur.
Une des facettes de son caractère est, certes, toujours susceptible de faire dégénérer le poème et de le rendre lacunaire (ce qui, effectivement, se produit parfois) : la simplicité des moyens mis en œuvre par son auteur. Et on pourrait, de temps à autre, adresser à Goethe le reproche suivant : l’action et le mouvement de son poème manquent de richesse, les figures de diversité, la diction et la tonalité choisie d’ampleur ainsi que de variété ; en un mot, son œuvre manque de richesse sensible. Ce qui caractérise Goethe, pourtant, c’est que même ce manque ne signifie pas un manque d’individualité sensible. En [221] effet, jamais la détermination des formes ni la constance du mouvement ne laissent transparaître le moindre défaut.
Si, par la pureté des formes et le souffle qui anime son expression, il montre une surprenante similitude avec Raphaël, il le rappelle également par son coloris qui, parfois, semble un peu terne.
XLIX. Légitimation de la démarche choisie pour dessiner le caractère
Afin de tracer le caractère de notre poète avec la concision et la précision souhaitées, et de pouvoir, dans le même temps, légitimer le choix d’une telle description, nous avons cru nécessaire d’emprunter un long chemin. Comme il nous imposait l’analyse du simple sens artistique du poème et celle de son contenu éminemment intellectuel et sentimental, nous nous sommes d’abord attachés, de façon plus exhaustive, au sens artistique, l’élément le plus essentiel.
Nous avons donc pris comme point de départ l’essence générale de l’art. Comme celle-ci consiste seulement à s’acquitter de la tâche suivante, transformer le réel en image, nous avons recherché la méthode poétique qui contraint le plus résolument l’imagination à produire spontanément et librement, une image bien définie et précise dans toutes ses formes.
Dans ce dessein, nous avons cerné peu à peu les différentes possibilités de satisfaire à cette exigence, et opposé successivement :
1. le style vraiment artistique – qui rend l’imagination réellement productive et tend à l’idéalité comme à la totalité – au pseudo-style qui n’agit point en toute pureté, ou dont l’effet s’exprime avec trop peu de force sur l’imagination, et qui ne cherche qu’à plaire et à briller (II-XII).
2. le style poétique – qui, par sa quête exclusive de la forme et du mouvement et, donc, de l’objectivité, s’apparente à l’essence des arts plastiques – à celui qui fait valoir davantage les qualités propres à l’art oratoire (la représentation immédiate de la pensée et du sentiment) ; (XIII-XIX).
3. [222] le style épique, qui – parce qu’il laisse le lecteur seul face à son objet, qu’il estompe toute allusion au créateur, et qu’il préfère, enfin, l’image qui se dessine dans l’imagination du lecteur, à celle toute faite que pourrait proposer le poète – accède à un degré supérieur d’objectivité – à celui qui, par le recours à la méthode opposée, dispose l’imagination à créer des images multiples plus qu’une seule bien déterminée, et agit avec plus liberté et de vivacité que de légalité. (XX-XXXVII)
Après avoir à chaque fois montré, par des exemples, le style duquel relève particulièrement le poème de Goethe, et indiqué en quoi il s’apparente aux œuvres des Anciens – auxquelles il ressemble également par la simple vérité de l’exposé (XXXVIII-XXXIX) – il nous a été possible d’aborder la nature de son sujet, d’évoquer les caractéristiques propres à ce texte et qui le distinguent des œuvres antiques (XL-XLVII), et de parfaire, par conséquent, la description de son caractère individuel.
L. Quelques remarques sur la relation existant entre le caractère général de notre poète et le caractère particulier du poème
Peut-être donnons-nous l’impression de nous être, jusqu’ici, trop préoccupés du poète, et en tout cas, plus de lui que de la dernière de ses œuvres. Ce reproche, pour autant qu’il soit fondé, n’en montre que mieux à quel point celle-ci est le pur reflet de l’individualité tout entière de son auteur. De fait, aucun autre poème de Goethe ne manifeste, avec une telle évidence, la quintessence de son caractère poétique, même si l’une ou l’autre de ses facettes peut, bien sûr, se révéler dans des textes antérieurs avec plus de force et d’éclat, et ce justement parce qu’ils sont plus anciens. Mais pour que se manifeste le noyau de ses qualités, de multiples travaux ainsi qu’un long processus de sédimentation et de purification étaient nécessaires. Il fallait aussi qu’une mûre expérience ait prédisposé à la création d’une telle œuvre, comme on le pressent sitôt qu’on essaie de se représenter, fût-ce à peu près, les conditions indispensables à sa production.
En effet, pour qu’une telle œuvre vît le jour, il fallait un homme que la nature ait doté d’un regard susceptible d’enregistrer, avec une clarté parfaite, [223] tout ce qui l’entoure, mais dans le même temps – à l’instar d’un chercheur en sciences naturelles – de n’apprécier, dans tous les objets de la réflexion et du sentiment, que la vérité et un contenu éprouvé ; un homme qui ne s’intéresse à une œuvre d’art que lorsqu’elle est sous-tendue par une structure cohérente et perceptible, qui ne reconnaisse que des raisonnements sans faille fondés sur une observation méthodique et qui n’accepte, enfin, que des actions conduites selon des maximes clairement établies. Il fallait un homme que toute son essence voue à devenir poète et dont le caractère se soit si parfaitement identifié avec cette détermination que sa poésie porte, partout, l’empreinte de ses principes et de ses convictions ; il fallait un homme mûr, familier de l’esprit classique des Anciens et pénétré de ce que l’esprit des Modernes possède de meilleur, mais, en même temps, façonné de manière si individuelle qu’il ne puisse se dresser qu’au cœur de sa nation et de l’époque qui l’a vu naître, que tout ce qu’il s’approprie d’étranger se conforme à celle-ci comme à celle-là, au point qu’on ne puisse se l’imaginer créer dans une autre langue que celle de sa patrie (dans toute autre langue, il s’avère impossible de traduire ce qui fait son originalité) ; il fallait un homme capable de tirer de ses expériences des conclusions sur la vie et le bonheur des hommes, de les synthétiser en une idée poétique, puis de donner corps à celle-ci. C’est toutes ces conditions que remplit Goethe et, dans ce poème, le caractère que nous venons de décrire est exprimé de façon si homogène qu’il est impossible d’en isoler un seul trait. Cela est d’autant plus vrai que le texte, d’une part, allie étroitement le sens simple de l’Antiquité à la culture de l’époque moderne qui se perfectionne sans cesse, et que, d’autre part, il semble le fruit d’un esprit qui a recherché, dans ce que les relations réelles, autour de lui, ont de plus en plus individuel, les formes principales de l’existence humaine et les a recueillies en soi comme en un point central dont, en retour, elles semblent procéder.
Un semblable produit ne pouvait être le résultat que de la seule maturité d’une vie riche en expériences ; ce qu’il décrit, le poète doit l’avoir vu de ses propres yeux, et si le poème suscite l’admiration de tous, c’est, que, en plus de cette maturité, nous y trouvons aussi la fraîcheur juvénile de l’imagination, une grande vivacité dans l’évocation et une douceur amène dans la description des sentiments.
[224] LI. Double moyen de juger une œuvre d’art
Il y a deux manières de juger une œuvre d’art. Nous avons achevé l’étude de la première. Examinons maintenant la seconde.
On peut, en effet, considérer chaque œuvre d’art, ainsi que son auteur, comme un individu doté de ses caractéristiques propres. C’est un tout vivant, animé d’une force intérieure singulière et d’un principe vital grâce auquel elle produit une impression précise. Nous avons, jusqu’ici, examiné Hermann et Dorothée sous cet angle. Sans nous attarder à expliquer l’œuvre dans ses détails, sans examiner sa conformité à des normes rigides, nous avons simplement décrit l’effet qu’elle suscite, et dont nous avons recherché les causes, et par là, déterminé sa nature en général, en fonction uniquement du degré et du genre d’effet produit.
Un poème possède donc une nature interne qui lui est propre. Mais il relève aussi, par sa constitution extérieure, d’un genre spécifique d’œuvres d’art ; il doit, par conséquent, satisfaire à des exigences particulières et obéir à des règles bien déterminées. Pour cette raison, il nous reste à comparer maintenant Hermann et Dorothée à ces règles, puisque c’est la conjonction de son caractère interne et sa régularité externe qui le rend supérieur aux autres poèmes.
La première façon de juger une œuvre d’art peut être qualifiée d’esthétique, au sens le plus éminent du mot, car elle détermine le caractère proprement artistique de son objet, sa valeur réellement artistique et son rapport à l’idéal ; la seconde de technique, dans la mesure où elle ne compare pas l’œuvre d’art à l’idéal, toujours impossible à atteindre, mais à des règles et des lois qui doivent être respectées avec une rigueur parfaite.
Oublier de conjuguer entre eux ces deux modes de jugement aboutit souvent, en esthétique à des jugements partiaux. Les esprits mécaniques, en effet, au sens prononcé pour les règles, négligent toujours l’originalité et la force substantielles d’une œuvre, et les esprits brouillons et anarchiques considèrent toujours comme indigne d’eux l’attention, pourtant nécessaire, aux problèmes techniques.
[225] LII. Poésie épique – Imprécision habituelle de ce concept
Hermann et Dorothée appartient au genre épique. C’est tellement évident que tout au long du raisonnement suivi jusqu’ici, nous l’avons toujours présupposé implicitement. En effet, ce poème est indéniablement la représentation d’une action, plus exactement de l’intégralité de son déroulement. D’un poème épique à une épopée à proprement parler, il y a, cependant, aussi loin que d’un poème simplement tragique à la tragédie. Force est donc d’examiner plus précisément dans quelle mesure notre poème mérite aussi le nom d’épopée.
Porter des jugements esthétiques est difficile, car nous manquons d’une esthétique achevée. Nous n’entendons pas par là une esthétique valable universellement, ce qui serait trop demander, mais une esthétique cohérente, répondant aux prétentions légitimes d’un sens artistique réel et à laquelle on pourrait se référer sans la redéfinir toujours. Aussi longtemps que nous n’en disposerons pas, nous serons confrontés à la désagréable nécessité d’insérer, dans le jugement porté sur une œuvre précise, des développements sur les principes théoriques adoptés. Ici aussi, il est donc inévitable de proposer une théorie du poème épique qui n’a de portée que provisoire et ponctuelle. Pour que cet excursus ne nous entraîne pas trop loin de notre objet, nous déterminerons simplement le concept de poésie épique, afin d’en extraire les lois les plus essentielles et celles qui en découlent directement.
De tous les genres, le genre épique est presque celui dont la définition pose le plus de problèmes. Les différents genres de poèmes narratifs et descriptifs sont si proches l’un de l’autre, les traits qui les distinguent apparemment si insignifiants, que déterminer les caractères propres à l’épopée est une tâche ardue. Que les modèles existants de cette forme poétique aient si peu de points communs accroît la difficulté de proposer une telle définition. De fait, leur [226] seul point commun est d’être la narration d’une action. Ce critère même est pourtant peu fiable, car tous ne présentent point une action unique. Depuis toujours, on invoque donc d’autres concepts pour caractériser l’épopée, mais ils sont, pour une grande part, secondaires, comme l’intervention des Dieux, le recours au merveilleux, la nécessaire présence de figures héroïques, l’idée que l’action doit présenter une certaine étendue et une certaine grandeur sans être, toutefois, trop longuement développée. En revanche, on n’a pas assez mis en valeur ce en quoi réside proprement l’essence de l’épopée et qui détermine les lois les plus importantes du genre.
LIII. Méthode pour déduire les principaux genres poétiques
La démarche que les théoriciens ont empruntée, jusqu’à présent, pour caractériser l’épopée n’était guère susceptible de pallier cette indétermination, car elle ne s’attachait qu’à l’objet, à ce que produit le poète et quelques exemples nous ont déjà prouvé qu’il faut, dans une recherche esthétique, s’intéresser surtout à la disposition d’esprit du poète et à la nature de son imagination.
Les poèmes ont maintes formes et les poètes maintes natures différentes, et il ne suffit point d’expliquer ces écarts à partir de modèles déjà existants ; il faudrait, bien au contraire, examiner et juger ces derniers à l’aune des premières. Ces modèles ne peuvent revendiquer leur légitimité en tant que genre – et donc en tant que forme déterminée de façon spécifique – que si l’on peut les faire découler de la nature de l’imagination comme autant d’effets poétiques différents. En effet, c’est seulement si, conformément à la constitution générale de notre imagination, il existe une disposition poétique essentiellement distincte de toute autre, qu’il peut lui correspondre un genre propre. Ce genre propre peut signifier tant une catégorie poétique spécifique qu’une particularité propre à un seul type de poète, selon que cette disposition exige un objet différent ou uniquement un traitement (subjectivement) différencié de celui-ci.
Voilà donc la source à laquelle, sans cesse, nous devons retourner. La classification des différentes [227] nature de l’imagination poétique, d’une part, et de l’état général de l’âme, d’autre part, puisque chaque forme poétique en représente le travail par l’imagination poétique. L’examen de ces deux pôles, envisagés pour eux-mêmes, puis dans leur rapport, indique le caractère de chaque forme poétique, la disposition subjective, dont elle émane et, qu’en retour, elle suscite, permettant, finalement, de déduire la définition objective.
LIV. Caractère général de l’épopée – Quelle disposition de l’âme fait naître le besoin de poésie épique ?
Si l’on applique une telle méthode dans le cadre précis qui nous intéresse ici, il s’avère que les composantes principales de l’effet produit par notre poète sont une vive activité des sens, un intérêt passionné pour la suite de l’événement présenté, une sereine ouverture au monde et, en dernier lieu, un large regard embrassant la nature et l’humanité pour elles-mêmes ainsi que leur relation réciproque.
Pour cette raison, nous exigeons, d’un point de vue objectif, une action remarquable et d’une grande portée, qui mette en mouvement une foule d’individus, mais nous exigeons aussi des personnages héroïques, la présence de natures hors du commun – capables de communiquer à notre imagination un élan suffisant – et un plan, enfin, assez étendu pour que l’auteur nous présente un certain nombre d’objets. Par conséquent, la poésie épique a apparemment pour caractéristiques de nous présenter le sujet qu’elle choisit animé d’une vie particulièrement sensible, de nous laisser, grâce à lui, entrevoir de grandes et vastes perspectives, tout en nous élevant assez au-dessus de lui pour que, sans lui être indifférents, nous continuions pourtant à l’envisager comme quelque chose d’étranger et situé hors de nous.
On trouve rassemblés ces différents éléments dans cette disposition où notre esprit observe calmement, sans tomber jamais dans l’impassibilité. Le poème épique permet, précisément, de satisfaire pleinement l’esprit quand il est dans cet état dont un examen plus minutieux va nous permettre de mieux cerner le caractère général de l’épopée.
[228] LV. Deux états opposés : la contemplation générale et le sentiment particulier
Il existe manifestement, dans l’esprit humain, deux états qui, tant au regard de leur objet que des modifications qu’ils suscitent en nous, sont aussi éloignés l’un de l’autre qu’il est possible, et auxquels sont subordonnés tous les autres : ces deux états sont la contemplation générale et le sentiment particulier.
Dans l’un domine l’objet, dans l’autre le sujet. Le premier état, lorsqu’il atteint sa plus haute perfection, naît du lien entre les sens extérieurs et notre faculté intellectuelle qui, alors, leur correspond si bien qu’elle peut se détacher de son objet clairement et distinctement pour l’observer, pour lui-même, sans songer à l’usage égoïste qu’elle pourrait en faire ou à la jouissance qu’elle pourrait en tirer. Le second état naît de l’action conjuguée du sentiment et de la faculté de désirer, et tous les objets, en lui, se voient rapportés au besoin ou au penchant propres du sujet. Le premier se distingue, du point de vue de son objet, par son extension et sa totalité, et, du point de vue de la disposition intérieure, par le calme. Quiconque l’éprouve cherche, dans la masse des objets, à délimiter la forme individuelle de chacun d’entre eux par rapport aux autres, quête dans les liens qui les unissent la cohérence, dans leurs rapports la réciprocité, dans leur être et leur essence la réalité et la nécessité que conditionne, au moins, la cohésion de leurs relations réciproques. Le sentiment, au contraire, se fonde toujours sur un rapport précis entre la fin et le désir et fuit, donc, toute limitation ; il ne connaît qu’un objet qui rejette le reste au second plan, il tend à une satisfaction seulement partielle, il vit dans le monde des possibles et cherche seulement à le réaliser.
L’état de contemplation comporte, d’emblée, quelque chose de général et d’idéal puisque c’est principalement notre nature intellectuelle qui agit en lui. Le sentiment conserve toujours – et cela même quand la raison pratique ou l’imagination le transfigurent et le purifient parfaitement – au moins la forme de son caractère originel. En effet, le lien au sujet, en dépit de toutes les métamorphoses possibles, y demeure identique.
Si l’art souhaite, donc, utiliser poétiquement ces deux états, il doit obligatoirement détruire, dans le premier, tant le détail prosaïque d’une observation dénuée d’imagination que la sécheresse de l’examen intellectuel et, dans le second, la relation égoïste à la possession réelle, de même que la limitation de l’objet qu’elle entraîne. A celui-ci, il doit insuffler une vive sensibilité, à celui-là, la légèreté idéale de l’imagination.
LVI. Description plus précise de l’état de contemplation générale
Si, par conséquent, l’art veut établir la différence entre ces deux états et ce troisième, général, dans lequel nous préoccupe surtout la connaissance de la nature qui nous est extérieure, c’est grâce à ces deux caractéristiques originales et qui le distinguent de tous ceux qui lui ressemblent, à savoir une disposition égale de l’âme, qui lui permet, parce qu’elle est uniquement guidée par un intérêt général éprouvé pour l’objet, d’accorder au cours de son observation, une même attention à tous les éléments, et d’autre part, la vaste perspective qu’elle nous ouvre : nous discernons clairement chaque objet et chaque masse d’objets et, de la sorte, nous explorons le tout jusqu’à ses extrêmes limites. Cet état diffère donc également de l’examen, durant lequel nous nous concentrons sur un seul point et nous absorbons en lui au lieu de l’étendre, de même que de cet autre état où, guidés par un hasard ou un dessein déterminé, nous n’étudions qu’une partie de la nature.
Dans toutes ces modifications, nos sens sont mobilisés différemment. L’emploi usuel des mots l’indique, grâce à de très frappantes expressions. On prête, à qui aime vivre dans la nature et la domine de son œil clair, calme et serein, à qui est attentif à l’unité et à l’harmonie, une grande vivacité des sens. On attribue au chercheur affairé, qui commence par faire un plan rigoureux de [230] la méthode qu’il empruntera et comble, assez méthodiquement, les lacunes de notre connaissance, un regard aigu et pénétrant. On juge que les sens de quiconque vit dans la simple jouissance – ou, du moins, aime à se la représenter par l’imagination, qui prend plaisir au jeu, au mouvement et à la variété qu’implique toujours l’activité de la sensibilité – sont enflammés, en songeant, par là, davantage à la matière qu’à la forme des objets sensibles ou encore à l’effet que toute activité sensible exerce sur notre manière de sentir. Dans les natures dont le caractère est, par essence, porteur d’un de ces états, l’expression du regard évoque, selon les cas, la différence qu’établit aussi la langue : chacun pourra aisément s’en convaincre, s’il se rappelle avoir comparé entre eux le regard posé, clair, mâle, fixe et scrutateur du simple observateur, le regard aiguisé, perçant et fureteur du vrai chercheur, et celui, enfin, brûlant, fiévreux et mobile de l’homme qui s’adonne à la jouissance des sens.
Impartialité et universalité sont, par conséquent, les marques distinctives de l’état de contemplation et le distinguent de tous ceux qui lui sont apparemment semblables ; elles l’élèvent au plus haut et au meilleur des états où l’homme puisse se trouver. Quand nous sommes dans cet état, notre activité ne se rapporte ni à un besoin ni à une intention précis ; elle est donc dégagée de toute condition extrinsèque et libre de mettre en application chacune de nos forces, pourvu qu’elle soit capable d’accéder à l’objectivité – c’est-à-dire à la représentation d’objets extérieurs – ainsi qu’à la totalité de la nature.
Ainsi déterminée, notre activité ne peut plus avoir que deux objets : le monde moral et le monde physique, la nature et l’humanité, et elle fonde respectivement deux sciences, les sciences naturelles et l’histoire. L’historien, en effet – qu’il faut distinguer du chercheur en histoire autant que du simple narrateur – doit, conformément à ce que nous écrivions de l’état de contemplation, dominer l’intégralité de sa matière, en rechercher toutes les liaisons, rester absolument impartial face à elle, et savoir toujours comprendre dans leur originalité tous les sentiments et les situations humaines qu’il aperçoit devant lui.
[231] LVII. Liaison entre cet état de contemplation générale et l’activité de l’imagination poétique – Naissance de la poésie épique
Quand l’imagination est dans de telles dispositions créatrices et qu’elle rencontre, dans l’âme, un état si différent de tous les autres et dont le caractère est si déterminé, elle ne peut s’empêcher de tenter de créer, dans son propre domaine, une forme qui lui corresponde ; et c’est de cette tentative que naît le poème épique. Il nous suffit, en effet, de nous représenter ce que l’art peut réaliser à partir de cet état (pourvu qu’il s’en rendre maître) pour découvrir toutes les composantes essentielles de l’épopée.
L’objectivité, l’impartialité et l’ouverture du regard étaient les caractéristiques principales de cette disposition de notre esprit à la contemplation. Lorsqu’il ne se préoccupe que d’objets réels, il éprouve, d’une part, l’impossibilité de s’élever à un degré d’intellectualité suffisant pour embrasser toutes les facettes de son objet, en mettre à jour toutes les liaisons, ou le considérer pour lui-même et comme une totalité indépendante. D’autre part, il manque toujours de sensibilité, de sorte que l’observation s’avère lacunaire. Les lacunes qu’elle présente, il revient à l’entendement de les combler, en se livrant à des conclusions, et la totalité ainsi établie ne peut plus reposer que sur un ensemble cohérent de concepts, et non sur l’unité sensible.
Ces deux manques, l’imagination créatrice peut les pallier soudain, en transformant l’objet, qu’elle soustrait simultanément au réel et au concept, en une totalité idéale. Ce qui subsiste est tout à fait sensible, et, élément d’un tout, il entretient des relations avec les autres composantes de celui-ci. La disposition contemplative de l’esprit ne trouve, donc, jamais ailleurs qu’en l’imagination poétique une satisfaction parfaite et totale.
La plus haute objectivité exige la sensibilité la plus vive, mais on ne peut accéder à une telle perspective générale sans s’élever à une certaine hauteur au-dessus de son objet, et ce afin de le dominer. Pour cette raison, les deux [232] composantes principales de l’épopée sont l’action et la narration. La vie et le mouvement ne sont possibles que là où il y a de l’action, et par le moyen de la narration – dans la mesure où celui sur qui un effet doit s’exercer est un pur auditeur, et nullement un spectateur –, l’objet est offert directement aux sens et à l’entendement ; ce n’est qu’ensuite qu’il peut toucher le sentiment.
Le concept d’action est si déterminant pour le concept d’épopée qu’il faut nous y attarder encore un instant. Il est opposé à celui de simple état comme à celui d’événement. La simple description d’un objet a toujours quelque chose de froid et d’uniforme ; en elle, le sujet n’est animé d’aucun mouvement et seul son traitement peut lui en conférer. Mais le mouvement, à lui seul, ne suffit pas. Là où l’on exige, d’une part, la vie dans ce qu’elle a de suprême et, de l’autre, la sensibilité la plus haute, on doit nécessairement voir une force déterminée en action, le désir d’atteindre un but précis, en un effort dont nous sommes soucieux de connaître le résultat. Or, c’est justement là ce qui manque au concept d’événement. L’expression impersonnelle “survenir” annonce, immédiatement, que ce qui se produit est l’effet, non d’une cause – du moins d’une cause connue – mais plutôt du hasard et de l’action conjointe de circonstances qui, prises individuellement, seraient négligeables. La narration d’un tel événement peut donc ne pas palpiter de cette vie et de ce mouvement sensible que suscite la narration d’une action réelle. Bien plus, elle n’est pas susceptible d’être parée d’un vêtement poétique. Pour créer l’unité, qui est toujours le propre de l’art, il faut que le sujet traité se prête, d’emblée, à constituer pour soi une totalité séparée. Il doit, tout au moins, contenir une force déterminée dont le poète puisse suivre la direction.
On peut en tirer plusieurs conclusions : en dépit de la similitude que, par son étendue et la liaison de ses parties, il offre avec la poésie épique, le roman, qui représente toujours des événements, en est essentiellement distinct. Et puis, dans la mesure où ces deux critères marquent l’apogée de l’art, la question n’est pas encore tranchée de savoir si le roman peut devenir un vrai [233] poème et une pure œuvre d’art. Mais on aurait tort de s’obstiner à lui conférer ce rang, si l’on songe qu’il est tout à fait incompatible avec le vêtement rythmique et qu’un roman en vers serait un produit dénué du moindre goût.
Il n’est pas davantage possible de se méprendre sur le concept d’épopée, à moins de nier la nécessité de l’action qui s’y déroule, et de lui substituer de simples événements.
Ce qui, dans l’épopée, individualise l’action et la narration à un point tel qu’elles paraissent la distinguer fondamentalement de tous les autres genres d’histoire narrative, c’est la nature de cette disposition contemplative de l’esprit, de l’imagination créatrice et de leur effet réciproque. Ces trois éléments doivent, maintenant, être examinés l’un après l’autre.
LVIII. Propriétés de l’état de contemplation générale
Quand le poète ne souhaite pas troubler l’harmonie intérieure de l’esprit par des sons discordants, il doit travailler son objet en parfaite concordance avec la disposition qu’il veut susciter. Cette disposition, dans le cas du poème épique, consiste en une observation plus calme, plus posée mais qui repose davantage sur la sensibilité. Plus elle est sensible (c’est cela qui conditionne sa valeur poétique), et plus elle doit rechercher la vie, le mouvement et l’action. En s’efforçant de voir une activité hors de soi, il lui est possible, pourtant, de ne s’attacher qu’à celle qu’elle peut intégrer sans la détruire. Il doit donc s’agir d’une activité qui l’emporte sur les obstacles qui parsèment sa route, ou qui, du moins, si elle n’y parvient pas, ne se sente point entravée dans toutes ses entreprises, mais seulement obligée d’emprunter une nouvelle direction. Il faut, par conséquent, que le poète épique nous montre l’homme aux prises avec le destin, en un combat sans lequel il ne peut exister d’important mouvement sensible, en un combat qui se soldera par une victoire ou par la paix et la réconciliation, mais en aucun cas par la défaite et le désespoir. Dans ce cas, en effet, le calme serait anéanti, alors qu’il est la première [234] condition d’un état purement contemplatif : notre propre esprit s’imposerait à nouveau et nous chuterions de cette hauteur d’où nous dominions notre objet, pour nous mêler aux personnages d’une action à laquelle, désormais, nous participerions.
Si le poète épique doit faire attention à ne pas détruire ce calme, il doit, plus encore, prendre garde de ne pas le menacer. Car ce qui le distingue résolument de tous les autres poètes, c’est qu’il anime d’énergie cette sérénité et qu’en l’alliant à une vive activité, il en laisse émaner un courage viril. Ce que nous décrivions plus haut, il n’est tenu, toutefois, de ne l’atteindre que globalement. Dans le détail, il peut, à loisir, émouvoir fortement ses lecteurs et les mener à son gré aux frontières de la crainte et de la terreur. Et même, plus il leur fera éprouver la crainte et la terreur, plus l’impression produite finalement sera forte. Son art d’apaiser l’esprit doit consister, en définitive, à bouleverser suffisamment l’esprit de son lecteur, à l’entraîner d’un mouvement à l’autre et à modifier sans cesse un sentiment par le précédent, afin qu’aucun ne parvienne à s’en rendre maître à lui seul.
C’est à partir de la totalité de la représentation que doit s’éployer le calme suscité par le poète épique. Cette totalité est donc la seconde exigence que pose le genre épique. Nous avons déjà vu, au début de cet essai, que chaque poète, dès qu’il agit purement sur l’imagination seule, accède nécessairement à une certaine totalité, en transposant pour nous ses objets en un monde dans lequel disparaissent cette partialité et cette exclusivité qui, dans la réalité, les déforment. Le poète épique a besoin de cette propriété dans un sens plus exact encore. Il doit ouvrir notre champ de vision et l’étendre, autant que faire se peut, pour que nous percevions parfaitement la place occupée par l’homme dans la nature. Le nombre des objets qu’il décrit ne l’intéresse pas, pourvu qu’il fasse naître cette disposition que nous venons de décrire, grâce à laquelle nous sommes prêts à accueillir toujours les objets auxquels nous sommes sensibles et qui éveille en nous un intérêt général et dominant pour l’observation pure. En effet, au cœur de cette disposition règnent les forces qui portent immédiatement pour soi la totalité.
[235] LIX. Propriété de l’imagination poétique rapportée à cet état
L’imagination poétique, pour laisser le sujet choisi par le poète épique agir dans toute sa force, doit lui communiquer deux propriétés : sensibilité et unité. Les modifications qui les élèvent à la sensibilité et à l’unité épiques sont dues à l’esprit général de cette forme poétique.
Celui-ci consiste à mettre, sous les yeux de l’auditeur, le monde dans tous ses rapports, à laisser s’exprimer sans limite toutes les forces qui portent à la contemplation – mais en les tendant pour les faire accéder à leur plus grande vigueur – ainsi qu’à leur harmonie la plus parfaite et ce, par le seul recours à l’imagination. Il n’a, par conséquent, à rechercher que la figure et le mouvement, et loin de ne présenter que l’une ou l’autre, il doit les montrer toujours unis et nous offrir, par conséquent, maintes figures en mouvement. Il ne doit travailler que pour l’œil et le sens et, s’il fait intervenir d’autres sens ou d’autres sentiments, il lui faut toujours subordonner leur action à cette impression principale.
Néanmoins, il ne suffit point à l’œil d’être seulement guidé par des formes bien déterminées et des silhouettes aux contours nets : il doit aussi être constamment sollicité. Au poète donc d’éviter la sécheresse d’un simple dessin, et de chercher à rendre la lumière, l’ombre et les couleurs, en un mot, le coloris, qui, cependant, doit s’accorder avec les particularités du genre épique. Car les sens, dans une disposition épique, s’épanouissent dans une nature libre et sereine, et le poète épique, par conséquent, ne parvient jamais à assez de lumière, de soleil, à une richesse de figures satisfaisante, à un mouvement suffisamment vivant ou à des couleurs assez variées et riches. Au milieu de la richesse la plus exubérante, c’est moins la forme qu’une constante harmonie qui doit néanmoins régner, chaque ton doit en adoucir un autre, aucun ne doit frapper l’oreille par sa discordance ; les sens doivent être distraits, mais sans être emportés par un tourbillon étourdissant. Il importe, par conséquent, que le poète évite tout ce qu’il y a de criard, de discordant et de dissonant.
[236] Tout cela ne constitue, cependant, que les traits individuels de son tableau et c’est dans la manière de composer que l’art du poète se révèle le plus. Nul besoin d’y revenir ici, car nous avons déjà consacré de longs développements, dans la première partie de cet essai, à l’étude de la pure objectivité, qui nous montre l’objet comme une figure vivante. Celle-ci est obtenue, on l’a vu, par la permanence du regard sur les contours de l’objet et en vertu d’une loi à laquelle est soumis, plus qu’aucun autre, le poète épique.
Le sens qui s’adonne entièrement et calmement à la contemplation, dans la mesure où il ne part jamais d’une seule intention ou d’un sentiment unique, n’est jamais attaché à un objet seulement. Il se porte toujours vers d’autres objets qui apparaissent devant lui, il en quête toujours un grand nombre, à moins qu’il ne cherche à les saisir dans leur totalité, ce qui est le cas lorsqu’il est dans les dispositions les plus hautes. L’œuvre du poète épique a donc pour vocation d’ouvrir sur la nature de vastes perspectives ; elle doit embrasser une foule d’objets, une grande variété de groupes particuliers et, en eux, chaque silhouette dans ses composantes respectives, chaque groupe dans ses parties individuelles, et le tout, dans ses différents éléments, doit, par des contours jamais interrompus, former une forme unique. Cette constance est aussi une conséquence nécessaire du mouvement intrinsèque de l’œuvre. La moindre faille signifierait, sinon un arrêt de ce mouvement, une lacune dans la figure dessinée.
Chaque poème épique doit, en définitive, présenter une unité parfaite. Dans la mesure où celle-ci ne saurait être fondée sur des concepts (comme, par exemple, dans les sciences naturelles ou en histoire), elle doit naître de la figure et de l’action. Le poème épique ne doit donc décrire qu’une seule action qu’il représente comme une totalité sensible, complète par elle-même, indépendante de tout élément étranger.
Nous pourrons ultérieurement expliquer plus précisément en quoi l’unité épique se distingue particulièrement de l’unité d’autres formes poétiques puisqu’ici, nous nous préoccupons moins des lois que du concept de poésie épique.
[237] LX. Dans la liaison de l’état de contemplation générale et de l’imagination poétique, des propriétés de nature formelle similaire apparaissent, qui agissent de manière réciproque – Influence que cela exerce sur la disposition épique
Si, comme nous l’avons montré plus haut, chaque forme poétique naît de ce que, dans l’esprit humain, existe une disposition originale que seule l’imagination poétique peut utiliser (bien que, dès l’instant où cela se produit, ce soit toujours celle-ci qui révèle celle-là), l’essence de cette forme poétique ne peut se manifester entièrement que dans la liaison entre ces deux éléments.
Nous avons, en considérant l’épopée, examiné successivement la disposition contemplative de l’esprit et l’imagination qui s’y rapporte. La première se caractérise, on l’a noté, par l’objectivité, la totalité et l’unité, une unité, certes, d’ordre conceptuel. La seconde porte globalement les mêmes caractères et présente également objectivité, totalité et unité, mais d’une part, cette unité est sensible, et toutes ses propriétés – dans la mesure où elle n’est pas concernée par une réalité limitée en soi et jamais parfaitement compréhensible – ont, d’autre part, davantage de perfection et de pureté.
Comme l’imagination s’exerce ici sur une disposition de l’esprit qui, par sa nature même, s’apparente à elle, toutes les propriétés se manifestent naturellement avec deux fois plus de force. Le plus important découle, cependant, de ce que l’imagination, ici, opère à partir d’un matériau qui, formellement, lui ressemble. Il s’ensuit qu’aucune discordance ne peut se faire entendre et l’imagination n’éprouve aucune difficulté, en cherchant à mettre en valeur sa forme, pas plus qu’elle n’a de conflit à apaiser ou de contradiction à résoudre. Dès lors, le calme émane immanquablement :
1. de l’impartialité, le propre d’une disposition purement contemplative ;
2. de l’idéalité et de l’unité de l’art ;
3. de l’application, enfin, de l’art à cette disposition perçue comme un matériau analogue à lui.
Du point de vue de la matière, cette similitude n’est pas si manifeste, [238] puisque la disposition contemplative, à cause de la faculté intellectuelle qui y prédomine, est loin d’être parfaitement sensible, et qu’en raison de son impartialité simplement objective et de son universalité, elle est, de surcroît, quelque peu froide et aride. L’imagination doit donc communiquer à cette faculté intellectuelle un peu de sensibilité, l’enflammer, non pour en faire une de ces forces à la terrible vigueur qui attaquent de front les obstacles, mais la rendre fructueuse et prodigue, afin qu’elle donne naissance à une existence nouvelle ou bien renforce et alimente celle qui existe déjà.
La force complète et calme est celle qui conserve la vie et l’ennoblit. Elle ne peut, en effet, s’épuiser dans l’indigence ou se consumer dans l’adversité. A aucun autre poète on n’est donc en droit d’attribuer autant de vie qu’au poète épique. Et où trouverait-on une vie plus belle, plus animée et plus sensible que dans l’Iliade et l’Odyssée ?
LXI. Poursuite de la description d’une disposition proprement épique
De même que le poète épique vibre de la vie dans ce qu’elle a de plus sublime, de même il en peint toute la durée, alors que le poète lyrique (pour résumer sous ce nom tout ce qui s’oppose au premier), ne décrit que des états individuels. Seul, en effet, le poète épique peut susciter une disposition qui dure toute la vie.
A l’instar de notre expérience – nous le constatons lorsque nous nous rappelons une longue période –, le poète fait subir à nos sentiments des modifications toujours nouvelles, il les fait s’enchaîner par les transitions les plus discrètes, et s’entend dans l’art de faire sonner à notre oreille, un à un, tous les tons de la gamme des sentiments, d’adoucir par des sons plus doux les sons discordants, de préparer progressivement aux tons les plus bouleversants, et de les laisser s’évanouir peu à peu. Objectivement dans son objet, autant que subjectivement dans notre imagination et notre manière de sentir, il provoque une succession cohérente, constante et ininterrompue. Alors que, fréquemment, les poètes lyrique et tragique (qui, de ce point de vue, appartiennent à une seule classe) nous entraînent brusquement et nous abandonnent sur [239] quelque sommet abrupt, le poète épique parcourt avec nous tant le cercle objectif de l’existence que celui, subjectif, du sentiment. Il ne veut pas, en effet, susciter d’un seul coup, soudain et décisif, une émotion bouleversante, mais, par l’équilibre et la totalité de l’ensemble, il veut susciter élévation et calme. Ce qui caractérise donc la vie comme une succession et une série d’événements variés synthétisés en une unité, se retrouve entièrement chez lui, reflété dans une action unique.
Se tourner résolument vers la poésie épique est, en conséquence, un choix que fait quelqu’un qui préfère vivre dans la réalité extérieure plutôt que retranché et retiré en soi-même, qui se préoccupe de l’existence réellement sensible des choses, plus que de pensées abstraites et de sentiments dépouillés de toute portée immédiatement sensible. Celui qui, par nature, présente cette ouverture au monde et une telle sensibilité, et sait y allier le génie poétique, a une orientation qui mérite pleinement le qualificatif d’épique. Par là, on comprend encore mieux comment, dans le poème épique, peut être réuni tout ce dont procèdent l’objectivité la plus grande, la sensibilité la plus vive, le courage le plus hardi, ainsi que la force la plus vigoureuse et l’harmonie la plus générale ; et l’on comprend comment les frontières de ce genre peuvent se dilater jusqu’à embrasser le monde, dans toute son extension, et l’existence, dans toute sa durée. Si l’on veut montrer a contrario la nature de la disposition épique, on peut l’opposer au sentiment qui, dès qu’il se concentre sur un point précis, signifie un état de tension et d’effort qui ne peut durer plus qu’un moment défini.
Lorsque le poème épique renonce à sa parure poétique, il n’en reste que ce que garantit l’Histoire lorsqu’elle est traitée avec le plus d’esprit et l’histoire naturelle quand elle accède à la plus grande généralité : un regard qui aperçoit totalement et parfaitement l’humanité et la nature dans leurs liaisons réciproques. La différence essentielle réside dans ce qui est pure œuvre de l’imagination, c’est-à-dire en ce que le poète épique, pour amener à un tel regard, n’a pas besoin, comme l’historien, d’une perfection complète des objets, mais qu’il connaît un chemin subjectif permettant, fût-ce à l’aide d’un seul objet, non seulement de parvenir aux mêmes résultats, mais de réaliser bien [240] davantage, car il transporte l’esprit dans un domaine illimité où l’imagination peut planer au-dessus des objets, pour nombreux qu’ils soient. Parmi tous les poètes, le poète épique se tient sur la plus haute perspective et il jouit, par conséquent, de la vue la plus large. De tous les genres poétiques, le genre épique est donc le plus à même de réconcilier l’homme avec la vie et de le préparer à elle.
De surcroît, aucune forme poétique ne se rapproche mieux du concept le plus élémentaire et le plus pur de l’art, de la représentation la plus pittoresque de la nature. Aucune n’unit davantage les qualités particulières de la poésie, c’est-à-dire la description d’une série de phénomènes, et celles de la nature intrinsèque des choses. Plus que toute autre, la forme épique donne forme à la musique, mouvement et voix aux arts figuratifs.
Cependant, ce mouvement est toujours dans l’objet, et n’entraîne d’emblée avec lui ni le poète ni le lecteur. Ils sont tous deux plus disposés à s’attarder pour travailler encore l’image produite, alors que le poète lyrique – pour prendre à la lettre ces mots de Pindare – peut s’écrier :
“Je ne suis point sculpteur !
“Mon œuvre ne repose point hésitante
“Sur un piédestal immobile
“Non ! Toutes voiles déployées,
“Sur la nef rapide,
“Mon chant est emporté au gré des flots !”
De fait, le poète lyrique est entraîné lui-même par le tourbillon du sentiment qu’il décrit, et il progresse hâtivement, au lieu de s’attarder auprès de chacun d’entre eux, de sentiment en sentiment. Le poète épique retient, au contraire, tout ce qui passe à sa portée et, loin de laisser échapper ce qu’il tenait déjà, il le rassemble en une totalité. Le poète lyrique ne conserve de ce qu’il abandonne que l’effet qu’il produit sur ce qui suit.
LXII. Définition de l’épopée
Nous croyons, à présent, avoir suffisamment décrit l’état d’esprit dont [241] émane l’épopée et qu’en retour, elle alimente aussi ; il ne nous reste qu’à en établir maintenant une définition objective.
Or cette entreprise s’avère singulièrement complexe. Il est, certes, manifeste que l’épopée est la présentation poétique d’une action par la narration. On pourrait aisément la déterminer plus avant, en ajoutant que cette action doit être représentée comme une totalité sensible, existant pour soi et libre de tout élément extérieur, si cela n’était pas déjà contenu implicitement dans les mots “présentation poétique”.
Ce qu’il nous manque encore, c’est le caractère propre de la disposition épique, la pure description, la totalité, l’indépendance vis-à-vis de tout sentiment individuel et hégémonique. Ces propriétés là sont tout au plus exprimées confusément par la seule expression : narration. Et si l’on voulait s’en contenter, l’on ne parviendrait pas à distinguer le poème épique de l’idylle et de la tragédie, et moins encore des autres narrations poétiques.
Rendre compte de ce caractère proprement épique en déterminant plus objectivement l’action et la narration épiques paraît impossible car cette dernière n’a pas, dans cette perspective, ce qu’on pourrait présenter comme une propriété objective particulière, et pour ce qui concerne la première, le type d’action importe moins que son traitement puisque, nous le verrons, on peut même prendre pour point de départ une action tout à fait tragique. Force est donc de considérer l’effet proprement subjectif comme l’un des critères de définition de l’épopée, de même que, conformément à une longue tradition, l’excitation de la crainte et de compassion définissent la tragédie.
Il est possible, par conséquent, de définir le poème épique comme la présentation poétique d’une action par la narration, qui ne cherche pas à susciter un sentiment précis, mais qui plonge notre esprit dans la contemplation de la vie et du sensible dans ce qu’il a de plus général.
Il suffit, en effet, de développer exactement cet état de contemplation pour accéder, aussitôt, aux propriétés essentielles de l’épopée : la pure objectivité, [242] la vie sensible, la totalité parfaite et l’absence de tout préjugé qui signifierait une restriction non motivée intrinsèquement de la perspective.
Les éléments principaux de cette définition sont, on le remarque sans peine, les concepts d’action et de narration. Le dernier, surtout, est capital, puisque c’est à lui que le genre épique doit son nom. A la rigueur, il aurait même été possible d’en déduire l’essence du genre épique ; ce qui est raconté, en effet, est toujours placé à une certaine distance, ce qui exclut un effet immédiat sur le sentiment. Par là, ce qui est narré passe dans le domaine de l’entendement et de la simple contemplation et peut – maintenant qu’on le perçoit sans y prendre part, plus posément et comme constituant un tout retranché sur soi-même –, présenter à qui l’examine une plus grande richesse de liaisons ainsi qu’une totalité plus cohérente. Le lecteur, toutefois, aurait pu juger arbitraire de vouloir déduire tant de choses d’un unique concept, et de toute façon, c’était agir avec plus de méthode que de vouloir remonter à la source générale de tout effet esthétique, c’est-à-dire à la nature de l’esprit et celle de l’imagination.
LXIII. Différence entre l’épopée et la tragédie
Parmi les autres formes poétiques, il en est spécialement trois qu’on confond facilement avec l’épopée : la tragédie, l’idylle et le reste des poèmes narratifs non épiques. Ces trois types ont respectivement en commun, avec elle, le concept d’action, celui de narration, et les deux concepts réunis.
On a longtemps estimé que la tragédie était si voisine de l’épopée qu’on est allé jusqu’à prétendre qu’elle était, elle-même, une épopée transposée immédiatement dans une action. Et tant que l’habitude a prévalu d’expliquer tous les principes esthétiques en érigeant les Anciens en modèle, cette opinion a nécessairement trouvé maints défenseurs. Chez les Grecs, de fait, la tragédie n’est pas seulement issue de l’épopée, mais elle est, dans sa perfection la plus grande, demeurée toujours très hautement épique. Cela s’explique par la [243] disposition poétique qui prédominait chez eux, les inclinant à l’épopée. Mais un examen approfondi de l’essence de la tragédie ainsi que des exigences qu’elle impose à la nature et aux dispositions du poète convaincra sans peine que nulle part deux formes poétiques semblables s’opposent autant, et que l’essence de l’une n’apparaît jamais aussi bien que lorsqu’on la compare à la seconde. Dans l’espoir de jeter une lumière plus éclairante encore sur la nature de l’épopée, arrêtons-nous donc, un instant encore, à la tragédie.
Le concept de tragédie a fait l’unanimité bien avant celui d’épopée. Que l’action tragique tende à se dénouer en une seule catastrophe, que cette catastrophe nous montre l’homme aux prises avec le destin et qu’elle soit destinée à susciter, chez le spectateur, crainte et compassion, voilà des caractéristiques que presque tous s’entendent à admettre. Le concept de tragédie était manifestement plus facile à découvrir que celui de poème épique dans la mesure où il suppose l’esprit accordé à un sentiment précis tandis que le poème épique se fonde sur l’esprit placé dans un état général.
La différence est, ici, aussi frappante que considérable : la tragédie concentre en un seul point ce que la poésie épique étend en un espace infini. Comme toutes deux partagent la même conception, d’une part de l’action, et par conséquent, de l’objectivité auxquelles elles doivent satisfaire, et, d’autre part, des exigences générales de l’art, il faut, pour que leurs résultats soient à ce point distincts, que les dispositions d’esprit dont elles relèvent – et que l’imagination se contente de travailler – soient, d’emblée, fort différentes. Et c’est précisément en cette disposition originelle que leurs individualités respectives se distinguent.
Nous avons établi que l’état d’observation sensible, c’est-à-dire un état objectif, posé et plus intellectuel, est caractéristique du poème épique. Il va de soi, par conséquent, que le sentiment n’en est pas absent. Bien au contraire, il s’y manifeste avec la plus grande énergie. Comment en serait-il autrement, puisque notre regard, soudain plus clair et plus aigu, peut percevoir, sous leur figure la plus pure et la plus originale, des objets importants et qui nous [244] touchent de si près, comme le destin de l’humanité ? Précédemment, nous avons jugé cela trop évident pour devoir le souligner. Nous n’avons pas davantage abordé la part qui, dans l’effet produit par le poème épique, revient au sentiment, dans la mesure où il joue forcément un grand rôle quand l’esprit est naturellement sensible, et ce a fortiori quand c’est l’artiste qui l’a rendu tel. Mais, maintenant que nous sommes en quelque sorte contraints de voir dans le sentiment le domaine privilégié de la tragédie, il est indispensable de réexaminer ce point. Car s’il demeure vrai que le poète épique peut donner l’impression qu’il cesserait, lui aussi, d’être poète s’il ne parvenait pas à centrer son effet principal sur le sentiment, c’est cependant l’homme tout entier, en tant qu’être sensible, qu’il sollicite lui, et non tel ou tel sentiment individuel. Il ne s’agit point, en outre, d’un sentiment que nous rapportons à notre état présent et provisoire mais d’un sentiment qui, provoqué par un objet placé à une certaine distance de nous, se rapporte plus généralement à notre situation dans son ensemble, comme à toute notre existence. Il s’agit, moins encore, d’un sentiment qu’éveillerait l’immédiate présence de l’objet, puisqu’une tierce personne, le narrateur, s’intercale toujours entre lui et nous, et que tout passe donc nécessairement par nos facultés intellectuelles avant d’être à même d’émouvoir notre sentiment.
On percevra aisément cette différence en comparant ce que nous éprouvons dans l’attente, de la solution de cette énigme terrible dont dépend le destin d’Œdipe ou du duel que se livrent Hector et Achille. Dans le premier cas, nous sommes tourmentés par une angoisse infiniment plus forte que dans le second qui, en revanche, nous bouleverse et nous émeut plus que lui. Dans l’un comme dans l’autre, nous montrons une crainte et une pitié égales. Mais dans le premier, ce sentiment vibre encore, puisque l’épisode n’est pas encore dénoué alors que dans l’autre, le duel est achevé depuis longtemps et que nous n’attendons plus que le récit. Si le poète a su mettre à profit la différence entre ces deux scènes, dans la première, quoique l’issue nous soit connue d’avance, nous sommes dans la plus parfaite incertitude, alors que la seconde, bien que nouvelle pour nous, suscite en nous la douce nostalgie où plonge un triste passé, lorsque le souvenir le rappelle à nous.
L’écart entre les effets produits s’explique bien sûr par la forme différente [245] de ces deux genres poétiques. L’un fait de nous le spectateur du sujet traité, et l’autre semble simplement nous transmettre l’héritage d’une époque reculée. Que ces formes leur soient nécessaires et essentielles détermine précisément leur caractère. De fait, on peut déduire le plus facilement toutes les propriétés de la tragédie du concept d’un présent vivant, dans lequel elle transpose son matériau, et du concept de narration toutes les propriétés distinctives du poème épique. Néanmoins, comme toutes ses autres particularités n’en découlent pas automatiquement, un autre mode de raisonnement nous a semblé meilleur.
LXIV. La tragédie éveille un sentiment précis ; elle est donc lyrique
Le poète tragique tend donc à transporter le lecteur dans un état caractérisé par un sentiment précis. La tragédie est, par là, une des ramifications de la poésie lyrique, mais c’est la plus élevée. Elle n’en est qu’une forme, parce [246] qu’elle s’efforce d’éveiller certains sentiments précis, mais la plus élevée, puisqu’elle atteint son effet par un objet extérieur, c’est-à-dire par la représentation d’une action2.
Dans toute disposition poétique, le sentiment doit tendre à produire l’effet le plus général et le plus fort possible. Par conséquent, on définit au mieux la différence entre les dispositions d’esprit qui conditionnent ou le poète tragique ou le poète épique en constatant que, chez l’un, c’est l’objet et, chez l’autre, le sujet qui domine. Chez le poète épique, nous quêtons des objets que nous lions en une totalité ; quoique cette totalité laisse nécessairement en nous des impressions, nous nous arrêtons moins à elles qu’à ce qui les provoque. Chez le poète tragique, nous rapportons tout ce que nous voyons directement à nos propres sentiments : une inclinaison, une passion naissent en nous, et elles déterminent la part que nous prenons à l’événement qui se déroule sous nos yeux. Dans une tragédie, tout concourt donc à un point unique et décisif, comme à un faîte, sa marche est, non seulement ininterrompue, mais rapide, et la décision se produit soudainement et brutalement, alors que dans l’épopée, tout se replie en soi pour parcourir une sphère toujours close.
Dans la tragédie domine toujours une facette unique du caractère, de la mentalité et une seule manière d’agir ; quand plusieurs apparaissent simultanément, elles se combattent, car chacune prétend posséder, pour elle seule, tous les droits sur l’esprit du spectateur, et elles ne cherchent, finalement, qu’à tout gagner ou tout perdre. Dans l’épopée, en revanche, en se contrariant, elles élèvent l’auditeur au-dessus d’elles, au lieu de lui imposer un choix unilatéral ou de lui faire prendre parti. L’épopée, de surcroît, suscite tous les genres de sentiments : le ridicule et le tragique, la douceur et la noblesse, l’effrayant et l’aimable se côtoient harmonieusement, et nous pouvons les embrasser et les conserver tous à la fois ; notre esprit se trouve dans un état dans lequel il ne s’abandonne sans réserve à aucune de ces impressions particulières, et les admet toutes. La tragédie, dans sa perfection, présente la même gamme de tons, mais chacun d’eux suffit à accaparer notre âme, lorsqu’il résonne d’une [247] pleine clarté. Ils n’agissent pas simultanément mais successivement, leur résultat n’est point une totalité dont tous les éléments seraient présents au même moment, mais quelque chose de nouveau, que produit une série de modifications successives.
L’épopée mobilise, en même temps, nos sens et notre sentiment, mais, comme elle ne nous invite qu’à la contemplation et à l’observation, elle ne nous arrache pas au loisir calme et tranquille. La tragédie, elle, nous entraîne au cœur de son sujet, et elle nous contraint de prendre part à son action. La première nourrit donc nos facultés ainsi que notre essence tout entière, et elle les enrichit, tandis que la seconde exerce ces facultés à se concentrer sur un seul point, et à bander toutes leurs forces dans la décision et l’action. L’épopée nous mène dans le monde, dans une nature libre, sereine et lumineuse. La tragédie nous ramène en nous-mêmes, et avec l’épée dont elle tranche les nœuds de l’action, elle nous détache en un instant de la réalité et de la vie, cette vie à laquelle elle nous apprend moins à nous attacher qu’à renoncer courageusement.
LXV. En quoi ces deux formes poétiques s’accordent-elles ? En quoi diffèrent-elles ?
Si, après nous être assurés globalement, grâce à l’expérience et à l’impression qu’elles suscitent, de la différence existant entre ces deux formes poétiques, nous voulons la ramener à des concepts parfaitement déterminés, il nous faut, d’abord, remonter à la naissance de toute forme poétique – et donc au fait que l’imagination poétique travaille un état qu’elle trouve déjà présent dans l’esprit – puis retrancher précisément ce que ces deux formes ont en commun tant dans les dispositions d’esprit qui leur sont sous-jacentes, que dans les résultats qu’elles produisent. Ce qui fonde leur différence, en effet, n’est pas que l’une exercerait un effet plus grand et plus général sur le lecteur, [248] puisqu’elles ont une portée et un effet égaux, mais que leurs composantes, en nature identique, sont différemment proportionnées.
Voici les traits communs à ces deux genres poétiques :
1. Lorsque la disposition dont ils émanent est parfaite, l’homme tout entier doit y déployer son activité en tant qu’être doué de sensibilité et de faculté d’observation.
2. La même imagination et le même art les façonnent tous les deux, et ils en portent également l’empreinte.
En revanche, ils diffèrent par ces aspects :
1. Les forces que tous deux mettent également en branle ne s’imbriquent ni de la même manière, ni dans le même rapport. Ces deux genres sont donc sous-tendus par un état d’esprit différent : l’épopée par un état de contemplation, dans lequel l’objet prédomine, la tragédie par un état destiné, davantage, à susciter un sentiment particulier dans lequel domine le sujet.
2. Ces deux dispositions ont, à la nature de Part, un rapport à la mesure de leurs différences, et celui-ci fournit donc des résultats différents, selon que c’est l’une ou l’autre qu’il travaille.
L’état de pure contemplation implique nécessairement le calme et (puisque notre entendement joue, ici, un rôle important) un penchant à la totalité. Mais il laisse notre sentiment en grande partie inactif, et nos sens ne sont guère mobilisés : seul l’œil – qui est pourtant le plus froid – est réellement actif.
Au contraire, en proie au sentiment, nous avons immédiatement sous les yeux un objet, nous ressentons nécessairement une certaine tension et une certaine agitation. Mais la partie sensible de notre être participe plus fortement et plus vivement à cet état.
Si, par conséquent, l’imagination veut transformer ces deux états en des dispositions poétiques, elle a à conférer au premier sensibilité, au second idéalité.
En effet, le premier de ces états lui ressemble par la forme, mais s’en distingue par la matière. L’imagination doit donc lui insuffler une force nouvelle. Le calme et la totalité dont elle est toujours porteuse redoublent alors de force et n’en sont que plus marquants.
Ces deux qualités, l’imagination doit, cependant, les faire valoir dans l’autre état également, qui pour lui ressembler par la matière, se distingue d’elle par sa forme. L’imagination nécessite ici une autre sorte de force capable, à partir d’éléments contradictoires, de créer quelque chose de nouveau.
[249] Ce qu’il en résulte est, par conséquent, très différent.
Afin qu’en dépit de l’insurmontable imperfection inhérente au sentiment, elle ne renonce pas à l’exigence de totalité, l’imagination ne doit pas développer devant nous une surface infinie, mais enrichir sans cesse un point unique, afin que, finalement, il contienne toute chose. Au lieu de présenter directement l’homme et le monde, elle doit susciter un sentiment sur lequel elle greffe, en sa totalité, l’impression qu’ils laissent, un sentiment qui puisse aisément faire jaillir dans toute son intensité un fervent attachement pour eux.
Si l’imagination veut préserver le calme qui la caractérise, et ce malgré la tension inquiète qui accompagne toujours le sentiment, elle doit oser, en une démarche audacieuse, séparer d’un seul coup le monde et l’homme, puisqu’elle n’est plus en état d’apaiser les querelles qui les déchirent, et moins encore de les réconcilier. Par cette hardiesse, elle peut rendre à l’homme son calme, en lui permettant de concentrer à nouveau ses forces et d’accéder à l’indépendance et à l’autonomie.
Au contraire de ce qui se produit chez le poète épique, l’harmonie, ici, ne s’instaure point d’elle-même, ni dans un état originel de l’esprit, ni dans celui que l’art veut rendre dominant. Il n’est donc possible de lier entre eux ces deux états qu’en surmontant leur opposition. Dans la disposition ainsi créée subsiste toujours quelque chose de violent et d’impétueux que le poète peut, néanmoins, adoucir, en mettant plus en évidence sa propre nature que cet état originel et cette impétuosité de la passion. L’exemple des Anciens témoigne de ce qu’il peut atteindre par là.
LXVI. Pourquoi les œuvres des Anciens réussissent-elles tout particulièrement à générer un tel calme ?
Un critique perspicace et plein d’esprit a noté que les œuvres des Anciens génèrent un calme plus grand et plus digne, alors que les œuvres des Modernes laissent toujours subsister en nous une tension inquiète. Cette remarque – pour n’être point confirmée dans tous les cas, puisqu’on pourrait, [250] en renvoyant à l’Œdipe de Sophocle, contredire la première partie de l’assertion, et, par un renvoi à l’Iphigénie de Goethe, rejeter la seconde – est pourtant généralement vraie.
Les Anciens suscitent plus d’harmonie et de calme
1. parce qu’ils sont certainement plus épiques que lyriques ;
2. parce qu’ils présentent la nature pure de l’art avec davantage de perfection ;
3. parce que, au contraire des Modernes, ils ne se rendent point la tâche si difficile par le choix d’un sujet au contenu trop riche en pensées et en sentiments.
LXVII. Différence entre l’épopée et l’idylle – Caractère de celle-ci par rapport à la disposition dont elle découle
Moins encore que pour la tragédie, on n’a établi, jusqu’ici, les critères infaillibles qui distinguent, fondamentalement, l’idylle de l’épopée. La tragédie, possédant une forme qui lui appartient en propre, ne risquait jamais d’être entièrement confondue avec l’épopée. Les frontières de l’idylle, en revanche, semblent, au moins dans quelques cas, se confondre tellement avec celles de l’épopée qu’on est en droit de se demander, non seulement comment, mais bien plus si elles se distinguent assez, dans leur essence, pour qu’on ne puisse superposer largement leurs concepts respectifs ? Afin d’examiner correctement ce point, partons du concept habituel de ces deux formes poétiques, et voyons où l’on parvient en l’analysant.
Sous le nom d’idylle, il est d’usage de désigner cette ramification de la poésie qui décrit la tranquille vie domestique plutôt que l’existence dans de vastes sphères, des caractères plus posés qu’entreprenants, des mentalités douces et paisibles plus que des transports violents ou des passions, et que rien ne séduit autant que les joies de la nature et le cercle étroit, mais aimable, de mœurs innocentes et de vertus simples. Le poète idyllique nous entraîne là où règnent cette simplicité et cette innocence, c’est-à-dire dans le premier âge de l’humanité, dans le monde des cultivateurs et des pâtres. A l’épopée, au [251] contraire, nous rattachons, avant tout, le concept de représentation d’une action, mais cela revient aussi peu à exclure cette innocence simple que l’on peut trouver, dans des poèmes épiques, certaines des scènes idylliques les plus aimables et les plus charmantes, comme, par exemple, le mariage des enfants de Ménélas dans l’Odyssée ou l’arrivée de Erminias dans la famille des bergers, chez le Tasse.
Les seules différences que l’on puisse établir, par conséquent, consisteraient donc en ce que l’idylle ne tolère jamais un sujet ou des caractères héroïques, et qu’elle n’a pas nécessairement besoin d’une action, au contraire de l’épopée. D’un autre côté, on n’a pas encore prouvé définitivement (nous aborderons cette question par la suite) que le poème épique doive représenter nécessairement un sujet héroïque ; de plus, l’idylle peut tout aussi bien présenter une action sans, pour autant, renoncer à son statut d’idylle. Afin, par conséquent, de mettre à jour des frontières plus précises, il nous faut emprunter un autre chemin, plus méthodique.
On ne recourt pas au terme d’“idylle” pour désigner une forme poétique propre mais pour évoquer une certaine attitude, une manière de sentir. On parle, par exemple de “disposition idyllique”, de “nature idyllique”. La particularité de l’idylle doit donc se fonder sur une propriété originale, permanente ou non, de l’esprit, une propriété qui s’est mêlée au caractère. Elle se distingue, tout d’abord, de l’épopée, en ce qu’elle jaillit toujours d’une disposition unique et spécifique, alors que l’épopée, elle, naît de la disposition la plus générale de l’esprit. C’est un rapport semblable qu’elle entretient à la tragédie. En effet, la tragédie – du moins lorsqu’elle atteint sa plus haute perfection – conserve à l’âme la liberté de se mouvoir dans toutes les directions, elle éveille simultanément toutes les forces en l’homme, même si elle détermine leur rapport entre elles autrement que la poésie épique ne le fait. L’idylle, au contraire, retranche volontairement une partie du monde, pour s’enfermer seulement dans les autres, et elle interdit arbitrairement à nos forces de suivre un de leurs penchants, pour se satisfaire uniquement des autres.
Dans la vie réelle, cela nous semble assurément une restriction qui, toutefois, met en valeur la plus aimable, la plus charmante facette de l’humanité [252] sa parenté avec la nature – et nous procure donc une certaine émotion agréable. Or, l’art abolit cette limite. Grâce à lui, en effet, cet enfermement dans une sphère étroite est le résultat, non seulement d’une décision libre de la volonté, mais de la nature la plus intime, d’un sentiment naïf et profond qui, sinon, ne serait pas capable de s’éployer sans obstacle.
En effet, deux natures existent manifestement dans l’homme considéré comme être moral : l’une s’accorde parfaitement avec son existence physique, et l’autre s’en détache pour y revenir, par la suite, plus riche et plus cultivée. La première permet à l’homme de s’ancrer dans le sol qui l’a produit, faisant de lui un maillon de la nature physique, et, s’il demeure lié à elle, c’est, non par nécessité, mais librement, parce que par amour. L’idylle ne traite jamais que la première de ces deux natures, de même qu’elle émane seulement d’une disposition qui en relève. Elle a, par conséquent, une sphère plus étroite, ce qui ne signifie nullement qu’elle l’emplisse de moins de contenu pour l’esprit et le sentiment, ou qu’elle l’anime moins.
LXVIII. Caractère de l’idylle en fonction de l’objet qu’elle décrit
A cette différence d’effet entre ces deux formes poétiques, en correspond une autre quant à leurs objets respectifs, ou, au moins, à la façon dont ils sont traités.
L’existence naturelle de l’homme s’affirme, non par de simples actions, mais par l’ensemble de son activité habituelle et dans toute sa manière de vivre. Le cultivateur, le pâtre, l’habitant tranquille d’une hutte paisible s’aventurent rarement dans de grandes entreprises (et dans ce cas, ils quittent toujours leur sphère propre) ; ce qui les caractérise n’est pas qu’ils fassent aujourd’hui ceci, et demain cela, mais qu’ils répètent demain ce qu’ils ont déjà fait aujourd’hui, et qu’ils soient habitués à vivre et à agir ainsi. D’eux, on ne peut rien raconter : on ne peut que les décrire. L’objet de l’idylle est [253] toujours un état, celui de l’épopée une action de l’homme ; l’idylle est descriptive, l’épopée tout à fait narrative.
Pour cette raison, tout ce que produisent les entreprises hardies, tout ce qui échappe à la sphère habituelle de l’existence et de la vie, c’est-à-dire la guerre, les effusions de sang, toutes les passions violentes, l’impatiente activité déployée par la soif du savoir, l’esprit scientifique, toujours prêt à se sacrifier à la connaissance de son objet, tout cela répugne à l’esprit de l’idylle. Comment l’homme qui ne réalise son essence que lorsque l’harmonie la plus pure règne en lui-même, en ses frères et dans la nature, pourrait-il être capable de songer à semer de sa main la destruction ? Pourquoi, puisqu’il trouve à sa portée tout ce dont il a besoin, se mettrait-il à vagabonder dans le lointain ? Que souhaiterait-il de plus qu’une existence paisible, que la jouissance, la joie de vivre et la tranquillité lucide d’une conscience innocente et sans tache, le bonheur que la nature et son propre esprit lui offrent avec une spontanéité généreuse ? A l’instar de la nature elle-même, son existence s’écoule, en une constance régulière. A l’image des saisons, chacune des périodes de sa vie s’enracine dans la précédente et, dans la sphère que constituent les pensées et les sentiments, pour riches et variés qu’ils soient, ne cesse de régner une harmonie qui ne se révèle pas seulement dans une manifestation unique mais qui appose son empreinte à toute la vie, à toute l’existence.
De par sa nature, le poète idyllique représente toujours une facette unique de l’humanité. Dès qu’il nous élève à une perspective d’où nous pouvons apercevoir également les autres, il abandonne son domaine propre, et, selon qu’il suscite un regard plus posé et plus général, ou qu’en comparant les deux, il vise à faire naître un sentiment précis, il s’avance dans le champ de la satire ou de l’épopée. Cela explique que l’idylle et la satire soient, en dépit de leur opposition apparente deux genres, d’une certaine manière, très proches l’un de l’autre. De fait, c’est dans les poésies satiriques qu’on trouve les passages les plus touchants et les plus beaux qui aient jamais été écrits sur la pureté et l’innocence de la simple vie naturelle, traits exclusivement caractéristiques, [254] sinon, de l’idylle. L’idylle et la satire décrivent la relation entre notre essence et la nature (quoique la première les montre dans un rapport harmonieux, et la seconde dans leur contradiction) et toutes deux, elles les représentent pour susciter le sentiment.
Le poète idyllique, en effet, et c’est en quoi il diffère singulièrement du poète épique, est manifestement plus proche que lui du poète lyrique. Dans la mesure où, arbitrairement, il favorise un seul aspect de l’humanité, il excite le sentiment plus qu’il ne met en œuvre les facultés de l’intellect qui, lui, embrasse toujours, de façon générale et impartiale, une totalité.
LXIX. Différence entre l’épopée et les poèmes narratifs ne relevant point de l’épopée
Au fur et à mesure que nous distinguons l’épopée des autres formes poétiques qui lui ressemblent par quelques aspects, nous pouvons en purifier davantage le concept et percevoir, avec plus de clarté, qu’elle est déterminée à satisfaire l’esprit en le transportant dans un état de contemplation sensible, un état où la contemplation elle-même embrasse délibérément le champ le plus vaste, et où l’imagination poétique représente son objet de la manière la plus sensible.
La tragédie et l’idylle, génériquement, se distinguent de l’épopée car elles s’efforcent de faire naître un sentiment déterminé. D’autres formes qui relèvent, elles aussi, de la poésie narrative s’en distinguent également. Tantôt, c’est pour la même raison, tantôt, en revanche, la différence est simplement graduelle, lorsqu’elles sont d’une étendue et d’une individualité poétique moindres. Arrêtons-nous, un instant encore, sur ces dernières, car nous commentons, ici, un poème qui s’éloigne à tel point de la grande épopée héroïque que beaucoup le classent parmi ce genre de textes simplement narratifs que nous venons d’évoquer.
La poésie narrative est un genre, par nature très vaste, qui embrasse des formes si variées de poèmes qu’il est difficile de les rassembler sous un concept général. Cependant, la plupart d’entre elles, par exemple la ballade, la romance, la légende, le simple récit etc. diffèrent si radicalement de [255] l’épopée qu’il est véritablement impossible de les confondre avec elle. Il nous suffira donc ici de nous pencher sur une seule de ces formes. Les Anciens, surtout, nous en ont laissé quelques modèles, qu’on appelle tantôt fragments – car ils sont les vestiges d’œuvres épiques plus vastes – tantôt même petites épopées, comme, par exemple, quelques pièces de Théocrite, Héro et Léandre et quelques autres. Pour ce qui est de la métrique, du ton de la narration, et, plus généralement, du traitement du sujet, elles rappellent tellement certains passages de poèmes strictement épiques que, à moins d’être de réels fragments d’épopées disparues, elles ne s’en distinguent que par leur brièveté, ainsi que nous le disions plus haut. Etant donné l’impossibilité de définir, pour l’épopée, un critère absolu d’étendue ou de grandeur, on peut supposer, toutefois, que cette différence se fonde sur quelque chose de plus essentiel.
Tout à l’heure, nous avons comparé le poème épique avec l’histoire et cru découvrir que l’état dans lequel l’esprit ressent la nécessité de l’histoire (au sens le plus juste et le plus noble du terme) est analogue à celui qui permet, par l’imagination et l’art, de faire naître l’épopée. Et, de même que l’histoire (qui envisage toujours son sujet comme une totalité) se distingue du simple récit historique (qui se contente de présenter les événements comme une pure succession), de même l’épopée diffère-t-elle du poème purement historique. Ce dernier manque à la condition première et suprême de toute œuvre d’art, qui est de former une totalité parfaite et indépendante, et il n’a guère survécu à l’enfance de la poésie. Et, par la suite, il n’a trouvé des émules – et encore, une poignée seulement – qu’en des époques de goût décadent. Il équivaut à ces poèmes qu’on peut qualifier de philosophiques ou de scientifiques – dont nous possédons quelques fragments tirés des œuvres de philosophes antiques – mais qui n’ont rien à voir avec les poèmes didactiques relevant, eux, d’un genre véritable mais qui, à ce jour, n’a pratiquement fait l’objet d’aucune étude.
Tant que ces poèmes historiques étaient le pur produit de la nature, et non celui d’un goût dégénéré, ils possédaient, certes, un charme et une beauté propres qu’on devine encore en lisant la Théogonie d’Hésiode et son Bouclier d’Hercule, deux textes qu’on serait bien en peine, en dépit de leur contenu [256] proprement mythique, de classer ailleurs puisque, dans leur traitement, ils n’accèdent ni à une qualité, ni à une poésie dignes de l’épopée. On peut supposer qu’un nombre non négligeable de poèmes écrits dans l’Antiquité, en particulier ceux qui décrivent le retour des héros grecs après la chute de Troie, relevaient de ce genre.
Pour que, d’un poème historique, on passe à l’épopée, auraient peut-être suffi des cieux plus cléments, une organisation plus heureuse, un regard plus lucide, un génie poétique plus favorisé des dieux, et c’est peut-être là précisément que résidait toute la différence entre le bienheureux fils de l’Ionie et l’habitant de la triste Askra, dont le climat “importun en hiver et en été pénible”, interdisait au génie artistique de voler de ses propres ailes. Seul le poème épique parvient à s’élever à la hauteur indispensable pour contempler et dominer son objet ; seul le poète épique embrasse en un regard tout ce que recèlent le monde et l’humanité. Cependant, il n’alimente pas seulement la curiosité, mais également la pensée contemplative, et il éveille l’activité des forces grâce auxquelles nous échappons à l’emprise du réel. C’est précisément parce que, sans regarder à sa détermination artistique, il choisit une sphère plus vaste, qu’il réalise mieux celle-là et que, dans une perspective artistique, il parvient à une totalité plus grande et plus parfaite.
LXX. Ce genre de poèmes descriptifs a un but moins ambitieux que l’épopée et n’en atteint pas non plus la perfection poétique
Quiconque se contente de raconter a plus ou moins le simple dessein de nous présenter un événement, dessein qu’il double parfois d’une intention didactique – rapprochant par là son récit de la fable –, ou d’une visée émotionnelle, par laquelle son récit gagne en lyrisme. Mais il ne recherche rien de [257] général, rien qui pourrait découvrir à l’homme sa situation tout entière, pas plus qu’il n’aspire à susciter poétiquement l’état de pure contemplation.
Tous les poèmes que nous venons d’évoquer attestent ces affirmations : Hero et Leander, par exemple, raconte l’histoire de deux amants, l’audace avec laquelle la femme aimée, désireuse de rejoindre l’objet de son amour que la cruauté du destin livre aux flots, méprise les dangers de la nuit et de la mer. Ce sujet, en dépit de sa grandeur et de sa beauté, excite trop notre sentiment pour nous accorder ce repos indispensable dont notre esprit a toujours besoin, lorsqu’il doit s’élever à la hauteur indispensable à la contemplation, et parvenir à une vision d’ensemble parfaitement générale. On ne peut traiter un tel sujet que sur le mode, mineur, de la légèreté et d’une grâce distante – les poètes grecs ont opté pour un tel traitement –, ou sur un mode sublime, pathétique, et, par là, résolument tragique. Dans le premier cas, il manque à ce sujet la nature et la vérité, dans le second le calme et, dans l’un comme dans l’autre, la grandeur et l’étendue du poème épique. Il est encore moins légitime de rapporter à l’épopée ces récits plus brefs appelés fragments, qui méritent moins le nom de “fragments épiques” que celui de “fragments historiques”. Ils peignent des actions individuelles, par exemple la lutte d’Hercule contre le lion ou quelque autre épisode analogue, mais ne constituent qu’un tableau isolé, sans aucun lien à quelque totalité et, pour nous transporter au cœur d’un événement ressuscité dans toute sa présence, ils ne nous emprisonnement pas moins dans ses limites étroites, au lieu de nous élever à une perspective plus haute.
Il faut, toutefois, rester très prudent, si l’on veut porter un jugement équitable sur ces œuvres, car il n’est pas établi, ainsi que nous le verrons précisément, si l’unité de l’épopée est due à une juxtaposition de parties originellement indépendantes, ou si elle a été composée comme une totalité. Il est plus que probable que même les plus remarquables des poèmes épiques, ceux d’Homère, ont été produits de la première manière et le caractère épique de ces vestiges épars, si on les rapportait à d’autres, serait évident ou, du [258] moins, se manifesterait mieux. Mais le connaisseur averti doit être à même de juger si tel fragment, voire tel groupe de vers, est susceptible de s’intégrer à l’organisation d’une totalité épique. Parfois, comme c’est le cas pour les grands hymnes homériques, même le moins expert pourra le déterminer. Mais il peut arriver aussi que cela ne soit pas aussi évident et la critique doit s’engager, alors, dans une analyse plus subtile et aux conclusions plus incertaines.
Dans ces récits non épiques – et cela nous amène à la seconde différence entre eux et l’épopée – le poète, au moment de la création, n’est pas emporté par ce suprême enthousiasme qui, soulevant l’âme tout entière, l’empêche d’en rester à de simples figures, mais ne la fait accéder à un repos calme – qui n’est pas apathie mais vibre d’énergie – que lorsque tous les sens sont éveillés et tous les sentiments sollicités, et qu’elle peut appréhender la totalité. Quand le poète agit, seule l’imagination est toujours active, faisant naître en son âme des dispositions qui lui sont semblables, dispositions qui tantôt ennoblissent le poète, tantôt le laissent à un degré plus humble. Tout à l’heure, en abordant la méthode permettant de classifier toutes les formes poétiques, nous distinguions l’état de l’âme en général des modifications que lui impriment l’imagination et l’art. Il ne faut pas croire, pour autant, que l’imagination n’a qu’à travailler un état qui lui préexiste. C’est elle, bien plutôt, qui le suscite tout en respectant la nature individuelle de l’esprit qu’elle s’approprie par là.
Un poème narratif qui, comme nous le disions plus haut, n’arrivera pas à se hisser au rang de l’épopée, n’atteindra jamais le degré suprême de beauté poétique qui la caractérise et aucun, par conséquent, ne constituera une totalité parfaite et close sur elle-même. Il possédera nécessairement cette unité sans laquelle une œuvre d’art ne peut prétendre au statut de véritable produit de l’imagination, mais il ne sera jamais un ensemble parfaitement et minutieusement organisé dans toutes ses parties ; il ne sera jamais traité dans un sens pur et hautement objectif, car il n’émane jamais d’une disposition si pure et si noble.
On peut donc indéniablement opérer une distinction claire entre ce genre de poèmes narratifs et l’épopée. Les premiers doivent seulement instruire [259] l’esprit, le toucher, le distraire et l’intéresser, mais ils ne sont ni destinés ni aptes à le transporter dans un état de contemplation sensible plus haute ou plus pure, ce qui est l’apanage du poète épique.
LXXI. Objection faite à l’utilisation du concept d’épopée à propos du poème présent
Nous avons, désormais, suffisamment développé le concept d’épopée, pour répondre de façon satisfaisante à la question de savoir dans quelle mesure Hermann et Dorothée relève du genre épique. Pendant que nous rassemblions les matériaux nécessaires pour considérer cette question, les lecteurs ont peut-être déjà formé leur jugement ; peut-être ont-ils déjà résolu ce qui nous paraît mériter encore un examen plus approfondi.
“Compter Hermann et Dorothée au nombre des épopées revient à ranger cette œuvre aux côtés de l’Iliade et de l’Odyssée, du Paradis perdu, du Messie de Klopstock et des chefs-d’œuvre du Tasse et de l’Arioste. Comment, toutefois, comparer le récit fait du destin de deux amants avec la représentation d’actions qui engagent une partie considérable du genre humain, qui, en renvoyant à une période mémorable de l’Histoire, provoquent inévitablement en nous un intérêt passionné et admiratif, qui, enfin, sont empreintes d’héroïsme, et préparent, ainsi, pour le barde épique un sol poétique qu’il pourra fouler sans crainte ? Quelle grandeur et quelle importance les péripéties traversées par deux inconnus peuvent-elles présenter, qui les rendent dignes, d’une part, de l’enthousiasme grâce auquel le barde épique, plus que n’importe quel autre poète, est sûr de captiver l’attention générale, à l’instant même où il fait entendre sa voix, et d’autre part, de la mâle assurance grâce à laquelle il dédie, plus que n’importe quel autre poète, son chant au monde et à la postérité ? Pourquoi ne point ranger simplement ce poème dans la classe dont, par nature, il relève, c’est-à-dire dans ce genre situé à mi-chemin entre l’épopée et l’idylle (car il s’apparente à la première, par son sujet et ses caractères, et à [260] la seconde par sa forme : le récit ininterrompu d’une action unique) ? Ne transfère-t-on point l’esthétique, qui devrait être accessible à chacun des lecteurs, dans le domaine d’une obscure métaphysique, en dépouillant les différents genres poétiques de leurs caractéristiques extérieures les plus frappantes qui, à défaut d’être confirmées dans leur universalité par un examen philosophique, permettent très bien, dans l’usage courant, de les différencier ? Cela ne revient-il pas à obscurcir leur apparence extérieure et immédiate, dans le dessein d’explorer plus profondément une certaine essence difficile à connaître ?”
Une bonne part de nos lecteurs tiendra vraisemblablement ce langage. De tels reproches qui posent à toute notre entreprise un question fort cruciale – même si la réponse semble, dans un premier temps, aller de soi – sont trop importants pour qu’on puisse les passer négligemment sous silence. A bien des titres, au contraire, ils valent qu’on les examine rigoureusement dans les moindres détails. En effet, intégrer, afin d’établir des caractéristiques facilement identifiables, des attributs non essentiels à la définition des formes poétiques, serait aussi lourd de conséquences que d’abaisser un poème remarquable par sa parfaite organisation intérieure, en le classant dans un genre hybride.
LXXII. Réponse à cette objection – Concept d’héroïsme
L’épopée doit-elle nécessairement traiter un sujet héroïque ? Grâce à quels critères, certains et infaillibles, peut-on décider de son caractère héroïque ou non ? Ce sont là les deux questions centrales. En effet, l’absence de personnages et d’actions héroïques est la seule chose qui distingue, de toute évidence, Hermann et Dorothée des autres épopées.
Il n’est point indispensable de déterminer plus avant la notion d’héroïsme pour pouvoir l’interpréter de plusieurs façons, selon qu’on la rapporte plutôt à une grandeur sensible ou plutôt à la noblesse intérieure. De surcroît, elle admet différents degrés. En général, on peut épuiser le sens du mot “héroïsme”, en le définissant comme la disposition intérieure dans laquelle [261] l’imagination assume la tâche de la volonté pure, tout en obéissant aux lois qui régissent cette dernière. Par là, il se distingue de l’exaltation héroïque, en qui l’imagination ne procède pas avec légalité, mais de façon arbitraire. Suivant qu’on met l’imagination en relation avec le sens externe ou avec le sens interne et qu’elle vise davantage le sensible, la grandeur et l’éclat, ou, en revanche, le sublime, on peut mettre en valeur deux formes d’héroïsme, aussi distinctes en elles-mêmes qu’elles le sont dans leur emploi poétique.
L’héroïsme moral réside tout entier dans la disposition fondamentale de l’esprit. Sa valeur est intrinsèque et indépendante de quoi que ce soit, à l’exception du sentiment dont il jaillit ; il nous transporte au cœur d’une émotion grave et profonde et nous ramène en nous-mêmes. L’héroïsme sensible, au contraire, n’a pour soi aucune valeur morale déterminée ; ce qu’il produit, pour être toujours grandiose et éclatant, ne s’avère pas toujours bon et utile : il dépend souvent des hasards, et peut se fonder, parfois, sur l’éclat aveuglant de véritables préjugés. Il suscite un élan sensible, éveille toutes les forces capables d’y contribuer qui sommeillent en nous, et nous entoure de tous les objets auxquels, à tort ou à raison, nous rattachons le concept de “grand”, d’“éclatant” et de “solennel”.
Le premier genre d’héroïsme entre nécessairement en œuvre dans la tragédie, qu’il s’agisse de la tragédie bourgeoise ou de celle que nous qualifions proprement d’“héroïque”, dans laquelle, de surcroît, intervient également, le second genre d’héroïsme, celui précisément que rencontrons seul ou combiné au premier dans toutes les épopées connues, et dont nous constatons, justement, l’absence chez notre auteur.
LXXIII. Concept habituel de la grande épopée – En dépit de son indétermination, il se fonde sur la vérité
Quand on tente d’accéder au concept d’une chose qui émane plus du hasard que de principes bien établis on finit toujours par s’éloigner de l’objet. C’est justement ce qui arrive ici : au moment où nous voulions nous [262] approcher du concept d’épopée tel que nous le livre l’expérience, nous nous en sommes écartés. En effet, les partisans du système esthétique traditionnel désapprouveraient tout autant le concept d’“héroïsme sensible”- que nous venons d’établir comme une des caractéristiques de l’épopée – que le développement que nous avons proposé jusqu’ici au lecteur. Leurs critères pour cerner le poème épique, quoique moins déterminés, ont toutefois le mérite d’être au premier regard, plus clairs et plus maniables.
Ils exigent, premièrement, une action assez étendue empruntée à l’Histoire et qui ait, d’emblée, pour nous un grand intérêt ; deuxièmement, des épisodes qui offrent aux sens un tableau vivant et fassent intervenir des passions fortes et chatoyantes et, enfin, un sujet engageant moins les individus que la nation et l’humanité, et dont les principaux acteurs soient naturellement des princes, des rois, ou plus généralement des personnes qui influent puissamment sur le destin des autres ; troisièmement (même si ce critère ne fait point l’unanimité) la participation d’êtres supérieurs, l’intervention du fabuleux et du miraculeux, et enfin – ce qui est tout aussi pertinent ici, comme nous le verrons bientôt – l’annonce de l’objet, et l’invocation à la divinité tutélaire de la poésie, à l’orée du poème.
Ces caractéristiques, à l’exception de la dernière, sont, donc, assez imprécises et certaines d’entre elles portent, incontestablement, l’empreinte de l’accidentel et de l’accessoire : le sujet emprunté à l’histoire étant plus ou moins connu, il s’apparente plutôt, dans le second cas, à un sujet inventé de toutes pièces par le poète ; l’importance et l’étendue de l’action, le mouvement qui doit animer manifestement leurs parties sont, pour leur part, tout à fait relatifs ; l’intervention du fabuleux et du miraculeux s’opère uniquement par l’intermédiaire de la disposition qui la produit, c’est-à-dire de la solennité la plus haute et du respect le plus profond qu’elle éveille dans l’âme du lecteur, et son effet dépend tout à la fois du moment pendant lequel on parle et de l’homme auquel on s’adresse.
En dépit de cette indétermination, l’importance de ces critères épars, considérés globalement, est pourtant indéniable. L’élan qui soulève l’âme est [263] plus puissant lorsqu’elle voit se mouvoir de grandes masses sensibles, lorsque le poète l’emmène sur un grand et large théâtre, lorsqu’il lui découvre, au même moment, l’aveuglant éclat de l’Olympe et les terrifiantes entrailles de l’Erèbe ; l’enthousiasme qui la saisit est plus sublime que lorsque ce que le poète lui présente n’est tiré que de notre propre sphère, de notre vie quotidienne et habituelle. Et l’effet engendré est, alors, plus purement poétique, car ce qui nous est plus proche est aussi ce qui pénètre plus profondément notre cœur et laisse moins de liberté à une imagination qu’il refoule et brise dans son essor.
LXXIV. Preuve de ce qui a été dit à partir d’un exemple de l’Iliade
Il est difficile, assurément, de se représenter une situation plus grande et plus proprement épique que celle qui ouvre le treizième chant de l’Iliade.
Zeus trône au sommet de l’Ida. Il vient de contrarier la fortune des armes grecques et d’accorder à Hector et aux Troyens un moment de répit. Il détourne maintenant son regard de ces scènes tragiques, et le porte sur les peuples pacifiques des Thraces et des Hippemolges, qui, innocents et justes, ne vivent que de lait et répugnent à toute violence. Le poète aurait-il réussi à concentrer autant d’objets si nobles et si sublimes en un même tableau, s’il n’avait choisi son sujet avec un tel bonheur qu’on peut y apercevoir, simultanément, des peuples qui luttent pour le destin du monde, des nations qui mènent une vie agreste paisible et innocente, et un dieu des dieux, qui du haut d’un mont, contemple celles-ci comme ceux-là, les juge et les domine également mais, cependant, s’attarde plus volontiers au spectacle de la paix qu’à celui de l’ambition et du meurtre.
Représenter immédiatement, côte à côte, deux extrêmes de la nature humaine, d’une part, la nature violente et agitée qui fait aspirer l’homme à quelque chose de nouveau et de supérieur, la satisfaction calme, d’autre part, qui l’incite à parcourir toujours une même sphère qu’il s’efforce de rendre [264] fructueuse et prospère ; s’élever, en emportant, dans son élan, le lecteur vers les hauteurs ; contempler les liens qui unissent ces deux extrêmes et ceux qui les rattachent au monde tout entier – car l’un ou l’autre contiennent nécessairement tout ce que les hommes sont en mesure de penser ou de ressentir – tout cela peut être réalisé de différentes manières mais doit être l’un des desseins de chaque poète épique. Jamais, cependant, cela ne l’a été avec autant de sensibilité, d’éclat et de noblesse et, dans toutes les acceptions du mot, en un style plus épique que dans ce passage de l’Iliade.
LXXV. Ce concept indéterminé de l’épopée se précise, sitôt qu’on le rapporte à celui d’héroïsme
Incontestablement, la sphère d’où sont tirés le sujet, l’action et les personnages de l’épopée a une influence décisive sur l’effet ressenti par le lecteur.
Si l’on veut éviter que le concept d’épopée se réduise, en définitive, au vague concept d’une grandeur seulement relative et de la variété du mouvement, si l’on veut éviter que le poète soit contraint d’imiter simplement les modèles déjà existants ou de recourir à des procédés anciens – qu’ils soient ou non aussi efficients que par le passé – si, par conséquent, il est possible d’étayer le critère distinctif de l’héroïque – dont on qualifie ici l’épopée – par un concept précis qui rende compte de chaque poète de manière différente et grâce à des moyens variés, il faut le rapporter, non à de semblables caractéristiques individuelles, mais à la disposition sensée les produire. Ainsi, on parviendra nécessairement à l’héroïsme sensible qu’on a précédemment déterminé déjà.
Et de fait, c’est cet héroïsme que nous découvrons avec enthousiasme dans l’Iliade et l’Odyssée, ces modèles les plus purs et les plus sublimes de l’épopée ; nous nous croyons transportés dans une vénérable époque héroïque, nous voyons au même instant la terre et l’Olympe s’animer, la plupart des représentants du genre humain, les peuples les plus divers, défiler sous nos yeux, nous apercevons une foule d’impressionnantes masses lumineuses [265] formées de manière si sensible qu’à leur tour, elles excitent, dans l’imagination, seulement des formes, du mouvement, et des objets sensibles. Nous sentons avec force que le poète, croyant embrasser lui-même les événements capitaux de son époque, a pensé pouvoir compter sur la sympathie la plus générale et s’avancer avec une fierté toute légitime.
LXXVI. Annonce du sujet et invocation à la Muse
Rien ne caractérise le poète épique plus que son assurance, quand il paraît sur le théâtre. En ce sens, l’annonce du chant et l’invocation à la Muse, à l’orée du poème, relève des exigences essentielles de la grande épopée héroïque, bien plus qu’on pourrait, d’abord, le supposer.
Certes, le poète attire mieux l’attention du lecteur par une ouverture plus solennelle, et sa confiance en soi le montre digne de sa vocation poétique. Mais, dans la mesure où il perçoit dans toute sa grandeur et sa portée l’événement si fameux qu’il chante, que son imagination est disposée à peindre toute chose en la rehaussant en grandeur, en éclat et en richesse sensible, et qu’enfin, il réunit un grand nombre d’objets susceptibles d’être, ainsi, embellis par l’imagination, il doit parvenir, de lui-même, à un tel début. Comme il brûle d’envie d’exprimer ce qu’il ne peut retenir plus longtemps, il doit, avant de représenter dans le détail les différentes parties de son tableau, au moins représenter les contours de la totalité qu’il dessine. Et comme il est entouré d’une multitude d’objets qui, de toute part, sollicitent ses sentiments, il cherche nécessairement une aide et un soutien qu’il ne peut, néanmoins, trouver qu’auprès de la divinité avec laquelle il est réellement apparenté durant cet instant, puisque, à son image, il plane au-dessus du monde et de l’humanité, du passé et du présent.
Ici aussi, les poètes dits épiques ont suivi l’exemple d’Homère. Et l’on voit très bien, chez l’Arioste, comment l’ouverture du poème dépend de la disposition individuelle du poète. En effet, l’auteur manifeste moins un enthousiasme pour une action ou un événement individuel qu’il n’est embrasé de ce feu dans lequel est plongée l’imagination, lorsqu’elle découvre une [266] foule nombreuse de groupes variés et qu’elle peut parcourir de vastes étendues fertiles. Au début du poème, l’Arioste annonce donc beaucoup moins son propre sujet que la variété des objets qui apparaîtront au cours de son chant, avouant par là qu’il se soucie surtout de captiver son lecteur par sa diversité chatoyante.
Notre poète se trouve, lui, dans un cas encore différent. Son sujet est de ceux qui émeuvent, à coup sûr, tout lecteur sensible, mais cela n’apparaît pas d’emblée et une lecture approfondie est nécessaire pour se familiariser avec lui, et apprendre à l’apprécier. Pas à pas, le poète doit impliquer le lecteur dans ce qui l’intéresse, et commencer simplement et sans prétention, afin de pouvoir, à la fin, y parvenir parfaitement. L’invocation à la Muse n’était donc point destinée à augmenter ou même à conserver l’emprise qu’il exerce sur le lecteur. Elle ne sert au poète qu’à maintenir son sujet dans le domaine de l’art, au moment où il risque de retomber dans la réalité, et donc à affaiblir son effet physique au profit de l’effet esthétique.
Cependant, en plus de cet effet, l’invocation à la Muse en produit ici un autre, plus caractéristique du poème épique. En arrêtant, un instant, le flot continu de l’action, en résumant, en quelques mots, ce qu’il a déjà narré et en annonçant la suite, le poète métamorphose son sujet devant notre imagination pour en faire une totalité plus sensible qui semble en marche vers un but défini. Lorsqu’il affirme qu’il doit se reposer un instant pour rassembler de nouvelles forces, et prétend avoir besoin d’aide pour parvenir à son but, sa tâche gagne en importance à nos yeux, et le mouvement dans lequel il se trouve nous paraît plus grandiose et plus vivant. L’invocation à la Muse, même si nous ne songeons plus à cette digne divinité de l’Antiquité, même si nous sentons bien que le poète ne s’adresse qu’à son propre enthousiasme, se contentant de l’habiller d’un vêtement sensible, contribue cependant à communiquer à notre esprit un élan poétique. Et si elle ne nous fait point [267] éprouver le respect que suscitait la grandeur d’une déesse séjournant dans l’Olympe, elle reste, pour nous, la douce et aimable fille de l’imagination.
LXXVII. Double genre de l’épopée
Entre les autres poèmes épiques connus et celui dont nous parlons présentement, il existe, par conséquent, une importante différence due au caractère héroïque propre aux premiers et qu’on quêterait en vain dans Hermann et Dorothée ; que ce caractère contribue à modifier l’impression que fait jaillir l’épopée et à la renforcer, voilà ce que notre examen a, jusqu’ici, permis d’établir.
Cet examen, cependant, ne bouleverse en rien le concept d’épopée défini plus haut car, d’après ce concept, on peut parler d’“épopée” dès que l’esprit est transposé poétiquement dans un état où il observe et contemple avec une vivacité accrue et une sensibilité plus générale. Or, il est incontestable que cela peut être également le cas dans un poème au sujet bourgeois ou héroïque, dans un poème où l’action est conçue de toutes pièces ou connue de tous et d’une portée universelle, ou dont les péripéties ne concernent qu’une poignée de gens ou ébranlent des nations tout entières, même si, en optant pour celles-ci, on produit plus facilement l’effet recherché. Quel que soit le sujet qu’il décide de traiter, le poète doit toujours l’élever à une perspective générale ; même si le thème lui fournit moins de richesse sensible, il doit toujours pouvoir lui communiquer forme et mouvement, et donc l’animer d’une vie sensible. Lorsqu’il y est parvenu, il a accompli sa tâche et obtenu incontestablement l’effet caractéristique de l’épopée. Adjoindre à l’épopée des concepts secondaires, comme l’étendue du poème et la grandeur de l’action, ou des éléments contingents, comme le fabuleux et le miraculeux, est purement et simplement une erreur de la critique car ce ne sont point là des critères qui découlent de l’essence du poème épique ; ils ont simplement été tirés des modèles antérieurs, qui ne sont en rien susceptibles d’assigner des bornes à l’évolution future de ce genre. Ils ne sont, en définitive, déterminés avec certitude ni en soi, ni pour soi.
[268] Et pourtant, on peut ramener tous ces critères à une détermination commune car tous s’accordent à reconnaître que le sujet de l’épopée doit être retravaillé afin de gagner en éclat et en richesse sensible ; entre un poème où il en est ainsi et un autre, comme Hermann et Dorothée où, à défaut de la richesse sensible, règne une simplicité plus grande, il existe une incontestable différence. On a donc beau rejeter sans peine chacun de ces critères et railler à bon droit quiconque aspire à voir seulement des rois et des héros, parés de vêtements majestueux et solennels, s’avancer sur le théâtre du poète, il n’en reste pas moins certain que, lorsque celui-ci s’entoure d’une foule d’objets grandioses capables de frapper nos sens, il imprime à notre imagination un élan plus sublime et qui touche mieux notre sensibilité que s’il ne s’élève pas au-dessus de la sphère habituelle de notre existence. En prenant pour critère les différents états de l’imagination au lieu d’insister sur tel ou tel élément du sujet, on perçoit, non seulement, l’écart qui existe entre les manières de le traiter, mais aussi la nécessité de ne point les confondre.
Si cette différence restait sans conséquence pour le concept de poème épique, et qu’elle ne touchait qu’à l’effet produit en général et non à l’effet proprement épique, la mettre en valeur présenterait moins d’intérêt. Or, l’épopée a un double dessein : d’un côté, elle recherche toujours plus de vie, de mouvement et d’éclat sensible, et, de l’autre, elle aspire à s’élever à la perspective la plus générale comme à pénétrer, au plus profond, la nature tout entière. Il existe donc deux manières de traiter l’épique. L’une permet surtout de réaliser le premier de ces desseins. La seconde, elle, s’en soucie moins mais (dans la mesure où les formes externes sont traitées avec plus de simplicité, ce qui n’en fait que mieux ressortir les formes internes), elle réussit d’autant mieux à nous élever à une perspective plus générale, et donc à réaliser le deuxième de ces buts. L’existence de deux modes de traitement implique la formation de deux genres particuliers dont le second, en faisant apparaître plus manifestement encore le poème épique comme l’apogée de l’art descriptif, possède nécessairement une certaine supériorité. Prenons donc garde de le sous-estimer, d’autant que notre époque, par son caractère, tend déjà à estomper cet éclat héroïque qui revêtait d’un voile mystérieux l’antique histoire du [269] monde, et que notre art lui-même incline à quitter cette hauteur sensible de l’imagination, qu’elle ne méprise bien souvent que parce qu’elle ne parvient plus à l’atteindre, pour s’abaisser à une vérité et une nature presque indignes de l’épithète “artistique”.
Bien qu’on puisse, par conséquent, conserver le concept d’épopée que nous avons établi, il est indispensable d’y distinguer deux genres. Nous étions, jusqu’à présent, incapables de qualifier proprement l’un d’entre eux, car il nous manquait des modèles permettant de l’illustrer. Mais de même qu’il existe un drame bourgeois s’opposant au drame héroïque, on peut admettre – en opérant une distinction semblable qui s’avère peut-être même plus pertinente que dans le genre tragique, puisque cet élan sensible de l’imagination concerne, on l’a vu, davantage le concept d’épopée que celui de tragédie – l’existence d’une forme bourgeoise de l’épopée ; c’est de cette forme que relève Hermann et Dorothée.
Ces deux genres correspondent parfaitement à ce qui caractérise essentiellement le concept de poème épique : tous deux sont fondamentalement la présentation d’une action individuelle, ils montrent la relation de l’homme au monde et transportent l’esprit dans l’état de contemplation sensible le plus général qui soit. Néanmoins, ils se distinguent par la façon dont ils produisent cet effet.
L’épopée héroïque choisit, elle, un sujet à l’aspect aussi éblouissant que possible, et l’essentiel de sa tâche consiste à le dépeindre. De la sorte, elle lui confère la richesse sensible, l’éclat, la splendeur ; elle transpose (pour la caractériser plus précisément encore) l’imagination dans une disposition telle qu’elle mobilisera autant que faire se peut les sens externes. Objectivement, elle suppose un sujet fameux emprunté à l’histoire (il est douteux qu’un sujet inventé de toutes pièces soit susceptible de remplir toutes les conditions de l’épopée héroïque), un grand nombre d’événements tirés davantage de la confrontation entre les peuples que de ceux qu’offre une existence privée, calme et routinière, l’indispensable et solennelle annonce de l’objet mais surtout la richesse et l’éclat des descriptions et du récit.
L’épopée bourgeoise (pour déplaisante et inadéquate que soit cette expression, nous n’en connaissons, pourtant, aucune autre qui soit susceptible d’exprimer mieux le contenu du concept) ne nous fait pas embrasser d’un regard moins large ou moins général le destin et l’humanité. A ce titre, elle possède la même individualité sensible, la même perfection artistique que l’autre. La [270] seule chose qui lui fasse défaut est la richesse sensible mais elle pallie ce manque par un contenu plus riche de pensées et de sentiments, et elle met ainsi l’imagination dans une relation plus étroite avec le sens purement figuratif avec l’esprit et le sentiment. On oublie généralement qu’il existe, en plus du domaine de la sensibilité, celui des sentiments et des convictions fondamentales, auquel le poète peut d’autant mieux recourir qu’il se prête particulièrement à produire un effet épique, sitôt qu’on réussit à l’élargir pour parvenir à la généralité nécessaire. En classant notre poème dans ce genre, nous lui reconnaissons immédiatement une grande beauté et une perfection intrinsèque qui interdit de déplorer l’absence de cet éclat supérieur et de la splendeur plus frappante caractéristiques de l’épopée héroïque.
Nous disions précédemment que le poème épique, plus que toute autre forme poétique, communique à des figures qui, sinon, appartiennent exclusivement aux arts plastiques, mouvement et parole. On peut être plus précis maintenant en affirmant que l’épopée héroïque leur prête un mouvement plus rapide, plus entraînant et plus varié, alors que l’épopée qui nous intéresse ici leur donne une langue plus riche, plus pénétrante et plus animée.
LXXVIII. Grandeur propre à l’objet de notre poème
Nos lecteurs nous dispenseront de prouver que Hermann et Dorothée n’est pas à ranger parmi les épopées héroïques. Cela tombe sous le sens, surtout après que notre étude générale de l’esprit dans lequel le poème est composé, a établi que, s’il manque de richesse sensible, il en offre d’autant plus un riche contenu à l’esprit et au sentiment. Et comment ne pas voir que s’il met en œuvre le sens et l’imagination dans une perspective créatrice, il n’imprime, pourtant, ni à celle-ci ni à celui-là cet élan plein de vie que suscite Homère, par exemple, grâce à l’éclat et la richesse de ses œuvres. Il n’en est que plus [271] important d’ajouter quelques mots sur la grandeur et l’importance de l’objet qu’il représente, afin de le mettre à l’abri du reproche qu’on pourrait lui adresser de représenter seulement les destins insignifiants de Hermann et Dorothée.
Il est naturel que cette grandeur ne soit pas immédiatement perceptible, et c’est précisément parce qu’elle ne se révèle que lentement à notre esprit qu’elle peut influencer notre sentiment et le nuancer d’une manière tout à fait originale. Ouvrir un poème en annonçant un sujet connu déjà du lecteur ou débuter, d’emblée, par la narration, sont deux choses bien différentes, de même que le fait de prendre la parole en s’affichant comme poète épique et porte-parole de la renommée, de l’Histoire, ou de se présenter simplement sous la figure du poète, du narrateur, en sont deux autres. Dans le premier cas, l’imagination du lecteur s’accorde au premier son qu’elle entend résonner et, sans ressentir encore l’effet particulier exercé par l’objet, elle est embrasée par le feu qui enflamme d’enthousiasme le poète ; dans le second cas, l’esprit et le cœur doivent d’abord embrasser le sujet, avant que l’imagination n’éprouve un quelconque intérêt pour lui. Cela fait jaillir, là, le sentiment d’une grandeur plus éclatante, plus fabuleuse, ici, l’impression que la grandeur réside dans une richesse plus grande du contenu intrinsèque au sujet. Et de fait, c’est ce que nous découvrons dans Hermann et Dorothée. Les premiers vers du poète éveillent seulement en nous curiosité et sympathie, tandis que dans les derniers chants, nous sommes pénétrés de ce que, durant les moments les plus heureux, nous pensions ou éprouvions de plus sublime et de meilleur.
Le secret le plus insondable du poète, et surtout du poète épique, consiste en l’art de préparer le sol que fouleront ses figures ainsi que de dessiner l’horizon sur lequel elles apparaîtront. Notre poète maîtrise cet art avec une rare perfection. Les personnages de son poème sont entièrement son œuvre ; ils n’ont pour toute valeur et pour toute grandeur que celles qu’il leur a conférées, mais les événements, les circonstances historiques dans lesquelles il a inséré leur histoire, ce qu’il leur fait exprimer, l’effet qu’ils exercent sur nous quand nous voyons leur figure et leur action, tout cela, indépendamment du remaniement opéré par le poète, présente déjà, en soi, un intérêt général et captivant.
Dès le premier chant, on perçoit deux groupes principaux de personnages, nettement distincts l’un de l’autre : au premier plan, quelques caractères individuels, des gens que rassemblent, en un cercle étroit, le lieu où ils habitent, [272] les tâches auxquelles ils se livrent et les convictions qu’ils partagent ; puis, dans le lointain, une colonne d’émigrés, chassés de leur patrie par les désordres politiques extérieurs et la guerre civile. Par là, c’est déjà l’humanité et le destin qui se révèlent à nous : celle-là est montrée sous des formes pures, tranchées, idéales mais, en même temps, parfaitement individualisées ; celui-ci, par l’intermédiaire d’un événement réel et historique qui bouleverse tout un Etat. Le calme d’une famille contraste avec le mouvement d’un peuple, le bonheur de quelques-uns avec l’esprit entreprenant d’un grand nombre.
LXXIX. Sujet principal du poème
Ce contraste indique également le sujet principal du poème. Comment le progrès intellectuel, moral et politique est-il compatible avec la sérénité et le calme, le but auquel l’humanité doit tendre en sa totalité, avec l’individualité naturelle de chacun, le comportement de quelques-uns avec le fleuve impétueux de l’époque et des événements, et, finalement, ce que l’homme peut créer et métamorphoser en lui-même avec ce qui échappe à son pouvoir, avec ce qui lui arrive ou se produit autour de lui ? Comment associer tous ces éléments pour que chacun exerce sur l’autre une action fructueuse et que tous concourent à une perfection plus générale ?
Au cours des discussions de l’aubergiste et de ses deux amis, durant la dispute entre les parents que provoque la colère du père, irrité par le comportement de son fils, pendant le discours résolu de Hermann, convaincu que nul ne soit se dérober au danger qui met tout en péril, et dans l’opposition, enfin, de son opinion et de celle du premier fiancé de Dorothée sur les événements contemporains (pour ne citer que les passages les plus remarquables), ces questions sont successivement posées, avant de trouver une réponse.
La réponse qu’y apporte le poète correspond aux attentes d’un examen philosophique, elle satisfait exactement aux exigences de la vie pratique et se prête à un usage poétique. Le poète montre que tous les éléments énumérés plus haut peuvent s’associer sans menacer ni notre caractère individuel naturel ni son développement, à condition que l’on oppose avec courage, aux assauts de l’extérieur, un sens droit et sain, et que l’on soit prêt à accueillir [273] chaque impression plus noble et meilleure, en résistant avec force à tout esprit de confusion et de désordre. Dès lors, la nature du genre humain reste pure tout en se développant ; chacun peut suivre sa détermination particulière, et c’est de la différence générale qu’émane l’unité du tout ; les événements et les désastres extérieurs maintiennent les forces dans une vive activité, ce qui n’empêche en rien l’homme de façonner le monde à son image. Et même au milieu des tempêtes les plus déchaînées, la perfection générale peut connaître une croissance ininterrompue, que rythment seulement les variations graduelles d’une sérénité calme et la succession de générations toujours meilleures.
Notre poète s’est entendu à présenter à notre imagination ces progrès de l’humanité qui déterminent tout autant sa force interne que son mouvement externe. Il a su donner plus d’idéalité poétique à son sujet en conférant à ses personnages une nature purement humaine qui n’a point encore été énervée par une culture à laquelle, cependant, ceux-ci ne sont plus hermétiques, et en insufflant à ses figures principales un peu de cet héroïsme qui rappelle les héros homériques ; il a animé son sujet d’une vie plus sensible, en intégrant à son action des événements plus déterminants et plus importants et, enfin, l’a fait accéder à une individualité plus grande, en y introduisant tout ce qui rend original le caractère de notre patrie et de notre époque. C’est une famille allemande de la fin de notre siècle qu’il nous dépeint.
LXXX. Grandeur des caractères et des événements qui apparaissent dans le poème
Dans les caractères, le poète souligne toujours ce qui exerce l’effet poétique et pratique le plus grand ; la puissance qui y domine constamment est d’une double nature : d’une part, la puissance originelle de la nature, et de l’autre, celle qui émane de l’action conjuguée des différentes particularités. La prédominance du sentiment humain s’y manifeste en ce que seul le naturel est [274] présenté comme bon, que tout y est toujours caractérisé par l’harmonie et que c’est seulement de la pure force des différents individus que procède la pleine force de l’humanité.
Les caractères des personnages principaux se rassemblent toujours autour de ce qui est bon en soi et ils exercent réciproquement un effet bénéfique. Le caractère des autres ne possède point si nettement cette propriété, mais, par là, ils ne la font apparaître que plus nettement chez les premiers, et, quand la conversation traite de la valeur morale des hommes et de leurs mentalités (problème qui constitue, presque toujours, le sujet des discussions), elle tend toujours à démontrer que, là où la vie doit atteindre sa perfection en restant elle-même, le naturel ne doit pas être réprimé ni la diversité réduite à l’uniformité. Ces conversations montrent toujours que même les erreurs apparentes de notre nature permettent, finalement, de s’élever à quelque chose de meilleur et de plus haut ; des penchants contraires voient leurs contradictions se résoudre et l’on peut si bien embrasser l’humanité comme totalité que presque tous les traits qui la dépeignent sont représentés ici. Aucun passage, dans le texte, n’est présenté avec plus de simplicité, de généralité et de beauté que celui dans lequel (p. 109) le voyageur qui parcourt sans repos ni trêve les continents et les mers est comparé au bourgeois calme et tranquille.
Tout le poème exhale, par conséquent, la beauté d’un esprit juste qui, loin de se livrer au dénigrement, appréhende toutes les choses sous un jour qui les embellit et les ennoblit. Et le poète nous entraîne donc, sur un mode réellement épique, à une perspective générale d’où nous pouvons tout contempler et prêter à chaque chose un intérêt profond et dénué de préjugé. A notre insu, l’image immense de l’humanité tout entière se substitue donc, peu à peu, à celle des quelques personnages qui agissent devant nous.
Les événements représentés dans le poème ne suscitent point la même paix tranquille, mais leur image est tout aussi grande et vigoureuse. Le plus remarquable peut-être, dont l’Histoire garde la mémoire, la Révolution française, est montré sous ses trois facettes les plus impressionnantes : le noble enthousiasme pour la liberté, qui caractérisait ses balbutiements, la guerre avec l’étranger et, enfin, l’émigration d’une foule si considérable de familles. Ces trois aspects sont aussi ceux qui captivent le plus l’attention du lecteur : [275] le premier, loin de laisser indifférent le lecteur, exerce un grand effet sur ses idées et ses sentiments, le second est d’une importance capitale pour sa patrie et sa propre existence ; le troisième l’intéresse aussi, car le poète dresse un tableau émouvant qui rappelle à tant de gens ce qu’ils ont tantôt vu de leurs propres yeux, tantôt appris indirectement.
Ce que ces événements contiennent pour soi et immédiatement ne constitue pas tout. Il est même largement insuffisant de s’arrêter simplement à la cohue confuse du convoi, à la détresse aux mille visages qui accable les fugitifs ou aux effrayants désastres de la guerre. L’effet principal du poème naît de la comparaison entre cette époque et tous les siècles passés, ainsi que du regard incertain et inquiet jeté sur l’avenir. “Qu’on compare”, est-il écrit, “notre époque aux époques les plus rares ; dans l’Histoire sainte, pas plus que dans l’histoire profane on ne trouve quelque chose qui lui ressemble ; qui a vécu en ces jours a déjà vécu des années ; c’est ainsi que s’agglomèrent toutes les époques de l’histoire. Les rapports de la société sont si bouleversés, les piliers qui assuraient à chaque existence calme et stabilité, si ébranlés, que des individus, au cœur de nos états civilisés et cultivés, guident au hasard des cohortes vagabondes et apatrides, rappelant, par là, le souvenir d’époques lointaines où des nations tout entières s’égaraient dans les déserts et l’erreur. Où voir, de surcroît, la fin de ces malheurs ? Qu’on se défie des espoirs fallacieux et trompeurs !
“‘Rompus sont les liens du monde :
“Qui les renouera,
“Sinon la misère la plus grande
“Qui nous attend ?’”
Le poète nous présente, par ces mots, le désordre le plus complet, la destruction la plus extrême, un désespoir véritablement inéluctable, mais, en regard, le meilleur moyen d’y remédier, la meilleure source de consolation et d’espoir. Lorsque les liens du monde se dénouent, nous seuls sommes capables de les renouer. C’est là le point focal de tout le poème, c’est dans cette vérité que se rassemblent toutes les impressions individuelles qu’il produit sur nous. Du naufrage et de la destruction, nous voyons se lever une vie nouvelle, de la confusion des peuples, le bonheur et le perfectionnement croissant d’une famille.
Hermann et Dorothée, dès le début, attirent toute notre attention et c’est [276] vers eux que convergent nos pensées. Ni le tableau des caractères humains – en dépit de sa richesse et de sa grandeur sublime – ni celui de notre époque n’auraient pu produire un effet aussi durable et pénétrant, si nous les avions vus autrement que dans ces deux figures qui les peignent toujours dans leur totalité. Nous aurions cessé de nous intéresser aux peuples et aux époques pour revenir aux sentiments et au destin des deux amants qui avaient conquis notre cœur et retenu toute notre attention.
Autour d’eux se forment, dès le début du poème, deux groupes distincts. Dorothée appartient à cette partie de notre nation qui, au contact du raffinement plus grand de nos voisins, s’est haussée à une culture plus haute et à un développement extérieur plus important, et qui, par conséquent, a été plus sensible aux nouvelles idées philosophiques. Elle est aussi dans cet état de tension plus forte où plonge tout événement extraordinaire et qu’exaspèrent, chez Dorothée, son premier amour, à l’issue tragique, ainsi que le souvenir mélancolique qu’il a laissé en elle. La conjugaison de tous ces éléments, leur fusion dans un caractère féminin, fait de Dorothée un être plus raffiné, plus noble et plus idéal que ne l’est Hermann, et pour lequel nous éprouvons une sympathie plus chaleureuse et plus intense encore. On ne peut, en revanche, s’imaginer un caractère plus empreint de force virile et de simplicité naturelle que celui d’Hermann. Les deux personnages, une fois réunis, offrent l’image la plus vivante possible d’un perfectionnement croissant de notre espèce. En effet, ils paraissent à ce point se rejoindre en une unité sans faille qu’ils peuvent parfaitement s’unir l’un à l’autre, et leur différence est d’une nature telle que chacun d’entre eux trouve, en l’autre, ce qui lui fait défaut.
LXXXI. Résultat produit par le poème dans son ensemble – Sujet propre du poème
Un événement terrifiant, qui chasse des peuples entiers de leur patrie, amène cette nature plus belle et plus noble qu’est Dorothée dans une région [277] écartée et moins cultivée, non loin de la famille d’un jeune homme capable de la comprendre ; cet événement réunit les deux personnages et, par son cours implacable, il jette la semence d’une génération nouvelle, d’une humanité plus belle et meilleure. Ce n’est pas le hasard, ce n’est pas un destin aveugle, non ! c’est la main bienfaisante d’un dieu, le souci vigilant du génie de notre race qui semble avoir induit cet enchaînement merveilleux de circonstances ; ces puissances supérieures que le poète avait dû renoncer à faire intervenir dans les destins individuels, il les réintroduit en notre esprit, par la totalité de son poème, de la manière la plus belle et la plus touchante.
Qui ne se souvient, en lisant ce poème, des époques les plus reculées de notre histoire, quand des peuples bienveillants allaient semer et répandre, en de lointains pays, l’humanité, la loi de l’amour et les premiers rudiments de la science et de l’art ? Qui ne se souvient d’époques plus tardives, où des filles de roi parvenaient, par le seul charme d’une douce féminité et la puissance de l’amour, à insuffler à des peuples barbares les principes aimables d’une religion plus humaine ? Comment ne pas leur préférer, cependant, le tableau que nous présente le poète ? Comment ne point le trouver plus sublime parce que le peuple qu’il dépeint porte, déjà, des fruits sains et superbes avant même d’être ennobli ? Comment ne pas fuir les horreurs des années que nous avons traversées, et chercher refuge dans de telles scènes, comment ne pas s’y ressourcer quand elles semblent annoncer que si tout est soumis au mouvement et au bouleversement, ce que provoquent ces troubles n’est pas destiné à être enseveli à son tour dans un même chaos, mais à façonner une humanité et un monde neufs et meilleurs.
Notre poète a élevé, surtout, à la puissance créatrice du sexe féminin un monument aussi beau qu’émouvant. Hermann serait-il plus doux et plus humain, plus complexe et plus sensible que son père, sans l’incontestable influence bénéfique exercée par la nature calme et simple de son aimable mère ? Montrerait-il, dès le premier instant où nous le voyons agir, un enthousiasme d’une telle grandeur, d’une telle noblesse, si la figure de Dorothée ne l’enflammait pas ? Et ne reconnaissons-nous pas, dans la puissance qu’elle a sur tous ceux qui l’approchent, cette culture plus belle qui rayonnera sur sa famille, sur sa communauté tout entière, et finalement sur tout son environnement.
Ici aussi, le poète reste, à l’égard de la nature, d’une fidélité inébranlable. [278] Les femmes exercent l’effet le plus déterminant à l’intérieur de la sphère familiale. Mais désormais, toute culture politique doit être sous-tendue par le développement moral du caractère, et la semence de toute perfection du caractère doit, nécessairement, germer au sein de la vie domestique. De plus, la nature féminine s’entend infiniment mieux à améliorer, sans pour autant détruire ; elle sait à la fois agir plus doucement et plus efficacement sur les esprits, elle est à la fois plus ouverte à la nouveauté et moins opposée à ce qui est ancien, vis-à-vis de quoi elle est plus tolérante tout en quêtant plus avidement celle-là. Elle sent trop profondément que tout lui demeure étranger, qui ne s’intègre pas à ses pensées et à ses sentiments, et ne veut rien imposer de semblable au monde ou à l’humanité.
Le perfectionnement croissant de notre espèce, déterminé par l’enchaînement du destin et présenté en un seul événement, voilà le sujet de notre poème. Envisagé sous cet aspect, il a incontestablement la grandeur et l’étendue dignes d’un poème épique. Assurément, sa grandeur réside non dans l’événement lui-même, comme c’est le cas dans l’épopée héroïque, mais dans ce qui est présenté en lui. Qui ignore cela ou, d’un autre côté, ne perçoit pas pleinement que le sujet est traité de manière parfaitement artistique, objective et épique, ne percevra ni la valeur générale, ni la valeur artistique du poème, et dans les deux cas, il n’en verra jamais l’intérêt épique.
LXXXII. Lois de l’épopée – Loi de la sensibilité la plus haute
Le concept d’épopée permet avant tout d’établir que, de toutes les formes poétiques, c’est elle qui doit être considérée comme la plus objective. Aucune autre, en effet, ne s’efforce, de la sorte, de représenter la réalité extérieure dans sa contradiction avec les modifications internes de l’esprit, aucune ne peut représenter si amplement celle-ci, ni, en la choisissant pour sujet, la peindre dans une clarté si vive et si sensible. On doit donc regarder, comme propres au poète épique, tous les moyens qui visent à une plus grande [279] objectivité, et aucune des lois qu’il observe ne doit avoir d’autre but. Ces lois, on peut les déduire une à une des trois composantes principales de la définition de l’épopée : du concept de narration poétique d’une action, ainsi que de sa détermination, d’une part, à transporter l’esprit dans un état de contemplation sensible et, de l’autre, à lier dans cette contemplation l’humanité et le monde aussi étroitement que possible. On peut facilement résumer les trois composantes ainsi déduites grâce à la terminologie suivante :
1. La loi de la suprême sensibilité. C’est, certes, une loi générale de l’art et, en particulier, de l’art figuratif. Le poète épique doit absolument s’y conformer, et ce, à un double titre, puisqu’il a à faire à une foule d’objets extérieurs, et donc purement sensibles, et qu’il doit disposer aussi l’esprit à la sensibilité. Le poète doit donc produire, non une seule forme et un seul mouvement, mais les multiplier ; il doit choisir un coloris qui annonce immédiatement une clarté lumineuse, opter pour une tonalité qui, sans nous contraindre, nous invite à sortir de nous-mêmes et incite notre imagination à prendre un large essor pour s’envoler dans les hauteurs, il doit susciter des pensées qui nous permettent d’examiner d’un regard plus pénétrant les grands rapports existant entre l’humanité et le monde, provoquer des sentiments qui nous rattachent harmonieusement à la nature et donner toujours vie à son sujet, grâce à la richesse sensible de sa narration, à sa diction et à son rythme.
La sensibilité la plus haute est une propriété essentielle de l’épopée héroïque, qui peut être considérée comme l’apogée du poème épique aussi légitimement que ce dernier peut l’être de l’art figuratif. Force est donc de ranger sous cette loi les règles habituelles qui concernent l’étendue de l’action, le recours au merveilleux, l’intervention des dieux, l’annonce du sujet du chant et l’invocation à la Muse. Dans la mesure où ces lois distinguent l’épopée héroïque de l’autre type d’épopée, ce dernier doit se garder de demeurer, à cause d’un traitement trop peu sensible, en-deçà de l’épique, voire du poétique.
[280] LXXXIII. Loi d’une constance sans faille
2. La loi d’une constance sans faille. Il s’agit ici, simplement, d’une double application de ce que nous avons dit précédemment au concept d’action et de figure, dont les lignes continues nous apparaissent comme des contours en mouvement. Considérée dans son rapport aux figures, cette loi est commune au poète épique, au peintre et au sculpteur, mais appliquée, en revanche, à l’action, elle n’appartient qu’à l’épopée. La musique, certes, et d’une manière plus sensible encore la danse, montrent une telle constance du mouvement. Cette dernière, surtout, n’accède-t-elle pas à une beauté des plus fascinantes lorsque, dans un flux que rien n’interrompt, la forme jaillit toujours de la forme, le mouvement du mouvement et le tableau du tableau. Cependant, en musique comme dans la danse, cela ne se produit qu’épisodiquement. Leur permanence réelle consiste en ce qu’en elles, toute transition, fût-elle brutale ou saccadée, se concentre, dans le détail, en un seul point. Toutes deux, en effet, expriment des sentiments qui, pour naître d’une seule et même disposition de l’âme, constituent pour eux-mêmes, dans la nature, une succession dénuée d’une telle constance. L’art a donc fait assez quand il les a fait converger en un seul point.
Or, observer une parfaite constance, tant dans l’action que dans la narration, est un devoir pour le poète épique. Pour le poète tragique, qui représente son action immédiatement, cette loi recouvre, en revanche, une tout autre signification. Il dépeint la vie réelle avec toutes les lacunes, les interruptions, les imprévus que nous percevons dans chaque événement dont nous sommes le témoin direct, alors que le poète épique, de même que l’historien, les comble nécessairement en les retravaillant et en les rassemblant en un récit. L’action doit donc se dérouler de façon continue ; aucun épisode ne doit sembler représenté arbitrairement ; indépendamment du but dont il est le moyen, il doit découler de ce qui précède, en apparaître comme la suite nécessaire ; le plan doit avoir une cohérence si grande et si profonde que le lecteur ne puisse [281] envisager un autre déroulement de l’action, et s’accorder si parfaitement avec les lois physiques et morales de la nature que l’événement ne puisse se produire d’une autre manière ; seul le choix de la situation initiale, sur laquelle s’appuie tout le reste, est soumis au libre arbitre du poète. Par la suite, tous les éléments se déterminent réciproquement.
C’est en cela que réside la constance sensible et objective de l’action et du plan. Afin, toutefois, de produire dans l’esprit du lecteur la constance subjective souhaitée, le poète épique doit aller plus loin. En effet, chaque fois qu’il varie les caractères, les mentalités et les sentiments, il lui faut les différencier avec précision grâce à une infinité de nuances progressives, tout en évitant un contraste trop saisissant : présenter leurs différences doit revenir à montrer la richesse et l’étendue du genre auquel ils appartiennent tous. La vraie constance d’une série d’éléments consiste, par la différence des parties individuelles, à rendre encore plus clair ce qui les réunit en une un chaîne cohérente.
LXXXIV. Loi de l’unité
3. La loi de l’unité. La nature générale de l’art figuratif, dont il doit établir le modèle le plus élevé, ainsi que ce que recherche de manière spécifique le poète épique exigent de lui, plus que de tout autre, que son traitement du sujet fasse apparaître une unité parfaite. La quête de cette unité est, certes, un impératif, mais elle signifie moins la concentration radicale en un point unique des différentes parties du poème – ce qui est davantage le propre de la tragédie – que leur fusion en une totalité.
En effet, le sentiment que le poète tragique doit viser avant tout, se rapporte à un seul objet, et c’est à cette unité perçue d’un point de vue purement numérique que le poète applique ce concept tout à la fois moins rigoureux et supérieur qu’est la totalité artistique. Le sens contemplatif, au contraire, qui est mobilisé poétiquement dans l’épopée, s’approprie et réunit en une unité [282] tous les éléments, dans la mesure où il perçoit toute chose dans une unique perspective. Le poète tragique cherche donc davantage une unité qui existe déjà dans l’expérience ; il se hâte vers un seul point, sa marche s’accélère, gagne en impétuosité, et il quête la concision plutôt que la profusion puisqu’il doit retrancher de son plan tout ce qui pourrait le détourner de ce point unique. L’unité du poème épique est fondée, elle, plus dans le projet du poète que dans la chose même : celui-ci dispose donc d’une liberté plus grande – et, jusqu’à un certain degré, plus indéterminée – d’élargir davantage son plan ; en fait, tout dépend de ce qu’il promet de réaliser, au début du poème – et en un sens, l’annonce n’est pas un élément sans importance.
La fin d’un poème épique n’est pas nécessairement une fin réelle, à laquelle on ne pourrait rien adjoindre. Les différentes parties de l’ensemble doivent uniquement s’assembler de manière suffisamment cohérente. Le poète peut donc transformer cette fin en une simple pause dès qu’il lui plaît de tisser un peu plus les fils de la narration.
Il lui est, toutefois, interdit de faire preuve d’arbitraire, en allongeant son plan de manière indéterminée. La frontière est ici très nette ; il n’a le droit d’avancer que jusqu’au point où son sujet cesserait d’être une action pour devenir un véritable événement, c’est-à-dire où il dégénérerait en une somme d’épisodes, dans laquelle on ne percevrait plus le seul effet exercé par l’action, ou que cet effet perdrait en pureté.
LXXXV. Loi de l’équilibre
Les trois lois que nous venons d’exposer découlent toutes du concept de la représentation d’une action ; globalement, elles caractérisent aussi la tragédie, et c’est seulement leur emploi dans l’épopée qui leur confère une détermination spécifique. Les lois suivantes procèdent, elles, davantage de la nature caractéristique de l’épopée : faire intervenir le sens contemplatif dans ce qu’il a de plus général. On peut, dès lors, mettre en lumière :
[283] 4. la loi de l’équilibre. L’équilibre permet au poète de s’approprier les différentes composantes nécessaires pour produire, dans son intégralité, l’effet recherché. De lui dépend également le calme qu’il doit susciter chez le lecteur. Sans cet équilibre, la sensibilité épique, la constance et l’unité pâtiraient également. On peut voir en lui l’expression caractéristique de la nature à l’unisson de laquelle nous met le poète, en ce qu’étrangère aux prétentions exclusives des individus et indifférente à leur inévitable déclin, elle veille d’un soin infatigable à l’existence de la totalité. Le poète, lui aussi, doit concentrer sur ce point toute son attention, et l’importance de son plan, par rapport à la totalité, est le seul critère d’après lequel il doive mesurer l’espace à concéder à chacune des parties.
Cependant, il lui faut avant tout éviter qu’un sentiment ne s’empare exclusivement de notre âme ou y exerce une prépondérance manifeste. C’est pourquoi, par exemple, un sujet proprement tragique opposerait de grandes difficultés à un traitement véritablement épique, puisque nous y serions en proie à la crainte et à la compassion qui nous ferment souvent à tout autre sentiment. De fait, un tel sujet n’a presque jamais été traité par des poètes épiques, et le tragique de la Messiade, par exemple, finit pas se résoudre en victoire triomphale.
On ne peut, pour autant, bannir par principe un tel sujet du champ de l’épopée car, dans une forme poétique, ce qui compte, en dernière instance, n’est point le sujet mais la manière dont il est traité. Même la tragédie la plus parfaite, pour choisir un exemple particulièrement frappant, pourrait se fonder sur un événement heureux et couronné de succès. Les transports les plus grands et les plus violents que provoquent la joie, l’admiration et le ravissement sont, en effet, susceptibles de s’emparer de l’âme avec la même force que les plus grands mouvements de deuil et de douleur auxquels ils ressemblent, dans le fond, par leur violence et leur impétuosité. Admettons qu’un poète ait la bonne fortune de trouver un sujet dont l’issue soit assez heureuse pour élever un mortel au rang de bienfaiteur presque divin de son espèce, un sujet où le personnage ainsi distingué soit un caractère conjuguant l’énergie la plus puissante et l’enthousiasme le plus noble avec le sentiment, le plus pur et [284] le plus simple, d’être indigne d’une si haute détermination, un sujet, enfin, où le changement par lequel le destin accomplit cette métamorphose se produise soudainement et sans qu’on s’y attende. Le poète parviendrait, en le développant, à susciter une tension inquiète, une incertitude tourmentée et l’émotion la plus vive et la plus violente, ces sentiments, par conséquent, qui s’emparent si brutalement de nous lorsque nous sommes confrontés à un sujet proprement tragique. Et si le poète, surtout, était assez habile pour traiter cette passion par laquelle sont liés le plus étroitement le tourment et le ravissement, l’amour accablé de doutes mais qui triomphe finalement, avec une grandeur telle que son objet (car il peut ne le préserver en tant que thème tragique qu’en l’élevant au sublime) n’en sorte pas amoindri, nous nous sentirions soudain détachés de la nature et limités à notre seule autonomie autant que dans une tragédie proprement dite. En effet, le sentiment d’un bonheur immérité et exubérant ne bouleverse pas l’âme moins radicalement que la grandeur de la douleur.
Cette façon de traiter un sujet en accentuant l’aspect sensible et noble plus que l’aspect moral et sublime, ce mode de traitement qui préfère l’imaginaire au pragmatique conditionne, soit dit en passant, le concept le plus haut et le plus parfait du solennel opera seria.
LXXXVI. Loi de la totalité
5. La loi de la totalité. Une loi esthétique peut aussi peu déterminer quel objet le poète doit choisir qu’elle peut lui prescrire ce qu’il a le droit ou non d’admettre dans son plan. La tâche du poète est accomplie dès que l’esprit du lecteur continue de jouir de cette liberté qui ne l’attache ni à un objet, ni même à une unique catégorie d’objets. Cette liberté est une suite nécessaire de l’équilibre entre les différents sentiments que le poète fait vibrer ; elle est également la condition nécessaire pour que l’on accède à une vision sensible et pleine de vie.
L’un des privilèges de l’art est sa faculté de nous délivrer des chaînes [285] intérieures et extérieures qui nous donnent souvent l’impression d’être prisonniers de la vie réelle. Un autre, plus noble encore, est de substituer en nous, à ces liens, une légalité, certes aussi stricte, mais choisie librement. Ce privilège, le poète épique en bénéficie principalement grâce à la totalité et à l’universalité de la perspective générale à laquelle il s’élève. Au fur et à mesure que nous dominons notre objet, en nous efforçant de l’appréhender dans sa totalité, nous échappons mieux à son emprise, mais nous n’en sommes que plus pénétrés du sentiment de sa cohérence et de sa légalité ; l’imagination n’est jamais plus assurée de rester idéale, c’est-à-dire de rester conforme aux lois tout en jouissant de la plus grande liberté, qu’en alliant le sens contemplatif à la rigueur de l’entendement.
L’épopée ne sera jamais en peine de trouver une foule d’objets car aucune méthode n’est plus fructueuse que celle de la plus grande objectivité : en effet, afin de mettre en valeur une forme, on en a besoin d’autres, qui l’entourent, et pour décrire un mouvement, il en faut d’autres qui le précédent et en découlent. De tous les genres d’épopée, c’est donc l’épopée héroïque qui s’avère la plus riche en mouvement et en forme.
LXXXVII. Loi de la vérité pragmatique
6. la loi de vérité pragmatique. On peut définir la vérité poétique et la vérité historique grâce à leur accord avec la nature, à condition de comprendre par “nature”, ici, un objet de l’observation et, là, de l’imagination. D’un point de vue historique, est vrai ce qui ne contredit pas la réalité ; d’un point de vue poétique, ce qui ne contredit pas les lois de l’imagination3. Ou l’imagination [286] s’abandonne à l’arbitraire de son propre jeu, se contentant de l’effectuer avec art, ou bien elle suit les lois internes de l’esprit humain ou encore celles, externes, de la nature. Selon qu’elle emprunte une de ces trois directions, la vérité poétique devient simple vérité de l’imagination, vérité idéale ou vérité pragmatique.
La première de ces trois conceptions poétiques n’est envisageable que dans le conte, dans lequel l’imagination ne joue, finalement, qu’avec sa seule puissance, en travaillant le sujet le plus simple. Tout ce qu’on peut exiger de l’imagination lorsqu’elle procède ainsi, c’est d’être capable de fusionner ces traits en une série constante et en une seule image. La vérité idéale appartient surtout au poète lyrique et à la tragédie. Elle reconnaît comme parfaitement valables toutes les pensées conformes à la constitution générale de l’esprit, ainsi que tout ce qui peut être pensé par lui conformément aux lois générales qui régissent ses modifications, même si ce qu’elle admet est parfois bien distant de la nature et ne se rencontre que rarement dans l’expérience. La vérité plus strictement pragmatique, en revanche, rejette tout ce qui ne relève pas de la marche habituelle de la nature, et n’admet, en guise de lois physiques ou morales, que celles qui s’accordent avec elle. Elle exige le naturel et, si elle n’exclut pas pour autant ce qui est extraordinaire ou inhabituel, c’est à condition qu’il corresponde toujours à la marche globale de la nature et au concept générique d’humanité, quitte à le dépasser aussitôt ; la vérité idéale, elle, ne rejette même pas ce qui contredit ce concept et ne se trouve qu’exceptionnellement dans les individus ; quant à la simple vérité de l’imagination, elle constitue quasiment le contraire de ce qu’on nomme généralement vérité et ne connaît pas ces bornes. Si les limites entre la vérité idéale et la vérité [287] pragmatique, appliquées à des cas particuliers, semblent bien souvent se confondre, elles sont pourtant évidentes pour quiconque reste conscient que seul peut avoir une vérité idéale ce qui jaillit d’un esprit qui, retranché de la vie dont vibre la réalité extérieure, plongé dans ses idées et ses sentiments, substitue à l’activité extérieure et à la sérénité enjouée une activité interne et une jouissance purement sentimentale. En revanche, dans l’esprit qui se rattache toujours à la nature existant hors de lui, qui ne vit, ne s’implique et ne jouit qu’en elle seule, rien ne peut se produire qui ne ferait preuve de la vérité pragmatique la plus haute et la plus évidente.
C’est là justement le domaine du poète épique. Son art émane de la richesse de la vie et y ramène. Il fuit, par conséquent, tout raffinement excessif des pensées et des sentiments, tout caractère et toute émotion trop complexes et trop difficiles à étudier ; ce qui leur est apparenté lui semble tout à la fois artificiel et mesquin. De tels objets, en effet, tolèrent mal la lumière éclatante dont il illumine ses motifs habituels, ces masses importantes et claires dont il a tant besoin. Il veut peindre des gens extraordinaires par le degré de leur force et la pureté de leur être, non par leur rare constitution. En somme, ils doivent être en parfaite harmonie avec ce qu’il y a de plus humain et de plus naturel ; n’importe quel sens sain et droit doit pouvoir percevoir et appréhender ce que le poète épique représente. Un autre objet ne saurait être reproduit objectivement, par la méthode qu’utilise toujours le poète épique.
Le poète épique n’en a pas moins le droit de transférer dans son univers poétique un objet relevant presque de l’idéal pur, et donc d’un monde qui lui est étranger. Nous avons vu, dans la première partie de cet essai, que c’est en cela que réside l’originalité de la poésie moderne et tout particulièrement de notre poète. Il lui faut, pourtant, placer l’esprit de son lecteur dans une disposition parfaitement pragmatique afin de résoudre par là la dysharmonie qu’un semblable objet, sinon, produirait inévitablement dans un tel genre poétique. S’il y parvient, sa poésie n’en devient que plus séduisante, puisqu’il en [208] élargit les bornes sans nuire à son caractère. Pour le poète, l’une des règles capitales est, certes, de conserver en sa pureté la disposition d’esprit caractéristique de chaque forme poétique. Mais multiplier les objets que cette disposition s’approprie naturellement, les échanger contre d’autres est une autre règle tout aussi impérative que la première.
L’épopée héroïque court moins le risque d’enfreindre cette loi que l’autre forme épique. Pourtant, plus cette dernière respecte cette loi, plus elle s’entend à associer à la simplicité naturelle un caractère au contenu riche et raffiné, plus, enfin, elle met en valeur, dans chaque forme poétique l’originalité individuelle qui s’efforce toujours de faire apparaître le genre, et ce même dans les individus, et plus l’effet qu’elle exercera sera grand.
L’homme, en effet, n’est jamais aussi beau que lorsqu’il s’approprie ce que ses seules forces ont formé de sorte que cela lui semble une propriété générale de l’humanité tout entière.
LXXXVIII. Plan du poème – Marche de l’action
Voilà les lois principales de l’art du poème épique. Elles ne sont, dans le fond, que des moyens différents d’exprimer l’objectivité la plus vive et d’appliquer le concept général d’épopée aux exigences individuelles imposées au poète. C’est pourquoi elles pourraient également être formulées autrement ; il nous a semblé, toutefois, qu’on parviendrait plus aisément à une perspective générale en établissant, en un premier temps, quelles règles doit observer le poète au cours de la création, puis en les expliquant. C’est par là que nous voulons achever cette étude déjà trop longue peut-être, et examiner brièvement le plan, les caractères et la manière dont est exposé notre poème à l’aune des lois désormais établies. Cela nous fournira, de plus, l’occasion, d’y ajouter quelques remarques qui, dans le cours du texte, n’ont pu encore trouver leur place.
Le plan du poème étudié est beau à double titre : toutes les parties individuelles sont soudées en une parfaite cohérence, qui, pourtant, n’a rien de [289] contraignant. Personne, dans une composition aussi peu étendue, n’attend que chaque partie soit produite par une autre, tout en conservant cette autonomie propre qui élève l’Iliade à une totalité impressionnante, et le Roland furieux de l’Arioste (sous cet aspect également, le barde italien est, en effet, très proche des Grecs) à une totalité riche et diversifiée. Néanmoins, l’individuel n’y atteint point ce paroxysme – reproche souvent adressé à la poésie moderne – qui convient à l’entendement plus qu’il ne plaît à l’imagination. Dans le déroulement des événements, les éléments successifs apparaissent librement et spontanément, mais l’ensemble est, cependant, enchaînement imperturbable et parfaitement cohérent des épisodes. S’élevant du début à point médian, pour redescendre ensuite jusqu’à la fin, le tout constitue un cercle au diamètre, certes, étroit mais parfaitement dessiné.
A la fin, toutes les parties que le poète avait précédemment montrées séparées fusionnent parfaitement et tous les sentiments excités jusque-là se voient apaisés dans cette fusion. Le désir qu’avait Hermann de posséder Dorothée est réalisé ; les natures qui paraissaient prédestinées, après s’être trouvées, commencent une vie nouvelle et plus belle. Cette fin s’opère sur un mode tout à fait épique car elle est plus une conclusion décidée par le poète que l’achèvement de l’action elle-même. Quoique la jeune femme ait accepté l’amour de Hermann et que les parents aient accordé leur consentement, plus d’un obstacle pourrait, dans la réalité, venir repousser une union qui n’est pas encore accomplie. S’il était possible de traiter ce sujet comme une tragédie, c’est ici seulement que le nœud se nouerait et que l’action débuterait. De l’état d’esprit, dans lequel le poète nous transporte, émane, toutefois, une force si grande et exerçant sur nous une telle emprise que, alors que dans la réalité, nous serions sûrs de voir se dresser soudain des difficultés, nous continuons, ici, de considérer la réalisation de cette union comme une conséquence nécessaire que le poète n’a pas eu besoin de retenir dans son plan car elle allait tout naturellement de soi.
Etant donné le sujet choisi par notre auteur, le poème devait immanquablement consister, pour une grande part, en dialogues ; pour cette même [290] raison, on ne peut nullement reprocher au poète un certain dépouillement de l’action. Il a, au contraire, le mérite indéniable d’avoir, en dépit du sujet, réussi à représenter une réelle richesse de mouvement. Si l’on ne peut demander au créateur rien de plus que de faire jaillir, de son sujet, la vie et toute la diversité sensible qu’il recèle, notre poète a pleinement satisfait à cette exigence. Inutile de mentionner ici comme il a su utiliser la cohue et la confusion du convoi, les misères de la guerre et les circonstances étranges qui les ont provoquées. C’étaient là des éléments trop importants et trop frappants pour qu’il pût les passer sous silence. Mais ce qui est l’œuvre pure de son imagination est représenté avec tant d’habileté que nous croyons littéralement le voir. Et comme il nous rend familiers la maison, les propriétés, le domicile et les destins de la famille de Hermann ! Comme tout s’anime autour de nous après que nous avons traversé, avec la mère, la large cour, le jardin, la vigne si joliment plantée et les champs fertiles, appris de sa bouche le terrible incendie qui détruisit le bourg, et de celle du père, sa résurrection progressive, et qu’enfin, nous savons tout de la famille, jusqu’à ses origines.
De fait, même dans les poèmes les plus importants, on ne trouve que rarement des objets aussi nombreux, aussi grands et aussi sensibles ; la seule chose qu’on puisse déplorer est simplement qu’il n’ait pas été possible de mettre en action tous ceux qui, parmi eux, sont d’une portée considérable. Cela, toutefois, modifie moins la puissance du poème que la façon dont il exerce son effet ; nous voyons moins, mais nous voyons d’un autre regard. Cela ne rétrécit pas le champ du poème, mais modifie seulement sa tonalité.
Là où le poète a seulement représenté l’action, elle se poursuit sans interruption, et dès qu’elle a commencé, avec le premier chant, elle ne marque plus aucun arrêt. Les nombreuses conversations que les personnages mènent, tour à tour, sous nos yeux, ne remplacent jamais l’action, mais sont toujours opportunes. Leur fréquence, au lieu de manifester les déficiences du plan, est donc la conséquence inévitable du sujet choisi. Elles servent, en outre, à donner l’impression d’une certaine durée, en ralentissant le cours de l’action ou, au [291] contraire, en l’accélérant. Et, en définitive, celle-ci ne se déroule jamais ou trop vite par rapport au temps qu’elle embrasse, ou trop lentement aux yeux du lecteur impatient d’en apprendre davantage.
Ce qui confère principalement légèreté et naturel à la marche de l’action, c’est la myriade de moments individuels qui la composent. Quoique le poème soit relativement bref, un découpage, même grossier, permettrait d’en dénombrer au moins une centaine. Homère, lui aussi, pourrait servir ici d’exemple, car s’il parvient à l’incroyable individualité, au beau mouvement et à la vie animée qui le caractérisent, c’est parce qu’il décompose tous les instants et que chaque moment est suivi d’un autre, de sorte que, dans le chant le plus bref, si on le considère dans le moindre de ses détails, chacun des points auxquels on s’était arrêté fugitivement, avant de passer à un autre, laisse le souvenir d’une appréciable durée, ce en quoi il imite la nature tout en faisant croire, à l’imagination, qu’elle a parcouru un temps réel. Plus la chaîne des événements est structurée, moins ses différents maillons semblent motivés par un arrangement arbitraire du poète, plus ils semblent naître spontanément l’un de l’autre, et plus la totalité devient souple. C’est là ce qui distingue principalement celui qui, par nature, est poète, de celui qui en a appris le métier. Même si l’on néglige qu’un poète gagne, par là, en liberté et en légèreté, il faut reconnaître que voir l’action se mouvoir comme un fleuve parcouru d’une succession ininterrompue de petites vagues qui se brisent doucement mais ne s’arrêtent pas un instant, convient mieux à l’imagination, dans la perspective du projet d’une forme simple de la progression tel que l’a conçu le poète,
LXXXIX. Véritable invention poétique de la totalité
Dans le détail de l’organisation, le poète n’a omis aucun des épisodes qui découlent naturellement des précédents, et il n’en introduit aucun sans l’exploiter réellement. On ne peut pas davantage relever un épisode nécessaire à la marche de l’action qui n’ait été déjà présupposé antérieurement. Sur une colonne parfaitement travaillée, rien ne demeure pure matière, et le moindre [292] espace qu’effleure le doigt a des formes et une limite qui lui sont propres ; de même, tout, ici, est déterminé et chaque détermination produit spontanément la suivante. Si le poète en avait omis une, le lecteur aurait dû l’ajouter.
Le vrai génie poétique se distingue dans la composition, en ce qu’il conçoit son objet dans l’imagination, et en retranche tout ce qui est incapable de produire un effet poétique, alors que tout ce qui peut accroître cet effet s’y retrouve spontanément. Sans l’avoir cherché explicitement, le poète, dans la matière que lui a fournie l’enthousiasme, est stupéfait de trouver rassemblé seulement ce dont il a besoin ; il a uniquement à développer ce que lui donna son génie, sans faire le moindre effort, par la seule force de sa nature, comme si c’était le présent d’un heureux hasard. Dans ce poème, cela frappe d’autant plus qu’une seule action est peinte et, finalement, un seul rapport établi. Le poète ne peut pas, comme, par exemple, Homère dans la description d’une bataille, accoler plusieurs images et passer de l’une à l’autre. Il doit produire tout son matériau à partir de lui-même.
XC. Instant où débute l’action
Le choix de l’instant où le poète fait commencer l’action compte parmi les plus remarquables preuves de son habileté à la traiter. C’est, en effet, de cet instant que dépend l’intérêt qu’il veut susciter immédiatement en nous. Pour cette raison, c’est presque devenu une règle que de placer d’emblée le lecteur au cœur du sujet car, à ses débuts, une action est tout à la fois trop vide et trop indéterminée, et son issue encore trop incertaine, pour qu’elle puisse captiver aussitôt le lecteur. Notre poète aussi a observé cette règle. Mais une autre raison, capitale, l’y a également invité.
L’action du poème s’ouvre par le départ de Hermann qui se rend auprès du convoi des émigrés, et par la distribution des présents que ses parents l’ont [293] chargé de distribuer. Toute cette scène échappe à notre regard ; nous entendons seulement la description qui en est faite par la bouche de l’apothicaire ; c’est même, là, le seul passage où nous ne soyons pas les témoins immédiats de l’action représentée. Le groupe principal, dans notre poème, est la famille de Hermann ; si le poète désire que nous prenions part à l’événement rapporté, il doit d’abord nous familiariser avec elle. Il faut donc que nous l’apercevions toujours au premier plan. Si le poète avait exposé directement sous nos yeux cette cohue d’émigrés fuyards, la confusion de leur convoi et le malheur de leur situation désespérée, notre esprit, rempli soudain de ce terrible objet, autant que distrait par lui, n’aurait jamais pu se concentrer sur le seul point qui, pourtant, devait nous intéresser. Perçu de trop près, ce motif eût violemment annihilé tout autre effet, alors qu’en nous apparaissant à distance, il produit une impression plus belle et plus marquante encore. Dès lors que le poète a eu suffisamment de temps pour nous sensibiliser d’abord à ses personnages et à leurs destins, il ne craint plus de nous entraîner au milieu du chaos le plus complet, ni de nous divertir par les descriptions d’une terrible guerre et d’une grande révolution, car il est convaincu que le sentiment qu’il a suscité en nous, au lieu de s’estomper, polarisera tout ce qui lui est étranger.
De loin, Hermann aperçoit d’abord Dorothée au cœur de ce convoi. Le poète réalise ainsi un double objectif, en décrivant, outre l’événement lui-même, l’impression qu’il a laissée sur Hermann. Enfin, il ramasse la durée de l’action, ce qui ne l’en rend que plus belle, en ébauchant, dès les premiers chants, la discussion sur le mariage de Hermann – le début réel de l’intrigue – et en faisant de cette discussion la première scène importante que nous voyons se dérouler sous nos yeux.
XCI. Episodes décisifs sur lesquels s’articule l’action
La marche de l’action s’articule principalement sur trois événements : la [294] dispute entre le père et le fils, la rencontre de Hermann et Dorothée au bord de la fontaine, et la proposition de l’emmener en sa demeure en qualité de servante, jointe au discours subtil du pasteur qui prolonge la confusion née de cette proposition. Ces trois épisodes découlent tout à fait naturellement de la situation du poème à un moment donné, et les deux derniers s’accordent si bien avec le caractère du poème épique que le poète ne pouvait les omettre, même si cela n’avait pas été son intention initiale.
Le reproche formulé par le père accélère la marche de l’action et précipite le moment de la décision. Il fallait que l’action trouble fort l’esprit de Hermann et provoque assez la profonde inquiétude de la tendre mère pour qu’il se décide, soudain, à risquer une entreprise si décisive, alors que généralement, il tergiverse sans fin. Dans le même temps, il est tout à fait naturel que le père, tiraillé entre la sérénité et la grave émotion que suscitent les événements de son époque, songe au mariage de son fils – qui, d’ailleurs, le préoccupe depuis longtemps – et que la vue d’une telle foule de malheureux, d’autant plus amers et accablés que leurs femmes et leurs enfants partagent leur fuite éplorée, oriente la conversation sur ce sujet.
Nous avons déjà évoqué plus haut la rencontre des deux amants auprès de la fontaine. C’est l’un des événements dans lesquels le merveilleux et l’inattendu paraissent plus naturels que surnaturels. Il semble qu’aucune passion ardente ne naisse, que rien ne puisse exacerber les passions de l’âme sans le concours de circonstances dues, peu ou prou, au hasard. Peut-être leur accordons-nous un poids trop grand, peut-être nous affectent-elles excessivement. Mais peut-être aussi existe-t-il une sympathie secrète et incompréhensible de l’âme qui réunit ceux que rapprochent leurs sentiments les plus profonds, à moins que la même disposition d’esprit ne leur imprime des directions analogues, leur permettant ainsi de se rencontrer plus souvent et plus aisément.
La manière dont l’intrigue se noue découle, très naturellement, des [295] caractères de Hermann et de Dorothée. Lui, très solennel, très ému mais doutant à plus d’un titre, surtout à cause de l’anneau de Dorothée – un motif remarquablement utilisé par le poète – de voir ses désirs se réaliser, ne pouvait que s’exprimer de façon hésitante et embarrassée. Quant à Dorothée, plus pondérée, elle devait nécessairement l’aider habilement et délicatement en prenant une décision rapide. Sa situation malheureuse doit lui faire ressentir une demande en mariage comme quelque chose d’incroyable et, au contraire, la proposition qu’elle accepte réellement, comme vraisemblable. Et la timidité de Hermann, sa joie de la voir au moins près de lui, sa crainte qu’un mot de trop gâte tout, l’incitent à saisir avidement l’issue qu’elle lui propose.
Le poète n’aurait effectivement pu trouver un moyen plus heureux de faire durer et d’amplifier l’effet qu’il exerce. Comme le retour des deux amants est embelli par cette méprise, qui laisse à Dorothée la pleine liberté de tenir face à Hermann les propos qu’elle veut, tout en voilant les sentiments qu’elle éprouve réellement ! Quelle aimable ambiguïté cette méprise confère-t-elle aux paroles du jeune homme, lorsque, partagé entre ce doute qui continue à le ronger et un espoir encore incertain, il montre à la jeune fille ses possessions, la maison de ses parents, la fenêtre de cette mansarde qu’il a, jusque-là, habitée seul, et où, désormais, il connaîtra un bonheur redoublé ! Comme nous nous plaisons à entendre ici Hermann incapable, maintenant, de cacher à Dorothée que cette chambre sera à l’avenir la sienne aussi, mais qui ajoute, aussitôt :
“... Nous faisons des changements dans la maison”,
reprenant ce qui, croit-il, pourrait le trahir ! Avec quel bonheur le poète a réussi à maintenir ce passage à mi-chemin entre le sérieux de la réalité et le jeu de la pure imagination !
Le dernier des passages cités plus haut retarde, un instant encore, le développement de l’action, juste avant qu’elle s’achève. Ce retard suscite en nous une certaine douleur, et la plupart des lecteurs partagera notre sentiment. Nous sommes devenus si sensibles aux sentiments de Hermann et Dorothée que nous souhaitons voir se dissiper cette confusion qui jusque là, nous distrayait [296] mais qui, désormais, ne peut qu’accabler les deux amants ; nous sympathisons plus profondément avec eux qu’avec aucune des autres personnes assemblées dans la maison ; et nous sommes plus émus et plus attendris qu’elles, dans la mesure où nous avons accompagné Hermann et Dorothée dans leur cheminement. L’incertitude de leur situation et la contrariété passagère provoquée par l’incident qui s’est produit dans les vignes nous a rendus, comme eux deux, plus sensibles et plus vulnérables. Le pasteur, en revanche, homme éclairé et compréhensif, est naturellement plus serein et libre de préjugés que sensible : à l’instant où le couple franchit la porte, il se réjouit de voir accomplie l’œuvre à laquelle il a largement contribué ; à cette minute, il se soucie moins de la douleur passagère qu’il va causer que de la déclaration qu’il veut provoquer, et ne peut résister à la tentation de pousser l’esprit de la jeune fille à ses dernières extrémités, afin d’éprouver ses convictions les plus profondes. C’est pourquoi il use de feinte, pour entretenir la confusion. Dès lors, le poète ne pouvait plus retenir un aveu que prépare tout le poème et que plus rien n’empêche.
Il n’aurait guère exploité ce qui fait la supériorité du genre épique, si une délicatesse déplacée l’avait poussé à écarter cette ultime péripétie. Une attention moindre aux manifestations de tendresse, la disposition dans laquelle personne n’est, à nos yeux, aussi vulnérable que nous-mêmes, et où, sans prendre autre chose en considération, nous suivons notre humeur et notre inspiration, une joie manifeste face à des désordres et des malentendus suscités intentionnellement dont nous sentons bien, pourtant, qu’il finiront par se dissiper en une sérénité plaisante, voilà ce qui est le plus propre aux caractères vraiment réalistes, vraiment naturels et, par ces deux qualités, véritablement épiques. Cela explique qu’on ne trouve jamais plus souvent que chez les Anciens des passages de ce type ; chez Homère, les “paroles qui nous déchirent le cœur”, – qu’on trouve principalement dans l’Odyssée – ont le plus souvent la fonction que remplit, ici, le discours du pasteur, à cela près qu’elles sont empreintes d’une gaieté plus enjouée voire, parfois, d’une certaine rudesse.
Cette analyse vaut pour la plupart, ou, plus exactement, pour tous les [297] épisodes que le poète a intégrés à son plan. Ils sont motivés par une triple nécessité, puisqu’ils sont simultanément :
1. la conséquence de ce qui est donné précédemment
2. le moyen visant au tout
3. l’instrument le plus efficace, enfin, pour susciter un effet proprement épique.
Le respect constant de ces trois dimensions, au cours du poème, indique que la totalité émane d’une conception proprement poétique. Le démontrer en s’appuyant sur l’ensemble des parties du poème constituerait un travail inutile, puisque le lecteur en a, certainement, présent à l’esprit l’enchaînement. De surcroît, nous avons eu précédemment (XXX-XXXVI) l’occasion de parcourir le poème presque du début jusqu’à la fin. Nous pouvons donc nous contenter d’ajouter simplement quelques remarques générales.
XCII. Utilisation de l’espace et du temps
Le poète épique puise tous les moyens qu’il met en œuvre dans le seul déroulement des événements ainsi que dans la nature des caractères qu’il présente. Notre poète ne pouvait trouver grand secours dans le premier, et s’en est tenu nécessairement à la seconde. Il a su, cependant, fonder la péripétie proprement dite sur un jeu entre l’espace et le temps qu’il a, peut-être, mieux exploités que quiconque avant lui.
Avec une inlassable méticulosité, il détermine avec soin les dimensions temporelle et spatiale, ne négligeant aucun des liens qu’elles pourraient avoir avec les actions ou les personnes. S’inscrivant dans un tel décor, les figures apparaissent plus belles et plus denses. Le temps de l’action est très bref, comme l’exigeait la situation initiale : il ne s’étend que du début de l’après-midi à la tombée de la nuit. Cela est également légitimé par le contexte. Si Hermann ne se hâtait pas de prendre possession de Dorothée le jour même où il l’a rencontrée, elle s’éloignerait de lui et disparaîtrait, peut-être pour toujours,
“Dans la confusion de la guerre
“Et dans une triste errance vagabonde.
[298] Tout se passe en une journée d’été accablante, que vient rafraîchir, au crépuscule, un orage doublé d’une averse. Plus haut, nous avons expliqué longuement la manière dont le poète a su mettre a profit cette circonstance, et l’influence qu’exercent sur les personnages les différentes heures de la journée et les conditions climatiques. Mais il a représenté avec une telle finesse et un tel pittoresque les différents degrés qui, dans la chaleur étouffante d’une journée d’été, se succèdent pour aboutir à un orage, il a tissé partout ses descriptions à la trame de son action avec un tel naturel, que nous croyons vivre aussi cet après-midi et cette soirée, que nous croyons sentir les chauds tourbillons de poussière et voir le ciel se plomber à l’approche du soir, ainsi que les lourds nuages qui voilent, finalement, l’éclat de la pleine lune.
Le poète met le même soin à nous familiariser avec les lieux. Il tire parti tout autant de certaines belles perspectives que de la vue que l’on a du poirier sur la ville. Nous connaissons la ville, la route qui mène au village voisin, le sentier qui conduit, à travers les champs de blés, aux possessions de Hermann, et le chemin, surtout, qu’il faut emprunter pour aller du poirier à la maison, puisque nous le parcourons à deux reprises, fût-ce animés de sentiments forts différents. Toutefois, dans aucun des vers, la description n’est un but en soi. Comme tous les personnages s’expriment avec une parfaite clarté, caractéristique d’un dialogue réel, et que la sphère que parcourt le lecteur est étroite, ce qui lui permet de rencontrer plusieurs fois les mêmes objets, celui-ci finit par croire qu’il a passé la moitié de la journée sur les lieux même de l’action. Le poète n’a jamais imaginé l’action en faisant abstraction du décor, ni songé au décor sans envisager l’action ; c’est pourquoi il montre toujours celui-ci lié à celle-là, et ne le décrit jamais seul et pour lui-même. Par exemple, le pharmacien, lorsqu’il évoque un lieu propice à la promenade, cite infailliblement la fontaine aux tilleuls, qu’un souvenir nous a déjà rendue si chère. Et dans tous les autres passages se répète un phénomène semblable.
La particularité de son sujet interdit à notre poète, plus qu’à tout autre, de négliger les relations qui lient extérieurement les personnages entre eux. Ils sont, en effet, moins susceptibles d’intéresser par leurs actions individuelles que par leur caractère, leur mentalité et leur style de vie. Par conséquent, le poète ne doit pas consacrer moins de soin à décrire leur environnement quotidien qu’à les montrer eux-mêmes.
[299] Cela explique que son plan ait la solide cohérence, la constance ininterrompue dans le mouvement et l’unité parfaite, typiques d’une totalité. A ces traits vient, cependant, s’en ajouter un autre encore qui, certes, n’est point décisif pour la nature épique de notre poème, mais en renforce néanmoins l’efficacité : une certaine symétrie régulière et, disons-le, intentionnelle. Cette symétrie n’a pu échapper au diligent lecteur, et dans plus d’un passage, nous l’avons déjà abordée. Elle confère à tout le poème une grâce charmante qui n’appartient qu’à l’art et s’exprime d’autant mieux dans les œuvres d’art qu’elles manquent d’étendue et de noblesse (au sens strict du terme). Sans elle, le sérieux vire souvent au solennel et le pathétique devient accablant. Quand, au contraire, elle est outrée, toute vérité s’efface et toutes les impressions qui frappent le sentiment s’évanouissent. Se maintenir à mi-chemin entre ces deux écueils et frapper la nature suprême et la plus simple, de l’empreinte visible de l’art, en ne lui ôtant rien de sa vérité, voilà peut-être la preuve la plus sûre d’une nature véritablement artiste.
XCIII. Constance des sentiments suscités successivement – Exception – Méthode de l’apothicaire pour calmer l’impatience
La constance et l’unité qui dominent dans le plan du poème, nous les retrouvons dans la série des sentiments qu’il produit successivement. Tous ont un point commun : l’intérêt, marqué de la plus pure humanité, porté à la culture et au bonheur des hommes ; ils participent tous de cette conviction fondamentale qui nous rend aussi indulgents à l’égard d’autrui que sévères à l’égard de nous-mêmes, qui nourrit une activité ininterrompue et insuffle à chacun un courage serein. Chaque sentiment introduit toujours insensiblement le suivant. Lorsqu’une conversation devient trop grave ou trop émouvante, le pharmacien lui donne une tournure légère et amusante ; mais sitôt que le discours de ce personnage risque de nous entraîner dans un monde trop prosaïque, le pasteur nous élève à une perspective philosophique plus générale. Le comique permet la transition entre le pathétique et la pure [300] contemplation aussi souvent que, dans la vie elle-même, le mélange arbitraire des caractères et une certaine nécessité intérieure.
A un seul endroit du texte on peut constater une faille manifeste, un contraste assez accusé. Mais là aussi, cette faille est nécessaire, car le sujet exige qu’un tel contraste ébranle la constance, sinon toujours ininterrompue, du genre épique. Comme nos lecteurs l’auront deviné, nous songeons au moyen de calmer l’impatience que le pharmacien tient de son père et qu’il n’a jamais oublié ; nul lecteur ne lit, même à la hâte, ce passage, sans éprouver un choc et chacun cherche à comprendre la nature de sa réaction. Tentons, grâce à ce passage, de rendre compte de manière dont procède le poète.
Les parents de Hermann sont assis là, en compagnie de leurs deux amis, guettant avec impatience le retour de leur fils et l’issue de l’épisode. La décision qui doit être prise est si importante qu’elle ramène toujours la conversation au même sujet ; la mère augmente le malaise en gémissant à voie haute, en faisant les cent pas et en reprochant à ses amis d’avoir laissé Hermann seul. Cela exaspère la mauvaise humeur du père qui, il est vrai, bouillait déjà intérieurement. On ne peut se représenter autrement la situation dans la pièce, et c’est ainsi que le poète nous la décrit.
Or, le couple des amants va maintenant franchir le seuil. Le poète devrait-il gâter un tel instant en laissant durer cette atmosphère accablante ? Impossible. Il doit, bien au contraire, préparer à l’irruption du couple, et toute l’impression produite sur l’esprit des personnes présentes doit faire sentir qu’Hermann et Dorothée entrent dans la pièce. Mais quelle transition imaginer pour passer d’un état à un autre, alors que ce qui provoque le premier n’a pas cessé d’agir ? Une telle transition est nécessairement brutale. Comment l’opérer ? De toute évidence, par une rupture manifeste et marquante, par un contraste violent et très frappant. Dans la mesure, en effet, où l’attention doit se concentrer toujours sur les deux figures principales, le poète doit s’efforcer de susciter un changement, sans accorder toutefois à l’objet utilisé dans ce dessein une importance intrinsèque. C’est justement le changement qu’il lui faut rendre perceptible et c’est en lui que consiste ce que nous appelons “contraste”.
[301] Une fois posée en ces termes la tâche à accomplir, on peut vraiment admirer la manière dont le poète a trouvé les moyens de la réaliser. Il choisit l’image de la mort, et de toutes celles qui s’offraient à lui, c’est la seule véritablement adéquate, car elle introduit la double idée de destruction et de vie. La première arrache l’esprit à l’état dans lequel il voudrait se trouver toujours ; la seconde substitue instantanément au vide provoqué de la sorte la plus belle profusion. Le poète exploite également ces deux facettes de la mort ; il n’hésite pas à nous la montrer d’abord en nous présentant, dans un style gothique, l’étroit cercueil, la couleur noire, l’indifférence des ouvriers qui, alors qu’ils fabriquent l’arche de bois qui hébergera à jamais un homme, sont aussi impassibles que s’ils construisaient un meuble quelconque. Puis, il recourt à toute la vigueur de sa langue pour décrire la vie dans toute sa richesse et toute sa plénitude. De l’atmosphère qui se prêtait le moins à l’arrivée de Hermann et Dorothée, il est passé à la meilleure qu’on puisse souhaiter pour l’accueil des deux amants.
Les autres circonstances sont remarquablement représentées ici. Nous voyons clairement, devant la pharmacie, la maison du menuisier, le maître et les apprentis qui y travaillent fébrilement : l’étrange histoire du pharmacien concorde avec tout son personnage et l’emploi qu’en fait le pasteur est admirable. Comme tout le récit est bien conçu ! Est-il, en effet, quelque chose qui puisse mieux apaiser l’impatient que la proximité de la mort et la marche rapide d’un temps que son aveuglement précipite encore davantage.
XCIV. Caractères du poème – Genre général auquel ils appartiennent – Leur ressemblance avec les caractères d’Homère
Le dessin des caractères présentés dans le poème est si vrai, si naturel, si net et ses contours si bien déterminés qu’il n’est pas indispensable d’y insister trop longuement. La parenté générale que tous entretiennent les uns avec [302] les autres, que ce soit dans les différences particulières entre les personnages pris dans leur individualité, ou dans la relation de ces derniers aux autres comme à la totalité, sont les indices manifestes d’un traitement épique.
Tous les caractères du poème appartiennent à un seul genre, car tous les personnages sont issus de la même classe : la bourgeoisie aisée. Dès le premier instant, nous notons que la nature originelle prédomine, chez eux, sur les connaissances et les compétences acquises, de même que les forces naturelles sur la culture. Le pasteur et le pharmacien sont, certes, plus cultivés, mais la culture de ce dernier est incomplète et vacillante et, quoique sa bonté naturelle n’en pâtisse point, il semble un peu comique. Quant à la culture du pasteur, elle s’exprime, elle, principalement par un souci plus grand de l’éducation morale et du bonheur de l’Homme, par conséquent de ce que l’on peut penser de plus élémentaire et de plus naturel. En tous ces personnages, nous trouvons un sens simple et droit, des sentiments purs et naturels, des convictions fondamentales caractérisées par l’humanité et l’équité, en un mot un entendement très sain et une bonté généreuse. Seul le pharmacien, dans cette perspective, peut faire parfois l’objet de quelque critique, parce que son entendement a été, çà et là, faussé par une culture imparfaite, et que sa bonté naît plus de la faiblesse que de la vertu. Inversement, la réflexion et le savoir ennoblissent, chez le pasteur, l’entendement et la bonté. Ce caractère s’exprime, cependant, avec le plus de pureté en Hermann, ses parents et en Dorothée.
Chez tous ces personnages, on trouve, de plus, quelque chose qui les rattache à la sphère des gens normaux, et les rapproche, quelquefois, de ce qui est commun, banal et brut. Le père se montre ainsi, de temps à autre, partial et dur ; le pasteur s’avère souvent pédant et le pharmacien ridicule. Seuls Hermann, sa mère et Dorothée demeurent toujours bons et grands. Ils ont tous les trois une même valeur, dans l’absolu, et leurs différences ne sont que de fines nuances. La mère est caractérisée par une très grande probité, la bonté la plus pure et la tendresse la plus fine. Mais si elle est telle, c’est sans y pouvoir rien, et même sans le savoir. Ses qualités sont dues uniquement à sa féminité, à son sentiment maternel ; elle se place toujours derrière son fils Hermann, et elle ne se voit jamais qu’à travers lui. Hermann tend naturellement à ce qu’il y a de meilleur et de plus haut, mais ses dispositions, loin [303] d’être suffisamment développées, restent encore à l’état d’ébauche. Dorothée est le seul personnage à montrer un certain élan vers l’idéal, ce qui l’élève au-dessus des autres personnages : mais, comme on l’a clairement montré dans le dernier dialogue qu’elle mène avec Hermann, cela l’isole et lui vaut d’être à moitié incomprise par les autres. Nous aimerions, certes, passer quelques jours avec Hermann, l’apercevoir au milieu de ses activités et de son cercle familial ; les soins aimants que lui prodigue sa mère nous feraient certainement verser de chaudes larmes, et la vivacité bonhomme de son père nous distrairait et nous réjouirait ; mais c’est seulement Dorothée que nous voudrions fréquenter, et c’est elle seule que nous pourrions choisir pour l’élue de notre cœur.
Ces considérations générales nous montrent bien, en définitive, que les caractères de notre poète s’accordent avec ceux d’Homère, dont les héros ont aussi “dans la poitrine un cœur qui hait l’injustice et l’iniquité”, un sens droit qui remet rapidement et simplement en ordre tout ce qui est confus, et un courage, enfin, qui exécute résolument les décisions. Même dans les conditions extérieures de l’existence, on peut mettre en évidence une frappante similitude. Chez Homère, comme chez Goethe, “les peines ont renforcé le bras et les jambes” des héros et ses personnages sont aussi des laboureurs qui, comme Hermann, harnachent eux-mêmes leurs chevaux et les attellent au chariot. Bien plus, au sein de la communauté des émigrés, nous retrouvons dans le juge – par la sagesse avec laquelle il rappelle à l’ordre et à la paix la foule irréfléchie, par le respect qu’on lui voue et qui lui permet d’apaiser en quelques mots les querelles et de restaurer le calme – le guide du peuple qu’Homère, et davantage encore Hésiode, nous représentaient. Envisagée sous cet angle, notre épopée ne le cède pas de beaucoup à l’épopée proprement héroïque.
Aucun poète épique, en effet, ne peut renoncer aux composantes héroïques. Et si le poète lyrique n’a besoin que de sentiments et de passions individuels, le poète épique a besoin, lui, de toute l’essence de l’homme. Cette essence, dans sa totalité, doit donc posséder quelque chose de poétique, et livrer, en plus de sa perfection intérieure propre, un objet valable pour [304] l’imagination. C’est précisément cela qui, d’après nous, relève de l’héroïque. L’autonomie et la nature constituent deux de ses composantes. Afin qu’un personnage se révèle digne de l’épopée, il faut qu’il agisse spontanément et mû par la vivacité de ses propres forces.
XCV. Relation qu’entretiennent la culture et une époque cultivée à l’épique
Rien, par conséquent, ne s’oppose autant à l’esprit épique que la simple culture. En effet, elle n’est rien d’autonome, et constitue seulement une aptitude indéterminée à réaliser tous les possibles ; elle n’est pas une force, mais une simple possession, rien de vivant, mais un trésor inanimé qui doit être mis à profit sous peine de sombrer dans l’inutilité. La culture tend donc à annihiler la spontanéité, la force et la vie partout où elle les rencontre. Dès l’instant où l’homme se met en quête de culture, il doit aussi la combattre ; dès l’instant où, délaissant le domaine de la pure nature, il pénètre celui de la culture, commence pour lui une lutte qui ne s’achève que lorsqu’il a réussi à les accorder entre elles. De fait, s’il était impossible d’apaiser leur rivalité en la résolvant en harmonie, les confronter de la sorte serait pure folie. La force originelle et vivante qui s’enrichit, grâce à la culture, doit donc donner à l’indétermination de son activité un but bien défini et métamorphoser peu à peu en vie ce qui était mort. C’est ainsi que l’homme cultivé (simplement dégrossi) pourra passer de l’état d’homme simplement naturel à celui d’homme ayant atteint une vraie culture.
Toute culture, en effet, est l’œuvre de l’entendement agissant séparément. Lorsqu’il n’est pas développé, les choses qui nous entourent exercent leur influence sur nos sentiments et produisent, en nous, penchants et passions. Or, de ceux-ci comme de ceux-là naissent nos convictions les plus profondes, et l’on peut donc envisager un caractère qui se serait formé à l’abri de toute influence marquante de l’entendement : un individu à l’humanité pure sur lequel la pure nature aurait exercé ses effets. A ce stade, nous sentons et désirons comme ultérieurement, lorsque notre entendement aura été formé, mais sans comprendre ou percevoir, dans le détail, ce qui agit sur nous et qui, en retour émane de nous, ni non plus la façon dont cela se produit. C’est la période de pure nature.
[305] Puis, notre entendement se développe et commence à mieux discerner les choses, nous nous détachons mieux de l’objet, et parvenons davantage à distinguer les objets entre eux. Nous comprenons mieux ce qui se passe en nous, mais nous accordons également à nos sentiments moins de cette liberté dont ils jouissent naturellement. Et aussi longtemps que notre culture est encore imparfaite et incomplète, nous gâtons et altérons notre sentiment, qui était sain et droit. C’est la période de pure culture.
Plus aptes à comprendre, et mieux instruits sur nous-mêmes, nous retrouvons notre liberté naturelle et revenons des égarements où nous avait entraînés une culture lacunaire, pour reprendre le chemin de la nature. Nous redevenons ce que nous étions initialement, mais le monde, et nous-mêmes, nous apparaissent plus intelligibles et plus clairs. Cette intelligence plus profonde modifie la forme extérieure de notre sentiment et de nos penchants. Ils ont gagné en raffinement, sans avoir néanmoins subi une modification essentielle. C’est la période de culture parfaite.
Durant cette dernière période, le poète épique peut, certes, s’ouvrir de nouveau à l’humanité, et allier ainsi à l’avantage de la nature celui de la culture. En un sens, il le fait réellement. Notre poète a donné, par exemple, à Dorothée comme au juge, une culture éminente, mais qu’ils doivent aux circonstances et à l’expérience, non à l’érudition ou à l’étude. En faisant intervenir de la sorte une culture variée, le poète n’accroît, toutefois, que peu l’effet poétique. De plus, quand il veut mettre à profit la supériorité inhérente à une telle culture, il se heurte à un nouvel obstacle.
La prépondérance de la culture donne à notre manière de vivre cette apparence en quelque sorte artificielle et contraire au naturel qui caractérise aussi les événements de notre époque. Elle suscite maints besoins nouveaux et s’efforce d’atteindre le plus grand nombre d’objectifs possibles, en recourant à des moyens aussi limités que possible. Par conséquent, elle intercale entre la puissance de l’homme et ce qu’elle lui permet de produire, une foule d’instruments et d’intermédiaires grâce auxquels un individu peut, même au prix d’un moindre effort, mettre en branle une masse impressionnante. L’homme apparaît donc rarement comme la cause unique d’un événement et plus rarement encore comme sa cause immédiate. Il n’agit ni seul ni librement, ou du [306] moins il n’agit ni lui-même, ni directement. Les hommes et les événements agissent dans la même direction, gagnant ainsi une diversité et une puissance telles qu’il nous semble voir dominer le hasard – c’est-à-dire la conjonction de circonstances qui, en soi, sont secondaires et imperceptibles – plus souvent que les décisions prises par des individus ; l’exécution d’entreprises extraordinaires dépend davantage d’un calcul judicieux des circonstances et de l’organisation adroite du plan que de la force et du courage du caractère. L’individu, en tant que tel, ne peut plus guère influer sur l’homme, a fortiori sur l’ensemble des hommes. Il doit toujours agir par l’intermédiaire des masses, et toujours se transformer en machine. Si une énergie est efficiente, c’est uniquement celle des passions, mais les passions elles-mêmes perdent, sous l’effet de la mesquine vanité et de l’égoïsme froid, de cette redoutable grandeur qu’elles ont naturellement. Tout cela explique qu’un grand caractère, ou du moins que l’état d’esprit qui le fait trouver chez autrui ou encore supposer en soi-même, soit devenu plus rare.
XCVI. Possibilité d’une épopée héroïque à notre époque
Confronté à notre époque, peu encline à la poésie, le poète a surtout hâte de nous sauver, en nous emportant dans un monde plus proche de l’Antiquité qui, elle, s’y prêtait mieux ; il doit alors emprunter son sujet à cette partie de la société où la nature originelle l’emporte encore sur la culture et le rechercher davantage dans la vie privée que dans la vie publique. C’est précisément ce qui fait de l’épopée héroïque une tâche presque impossible de nos jours.
Le choix d’un sujet antique est plus complexe pour le poète épique que pour le poète tragique. Celui-ci n’a à représenter qu’un événement ou une passion uniques. Or, depuis toujours, les hommes connaissent les mêmes et le poète parvient toujours à leur donner une couleur de vérité, trouvant par là un sujet déjà façonné poétiquement dans l’esprit du spectateur. A celui-là, en revanche, qui doit décrire, en plus de la vie de ses héros, tout ce qui les entoure et qui, loin d’avoir le droit arbitraire de renoncer à un trait ou, au contraire, d’en ajouter un, on pourrait, chaque fois, reprocher de manquer de [307] naturel et de vérité pragmatique. Où trouvera-t-il, cependant, dans l’histoire moderne, une action proprement épique où l’homme apparaisse seul et agissant immédiatement sous les traits du héros ? En admettant même qu’il la trouvât, un autre obstacle, quasiment insurmontable, se dresserait encore. La culture, dont il était question plus haut, a introduit précisément dans nos actions une différence, en les soumettant – indépendamment de tout jugement fondé sur la morale naturelle –, à ces critères tout à fait artificiels et conventionnels que sont la dignité et la décence. Toute occupation purement physique, tout ce qui relève de la vie quotidienne est rejeté en vertu de ces critères comme malséant et indigne de l’homme cultivé, et ce dernier doit donc les laisser à d’autres que le destin a dotés de qualités extérieures et intérieures moindres. Mais comment le poète épique conciliera-t-il cette exigence avec la loi qui lui impose de veiller à la sensibilité la plus haute et à une constance ininterrompue ? Doit-il exhiber son héros comme une poupée qui, manipulée toujours de l’extérieur, semble réduire son action à des ordres et à des commandements, c’est-à-dire à des décisions et à des discours ? Doit-il représenter uniquement la masse qui l’entoure, et donc seulement des circonstances et non des actions, et ne laisser son héros apparaître, tel un dieu sorti des nuages, que lorsqu’il est en mesure de porter quelque coup décisif ?
Jusqu’à ce que le génie épique ait prouvé le contraire – et sans revenir, ici, sur le merveilleux, cette composante indispensable à l’épopée héroïque – on est en droit de compter ce type d’épopée au rang des choses impossibles de nos jours. Il ne reste qu’à emprunter tous les sujets épiques à la seule vie privée et à les tirer, plus précisément, de cette classe d’hommes qui, de nos jours encore, vit plus naturellement, plus simplement, et en plus grande conformité avec l’Antiquité. Qu’un tel choix ne nuise aucunement aux caractères, Hermann et Dorothée suffit à le prouver, car tout ce que l’humanité possède de grand et de noble s’y exprime dans toute sa force. En revanche, on peut vraiment déplorer que l’imagination y perde son élévation et son élan enthousiaste. Mais cette perte (quoique ce ne soit pas ici le lieu d’étudier généralement la possibilité d’écrire aujourd’hui une épopée héroïque) serait probablement inévitable, pour d’autres raisons que le seul manque d’un sujet [308] adéquat. Il semble que l’éclat éblouissant de l’épopée s’est éteint au crépuscule du soleil grec ; nous pouvons nous estimer assez heureux que notre poète nous montre qu’au moins la pure détermination de leurs contours et la vie animée des personnages, en un mot, la force pleine et généreuse qu’offrait jadis la Grèce se soit maintenue dans toute sa fraîcheur et toute sa vigueur jusqu’à nos jours.
XCVII. Présentation, en Dorothée, de la pure féminité
Insérer la substance la plus haute dans la forme naturelle la plus simple, voilà la tâche que doit pleinement remplir le poète en concevant ses personnages, s’il veut satisfaire également l’esprit et l’imagination de son lecteur.
Y parvenir se serait avéré impossible pour notre poète, s’il n’avait choisi un caractère féminin destiné, d’une part, à jouer le rôle principal dans sa caractéristique, et, de l’autre, à définir la tonalité propre du poème. En effet, la culture la plus poussée et la culture la plus naturelle ne sont jamais aussi contiguës que chez les femmes. En elles seules, l’originalité première domine aussi facilement que complètement ; en elles, la diversité des états et des occupations n’a point les mêmes conséquences que chez les hommes. Parallèlement, on l’a vu plus haut, le poète a pu, sans nuire à son effet principal, concéder à la culture de Dorothée plus de raffinement, et laisser son âme s’élever davantage. En elle, il a donc pu conjuguer une belle individualité et la pure image de l’espèce.
Les descriptions de caractères féminins que l’on doit déjà à la main de ce maître qu’est Goethe sont nombreuses, mais aucune ne nous offre une image plus fidèle du naturel et de la pureté propres à la féminité que le caractère de Dorothée. Tous les autres caractères féminins sont peints dans des états ou des sentiments particuliers ou, plutôt – car c’est en cela que réside finalement la différence – aucun n’est représenté dans un esprit épique. En Dorothée, nous apercevons surtout deux propriétés majeures, un empressement dévoué et une adresse réfléchie. Toutes ses autres caractéristiques ne se manifestent qu’épisodiquement, en fonction des circonstances qui les font apparaître. Elle [309] resteraient, sinon, celées au plus profond de l’âme. Et tant que Dorothée ne quitte pas sa sphère habituelle, sa vie ne cesse de manifester les deux qualités évoquées ci-dessus.
Le passage consacré à la détermination générale de la femme (p. 150) compte parmi les plus beaux et les plus sensibles qui aient jamais été rédigés à ce propos. Dans aucun état, dans aucune sphère, un beau caractère féminin ne peut exister sans ce trait fondamental qu’est la chaleur serviable, qui incite à aider autrui chaque fois que c’est possible. Sans lui, en effet, aucune vertu domestique n’est possible, et c’est uniquement sur ce fond que peuvent s’épanouir la beauté et la grandeur de la femme. Le sexe féminin est destiné à régner sur les âmes, exerçant ainsi le plus beau et le plus digne des empires. La conscience de cette destination, liée à celle qu’une telle puissance morale ne peut s’acquérir qu’au prix du sacrifice de tout pouvoir physique, fonde l’essence de la féminité. Sans cela, l’empire qu’exerce la femme provoquerait seulement colère et résistance, et s’y soumettre reviendrait à accepter un méprisable servage.
La froideur apparente de Dorothée, lorsqu’elle effarouche les sentiments du jeune homme ou qu’elle écarte ce qu’obscurément, et à mi-mot, il s’est risqué à dire, n’est pas moins digne d’une femme ou d’une jeune fille que le trait décrit tout à l’heure. Elle contribue à ce que Dorothée apparaisse toujours comme compréhensive, habile et raisonnée, mais seulement rarement, émue et touchée. La vivacité frappante qui caractérise l’imagination des femmes, leur attention plus grande aux choses qui les entourent et la belle légèreté qui, même quand elle s’abandonnent à une pensée ou à un sentiment, ne leur fait pas pour autant perdre le reste des yeux, contrastent admirablement avec la violence, la profondeur d’esprit et la solennité de l’homme. Ce contraste frappe plus encore là où, comme dans notre poème, il n’est pas atténué par l’individualité du caractère, mais, bien au contraire, exaspéré par lui. Dans une situation semblable à celle de Dorothée, ce sont ces propriétés qui, en outre, se développent le plus naturellement et qui sont les plus susceptibles d’accéder à une culture plus noble et plus pure.
[310] XCVIII. Idéalité de la description du caractère – Rapport des caractères entre eux
Par sa description de Dorothée, le poète a montré combien il sait unir la vérité naturelle et une vraie idéalité. De fait, Dorothée correspond exactement à ce qu’elle affirme d’elle-même, lorsqu’elle dit être :
“Une jeune fille brave,
“Habile à l’ouvrage et d’humeur douce”.
Voilà comment elle se révèle à qui l’appréhende avec le regard froid du simple observateur. Mais elle est bien davantage aux yeux de son amant, comme à ceux du lecteur, maintenant que le poète a suscité en nous l’enthousiasme et que nous la voyons dans le miroir de notre imagination. Sans que cette image naturelle ait été modifiée le moins du monde, nous pouvons lui attribuer toute la grandeur, toute la vertu et toute la beauté féminines capables de s’accorder avec un tel caractère, et qui, loin de lui paraître étrangères, semblent, au contraire, toutes trois lui appartenir en propre.
Cette idéalité est plus marquante, encore, dans la description du père. Il pourrait exister, dans la nature, un caractère tout à fait semblable à celui qui se dresse là devant nous ; dans la nature, toutefois, nous le jugerions peut-être agréable et distrayant, mais en aucun cas aimable. A quoi doit-il d’accéder, dans les mains du poète, à l’idéalité ? A son originalité parfaite, à ce qu’en lui, tout est cohérent et parfaitement déterminé, et à ce qu’il porte la marque d’un pur produit de l’imagination. A quoi doit-il cette approbation sans réserves que nous lui donnons immanquablement ? Pourquoi laisse-t-il une autre impression que celle qu’il produirait dans la réalité ? Parce que nous le regardons avec l’œil de l’imagination ; dans la nature, nous verrions un homme au caractère borné et, par conséquent, à jamais imparfait alors que, dans le poème, il révèle à nos sens un caractère comme ceux auxquels la vie, certes, nous confronte parfois, mais qui ici présente une facette unique de ce grand tableau qu’est l’humanité. Enfin, dans le domaine de la réalité, nous ne [311] prêtons jamais attention qu’aux bornes et aux imperfections de l’humanité, alors que, dans le domaine de l’imagination, nous sommes dans des dispositions meilleures, plus pures et que nous percevons, dès lors, plutôt sa force et son essence réelles ; dans ses limites mêmes, nous ne voyons que les contours qui déterminent sa forme particulière.
Nous avons déjà remarqué plus haut comme le rapport des différents personnages a été bien observé, et montré également que le jeune homme et la jeune femme y sont particulièrement mis en valeur, tandis que les autres personnages sont plus ou moins détaillés, selon qu’ils sont proches ou non de la famille. Plusieurs combinaisons se forment : Hermann et ses parents se confondent naturellement et tracent le tableau d’une famille ; eux trois et leurs deux amis, celui de proches voisins. Et, quand on leur adjoint les émigrés, le juge et Dorothée, se forme l’image d’une nation divisée en plusieurs rameaux qui différent par leur forme et leur développement.
Partout, par conséquent, nous sommes confrontés au plus beau des équilibres, à une totalité parfaite, à la vérité pragmatique la plus naturelle et, partout, au caractère véritablement pur de la poésie épique.
XCIC. Diction
La beauté de la diction ne peut être illustrée que par quelques exemples ; aussi nous limiterons-nous ici à une seule remarque et à quelques phrases.
Jamais, dans ce poème, on ne rencontre un ornement inutile, une métaphore superflue ou simplement une expression plus vigoureuse ou plus riche que ce que le sujet exige réellement. Rien ne saurait être plus contraire au style oratoire – que l’on relève principalement dans les œuvres des poètes étrangers – que la façon de narrer de notre poète. Partout, il décrit seulement la chose elle-même, la montrant dans la totalité et la plénitude de son contenu.
Dans ses grandes descriptions de la nature, il s’exprime en une langue [312] sensible, superbe et audacieuse. Hermann et Dorothée se promènent le soir, alors que le soleil s’incline à l’Occident. Comme le spectacle que nous peint le poète est grandiose !
“Les deux s’en allaient vers le soleil couchant
“Enveloppés dans la profondeur des nuages porteurs d’orage,
“De ce voile fusaient, çà et là, des rayons rougeoyants,
“Répandant, sur les champs, une inquiétante lumière”.
Puis, la nuit tombe
“Superbement, la lune, qui était pleine, épandait sa clarté du haut du ciel ;
“La nuit était venue, le dernier rayon du soleil s’était couché à l’horizon ;
“Devant eux s’étendaient en masses contrastantes,
“Des lumières, claires comme le jour, et les ombres des nuits ténébreuses.”
Un champ de blé mûrs ondule, bercé par le vent. Le poète le qualifie de force d’or qui parcourt le champ tout entier. Cependant, même dans ces descriptions, on voit déjà que sa peinture des objets sensibles ne s’adresse pas aux seuls sens, mais que, plus profondément, le poète cherche toujours à transporter l’imagination dans un état précis, et qu’il dessine tout de manière caractéristique, en rapportant chaque élément à la totalité de l’effet produit sur nous.
C’est par là que sa narration s’avère si belle et si originale. Nous avons vu, dans la première partie de notre texte, qu’il présente toujours simultanément une figure et une facette de l’humanité, si étroitement liées qu’elles se fondent en une unité. Pareillement, il choisit chaque fois une expression qui montre la première dans toute son individualité, et la seconde dans toute sa vérité. C’est pourquoi son art se caractérise par la faculté d’exprimer beaucoup grâce à quelques épithètes, grâce à celles, surtout, qui, au premier regard et arrachés à leur contexte, paraissent extrêmement simples tels, par exemple, le fils bien formé, l’hôte humain, l’épouse digne de confiance.
Lorsqu’il peint des sentiments ou qu’il présente des vérités, il évite chaque mot qui pourrait apparaître excessif ou artificiel, ou qui laisserait froid le sentiment le plus simple et le plus modeste ; en revanche, il réunit toujours ce qui [313] est compatible avec cette simplicité. Ainsi, il donne à chacune de ses paroles une belle apparence antique, et les concepts de vertu, de bonheur et de vie se voient conférer un contenu et une richesse que l’on chercherait en vain chez un autre poète. Il semble que ce ne sont plus des mots ou des descriptions mais les sentiments eux-mêmes qui jaillissent du cœur. Qu’on relise le discours que tient le pasteur sur l’image de la mort (p. 168), et l’on sentira bien quelle vie sourd de ces vers.
C. Simplicité de la diction
La langue de notre poète est donc tout à fait simple, vraie, énergique, et par là en parfaite harmonie, d’une part, avec son caractère poétique tel que nous le décrivions précédemment, et, d’autre part, avec les exigences de la poésie épique. Dans tout le poème, aucune expression, aucun vers n’est didactique ou lyrique.
Il est un reproche auquel ce poème aura du mal à échapper : la représentation est parfois trop simple pour ne pas laisser, alors, une impression de platitude et de prosaïsme. Dans une certaine mesure, cette critique est fondée. En effet, le poète aurait pu, çà et là, choisir une expression moins commune, accélérer la marche des périodes en renonçant à quelque segment inutile, et même, sans rien changer à ces dernières, pallier quelque lacune en construisant différemment le vers.
Néanmoins, ce reproche se fonde, en grande partie, sur le regard sélectif de ceux qui le formulent. Quand il est question d’un poème comme celui-ci, on ne saurait, en effet, porter un jugement uniquement sur telle ou telle de ses parties : il faut l’aborder dans sa totalité. C’est seulement lorsque l’ensemble du poème laisse une impression plate et prosaïque, ou que des lecteurs captivés par le sujet et, par conséquent, attentifs à la totalité, sont importunés par quelque passage prosaïque, que ce reproche est légitime. Pour le reste, il est naturel qu’un poète soucieux de conserver cet équilibre si précieux pour la [314] totalité et de ne pas susciter un élan qui ne convient pas à ce genre poétique, ait tempéré quelques passages, quitte à les rendre apparemment un peu ternes, lorsqu’ils sont envisagés hors du contexte.
De plus, dans le jugement de ce que les uns appellent “terne” et les autres seulement “simple et naturel”, il semble qu’on ait à faire à deux perspectives différentes, selon que le concept sur lequel s’appuie le jugement est celui de rhapsode (chantre) ou de poète. On peut distinguer ces deux notions dans la mesure où dans l’une, c’est plus la musicalité du chant, et dans l’autre, l’art de la forme qui domine. Les uns voient dans le poète plutôt un homme qui, sous le coup d’une inspiration divine et traversé par un grand enthousiasme, adopte une langue qui s’élève au-dessus du commun, et qui, non seulement, révèle, en s’exprimant, une audace à la mesure de la grandeur de son objet, mais confère à ce dernier, par une audace accrue, une portée plus grande. Ils désirent des mots différents, des tournures variées, en somme une langue distincte, dans ses moindres détails, de celle qu’exige la prose. Les autres considèrent le poète comme un homme dont l’imagination s’est vivement emparée d’un sujet, et qui, plus préoccupé de son objet que du ton, s’efforce de le façonner pour le rendre digne de l’imagination d’autrui, sans s’écarter de la langue commune, mais qui, en faisant du poème, par sa forme, une œuvre pure de l’imagination, le métamorphose et le sublime.
Un examen critique de ces deux approches, une comparaison des époques et des langues dans lesquelles elles ont respectivement dominé aboutirait incontestablement à d’importants résultats. Il nous apprendrait qu’on ne peut parler d’un style parfaitement développé, qu’une fois opérée une distinction rigoureuse entre langue poétique et langue prosaïque, et que nous n’avons pas encore atteint ce stade de la perfection, puisque chez nous, si la poésie n’est plus trop prosaïque, la prose, elle, est encore trop poétique. Un tel examen impliquerait, cependant, une analyse minutieuse et spécifique, puisqu’il nous faudrait, c’est évident, nous lancer dans une étude approfondie de la langue d’Homère et de celle de Platon (le dernier, en particulier, est sur ce point une source précieuse). Force est, donc, de nous contenter ici de noter que les deux perspectives décrites précédemment recèlent quelque chose d’imparfait et d’excessif, et que chacune correspond incontestablement mieux à un genre [315] particulier de la poésie. Si, lorsqu’on adopte la seconde, le jugement porté sur notre poète est plus positif, il le mérite d’autant mieux que le genre qu’il a choisi, de même que son caractère, est évidemment plus en harmonie avec elle.
CI. Structure de la période
La période est structurée avec une telle maîtrise qu’elle mériterait une étude spécifique. Partout, elle montre l’objet lui-même, le suit dans tous ses mouvements,, et laissant, de la sorte, résonner maintes harmonies, elle enveloppe tous les éléments rythmiques, constituant, au fil des vers, comme une torsade. A ces éminentes qualités, elle ajoute une légèreté si franche et si naturelle qu’elle contribue largement à cette objectivité que nous admirions si justement dans le poème. Pour s’en convaincre dans le détail, qu’on compare la description des bagages jetés en désordre sur les chariots des émigrés, et le moment où verse l’un d’eux (p. 60).
Parmi les différentes constructions, il en est plusieurs qu’une conception rigoureusement traditionnelle de la grammaire qualifierait de “néologismes”. Le poète, par exemple, a très fréquemment – et parfois très heureusement – détaché le génitif du substantif qui le régit. Et qui ne sent pas quelle force la tournure suivante confère aux paroles de la mère :
“Ce jour me donna un époux, et en ces premiers”
“temps de barbares destructions un fils me fut donné de ma jeunesse”
De plus, même là où un tel procédé ne produit pas cet effet, il n’a pas moins un charme qu’il est parfois plus aisé de ressentir que d’expliquer.
CII. Métrique et rythme
Une critique soucieuse du détail trouverait, dans le traitement du vers, [316] matière à d’autres remarques. Il est indéniable qu’une foule d’impuretés y subsiste, qu’on souhaiterait absentes d’un ensemble en général si parfait. Cependant, même ces imperfections trahissent une certaine unité dans le caractère du poète.
La pure description de l’objet a, dans son âme, pris le dessus sur la forme rythmique. Cela explique que les périodes soient mieux construites que les vers, et le nombre meilleur que le rythme qui, lui, aurait pu être d’une richesse et d’une pureté plus grandes. Sa matière ne s’est pas présentée d’emblée au poète avec assez de rythme, et les efforts manifestes qu’il a produits par la suite n’ont pas toujours suffi à pallier ce manque. Contrairement à ce qu’il a fait par ailleurs, il n’a donc pas profité de tous les avantages qu’il aurait pu tirer de la métrique. Il n’a pas même observé assez rigoureusement les règles nécessaires pour parvenir à la correction nécessaire. Qu’il reconnaisse toutefois ces règles, qu’il ne croie pas, comme certains autres, pouvoir se contenter de composer des vers qui sonnent bien et ne heurtent pas (qu’ils soient ou non des hexamètres), qu’il ne croie pas qu’il existe d’autres hexamètres que ceux que nous ont transmis les Anciens, il le prouve suffisamment puisque, parmi tous les hexamètres que nous lui devons, ce sont ceux de ce poème qui sont de loin les meilleurs ; de plus, réguliers et impeccables dans leur majorité, ce sont, pour beaucoup d’entre eux, des modèles de perfection. Quand bien même il réussirait, par la suite, à éviter toutes ces petites négligences, il parviendrait difficilement à ce que la beauté, l’excellence des vers et la richesse du rythme prédomine dans ses productions. D’ailleurs, quiconque l’a étudié un peu plus profondément ne le souhaitera nullement.
Si nous résumons ce qui a été dit concernant la diction, le nombre et le rythme utilisés par notre poète, il apparaît, ici également, dans une parfaite harmonie avec soi-même, et sous cet angle non plus, il ne laisse, dans l’ensemble, rien à désirer. Dans le détail, assurément, nous constatons, parfois, de petites imperfections, de petites négligences, qui gêneront plus ou moins les lecteurs selon qu’ils sont réellement plus rigoureux ou plus indulgents, ou encore, ce qui est peut-être un cas de figure très fréquent – plus étriqués et plus pédants dans leur exigences.
Ces négligences, toutefois, ne méritent pas même ce nom, car presque [317] toutes génèrent, finalement, quelques traits remarquables du poème. Qu’on essaie d’en corriger les incorrections, et l’on verra comme il est rare que de semblables tentatives soient heureuses ou qu’elles n’affectent point la beauté de la diction. Par exemple, dans le vers (p. 102)
“Reichen Gebreite nicht da und unten Weinberg und Garten”,
il semble aisé de remplacer la réduction tout à fait irrecevable de la syllabe du radical “berg” en transposant le vers pour obtenir :
“– Garten und Weinberg” [jardin et vigne]
Cela changerait néanmoins la succession des objets telle qu’elle existe dans la nature, et Hermann nommerait d’abord ce qu’il n’aperçoit qu’ultérieurement. De semblables motifs interdisent fermement la moindre modification (tant que celle-ci ne signifie pas le retravail de toute une période). Ce n’est pas, par conséquent, dans la méconnaissance des règles de la versification, et moins encore dans leur mépris, que le manque que nous évoquons ici a sa source ; il découle plus essentiellement du caractère du poète et apparaît quand un trait du poème prédomine largement et incontestablement, de sorte que le créateur, lorsqu’il est assez heureux pour atténuer cette prépondérance, atteint simultanément la plus haute perfection et dans la forme et dans le ton de la représentation.
CIII. Concordance du caractère particulier du poème et de celui du genre auquel il appartient
Nous sommes, désormais, parvenus au terme du double jugement auquel nous souhaitions soumettre ce poème.
Retournons-nous, une fois encore, sur le texte : de part en part, le caractère subjectif du poète s’y accorde parfaitement avec les lois objectives du genre qu’il a abordé.
[318] Dans ce poème, nous trouvons principalement un don de la représentation poétique, la nature et la vérité, le calme et la simplicité, la puissance et cette plénitude de contenu propre à satisfaire les forces de l’âme et l’homme tout entier. Ce sont précisément ces qualités que le poème épique stimule, et, parmi les différents types de poèmes épiques, seul celui au rang duquel nous avons rangé Hermann et Dorothée est susceptible de faire naître entre elles un tel rapport, une telle adéquation.
Cette harmonie devait nécessairement faire surgir ce que nous considérions au départ (I) comme l’effet global produit par l’ensemble du poème : la stricte et pure objectivité poétique, le lien entre l’individualité parfaite et la vraie idéalité. Il était inévitable que nous fussions transportés par un objet simple et modeste dans un monde de figures idéales, qu’une seule image nous élève aux perspectives les plus hautes, et que nous soyons, enfin, pénétrés des sentiments les plus profonds.
Si nous avons réussi à exposer nos pensées, le lecteur doit maintenant comprendre ce processus et, surtout, percevoir tout à fait clairement qu’il a été possible uniquement parce que le poète s’est rendu maître exclusivement de notre imagination.
CIV. Conclusion
Maintenant que nous n’avons plus rien à ajouter à notre sujet, qu’il nous soit permis de jeter un regard sur l’esthétique en général.
Au cours de notre analyse, nous avons constamment été obligés de revenir à ses premiers principes, et de poser la question : comment, somme toute, le poète peut-il produire des effets esthétiques ? Nous n’avons pu éviter d’aborder directement l’essence de l’art puisque, parmi toutes les natures de poète, c’est celle de Goethe et que, parmi toutes les formes poétiques, c’est la forme épique qui portent l’empreinte la plus pure de l’art descriptif.
[319] En examinant généralement l’essence et la méthode de l’esthétique, nous pensons avoir constaté qu’elle déduit toutes ses lois de la seule nature de l’imagination prise en elle-même et rapportée à toutes les autres formes de l’âme, et qu’elle doit, pour être parfaite, parcourir une double sphère, c’est-à-dire, objectivement, celle des effets esthétiques possibles et, subjectivement, celle des états esthétiques possibles, ce qui, appliqué à la poétique, revient à présenter et à juger les différentes natures comme les différents genres poétiques.
Nous avons suivi ces principes pour établir le jugement présent, qui aura pleinement atteint son objectif s’il peut prétendre à ce qu’on le considère comme le fragment d’une théorie de l’art qui répondrait à ces critères.
On ne saurait souhaiter, plus qu’aujourd’hui, la réalisation complète d’une semblable théorie puisqu’en rapportant toujours l’art à l’homme et à son essence intérieure, elle le lierait à sa culture morale plus étroitement que cela n’a été le cas jusqu’à présent. D’autre part, il apparaît plus nécessaire que jamais de former et d’affirmer les formes intérieures du caractère, maintenant que les formes extérieures des circonstances et des habitudes menacent de s’effondrer toutes avec une violence si redoutable.
Notes de bas de page
1 Nous utilisons ici le concept coloris au sens étroit. Afin de prévenir le malentendu qui ne manquerait pas de se faire jour, si l’on comprenait coloris au sens général, qu’il nous soit permis d’ajouter l’explication suivante. La peinture (qu’il est naturel de prendre comme point de départ, puisqu’il est si souvent, à son propos, question de coloris) dispose de deux moyens afin de représenter son objet : le contour et la couleur. Celle-ci sert immédiatement à peindre une image plus ressemblante. Par là, elle n’a, cependant, qu’un effet secondaire. Son effet principal découle de l’état dans lequel elle transporte notre imagination, indépendamment de toute imitation de la nature. Si, en effet, et comme ce devrait être plus souvent le cas, quand on procède à un examen esthétique, nous renvoyons à la nature des sens auxquels s’adresse principalement l’art, nous découvrons que l’œil se trouve dans un double rapport, d’une part, à nos forces intellectuelles les plus hautes, de l’autre, aux forces sensibles plus simples, et que sa familiarité avec les premières naît de l’impression que fait jaillir la forme, avec les secondes, de l’impression que suscite la couleur. C’est pourquoi la simple forme (à supposer qu’une forme sans couleur, et, donc, sans ombre ni lumière, puisse exister) est froide et sèche, tandis que la simple couleur (même totalement dénuée de forme) est si fraîche, si vivante et si sensible qu’elle est susceptible d’éveiller à elle seule des sentiments. Pour autant que le peintre utilise simultanément ces deux moyens, il s’engage sur une voie subjective et objective qui lui permettra de se rendre maître de notre imagination. Et ces deux voies sont celles qu’on doit, effectivement, toujours emprunter simultanément, si l’on veut parvenir à un effet réellement poétique. Car, quand bien même le contour et la couleur servent à imiter la nature de l’objet (qui unit l’un à l’autre), le contour tend plutôt à nous montrer l’objet, et la couleur à nous disposer plus vivement à le voir parfaitement. Ces deux moyens sont pourtant apparentés en ce qu’ils veulent, tous deux, seulement montrer l’objet. Lorsque l’équilibre entre les deux est rompu, et que le coloris se met à prédominer, il se produit ce que nous évoquions plus haut. Dans ces conditions, il ne reste plus, à l’artiste, que deux possibilités : il cherche ou à impressionner seulement les sens, ou à disposer l’imagination à percevoir le mouvement. Cette seconde voie sera nécessairement limitée, puisque l’objet de la peinture ne permet guère à l’imagination de parcourir une successions d’états à l’intensité variable, mais la condamne à la circularité dans la mesure où l’objet est donné d’emblée une fois pour toutes. Sans pouvoir donc compter sur l’excitation de sentiments vifs, voire violents, il faut se contenter ici d’harmonie et de charme.
Pour que l’imagination tout entière soit mise en mouvement sous l’effet de l’art, il faut toujours agir, sur elle, de manière subjective et objective. Il faut façonner un objet devant elle et la mettre dans des dispositions adéquates. C’est pour cela que nous affirmions que chaque art possède son coloris, parce que nous ne savions pas nommer mieux le moyen par lequel chaque art parvient à réaliser cette double exigence, puisque c’est la couleur qui s’y prête le plus parfaitement et le plus purement. En musique, ce coloris consiste en un traitement des sons, difficile à déterminer. En sculpture, art dans lequel la forme règne pratiquement sans partage, il semble que ce soit en un traitement de la matière, grâce auquel la pierre dure et morte acquiert, pour l’œil, douceur et vie. Le coloris, pour être médiatisé par la forme, n’exerce, cependant, aucun effet en tant que forme car le sentiment (auquel nous rapportons toute œuvre sculpturale dès que nous l’apercevons) est apparenté aux forces intellectuelles autant qu’aux forces sensibles. On peut remarquer combien, du point de vue de leur objectivité, est importante la différence entre la musique et la sculpture, quand on considère que, dans la seconde, ce qui produit le coloris est médiatisé seulement par la forme, alors qu’en musique, ce qui représente proprement un objet ou exprime un sentiment précis (et qui donc correspond à ce qui est la forme de tout art figuratif) est quasiment impossible à distinguer de ce qui simplement occupe l’imagination ou plaît à l’oreille. La peinture, sur ce point, se trouve comme dans une position médiane ; en elle, en effet, la forme et le coloris se trouvent le plus souvent parfaitement séparés l’un de l’autre.
En évoquant ces distinctions, il ne faut point oublier, pourtant, que nous ne les opérons que pour les besoins de notre examen. En réalité, la forme et le coloris sont tout à fait inséparables.
2 On sera surpris de voir ici établi un lien si étroit entre la tragédie et la poésie lyrique. Qu’on se rappelle, pourtant, que je ne considère, dans ces pages, que leur opposition à la poésie épique et que, au cours de mon investigation, j’ai été amené à évoquer le point où leur différence est la plus frappante. J’ai, en effet, distingué moins les formes poétiques d’après leur caractéristiques extrinsèques que d’après la disposition d’esprit qu’elles présupposent chez le poète et qu’elles suscitent chez le lecteur. La différence la plus élémentaire entre l’épopée et la tragédie est incontestablement temporelle, et elle oppose le passé et le présent. La première autorise la clarté, la liberté, l’indifférence, la seconde implique l’attente, l’impatience et un intérêt pathologique. La seconde rejette, par conséquent, l’esprit en soi-même, quand l’épopée amène bien davantage l’homme à percevoir la clarté des figures. C’est pourquoi la tragédie se rattache manifestement au genre lyrique. Elle est, par ailleurs, représentation d’une action et est aussi parfaitement plastique que l’est l’épopée. Bien plus, ses lois fondamentales ne peuvent, même, être déduites que de sa nature plastique. Mais en voulant susciter le sentiment – ce qui est la fin du lyrisme – elle modifie nécessairement ces lois ; les lois de la poésie épique ne sauraient donc lui être appliquées, alors qu’elles s’accordent généralement avec les lois de la poésie lyrique. Aussi longtemps qu’on distinguera simplement poésie épique et poésie lyrique, il faudra placer la tragédie plutôt auprès de celle-ci que de celle-là. Il serait, cependant, incontestablement préférable de répartir toute poésie en poésie plastique et lyrique, et de distinguer, au sein de la première, les poésies épique et dramatique (sous lesquelles j’entends uniquement la poésie tragique, puisque la comédie exigerait une analyse spécifique). Dès lors, les lois de la poésie plastique seraient valables également pour la tragédie mais on percevrait combien le concept d’action ouvre aussi immédiatement au concept de sentiment, nous forçant à prendre en compte les lois lyriques générales.
3 Dans la mesure où la vérité est l’accord que l’entendement perçoit entre un concept ou une proposition et son objet, il peut exister autant de types de vérités qu’il en existe d’objets. Mais parmi eux, nous distinguons principalement quatre genres sensiblement distincts l’un de l’autre en fonction de leur traitement intellectuel : 1. réels ; puis idéels, et parmi ces derniers plus précisément ceux qui sont 2. l’œuvre d’une pure abstraction, et donc métaphysiques et mathématiques, ou 3. l’œuvre de l’imagination, ils sont, alors, poétiques ; 4. enfin des objets qui, en soi, sont idéels mais rapportés à la réalité, et qu’on appelle empirico-philosophiques. Il en découle quatre genres de la vérité : 1., et 2., les vérités historique et poétique ; 3. la vérité spéculative (métaphysique ou mathématique) ; 4. la vérité philosophique (physique ou morale), qui repose, non sur l’accord avec une expérience précise, mais sur l’expérience dans sa globalité.
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