Introduction : de l’attraction au cinéma
p. 31-43
Texte intégral
Ce n’est pas encore un essai.
Ni, dieu nous en garde, un traité. Pour l’instant, ce n’est qu’un faisceau de réflexions.
De réflexions hérissées.
Qui partent dans tous les sens.
Qui n’ont pas encore été canalisées dans une seule direction.
Sergueï M. Eisenstein, « A. I. 28 » [Attraction intellectuelle, 1928]
1Dans les pages qui suivent nous traiterons de l’attraction au cinéma. Le sentier qui conduit de l’attraction au cinéma s’emprunte très naturellement. Nous poursuivrons tout au long de ce livre deux directions. L’une, celle qui mène de l’attraction jusqu’au cinéma — direction qui rappelle que vers la fin du XIXe siècle, curiosité scientifique et attraction foraine ont été condensées dans le cinéma —, nous a poussée à réfléchir sur l’autre, à propos de l’idée d’attraction au cinéma.
2Si l’attraction que le cinéma exerce sur les publics ne cesse de se renouveler et de trouver de nouvelles formes depuis plus d’un siècle, c’est que — nous le proposons comme point de départ — l’attraction et le cinéma sont étroitement liés. Ce mot, attraction, a une histoire et connaît une série d’usages par lesquels il faut passer pour clarifier les termes de ce qui nous occupera dans toute cette étude1.
3L’idée d’attraction — qui devient un véritable modèle, aussi bien heuristique que concret — se retrouve au centre d’une des propositions importantes de la « nouvelle histoire du cinéma »2. Les nouveaux historiens ont développé l’idée d’attraction à partir du corpus (plus ou moins unitaire) du cinéma des premiers temps3. Les roulements de trucages, les prestidigitations et les vues stupéfiantes soutenaient et même fondaient ce cinéma. Le sens du spectacle qu’offraient les films des premiers temps pourrait être résumé dans l’idée que le spectateur était confronté à des images instables, à des présentations en coups d’éclat. Des éclats de présence, donc, créés pour le plaisir de la vision-apparition, immédiate et fugace, presque des épiphanies, et éventuellement retardés pour accroître la jouissance liée à leur surgissement.
4Comme c’est souvent le cas, nommer une chose permet d’éclairer, de faire luire, d’enfin voir des traits qu’on ne voyait pas auparavant. Ainsi, une fois pensée la production du cinéma des premiers temps en termes de « cinéma des attractions »4, on commença à ne plus considérer ce cinéma-là seulement comme un noyau dans lequel seraient contenus les éléments d’un cinéma futur — cinéma qui se trouvait à ce moment-là désavantagé en raison des pauvres capacités techniques que l’immaturité du médium lui consentait. Le renouveau du regard des historiens avait permis de voir le cinéma des premiers temps comme un milieu où étaient nées des formes différentes de celles que connaîtra le développement du cinéma. Le cinéma des attractions était un cinéma autre, avec une autre façon d’être montré et une autre façon d’être regardé.
5S’il a été réactivé et théorisé par la nouvelle histoire dans le cadre des études sur le cinéma des premiers temps, le concept d’attraction a des racines profondément ancrées dans l’histoire de la pensée sur le cinéma. Dans la Russie des années vingt, l’idée d’attraction connaît un moment de gloire grâce à quelques écrits importants d’Eisenstein5. Mais le terme était aussi d’usage commun dans les discours sur le spectacle et les nouvelles technologies, déjà avant la fameuse projection publique du cinématographe, le 28 décembre 1895 au Salon indien. Ainsi, il s’intégrera rapidement aux discours cinématographiques6, se trouvant employé parfois en opposition, et parfois en parallèle avec les idées qui dominaient les discours sur le cinéma (à savoir, dans un premier moment, l’idée de pure reproduction que le cinéma permettait et ensuite, l’idée que le cinéma devait se prêter à la narration).
6Nous reviendrons et approfondirons, tout au long du livre, la question du modèle des attractions en tant que proposition historiographique et celle, eisensteinienne, de l’attraction en tant que voie opératoire par laquelle le spectacle cinématographique peut travailler sur la conscience du spectateur. Soulignons cependant ici en introduction que nous généraliserons le modèle afin d’en faire une loupe à travers laquelle il est possible d’observer le cinéma bien au-delà d’une seule période. Les diverses relations — relation au temps, à la narration, au spectateur — que l’attraction favorise nous aident dans notre approche à en faire un objet théorique dont la validité dépasse les premiers temps, ainsi qu’un outil heuristique pour l’étude du cinéma. Nous y reviendrons, mais esquissons-en les grandes lignes ici, pour le moment.
7L’attraction se met en place avec une temporalité qui lui est propre, en se donnant dans une tension du présent, comme une irruption (distincte en cela du développement narratif) et une alternance entre le « montrer » et le « cacher » qui ne dépendent pas d’un objet et d’un temps qui la précèdent — ou qui lui succèdent — dans une relation de cause à effet ; elle existe en somme de façon autarcique. La narration, au contraire, configure un parcours dans lequel ce qui se passe est connecté dans une série de causes et d’effets se produisant dans l’ordre nécessaire d’une trajectoire temporelle.
8Une fois pensé, le concept d’attraction soulève toujours la question du fonctionnement de la narration cinématographique, et se rapporte à elle. Un dénominateur commun des discours sur l’attraction dans la théorie du cinéma renvoie à ce qui freine l’avancée du récit, à ces moments de pause dont la fonction est d’interpeller le spectateur et de lui offrir un moment de spectacle pur7. Ce concept nous sert ainsi d’ancrage afin de proposer une lecture du cinéma (de quelques traces dans son histoire) en marge de celle articulée sur le concept de narration, sans pour autant se trouver en nette contradiction avec elle. Au fond, « le système [des] attractions monstratives ne connaît que très faiblement le régime de la narration filmique […]. Y règne, au contraire, la monstration filmique dont le domaine privilégié et l’unité de base est le plan […], unité autonome et autarcique »8.
9L’attraction, à la fois notion théorique et archéologique, a produit ainsi une façon alternative pour penser le rapport entre le spectateur et le film, en partant précisément du réseau de relations qui soutenait le cinéma d’antan, le rattachant aux pratiques spectaculaires populaires (cirque, foire, parc d’attractions) et aux expositions de technologies et de curiosités, avec lesquelles l’attraction partage en premier lieu son nom (attractions de cirque, de foire, etc.). Comme notion théorique, elle a produit un type de relation avec le spectateur. Si le cinéma narratif relègue en général le spectateur à une position sécurisante d’observateur-voyeur, « le cinéma des attractions », au contraire, interpelle directement le spectateur, destinataire privilégié du plaisir du spectacle, actant fondamental dont les vues animées stimulent les sens et les émotions.
10La notion d’attraction permet de mieux voir qu’il existait au tournant du siècle un cinéma offrant au spectateur une jouissance spécifique — irréductible à celle que le régime narratif dominant du cinéma institutionnalisé et classique construira par la suite. Elle a ainsi ouvert la voie à une manière alternative de voir le cinéma dans son histoire, libérant en quelque sorte les discours de l’hégémonie du narratif. Une fois pensé et nommé, le « cinéma des attractions » ouvre une voie précieuse pour tisser une lecture de l’histoire du cinéma qui ne soit pas une trajectoire évolutive et linéaire, mais une histoire parsemée de moments où règne l’attraction.
11À ce propos, Tom Gunning suggère, sans toutefois jamais la développer, une continuité raisonnable entre des moments de l’histoire du cinéma où les attractions entretiennent une relation complexe avec la structure narrative, « interaction qui continue d’exister, bien entendu, dans des nombreux genres du cinéma contemporain comme ceux de la comédie musicale, du burlesque, des films d’horreur ou de science-fiction à effets spéciaux »9. Envisager l’histoire du cinéma comme parsemée de moments où l’attraction règne — c’est bien la voie que nous avons choisie — est d’autant plus approprié aujourd’hui que ce type d’histoire nous permet de voir d’un autre œil des œuvres qui, dans leur relation au spectateur, sont à la limite du modèle narratif. Par exemple, le cinéma d’effets spéciaux à grand déploiement, composé massivement d’images numériques, mine en effet l’homogénéité du récit en misant sur la valorisation des plaisirs optiques (que nous voulons identifier comme purs par opposition au plaisir narratif qui peut être considéré comme le fruit d’une médiation) et sur la participation presque physique du spectateur comme s’il était dans un parc d’attractions. Tout spectateur d’Avatar (James Cameron, 2009) a bien expérimenté avec ses sens ce dont il est question ici.
12Dans notre lecture, les œuvres ayant un haut taux d’attraction établissent un canal de communication préférentiel et privilégié avec le spectateur, sollicitant des plaisirs sensoriels différents de ceux mobilisés par le cinéma narratif. Au sein d’une institution qui raconte principalement des histoires, nombreuses sont les œuvres qui encore, aujourd’hui, captivent le spectateur par des moyens qui doivent très peu au principe de causalité, tout comme c’était le cas dans les premières années du cinéma.
13Des œuvres de cette famille ne visent pas à susciter l’attention du spectateur par l’affabulation : elles captivent le regard par des éclats qui visent à accrocher son attention, allant, pour ainsi dire, le chercher jusque sur son fauteuil. L’idée d’aller chercher le spectateur jusque sur son fauteuil, pour une participation à la fois émotive, sensorielle et intellectuelle (selon les buts recherchés) a deux pères illustres : Marinetti et Eisenstein. Énumérant les attractions de l’épilogue du Sage (1923), Eisenstein nous signale qu’à la fin du spectacle, en dessous des fauteuils, explosaient des feux de Bengale10. À ce propos, Tom Gunning rappelle que « Both Eisenstein and Marinetti planned to exaggerate the impact on the spectator, Marinetti proposing to literally glue them to their seats (ruined garments paid for after the performance) and Eisenstein setting firecrackers off beneath them »11. En effet, Marinetti, dans son « Il teatro di varietà » (1913), propose de vendre plusieurs billets pour la même place, d’asperger les fauteuils avec des poudres prurigineuses ou de la colle, afin de créer des réactions directes et violentes parmi le public12, ce qui n’est pas très loin des explosions voulues par Eisenstein. Nous verrons comment cette relation attentatoire peut prendre diverses formes13, comment l’attraction, en s’écartant de la ligne de conduite de l’institution et de la narration, peut être une étincelle vitale du cinéma.
14Concept à la mode, trouvaille historiographique raisonnable et efficace, outil idéologique pavlovien, lien intermédial entre le cinéma et les autres institutions qui partagent avec lui le paradigme culturel et social du spectacle fin de siècle (le cirque, la foire, le parc d’attractions, la curiosité scientifique) et de la modernité baudelairienne (l’exotisme et la distraction), et encore mot-clé pour identifier le cinéma à grand déploiement d’effets spéciaux, l’attraction demeure un objet aux contours presque aussi flous qu’attractifs (que l’attraction soit attractive et attrayante, nous avons été plus d’un à l’affirmer14, il est difficile de construire un jeu de mots d’une étonnante nouveauté). Nous laissant tout à fait attirer d’une part, nous travaillerons d’autre part à mieux cerner cet objet.
15Dans notre texte le mot attraction subira une série de déclinaisons et sera tour à tour employé dans diverses expressions comme « cinéma des attractions », « l’attraction au cinéma », « l’attraction du cinéma », « les attractions au cinéma », oscillant entre le singulier et le pluriel, entre l’idée et les pratiques. Au-delà de ces écarts, il demeure constant que lorsque nous parlons d’attraction, nous référons à une qualité virtuellement inscrite dans le film et qui s’actualise dans la relation du texte avec son spectateur. L’attraction brise la linéarité, sort du film pour que l’émotion — pilotée par l’attraction même — éclate au cœur du public. Ce parcours de l’attraction croise certes les chemins de la narration, mais il les dépasse : l’attraction travaille autrement sur le spectateur et sur ses affects.
16Un exemple parmi des milliers d’autres possibles : si, dès les premières minutes de Superman Returns (Bryan Singer, 2006), on est assis sur le bout du fauteuil quand Superman essaie de sauver l’avion et la navette spatiale, ce n’est pas parce que nous avons peur par procuration, peur pour l’un des personnages dans l’habitacle qui pourrait exploser d’une seconde à l’autre, comme une adhésion narrative au film le commanderait. Le spectateur qui voudrait entrer dans cette scène en suivant la voie de la narration ne cesserait d’être déçu : maints détails dans la construction de l’histoire font défaut. En effet, après de telles péripéties, les voyageurs sont bien coiffés et maquillés, aucune extériorisation de panique ne s’est manifestée, etc. Mais si le spectateur veut bien laisser aux effets spéciaux et au rythme effréné du montage numérique, la fonction pour laquelle ils ont été conçus (exciter, étourdir, couper le souffle, donner le vertige, etc.), il sera alors pleinement satisfait. Le ride, le tour de manège15, était donc un élément de la structure du film qui actualisait son sens par l’agissement sur les sens du spectateur.
17Nous travaillerons ainsi à l’élaboration d’une catégorie théorique16, l’attraction — la développant à partir des textes d’Eisenstein et des débats de la nouvelle historiographie sur le cinéma des premiers temps. Cette catégorie offrira, en cours de route, une véritable loupe nous permettant de regarder autrement le cinéma. Nous proposerons au fond une ontologie du cinéma qui ne soit pas fondée sur la capacité du cinéma à raconter des histoires, mais au contraire sur ses qualités originaires de machine à voir qui génère une nouvelle manière, fragmentaire et stupéfiante, de voir, et qui engendre par là une véritable épiphanie du monde. L’idée de machine à voir renvoie à la fois au fait qu’il s’agit d’une machine qui produit de la vision, qui permet de regarder et de voir, mais aussi d’une machine qui a déjà été à ses premiers temps — et de nos jours dans une autre mesure, comme nous le verrons surtout dans la dernière partie du livre — la chose qu’il fallait regarder, qu’il ne fallait pas rater, comme quand on dit « à voir cette semaine… ». Nous lions à cette dimension de machine à voir l’idée qu’il s’agisse là du noyau où sont condensées les qualités originaires du cinéma : il regarde et fait voir — en plus d’attirer l’attention sur son propre dispositif ; il découpe l’espace et en exalte des fragments ; il arrête le temps, le capture et le restitue au spectateur du film en pure présence ; il transforme le flux continu en éclats de présent, éphémères, mais qui peuvent toutefois se répéter ; il magnifie aux yeux du spectateur certains traits et qualités de la réalité et par là, les singularise. Ainsi, quand nous parlerons du statut du cinéma à ses origines, nous renverrons non pas tant à une question de chronologie, mais plutôt à l’ensemble de ses qualités que nous considérons intrinsèques.
18Les trois parties qui suivent, et leurs chapitres, sont tous des chantiers où théorie et histoire se croisent. À l’aide de notre concept, nous avons travaillé sur le long terme — entre les premiers temps du cinéma et le XXIe siècle —, et cela nous permettra de voir apparaître des variations qui n’auraient pas été visibles autrement.
19Dans la première partie du livre, « La machine pour regarder », nous camperons notre concept dans une histoire au carrefour d’un ensemble de théories et de problèmes, mais aussi par une étude comparée des enjeux de la représentation tels qu’ils ont été soulevés dans d’autres disciplines, de la singularisation à la distanciation — du formalisme russe à Brecht —, à la catharsis. Partant des deux loci classici sur l’attraction au cinéma — les propos d’Eisenstein et ceux de Gaudreault et Gunning —, nous nous trouverons en présence d’une tension entre la narration et le revers de la médaille, soit notre concept. L’attraction d’Eisenstein perce le tissu narratif du film pour atteindre la raison du spectateur, par l’émotion, alors que dans la proposition des deux chercheurs, qui chevauche la théorie de l’histoire et l’histoire de la théorie, l’attraction est un élément qui, éventuellement, s’intègre au tissu narratif du film. Nous proposons aussi de voir comment, dans la pensée du dispositif cinématographique mise de l’avant dans les premiers discours théoriques sur le cinéma, surtout dans les années vingt, se loge un ensemble de traits caractéristiques du cinéma des attractions. Il y avait dans ces discours une sorte d’obsession pour la puissance et les qualités perceptuelles de la machine qui en faisait — dans notre lecture — une machine à attraction. Se dessineront ainsi des relations presque affectives entre, par exemple, le penchant utopique et non réconcilié de certains discours sur la recherche des formes pour l’art engagé, de Brecht à Eisenstein, et ceux des manifestes mélancoliques, car utopiques, mais lucides de « l’école de la photogénie » sur ce que le cinéma aurait dû/pu/su être. Et ces relations que nous tenterons de mettre de l’avant seront toujours construites sur l’attraction.
20Dans la deuxième partie, « La machine à voir ou l’aventure de la perception », nous proposons de voir comment le concept d’attraction travaille aussi à d’autres niveaux au cinéma. Au centre de notre intérêt, on retrouvera une étude sur ce que nous appelons la prise de vue pure, soit ces films où un profilmique difficile à cadrer impose ses propres directions au tournage. Nous travaillerons donc sur le terrain de « l’ensemble documentaire ». Nous traiterons des films marqués par l’attraction, où l’aventure de la perception est centrale et dans lesquels le spectateur se retrouve directement confronté au regard qui a produit le film, aux conditions de tournage. Afin d’étayer cette idée, nous avons choisi le travail d’un réalisateur en particulier : Werner Herzog. Pour arriver à traiter de son œuvre, qui chevauche sans solution de continuité les catégories de fiction et de non-fiction, nous questionnerons quelques relations entre ces deux catégories et l’idée d’attraction. Travaillant sur un corpus comme celui de Herzog, qui échappe à la fiction, nous détaillerons l’idée qui traverse le livre en entier : une pensée soumise à l’hégémonie narrative du cinéma est en porte-à-faux quand il s’agit d’analyser le cinéma des attractions, qui se loge tant dans le cinéma des origines que dans les objets que nous présentons dans chaque chapitre. Il s’agit d’œuvres qui ne sont pas fondées sur la narration, mais dont le but originel est de « montrer » : montrer une nouvelle façon de voir grâce à l’œil de la caméra ; montrer de nouvelles images, exotiques, insolites et même fantastiques. Montrer, faire voir, présenter, garder le spectateur accroché à un présent continu — tant que le film dure.
21Dans la troisième partie, « Regarder la machine », nous travaillerons dans un système de relations externes au cinéma, au cœur de la culture médiatique du tournant du XXIe siècle — culture qui a à voir avec les nouvelles technologies numériques. Cette partie viendra confirmer, par contraste avec la partie précédente, l’idée que penser l’histoire du cinéma à partir du point de vue des attractions permet de ne pas séparer le cinéma feux d’artifice du cinéma pour l’intellect. Suivant quelques-unes des voies des images de synthèse en particulier, nous explorerons les tenants et les aboutissants d’une sensation. Après un film qui célèbre une certaine euphorie visuelle, on ne se souvient pas vraiment de l’histoire. La raison serait claire depuis la naissance même du cinéma ; quelqu’un en avait déjà parlé au début du XXe siècle : « on peut dire que le scénario dans ce cas n’est plus que le fil destiné à lier les effets, par eux-mêmes sans grande relation entre eux, de même que le compère d’une revue est là pour lier des scènes qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre »17. La sensation devant un film d’animation Pixar ou un film de James Cameron (Ghosts of the Abyss, 2003), de Peter Jackson (King Kong, 2005), ou le dernier film de Kenneth Branagh (Thor, 2011) — la liste de ces maîtres artisans des trucs18 pourrait s’allonger ad libitum19 —, l’étonnement et la fascination pour le mouvement qui se déploie dans le cadre et entre les plans jusqu’au paroxysme, pour des apparitions d’images aussi intrigantes qu’éphémères (points de vue nouveaux jusqu’à l’impossible, formes instables et nouvelles configurations de l’espace), ne cessent de remettre le spectateur dans une posture proche de celle des premiers spectateurs de cinéma. Faisant l’économie du fait qu’on ne peut pas entrer dans la peau, et dans les yeux, du spectateur d’antan20, il nous semble légitime de postuler pour le spectateur du cinéma de synthèse un état d’étonnement et de merveille qui a à voir avec celui du spectateur des premiers temps21. La conclusion de cette dernière partie du livre s’intéressera à analyser une autre tendance contemporaine de ce cinéma qui déborde les limites de son institution… Compte tenu des relations entre cinéma et technologies numériques, nous y présenterons le contexte particulier de l’exposition muséale. Car il existe une tendance riche, et en plein essor, du cinéma qui « s’en va au musée ». Parmi divers témoignages de cette tendance, nous étudierons comment on y met en exposition des prototypes éphémères de machines à voir, rejouant encore une des conditions d’existence du cinématographe dans ses premieres années de vie (tout en mettant en scène des technologies numériques). Dans cette conclusion il sera alors question d’analyse de la machinerie, du rôle du spectateur, de la fonction globale du dispositif et — bien sûr — d’attraction.
Notes de bas de page
1 On parle ici d’usages du terme attraction dans les études cinématographiques. Nous pouvons toutefois mentionner que le mot attraction traverse les discours de plusieurs disciplines : psychologie, sexologie, physique, urbanisme, sciences. Quelques classiques, dans l’ordre, témoignent de sa versatilité : Donn Byrne, The Attraction Paradigm, New York, Academic Press, 1971 ; Mark Cook (dir.), The Bases of Human Sexual Attraction, London, Academic Press, 1981 ; Neltje Blanchan, How to Attract the Birds and Other Talks About Bird Neighbours, New York, Doubleday Page and Co., 1902 ; Arthur Stanley, Newtonian Attraction [1940], Cambridge, Cambridge University Press, 1981. On retrouve aussi, carrément, l’expression « système des attractions » employée par Dean MacCannel, The Tourist : A New Theory of the Leisure Class, New York, Shocken Books, 1976 : il y est question de mettre en place un système (system of attractions) pour traiter du tourisme de notre temps.
2 On entend ainsi, bien sûr, essentiellement la mouvance qui suivit le fameux congrès FIAF de Brighton en 1978, où l’on présenta plus de six cents films de la période 1900-1906, ouvrant ainsi un tout nouveau champ de réflexion. Des bilans de la nouvelle histoire du cinéma, appliquée au cinéma des premiers temps en particulier, voient le jour périodiquement. Cf. par exemple Jacques Aumont, André Gaudreault et Michel Marie (dir.), Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Paris, Publications de la Sorbonne, 1989 ; André Gaudreault et Denis Simard, « L’extranéité du cinéma des premiers temps : bilan et perspectives de recherche », in Jean A. Gili, Michèle Lagny, Michel Marie et Vincent Pinel (dir.), Les Vingt Premières Années du cinéma français, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle/AFRHC, 1995, p. 15-28 ; Wanda Strauven (dir), The Cinema of Attractions Reloaded, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006.
3 L’expression « cinéma des premiers temps » que nous avons adoptée dans notre travail, nécessite une mise au point. Elle a été proposée pour remplacer « cinéma primitif » et en alternative à « cinéma des origines ». Cf. Jacques Aumont, « Quand y a-t-il cinéma primitif ? ou plaidoyer pour le primitif », in Claire Dupré la Tour, André Gaudreault et Roberta Pearson (dir.), Le Cinéma au tournant du siècle, Québec/Lausanne, Nuit Blanche/Payot, 1997, p. 17-32 et André Gaudreault, « Les vues cinématographiques selon Georges Méliès, ou : comment Mitry et Sadoul avaient peut-être raison d’avoir tort (même si c’est surtout Deslandes qu’il faut lire et relire) », in Jacques Malthête et Michel Marie (dir.), Georges Méliès, l’illusionniste fin de siècle ?, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 111-131. Un des promoteurs de l’expression « cinéma des premiers temps » a par la suite suggéré de revenir à l’usage d’une autre expression qui existait dans les premiers temps du cinéma, « cinématographie-attraction » (employée par exemple par Guillaume-Michel Coissac dans Histoire du cinématographe. Des origines à nos jours, Paris, Éditions du Cinéopse/Librairie Gauthier-Villars, 1925, p. 359) : cf. André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008. Nous ne profiterons pas dans notre travail du regain d’intérêt pour cette expression d’époque, car elle désigne — à l’aide du mot attraction — un état transitoire, un cinéma qui fut et n’est plus, alors que pour nous ce mot pointe une dimension du cinéma qui n’a rien de transitoire et qui traverse, au contraire, des premiers temps à nos jours, toute l’histoire du cinéma.
4 L’expression « cinéma des attractions » est d’abord employée pour renvoyer au cinéma des premiers temps, élaborée dans un texte fondateur : André Gaudreault et Tom Gunning, « Le cinéma des premiers temps : un défi à l’histoire du cinéma » [1985], in Jacques Aumont, André Gaudreault et Michel Marie (dir.), Histoire du cinéma. Nouvelles approches, op. cit., p. 49-63. Cet article accompagne l’entrée de la question des attractions dans les études cinématographiques contemporaines. Nous verrons tout au long de ce livre comment cette expression pointe dans bien des cas la « nature » du cinéma, ou rend du moins compte d’un pan important du cinéma au-delà des périodisations pour lesquelles elle a été conçue. Ainsi, dans notre texte se développe une proposition élargie du cinéma des attractions.
5 Surtout : « Le montage des attractions » [1923] et « Le montage des attractions au cinéma » [1925], « La Grève. La méthode de mise en scène d’un film ouvrier » [1925], in Au-delà des étoiles, tome I des Œuvres, Paris, UGE 10/18/Cahiers du cinéma, 1974, respectivement : p. 115-126, p. 127-144, p. 25-28 ; « A. I. 28 » [Attraction intellectuelle 1928], inédit, in Cinémas, vol. 11, n° 2-3, « Eisenstein dans le texte », 2001, p. 147-160.
6 Par exemple dans E. -L. Fouquet, « L’attraction », in Écho du Cinéma, 28 juin, n° 11, p. 1, 1912 ; dans un texte de Louis Delluc in Le Film, 9 juillet 1917, cité dans Jean Giraud, Le Lexique français du cinéma des origines à 1930, Paris, CNRS, 1958, p. 48 ; ou encore dans « L’attraction dans les films » [article non signé], in Ciné pour tous, n° 118, novembre 1923, p. 10-12. Avant cela, à la fin du XIXe et aux premières années du XXe siècle, les premiers pas du discours sur le cinéma se faisaient dans des journaux et des revues d’autres corporations technico-spectaculaires. Des rubriques techniques sur le cinéma trouvaient leur place en milieu anglo-saxon dans les revues qui traitaient de l’univers de la lanterne magique (The Optical Magic Lantern Journal and Photographic Enlarger, London) ou de la phonographie (Phonoscope, New York) et, en milieu français, dans des revues sur le monde de la photographie (Ombres et lumières et La Mise au point). L’appareillage du cinématographe y était souvent traité — et vendu — comme une nouvelle attraction technologique.
7 Ces points (retenus dans un grand nombre de discours sur le cinéma des attractions) ont été mis de l’avant il y a des années dans l’article de Tom Gunning, « The Cinema of Attractions : Early Film, Its Spectator and the Avant-Garde » [1986], in Thomas Elsaesser (dir.), Early Cinema Space Frame Narrative, London, BFI, 1990, p. 56-62.
8 André Gaudreault et Tom Gunning, « Le cinéma des premiers temps : un défi à l’histoire du cinéma », op. cit., p. 57-59. C’est nous qui soulignons : le système des attractions ne connaît donc que très faiblement le régime narratif, mais tout de même il le connaît et même, il se définit en se rapportant à ce dernier.
9 Tom Gunning, « Attractions, Truquages et Photogénie : l’explosion du présent dans les films à truc français produits entre 1896 et 1907 », in Jean A. Gili, Michèle Lagny, Michel Marie et Vincent Pinel (dir.), Les Vingt Premières Années du cinéma français, op. cit., p. 183.
10 Cf. « Le montage des attractions » [1923], op. cit., aux pages 117, 121 et 125.
11 Tom Gunning, « The Cinema of Attractions : Early Film, Its Spectator and the Avant-Garde », op. cit., p. 61.
12 Cf. « Il teatro di varietà », in Umbro Apollonio (dir.), Futurismo, Milano, Gabriele Mazzotta Editore, 1970, p. 178-185.
13 Si l’idée d’aller chercher le spectateur sur le fauteuil a des pères illustres, elle a aussi des cousins hurluberlus. Les salles de cinéma dans les parcs d’attractions depuis la fin du XXe siècle ont souvent construit une relation fusionnelle avec le spectateur, en partant justement de fauteuils « dynamiques ». Pensons au cas du Futuroscope (Poitiers, ouvert en 1987, avec fauteuils vibrants), à quelques salles de Multiplex de nos jours, ou encore aux nombreuses expériences de cinéma-attraction dans les expositions internationales, à partir de l’expérience du spectateur mise en place à la New York Wold’s Fair de 1939, dans le pavillon de Norman Bel Geddes, Futurama (pour la General Motors). Cf. aussi Michèle Lagny, « Tenir debout dans l’image. Le sens de l’équilibre », et Bernard Perron, « Le cinéma interactif à portée de main », in Alice Autelitano, Veronica Innocenti et Valentina Re (dir.), I Cinque Sensi del cinema/The Five Senses of Cinema, Udine, Forum, 2005, p. 187-198 et 447-457 ; Viva Paci, « I Have Seen the Future. Projection sur la ville », in Cahiers du GERSE, n° 6, automne 2004, p. 131-144. Il est bien de rappeler que la tendance attentatoire est une des stratégies parmi les plus anciennes de la promotion du cinéma. On pense par exemple à une présentation d’époque du Vitascope Edison qui mettait en valeur la force d’impact de l’image projetée, et le fait qu’elle pouvait, par l’émotion de la vue, aller chercher le spectateur sur son fauteuil. À la projection des vues de type « Breaking of Waves on the Seashore », les spectateurs assis dans les premières rangées se sentaient comme éclaboussés par les vagues. Ainsi en parle-t-on dans un compte rendu d’époque : « Edison Vitascope », New York Dramatic Mirror, 2 mai 1896, p. 19, cité par John Belton, Widescreen Cinema, Cambridge/London, Harward University Press, 1992, p. 37 et 245.
14 Ainsi Rachel O. Moore dans Savage Theory. Cinema as Modern Magic, Durham, Duke University Press, 1999 ; nous-même dans « Certains paysages d’Herzog sous la loupe du système des attractions », in Cinémas, vol. 12, n° 1, 2001, p. 97-104 et « La persistance des attractions », in Cinéma et Cie. International Film Studies Journal, n° 3, automne 2003, p. 56-63 ; André Gaudreault dans Il Cinema delle origini o della « cinematografia-attrazione », Milano, Il Castoro, 2004 ; Wanda Strauven, dans l’introduction à l’anthologie The Cinema of Attractions Reloaded, op. cit.
15 Une importante affinité entre l’aptitude émotionnelle mobilisée par les montagnes russes et celle mobilisée par le cinéma des attractions sera relevée à la fois par Eisenstein et aussi par des réflexions récentes sur le blockbuster. Sur Eisenstein (ainsi que sur les propos de Sergei Youtkevitch) et les montagnes russes (montagnes américaines dans les textes en russe), cf. Natalia Noussinova, « Eisenstein excentrique », in Dominique Chateau, François Jost et Martin Lefebvre (dir.), Eisenstein : l’ancien et le nouveau, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 67-75. Sur les films spectaculaires et le principe des montagnes russes cf. Geoff King, « Ride Films and Films as Rides in the Contemporary Hollywood Cinema of Attractions », in Cineaction, n° 51, février, 2000, p. 3-9.
16 Nous entendons ici catégorie, à la fois comme concept fondamental de l’entendement et à la fois au sens courant de classe. Cette dernière dimension, de classe, se retrouve, par exemple dans l’expression « cinéma des attractions » : une véritable classe, aux contours dentelés, que nous dessinerons tout au long de ce travail.
17 Georges Méliès, cité par Georges Sadoul, in Georges Méliès, Paris, Seghers, 1961, p. 115.
18 Parlant de son cinéma, Méliès utilisait le terme et soulignait cet aspect dans « Les vues cinématographiques ». Cf. Georges Méliès, « Les vues cinématographiques » [1907]. Le texte de Méliès avait été publié pour la première fois dans l’Annuaire général et international de la photographie, Paris, Plon, 1907, p. 362-382, sous le titre : « Les vues cinématographiques. Causerie par Geo. Méliès ». Le texte a été republié dans Exposition commémorative du centenaire de Georges Méliès, Paris, Musée des arts décoratifs, 1961, p. 52-66 ; ensuite dans Propos sur les vues animées, in Les Dossiers de la Cinémathèque, n° 10, Montréal, Cinémathèque québécoise, 1982, p. 7-16 ; et, avec présentation, édition et annotation de Jacques Malthête, dans André Gaudreault, Cinéma et attraction, op. cit., p. 187-222 : ici, p. 212 et suivantes.
19 On pourra référer aux livraisons régulières d’une revue comme Cinefex pour se tenir au courant des derniers cris du trucage.
20 À moins, comme le dit avec brio André Gaudreault, de s’adonner à des « contorsions paraleptiques ». C’est une formule dont il se sert pour dessiner la bonne posture de l’historien devant l’étrange « cinéma des premiers temps ». Cf. : André Gaudreault et Denis Simard, « L’extranéité du cinéma des premiers temps : bilan et perspectives de recherche », op. cit. ; Gaudreault, « Les vues cinématographiques selon Georges Méliès, ou : comment Mitry et Sadoul avaient peut-être raison d’avoir tort (même si c’est surtout Deslandes qu’il faut lire et relire) », op. cit. ; Il Cinema delle origini o della « cinematografia-attrazione », op. cit.
21 Pour un ensemble d’approches et d’hypothèses sur cette question cf. Linda Williams (dir.), Viewing Positions. Ways of Seeing Film, New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 1995, et en particulier l’article de Tom Gunning, « An Aesthetic of Astonishment : Early Film and the (In) Credulous Spectator » [1989], p. 114-133.
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