Conclusion
p. 239-240
Texte intégral
1L’interprétation philosophique de l’œuvre de Boccace, que nous avons ici proposée, ne suggère point un vague horizon de pensée. De même que Dante et Pétrarque, récemment admis par la critique dans l’histoire de la philosophie, Boccace intègre dans ses propres modalités poétiques de réflexion et de production des schèmes conceptuels et des grilles interprétatives empruntés à la tradition philosophique, notamment à la morale hellénistique grecque, renouvelée par la pensée latine de Cicéron et de Sénèque. Les exigences spirituelles des milieux laïcs de cour, désirant rompre à la fois avec le modèle monastique et avec la forme de vie des maîtres universitaires, ont conduit les cercles cultivés du XIVe siècle à reprendre la réflexion sur la « vie bonne », à la recherche d’une sagesse et d’une félicité mondaines, qui n’excluent certainement pas la croyance religieuse. À cet égard, l’écriture en langue vernaculaire permet une plus riche expérimentation de modèles et de solutions que la langue latine.
2On a tenté alors de montrer que, plus qu’une fresque de la « société marchande médiévale », les nouvelles de Boccace suggèrent l’échec de la tentative de concilier la vie vertueuse avec les biens secondaires, comme la richesse, la renommée, le pouvoir. Plus qu’une description picturale, le Décaméron est une « expérience de pensée » qui, grâce à la multiplicité des points de vue et aux variations sur thème que la forme littéraire de la nouvelle permet de représenter, s’interroge sur les conséquences extrêmes qui s’ensuivent lorsque les biens secondaires « préférables » deviennent des biens « désirables », visant toujours l’acquisition d’un surcroît. C’est en efet la réflexion spécifique, issue de Cicéron et Sénèque, sur les biens préférables, les devoirs, les bienfaits, l’utilité qui fournit à Boccace la grille interprétative pour interroger le rôle de l’intérêt et de l’amour-propre dans la constitution de l’individu. Celui-ci se présente comme une entité économique, cherchant à se définir soi-même par l’accumulation et l’optimisation des biens matériels autant que symboliques. Les passions, qu’il s’agisse de l’amitié, de la gratitude ou de l’ingratitude, de la largesse, de la colère, ne sont que l’expression d’une stricte comptabilité entre le don et le dû, les dépenses et l’épargne, qui recherche toujours le profit, bien souvent aux dépens des autres, comme dans le cas de la beffa.
3Le jugement d’un écrivain n’est pas celui d’un censeur. Tant s’en faut. Il s’agit plutôt d’une expérimentation sur les multiples situations possibles, que les instruments de l’ironie, de la parodie et de l’excès permettent d’exhiber dans toute leur nature paradoxale. Comme le sage, l’écrivain aussi est allé à l’école de la morale hellénistique. Il montre le côté risible des vicissitudes humaines. Surtout il ne s’étonne de rien et a tout prévu : que le débiteur soit ingrat, l’esclave voleur, le soldat pusillanime, le prêtre hypocrite, l’ami trompeur, l’amant infidèle. Toutefois, de même que le sage, l’écrivain également ne renonce pas à s’imaginer quelle forme pourrait assumer, dans ce contexte, la « grande âme ». Il en dénonce d’abord les simulacres, comme la fausse grandeur de la colère, puis les significations périmées, comme la magnanimité ou une certaine magnificence qui ne renoncenta pas à l’amour-propre. Le désintéressement et la désappropriation de soi sont alors les figures inédites de la « grande âme », représentée par Griselda dans la dernière nouvelle. Griselda est grande par son aequanimitas, non par sa patience.
4Il ne s’agit donc pas d’une figure mariale. Le Décaméron ne met en scène ni l’itinéraire d’un chrétien, progressant du vice à la vertu, ni l’irruption du principe de plaisir dans les destinées individuelles lorsque la peste fait voler en éclats les normes linguistiques et sociales. Nulle cosmogonie dans le jardin n’est célébrée. La brigade rentre à Florence, après une parenthèse de paix, sans fonder une communauté véritable dans la durée. Elle se dissout, tout simplement. Rien ne dit que la peste soit passée. Au contraire, ces traits de suspension et d’indécision soulignent la nature expérimentale de la réflexion sur les conséquences éthiques de l’intérêt propre et sur le désintéressement comme réponse qui se soustrait souverainement à toute économie des passions, dirigée par l’amour-propre.
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