Chapitre 2. Savoir conter
p. 55-88
Texte intégral
2.1. L’art de conter
2.1.1. Auteurs et lecteurs
1La multiplicité des conduites décrites dans le Décaméron se situe avant tout dans le monde clos de l’œuvre narrative. Une telle cosmogonie dans le jardin représente la genèse d’un monde par la parole ou, pour mieux le dire, le lieu de son expérimentation. Le monde réalisé n’est pas une nouvelle entité, mais une autre parole, celle des contes. Ceux-ci, reçus par le public, engendreront d’autres nouvelles. Cette cosmogonie, de part en part littéraire, ne vise pas à mettre en scène une régénération morale ou politique, mais l’art de raconter lui-même1. Ainsi le Décaméron ne revendique-t-il aucune origine divine. Il n’émane pas d’une inspiration immédiate et ne crée pas ex nihilo un texte frappé du sceau de l’originalité. Au contraire, il se présente comme un savoir faire réfléchi, dont on peut exhiber la genèse, en montrant le travail de réfection de la tradition littéraire par le déplacement de signes, d’images, de thèmes dans des unités de signification à chaque fois différentes2. On peut récrire alors d’une manière infinie la même nouvelle, non par un goût exagéré pour la nuance, mais parce que la réfection est un opérateur de production poétique.
2Ici réside la fonction de la cornice3 qui donne unité à la multiplication des conteurs selon des procédures réglées. Car le caractère majeur de cet échange de nouvelles est l’autoréférentialité : les intrigues, les situations, les personnages, les retournements, les tromperies du Décaméron sont en nombre limité, ils se répètent d’un conte à l’autre au point que l’on a cherché souvent à en établir la liste, ou le catalogue4. Surtout, les nouvelles renvoient explicitement les unes aux autres en deux sens. D’une part, les conteurs motivent souvent leur récit en liaison avec la (ou une) nouvelle précédente, pour la compléter, la retourner, en un mot, pour la récrire ou l’écrire autrement5. Les exemples sont légion : je n’en donne que deux. Panfilo déclare, en introduisant la nouvelle d’Andriuola et de Gabriotto :
L’évocation du songe dans le précédent récit me suggère le thème d’une nouvelle qui raconte l’histoire de deux rêves portant sur l’avenir, alors que le précédent relatait le passé…6
3Et Lauretta, présentant sa nouvelle, portant sur Maître Simone, un médecin ridicule, annonce :
Belles amoureuses, Spinelloccio a fort bien mérité d’être bafoué à son tour par Zeppa. Comme Pampinea nous l’a montré tout à l’heure, il me semble que celui qui inflige une bonne leçon à celui qui la cherche ou la mérite n’est pas à blâmer sévèrement. Pour Spinelloccio ce ne fut que justice. Quant à moi, j’ai l’intention de vous parler de quelqu’un qui a cherché à être dupé et j’estime que ceux qui l’ont tourné en ridicule ne sont pas à blâmer, mais à féliciter7.
4D’autre part, les conteurs décomposent et recomposent souvent les mêmes éléments, parfois les mêmes images : l’un des exemples les plus commentés concerne la variation sur thème du cœur arraché par le mari ou le père jaloux à l’amant de sa femme ou de sa fille. Fiammetta, obéissant à son corps défendant à l’ordre, établi par Filostrato, de raconter un amour malheureux, relate l’histoire de Tancredi, prince de Salerne qui, ne souffrant l’amour que sa fille Ghismonda portait à un de ses fidèles pages, Guiscardo, le fit assassiner et ordonna de lui arracher le cœur. Il l’offrit ensuit dans une coupe d’or à sa fille laquelle, y versant du poison, en mourut8.
5De prime abord, cette nouvelle est la réfection d’un agôn tragique grec, repris par la tragédie latine de Sénèque9. Ici l’échange dialectique entre les points de vue contradictoires du père et de la fille reprend à la tragédie classique une situation de conflit qui, ne connaissant point de médiation, conduit à la ruine des deux parties10. Car aussi bien Tancredi que Ghismonda perdent ce qu’ils avaient de plus précieux11. Surtout, les arguments employés, la défense des désirs naturels12 et la revendication de la véritable « noblesse » par le mérite et non par la naissance13, contre les lois politiques et sociales (la fille d’un prince ne peut se lier à un page) sont un emprunt manifeste via Sénèque à la tragédie grecque14.
6Or, dans le même jour, Filostrato répond à Fiammetta par la nouvelle concernant Guillaume de Roussillon et Guillaume de Cabestaing, lequel est l’amant de la femme du premier. Ici encore, Guillaume de Roussillon, découvrant l’adultère de sa femme, assassine son rival et lui arrache le cœur, le fait servir sous l’apparence d’un mets exquis à la dame, laquelle le mange avec délice. La véritable nature du plat étant révélée, la dame se suicide incontinent15. Si dans la nouvelle de Tancredi, le cœur de l’amant donnait lieu à un discours très argumenté de Ghismonda, suivi d’un noble suicide, dans la nouvelle de Filostrato, qui se venge du même coup des remontrances de Fiammetta, la dame n’a aucune personnalité définie (elle n’a même pas de nom, ce qui est rare dans le Décaméron), de même que sa mort est dépourvue de dignité, puisqu’elle finit déchiquetée16. Le mari est présenté comme un chevalier lâche qui fuit, craignant la vengeance du village, tandis que la dame résume en peu de mots sa souffrance et sa résolution de mourir. Dans cette histoire, rien de noble ne frappe les esprits, mais la cruauté du suicide ainsi que la félonie du seigneur exhibent, en les démasquant, les idéaux des uns et des autres.
7Néanmoins, pour se faire pardonner d’avoir engagé les conteurs dans un sujet si triste, Filostrato utilise à nouveau le thème du cœur dans la nouvelle du jour successif qui récrit, en termes heureux, l’histoire de Tancredi et de Ghismonda17. Ici, Caterina, se fait surprendre par son père Riccardo avec son amant, Lizio, qui n’est pas un servant mais un seigneur (les conventions sont sauves !), si bien qu’elle peut finalement épouser son bien-aimé. La tragédie est désamorcée par l’allusion au cœur : c’est au père qu’on arrache le cœur (c’est un changement de personne) mais, heureusement pour lui, seulement de façon symbolique (changement de signe) : quand il découvre les amants en effet « parve che gli fosse strappato il cuore (il lui sembla que l’on lui arrachât le cœur) »18.
2.1.2. L’intention de l’œuvre
8Cette réécriture des nouvelles va également de pair avec leur interprétation, sous la double forme d’une introduction préalable à son propre conte, ou d’un commentaire postérieur au récit par le public. Les exemples sont également nombreux, manifestant un dispositif central de l’œuvre. Pour l’autocommentaire, on peut penser aux propos de Filomena, l’auteur de la nouvelle très célèbre de Melchisédech :
J’en viens donc à mon histoire qui, une fois entendue, vous rendra peut-être plus prudentes dans les réponses aux questions que l’on pourrait vous poser. Vous devez savoir, très chères amies, que, de même que la bêtise plonge souvent autrui de l’heureux état où il était dans une très grande misère, de même l’intelligence met le sage en un sûr abri et l’assure contre les très grands périls. Nombreux sont les exemples qui prouvent que la bêtise, à l’évidence, d’une bonne position conduit autrui à la misère, mais de cela nous n’aurons cure présentement, compte tenu que nous en avons chaque jour mille cas sous les yeux ; ce que je vous montrerai, par contre, brièvement, par une courte nouvelle, comme je vous l’ai laissé entendre, c’est que l’intelligence est cause de réconfort19.
9Le public réagit différemment aux récits et même aux chansons, comme dans le cas de Lauretta, à la fin de la troisième journée :
Ici s’acheva la chanson de Lauretta que tous avaient écoutée mais que tous n’avaient pas comprise de la même manière : certains l’entendirent à la milanaise, à savoir : mieux vaut un bon tiens que deux tu l’auras ; d’autres suggérèrent une interprétation plus fine, plus sensée et plus proche de son exact signifié, qu’il n’est pas lieu de reproduire ici20.
10La diffraction des auteurs et des lecteurs montre que ce qui compte n’est pas l’intentio auctoris, le projet d’un individu spécifique, mais l’intentio operis, l’unité et la cohérence interne de l’œuvre.
11Pourtant, on pourrait objecter à juste titre que Boccace revendique décidément son intentio auctoris, lorsqu’il intervient en première personne dans le proemium21, dans l’introduction du quatrième livre22, dans la sixième journée23 et dans la conclusion24, de même que dans les résumés qui précédent chaque nouvelle. À cet égard, l’on peut distinguer deux niveaux. Le premier se situe en particulier dans le proemium et la conclusion, où l’intentio auctoris s’exprime clairement : l’amant guéri de ses peines veut faire part aux femmes souffrantes par amour de ces nouvelles comme autant de « remèdes », leur proposant aussi bien un divertissement qu’une leçon à suivre. Le modèle ovidien des Remedia Amoris, comme palinodie de l’Ars Amatoria, est ici patent25 et révèle la fonction principalement défensive de cette intervention. Boccace adopte la fiction d’écrire une réponse à ses détracteurs, de même que dans la Généalogie26, où il établit, comme dans la conclusion, l’ordre différencié des objections.
12Mais l’attitude masquée de l’auteur comme sujet ovidien, transmettant une sorte de manuel de l’art d’aimer, nous conduit au second niveau, celui de l’intentio operis. Car au titre de Décaméron s’ajoute un co-titre, ou un surnom cognominato, un deutero-titre en tout cas, qui est le Prince Galeotto (le Prince Galehaut)27. On est frappé par la coprésence du registre sacré, la référence à Ambroise, et du registre profane, le prince Galehaut, très fidèle ami de Lancelot, l’aidant à conquérir l’amour de Guenièvre, qui était l’épouse du Roi Arthur. Certes, ces deux registres se retrouvent dans l’épisode de Paolo et Francesca, où justement c’est la lecture partagée des histoires de Lancelot qui les pousse à vivre leur amour adultérin28. Cette référence dantesque a suscité légitimement beaucoup de remarques : on a souligné, par exemple, la prise de distance commune à l’égard d’une certaine littérature provençale, qui avait connu maintes tentatives de vulgarisation en langue vernaculaire, ou l’éloignement de Boccace par rapport à Dante29, lequel situe cet amour dans le cercle des âmes luxurieuses. Celles-ci sont punies, selon « la loi du contrappasso », par le fait d’être poussées sans cesse par le vent, de même qu’en leur vie elles avaient été entraînées par la passion30. Le livre Galeotto est ici présenté comme un titre légitime du recueil des nouvelles, non seulement parce que le sujet concerne les amours profanes, mais surtout parce qu’il est intermédiaire. Il opère tant le lien entre l’auteur et le public que la médiation entre l’auteur et les conteurs, comme diffraction et multiplication du véritable auteur, qui n’est pas un individu, mais l’œuvre.
13Ceci est manifeste également dans l’introduction du quatrième livre où Boccace, en se défendant des accusations que l’on porterait à son livre, exhibe le dispositif même du raconter, véritable sujet du livre, en ébauchant, sans la terminer, une intrigue qui ressemble par beaucoup aux vicissitudes narrées. Ici un jeune homme, que le père avait confiné à l’ermitage, pour le soustraire aux désirs de la chair, rencontre des femmes (que l’auguste géniteur lui désigne comme étant des « oies ») et ses instincts reprennent le dessus, bien qu’il ne comprenne pas vraiment ce qui lui arrive31.
14Pourtant, Boccace ne se borne pas ici à montrer que la nature pulsionnelle ne peut être contrainte par les normes morales et sociales. Il est vrai que, dans la défense qui suit cette nouvelle, Boccace revendique son attirance poétique pour les femmes en chair et en os, lesquelles ressemblent aux Muses32. C’est pourquoi il suit l’exemple des poètes comme Guido ou Dante, en célébrant l’amour pour les femmes33. Toutefois, même si Dante ne nie pas l’attrait physique, l’amour pour Béatrice demeure spirituel, tandis que la véritable amitié noue l’homme à Dieu34. Bien plus, la femme inaccessible exprime, sous la plume de Guido, l’expérience intellectuelle et contemplative. Ainsi la référence de Boccace à ces auteurs implique-t-elle un retournement sciemment opéré de leur poésie : l’amour physique pour les femmes n’est plus une image de quelque chose d’autre, l’amour de Dieu ou l’excellence de l’intellect.
15Pourtant, la nouvelle demeure à dessein inachevée. Il s’agit d’une esquisse, montrant comment on écrit une nouvelle. La fin est laissée en suspens, puisque les variations sur thème impliquent des interprétations différentes. Le désir charnel a sa légitimité, mais son appréciation demeure ambigüe. Pour reprendre encore une fois les nouvelles portant sur le cœur, la défense des lois naturelles n’y est pas du tout présentée de manière univoque35. Ghismonda considère le désir charnel comme un « péché naturel »36. Il est spontané, constitutif de notre humanité, mais il reste cependant un péché. Dans la nouvelle de Lizio, le père reconnaît avec indulgence que la passion amoureuse dépend surtout de la jeunesse des amants. Lizio est prêt à épouser la jeune fille séduite, poussé aussi bien par l’amour que par la peur d’être tué par le père. Par ailleurs, Lizio est convaincu d’avoir commis une faute37. Bien plus Neifile, introduisant sa nouvelle, souligne avec force :
Très puissantes sont les forces de l’Amour, mes charmantes amies, mais elles exposent les amants à des dures épreuves et à des dangers aussi innombrables qu’imprévus…38
16Tout se passe comme si les forces d’amour ne s’opposaient pas seulement aux conventions, mais aussi aux critères minimaux de la prudence et, par là, de la raison. Une force n’est somme toute pas une loi. Par conséquent, on ne peut affirmer que l’enseignement de la nouvelle esquissée exprime la revendication des lois naturelles. Le dernier mot n’est pas dit. Une chose est de critiquer les normes, en faisant place aux exigences du plaisir et de l’instinct, une autre est de définir la nature comme fondement ou principe de la « vie bonne ». La critique des unes n’implique pas nécessairement leur substitution par l’autre.
2.2. Les mots instables
2.2.1. Ce que la langue vernaculaire peut et ne peut pas dire
17On pourrait se demander si l’exhibition des procédures de l’art de raconter signifie un projet visant la régénération de la langue. Assurément, une nette césure sépare la scène initiale de la peste de l’activité des conteurs. Celle-là adopte un sujet grave, un registre dramatique, une description continue et emprunte manifestement à la tradition littéraire « noble » de la tragédie. Celle-ci se caractérise par la nouvelle et la variété de ses registres, n’oublie pas le tragique, mais intègre l’ironie, voire la parodie39.
18Mais les vicissitudes des contes ne sont pas à proprement parler édifiantes. Il y a certes des épisodes de générosité, d’amitié ou de dignité, mais la plupart des fois il s’agit de tromperies, de pièges, d’ordinaire méchanceté. Est-ce que ce monde-ci est véritablement un monde devenu meilleur après la peste ? Il apparaît clairement que le Décaméron ne signifie pas une utopie ou une refondation de l’idéal chevaleresque dans la cour40, mais avant tout un projet poétique, un experimentum sur la langue41, laquelle, avant et après la peste, n’est plus la même. Si l’événement de la peste nécessite un registre culturel noble, cela suggère que la langue vernaculaire n’a pas les ressources pour le dire. Si la nouvelle est adoptée aussitôt après, cela signifie que la tradition littéraire élevée n’est pas en mesure de restituer la situation inédite qui s’est produite.
19Ce constat est dû à la spécificité de la situation littéraire en Italie. La langue vernaculaire, ou plutôt, les langues vernaculaires sont engagées dans deux mouvements : le premier, commun à d’autres cultures linguistiques, se traduit par un effort significatif de traduction et d’adaptation42, qui concerne les disciplines du savoir, de la philosophie à la théologie, des sciences physiques à la médecine. Les œuvres en langue vernaculaire visent un public cultivé, sans doute prioritairement laïque mais non exclusivement, et se développent particulièrement dans le lieu institutionnel savant de la cour43. Toutefois, grâce à Pétrarque, à Dante et à Boccace la langue vernaculaire semble aspirer au statut d’une langue de culture, capable de fonder une tradition littéraire autonome44. Par conséquent, le problème du vernaculaire en Italie investit entre les XIVe - XVe siècles deux domaines : la transmission du savoir et la genèse d’une culture littéraire propre, se développant dans une situation de diglossie45.
20Dans ce contexte, le problème qui se pose dans le Décaméron est alors de délimiter la spécificité de la langue vernaculaire : que peut-on dire par lui que le latin n’est pas ou plus capable d’énoncer ? Manifestement les modalités de style, de genre et de langue léguées par la tradition latine ne conviennent pas pour exprimer exactement les états de choses après la peste. La perte des critères objectifs pour départager le bien du mal va de pair avec l’impossibilité de définir la nature essentielle des choses46.
21Les choses, les situations de même que les conduites de vie semblent à chaque fois singulières47. L’impossibilité d’attribuer une nature essentielle aux choses est caricaturée par le savoir du médecin Simone dont l’étendue ne va pas au-delà de « la guérison des croûtes de lait des nourrissons » et qui motive ses choix professionnels par les faits et gestes des patients :
Revenu depuis peu, comme on l’a dit, Maître Simone avait pour habitude, entre autres manies, de demander aux personnes qui étaient avec lui le nom de tous ceux qu’il voyait passer dans la rue et, comme s’il avait dû composer les remèdes à administrer à ses patients selon les faits et gestes des gens, il prêtait attention à tout un chacun et prenait note de ses observations48.
22Par contre, la singularité des choses éparses se prête davantage à la description, qui est un procédé virtuellement infini de sélection, de démontage et de remontage des propriétés qui peuvent être attribuées à un ensemble, sans que l’on recherche une unité essentielle. Elle confère une évidence presque picturale aux choses de sorte que l’on peut confondre la fiction avec la réalité. Giotto possède justement ce talent. Il peint tout :
avec une ressemblance, voire une fidélité telle que, dans nombre de ses œuvres, le sens de la vue des hommes finit par être abusé, croyant que ce qui est peint soit vrai49.
23Puisque le modèle est ici manifestement ekphrastique, la parole ne vise pas l’adéquation à la chose : au contraire, la profusion des détails descriptifs de même que l’imitation du contenu par la forme suscitent un sentiment d’étrangeté et d’irréalité50. Cette impression est confortée par l’examen des vicissitudes des nouvelles qui sont souvent exceptionnelles et paradoxales. Il est très peu fréquent de trouver par hasard un cercueil où l’on puisse opportunément déposer le corps de son amant, apparemment mort, mais en réalité seulement endormi à la suite de l’absorption d’une potion médicale que le mari de la belle a laissée bien en vue51 ; de même qu’il faut être rudement distrait pour perdre constamment ses maris, ses enfants ou ses biens52, pour ne pas parler de la coutume de tromper son époux ou épouse des manières les plus rocambolesques53. L’effet proprement recherché par l’ekphrasis est de « mettre sous les yeux » une situation déroutante comme si elle était parfaitement crédible. Cette crédibilité est obtenue cependant par une procédure qui suspend le jugement dans un état onirique. Le lecteur du Décaméron s’aperçoit soudain du caractère paradoxal de l’intrigue ou des personnages par un mouvement tardif de recul, et avec le plus grand étonnement54.
2.2.2. Adieu le “fisolofo” !
24La nouvelle est à cet égard l’instrument le plus efficace de la poétique de Boccace. Elle n’est pas seulement la reprise, le remodelage et le mélange de tous les genres ; sa brièveté lui permet aussi de produire un « arrêt sur image ». Elle fige une situation transitoire et changeante, la manière dans laquelle une chose semble-ici et maintenant-crédible, sans prétendre en énoncer la vérité ultime. Cette crédibilité peut à tout moment être remise en question et même démasquée à l’intérieur de la même nouvelle, mais elle n’est pas jugée comme étant simplement trompeuse. Elle est ce que la langue peut faire, lorsqu’elle a perdu la prétention à définir les choses : elle devient vraisemblable au mieux, fallacieuse au pire. La nouvelle est le genre qui sied le mieux à cette situation d’ambiguïté : elle récupère la sagesse ancestrale des fables qui permet de venir à bout des situations équivoques de la vie quotidienne, suggérant des solutions ponctuelles empruntées à l’astuce, voire à la fourberie.
25Somme toute, l’expérience de la mutabilité des choses et l’impossibilité de trouver dans la tradition littéraire des modalités adéquates justifient la cohérence revendiquée par Boccace lui-même, entre ce qui est dit dans son œuvre et la façon dont cela est dit :
J’avoue, néanmoins, que les choses de ce monde n’ont aucune stabilité, mais sont toujours en mouvement et ainsi aurait-il pu en être de ma langue…55
26Une telle unité entre la forme et le contenu s’exprime particulièrement dans le trait qui est commun aux choses et à la langue, à savoir leur passage de la substance à la fonction. Ce qui caractérise les vicissitudes racontées dans le Décaméron est leur réduction à la fonctionnalité. Ils ne désignent pas telle ou telle chose, mais ce qui peut tenir lieu ou exercer le rôle qui est requis dans une circonstance donnée. Ici, un mari ou une femme en vaut bien un autre, de même que tel ou tel objet. Tout peut s’échanger-bijou, argent, pouvoir, femme, enfant, statut social.
27Il ne s’agit cependant pas de la tentative de peindre la fresque de la société marchande56, dont Boccace n’écrit ni le manifeste ni l’illustration. Il réfléchit plutôt, en poète, sur les transformations de sens qui accompagnent une situation historiquement donnée. Dans ce contexte, la langue ne vise plus l’adéquation : s’il y a restitution de la chose par la parole, elle s’opère toujours plus ou moins, autrement, par le crédit et la dette, le prêt et l’intérêt, selon la fixation momentanée de la valeur57.
28C’est pourquoi l’argumentation dialectique des philosophes ne convient pas à la signification fluctuante des choses. Ceci apparaît nettement dans la nouvelle d’Ambruogiuolo58 qui, soutenant dialectiquement qu’aucune femme n’est fidèle, cherche à tromper Bernabo’, lui faisant croire qu’il a été l’amant de son épouse. L’argument mime apparemment une déduction syllogistique : toutes les femmes sont faibles et cèdent aux plaisirs de la chair ; ton épouse est une femme ; donc ton épouse cède aux plaisirs de la chair59. Elle ne peut s’empêcher de trahir son mari. Mais le discours d’Ambruogiuolo est bien plus confus :
J’ai toujours entendu dire que l’homme est le mortel le plus noble que Dieu ait créé et la femme à sa suite ; mais, comme on le croit et le constate en général, l’homme est le plus parfait ; en raison d’une telle perfection, il doit sans aucun doute avoir plus de fermeté et l’a effectivement, car la plupart des femmes sont plus changeantes et la cause pourrait en être indiquée dans des facteurs naturels que je laisse de côté. Si l’homme est donc de plus grande fermeté et pourtant ne peut s’empêcher non seulement de céder aux sollicitations féminines, mais encore de désirer une femme qui lui plaise -outre le désir, il s’arrange pour la posséder et cela n’arrive pas une fois par hasard mais continuellement- qu’espères-tu donc que puisse faire une créature changeante par nature devant les prières, les compliments, les cadeaux et tous les moyens multiples dont usera un homme avisé qui en soit amoureux ?… Tu dis toi-même que ton épouse est une femme en chair et en os, comme les autres60.
29Manifestement, le raisonnement d’Ambruogiuolo est une parodie de la déduction dialectique : les prémisses sont établies de manière imprécise, de sorte que l’on passe de la « perfection » à la « fermeté » de l’homme, comme si cela était logique, alors qu’une équivalence est présupposée sans être démontrée, à savoir que la perfection équivaut à la fermeté. De plus, une contradiction interne marque ce discours. L’homme est défini d’abord comme un être ferme, puis il est présenté comme une créature qui cède aux plaisirs. Par conséquent, la preuve de l’infidélité de la femme ne s’appuie plus sur une déduction, mais sur un argument « à plus forte raison » : si même l’homme, qui est ferme, cède à la chair, à plus forte raison la femme, qui est un être changeant. La conclusion selon laquelle la femme de Bernabò a trahi le mari ne s’impose que si l’on accorde toutes les équivalences présupposées, qui demeurent omises ou implicites. Le raisonnement semble une chaîne, mais il ne l’est point : à chaque moment, l’anneau fait défaut.
30Toutefois, Bernabo’ le croit et c’est seulement le courage et l’intelligence de sa femme Zinevra qui pourra réparer le tort et faire condamner à mort Ambruogiuolo. Cette contrefaçon de la dialectique est donc porteuse de malheur pour qui la dit et qui la croit. À ce propos, le pauvre Bernabo’, ne comprenant goutte à l’argumentation de son compère, s’exclame : “Io sono mercante e non fisofolo”, et l’erreur en dit long. Car on ne peut pas déduire, dans les affaires de la vie courante, à la manière des philosophes : non seulement les prémisses sont la plupart des fois invraisemblables, mais surtout les règles de dérivation ont une nature seulement formelle, de sorte que l’on peut tirer par elles des conclusions extravagantes. Ces règles ne sont ni en mesure de restituer les situations toujours fortuites, singulières et circonstanciées, ni d’évaluer les jugements axiologiques. Ainsi la validité de la déduction est-elle dénoncée comme fallacieuse et, par là, ridiculisée. Elle peut, par exemple, être utilisée pour justifier la laideur repoussante de la famille des Baronci. Michele Scalza soutient en effet que61 :
- les premières créatures de Dieu furent les moins réussies, « Dieu faisant ses débuts en peinture » ;
- les Baronci sont très peu réussis, c’est-à-dire très laids ;
- donc les Baronci sont les premières créatures, et par là ils appartiennent au plus ancien lignage.
31De même que le discours d’Ambruogiuolo, un tel raisonnement n’est pas un véritable syllogisme, puisqu’il manque manifestement le troisième terme, et la quantification n’est pas respectée. Ce qui justifie la conclusion est la transitivité de l’accord donné à une sorte de règle (les premières créatures sont des ébauches mal dégrossies) au cas particulier (les Baronci). À celle-ci s’ajoute une autre règle : « tout ce qui vient d’abord vaut plus que ce qui vient après », laquelle permet de voir dans la laideur des Baronci la marque de leur noblesse. Mais tout est erroné dans cette déduction : les termes sont assumés de manière ambiguë, voire équivoque, ce que le philosophe ne doit jamais faire62. On garde l’apparence d’une dérivation, mais certains éléments ne sont pas à leur place et d’autres ont été omis : on ajoute une maxime, dont le contraire serait aussi bien légitime (on pourrait dire : « tout ce qui vient après vaut plus que ce qui vient avant »).
32En définitive, la langue des nouvelles n’est pas un lieu meilleur où les choses reçoivent leur définition univoque ou trouvent une forme de régénération idéale. Mots et choses ont plutôt une signification instable, fluctuante, fonctionnelle qui peut être établie par les différents systèmes d’échange que le commerce met en œuvre sous la forme du crédit, du don, de la dette, de la transaction dans des contextes à chaque fois particuliers. On y perd son latin, si jamais on l’eût possédé, et l’on ne se retrouve plus dans la langue de tous les jours. Décidément, il faut congédier le fisofolo.
2.3. La sagesse cachée des fables
2.3.1. Vues contradictoires sur la poésie
33Ce n’est donc pas un hasard si Boccace, dans la conclusion du Décaméron, se défend d’éventuelles critiques, en soulignant que le public féminin auquel il s’adresse ne va certainement pas étudier la philosophie à Athènes, Bologne ou Paris. C’est pourquoi ses nouvelles n’adoptent pas les raisonnements austères de la philosophie, mais prennent le temps de raconter et de se perdre dans les détails63. À la rapidité de l’esprit des hommes pressés par leurs études ou par leurs affaires, Boccace oppose l’oisiveté des femmes, qui ont beaucoup du temps à perdre et sont ainsi disponibles à écouter de longs récits64.
34Que l’on ne se trompe pas : l’adresse aux femmes n’est pas motivée par la conviction qu’elles seraient aussi susceptibles d’être initiées à la philosophie, en maniant néanmoins des instruments pédagogiques adaptés à leurs ressources quelque peu limitées. Car, chez Boccace, c’est justement l’indigence philosophique des femmes65 qui justifie l’adoption de la nouvelle. Il ne s’agit pas tant de critiquer le langage abstrait des maîtres universitaires que d’exploiter la « faiblesse » des femmes comme un « masque », pour que l’auteur avance de manière cachée. Boccace feint de rabaisser intentionnellement son œuvre, en reconnaissant, d’une part, que les nouvelles peuvent sembler décousues, trop longues, triviales ou mal agencées ; d’autre part, en avouant qu’elles ne visent qu’à consoler ou à distraire des femmes. À aucun moment, l’esprit des femmes n’est élevé.
35Il faut néanmoins comprendre le but de cet avilissement apparent, qui est accompagné par le souci contradictoire d’en défendre la grandeur, ou tout au moins la dignité. Quelle est donc la finalité poétique de ces nouvelles, lesquelles sont destinées à être racontées « dans les jardins, pour la détente »66 et non dans les églises ou dans les écoles philosophiques ?
36La défense de Boccace laisse entendre qu’il s’agit avant tout de déterminer la fonction de la fabula67, notamment son rapport à la vérité et son présupposé enseignement moral. C’est un sujet qui a constamment préoccupé Boccace, tiraillé entre ses deux modèles, Pétrarque et Dante68. Assurément, ses propres nouvelles69 peuvent-elles apparaître hétérogènes, inconvenantes, mal écrites70. Mais puisque Dieu produit toutes choses parfaitement71, une telle indigence peut être justifiée par la volonté d’adhérer à la multiplicité du réel. Par conséquent, les nouvelles ont une teneur morale neutre : elles peuvent non seulement être interprétées différemment, mais aussi utilisées selon l’intention du lecteur, car :
Toute chose en elle-même est bonne à quelque chose et, mal employée, peut être nocive à beaucoup d’autres ; et je dis qu’il en est ainsi de mes nouvelles. À quiconque voudra en tirer mauvais conseil et mauvaise conduite elles n’interdiront pas de le faire, à supposer qu’elles aient cela en elles, et forcées et tiraillées, elles lui en fourniront ; à qui voudra y chercher utilité et profit, elles n’en refuseront pas et il n’arrivera jamais qu’elles ne soient dites ou réputées autrement qu’honnêtes, si elles sont lues dans les circonstances et par des personnes pour lesquelles elles ont été racontées72.
37L’intention du lecteur joue un rôle central : d’une part, un esprit honnête ne se fait pas corrompre par des mots, d’autre part, même les Écritures ont pu être interprétées de manière perverse73. Par contre, la multiplicité des exemples offerts par les nouvelles peut prêter à réflexion, afin d’en tirer des conseils utiles dans les vicissitudes mondaines.
38Toutefois, lorsque Boccace interprète la poésie de Dante, dans les Esposizioni sopra la Comedia di Dante, les critères de la bonne lecture semblent bien différents. Au lieu de la multiplicité des interprétations, suscitée par les nouvelles, Boccace établit ici la clôture d’une double finalité : restituer la signification littérale, allégorique et morale des fables74. Ainsi l’enseignement moral est-il essentiel à la fonction des fables, tandis que leur neutralité caractérisait les récits du Décaméron. Bien plus, refusant que les fables soient considérées comme mensongères75, Boccace soutient traditionnellement que la poésie a une origine divine, puisqu’elle naît du désir de célébrer l’ordre du créé avec des mots appropriés76. C’est pourquoi les poètes furent appelés théologiens77.
39Une première tentation serait de résoudre les écarts entre les deux conceptions des fables, en les rapportant à deux genres littéraires distincts. Il est vrai que Boccace impute la nature licencieuse des nouvelles à la spécificité du genre et du public78, tandis que l’ouvrage de Dante est théologique, si bien qu’il peut être lu suivant la même approche allégorique et morale qui est utilisée pour comprendre les Écritures :
Et même, bien qu’il ne puisse en toutes choses égaler les saintes Écritures, sauf dans la mesure où il en parle, ce qu’il fait souvent, cependant, pour parler en général, on peut dire qu’il en est de ce livre ce que saint Grégoire affirme de l’Écriture : c’est-à-dire que c’est un fleuve large et profond, où l’agneau peut entrer et l’éléphant nager, autrement dit qu’ici peuvent se divertir les rustres et s’exercer les grands hommes de valeur79.
40Si la tension entre la défense de la multiplicité interprétative des fables, neutres du point de vue éthique, et le souci d’une lecture réglée, caractérisée par leur enseignement moral, ne peut pas être résolue en invoquant tout simplement la distinction entre les œuvres latines et vernaculaires, pas plus que l’intention théologique ou mondaine, il faut comprendre ce qui se cache derrière ces contradictions manifestes. C’est justement la notion de voile, dérobant et révélant à la fois une signification difficile à comprendre, qui doit être considérée.
2.3.2. Écorce, voile
41La tension entre les conceptions contradictoires des fables, marquée par la double influence de Pétrarque et de Dante, se manifeste dans la notion de voile. On pourrait, en fait, remarquer que Boccace évolue d’une conception de la poésie, propre à Pétrarque, selon laquelle sous l’écorce de la poésie sont formulés des messages allégoriques à une vision dantesque qui souligne la nature voilée des fables cachant des vérités profondes80. Toutefois, Dante faisait également allusion au “manto di queste favole”81, tandis que Pétrarque soutenait que les poètes ont compris « sub velamine figmentorum » les événements de la nature, de la morale et de l’histoire82. Boccace lui-même, tout en privilégiant la notion de voile83, utilise aussi dans les Esposizioni l’image de l’écorce84.
42Le flottement des expressions traduit une interrogation, qui n’est pas dépourvue d’incertitude, sur ce que la poésie cache et révèle à la fois ainsi que sur les modalités par lesquelles elle secrète ses messages. Car le voile des fables est, sous la plume des trois auteurs et notamment chez Boccace, l’objet d’un déplacement sciemment assumé, qui en change la signification initiale. Comme le reconnaît Boccace lui-même, en citant le néoplatonicien Macrobe, c’est la nature, non la poésie, qui ne peut s’exhiber nue et se présente toujours voilée. Macrobe en effet avait écrit :
Lorsqu’il s’agit des dieux et de l’âme, comme je l’ai dit, on n’en vient pas aux fictions en vain, ni pour se divertir, mais parce qu’on sait que la nature n’aime pas s’exposer nue et sans voiles ; et de même qu’elle a soustrait à la vulgaire perception des hommes toute intelligence d’elle-même en se dissimulant sous le voile divers des choses, de même elle a voulu que ses mystères fussent traités par les sages à travers des fictions. Ainsi ses mystères sont-ils dissimulés dans les galeries souterraines des fables, afin que même aux adeptes de la nature de telles choses ne s’offrent pas toute nue, mais que seuls les hommes d’extrême valeur aient connaissance de la vérité secrète interprétée par leur sagesse. Les autres se contentent, pour les vénérer, des figures qui protègent le secret de l’avilissement85.
43Dans l’image du voile des fables, il y a donc la reprise d’un thème néoplatonicien, à savoir l’interrogation sur la place de la nature et, partant, de la théologie physique dans l’ordre de l’être et du savoir86. Celle-ci est étroitement liée au souci de continuité propre à l’univers néoplatonicien, permettant une évaluation positive de la nature, voire de la matière87. Car l’ordre hiérarchique du réel impose de ne pas concevoir simplement la procession comme un ruineux procès de dégradation. Bien que tout niveau inférieur comprenne, dans l’échelle de l’être, un degré croissant de faiblesse, il ne s’agit pas d’une simple déperdition. Si tel était le cas, en fait, tous les plans de l’être seraient négatifs sauf un, à savoir le principe radicalement transcendant, isolé dans son inconcevable pureté. Le déclin subsiste seulement là où un étant est affecté par une faiblesse qui n’est pas conforme à sa puissance dans l’échelle de l’être.
44La théologie physique exprime alors l’exigence de reconnaître la continuité de la procession. Dans ce cadre, la nature est animée par les dieux et les démons de manière cachée, en revêtant des formes sensibles qui l’enveloppent, la rendent énigmatique, bien que l’œil avisé du savant puisse en déceler la divinité à travers les voiles88. C’est pourquoi le discours théologique sur la nature peut employer les récits fabuleux, qui cachent et déploient au même temps les plis secrets de sa divinité89. La théologie physique est certes inférieure à la véritable théologie, laquelle ne s’occupe que des formes séparées, mais elle bénéficie tout de même d’une autonomie relative, grâce justement à sa nature enveloppée, symbolique90.
45Pourtant, cette sorte de théologie frôle, aux yeux d’un chrétien, le risque d’idolâtrie. Car l’enveloppement de la nature dans des formes sensibles implique que son être divin, en tant que produit de la procession de l’Un, puisse être dévoilé par le maniement des symboles mêmes qui la revêtent. Cette perspective justifie les pratiques théurgiques, à savoir les rites initiatiques qui visent à susciter l’apparition des dieux, par le maniement d’objets (pierres, herbes, animaux) ou par des prières, chants, hymnes, invocations. Tous ces moyens symboliques, disséminés dans la nature, ne se réduisent pas à une fonction de représentation, mais ont un pouvoir performatif, puisqu’ils présentent la divinité, bien que de manière voilée, sans en profaner pour autant le mystère. Par ces symboles, qui exigent une initiation, l’âme peut s’élever, en entrant en contact avec la divinité, sans prétendre l’avoir dépossédée, on devrait dire « dévêtue » de son caractère sacré91.
46À cet égard, il est frappant de constater que, chez Boccace, la poésie assume manifestement le voile comme objet et comme modalité. Comme pour Macrobe, les fables enveloppent des mystères profonds, que leur langage imagé protège et révèle en même temps. Mais l’accent est posé ici sur l’enveloppement de la poésie elle-même, qui semble revêtir les manifestations secrètes, attribuées par les néoplatoniciens à la nature. C’est, autrement dit, la poésie elle-même qui est voilée et ne supporte guère de se montrer nue.
47Certes, Boccace ne cesse de mettre en avant la révélation des « effets naturels, des secrets et sublimes mystères de la divinité »92. Mais il suggère surtout que le voile appartient à la poésie elle-même, non plus à la nature. Par conséquent, la tâche du poète est de mettre en forme sa propre imagination dans un discours élaboré : l’invention des fabulae et leur expression exquise définissent la poésie :
C’est cette manière de parler (i. e. sous un voile fabuleux) qui chez les anciens Grecs fut appelée poètes, mot qui en latin sonne comme « manière de parler exquise » ; et de poètes vient le nom du poète, qui ne signifie rien d’autre que « celui qui parle de manière exquise »93.
48Par cette opération de déplacement, du voile de la nature au voile de la poésie, le rapport des fables à la vérité se trouve remis en question. Car Boccace ne considère pas ici le dévoilement de la vérité comme un trait essentiel des fables. Dans le classement qu’il propose dans la Généalogie, quatre sortes de fables sont envisagées selon le rapport qu’elles entretiennent avec la vérité, du point de vue de leur écorce94. Le premier genre de fable est dépourvu dans son écorce de toute vérité ; le deuxième présente dans sa lettre la vérité et la fable ; le troisième est proche de l’historia ; enfin, le quatrième n’enveloppe aucune vérité, ni en surface ni en profondeur95.
49Cette forme de récit appartient aux vielles femmes folles96, ce qui semble lui valoir une condamnation. Toutefois, le statut de la femme, vieille et insensée97, est fort problématique dans la littérature aussi bien profane que religieuse. Chez Sénèque, elle est la nourrice qui peut jouer sur scène le rôle du sage, mais en même temps la cause des erreurs de jugement des enfants98 ; chez Ovide, elle est la maquerelle, mais représente également l’œuvre elle-même99. Chez Thomas d’Aquin, la vieille, avec sa croyance naïve en Dieu, constitue, de même que le savant, l’auditoire auquel le théologien doit donner des raisons claires pour justifier ou fortifier la foi100. Chez Boccace, la vieille a un statut ambigu. Elle peut, en effet, raconter un conte qui console une pauvre femme prisonnière ou même amuser ou inspirer la peur au public101. Cela est conforme aux propos de Boccace affirmant, d’une part, que le but du Décaméron est justement de consoler des femmes102 ; d’autre part, que ses nouvelles peuvent proposer un spectre large d’exemples, qui profitent ou nuisent à tout auditeur, compte tenu de son intention103.
50Bien plus, dans l’Épître à Cangrande della Scala104, Dante définit son propre style comme « familier et humble » :
Parce que c’est la langue vernaculaire dans laquelle s’expriment aussi les bonnes femmes105.
51On peut penser ici, à nouveau, à une forme de rabaissement apparent, lequel est délibérément opéré pour montrer l’originalité et la valeur tout particulière de sa propre œuvre. Comme dans l’adresse de Boccace aux femmes, ignares en matière de philosophie, Dante se réfère aux bonnes femmes, qui s’expriment dans un langage familier. Mais pour Cicéron, les bonnes femmes, encore une fois les nourrices, restant toujours à la maison, sont les dépositaires de la langue native, de sa pureté ainsi que de ses significations véritables106.
52Il est vrai que Boccace souhaite que les mystères de la nature et de la divinité, notamment les Écritures, demeurent cachés aux intellects bornés, puisque, si de telles vérités étaient trop diffusément répandues :
… il s’ensuivrait qu’en peu de temps elles seraient dépréciées encore plus que ne l’est le soleil, ou les conversations vulgaires ou les fables qui plaisent aux bonnes femmes107.
53Toutefois, deux remarques s’imposent. D’abord, ces fables qui plaisent aux femmes correspondent exactement aux nouvelles du Décaméron. La signification de cette dépréciation, sciemment assumée, doit être ramenée à la tentative de donner vie à une culture érudite en vernaculaire. La reconnaissance de la supériorité du latin et du caractère humble de l’écriture en vernaculaire est une concession qui permet à Boccace de revendiquer, avec une modestie rhétorique bien feinte, qu’il se propose un tout autre projet littéraire. L’acharnement des poètes du Trecento, notamment de Pétrarque et de Boccace, à vouloir dénigrer, déprécier et même détruire leurs propres œuvres en vernaculaire est la mise en scène d’un geste savant, hérité du désir virgilien de détruire l’Enéide108, qui vise justement à réévaluer à la hausse le prix de leur œuvre.
2.3.3. La crédibilité des fables
54Pourtant, on pourrait s’interroger sur les secrets que les femmes peinent à comprendre. Il s’agit justement des mystères anciens évoqués par Macrobe : l’âme, la nature, Dieu. Ceci n’est pas dû seulement à l’indigence rationnelle des femmes, mais surtout aux vérités mêmes que l’âme, la théologie physique et la théologie divine sont censées abriter. Si les fables racontées par Boccace aux femmes dans les jardins sont déconcertantes, il ne faut pas oublier qu’elles ont été écrites :
… à un moment où se montrer avec les braies sur la tête, pour sauver sa vie, n’aurait pas été méprisé même par les plus honnêtes gens109.
55Après la peste, même les convictions les plus enracinées ont été remises en question ainsi que le bien-fondé des disciplines : la médecine n’a pas su dévoiler les secrets de la maladie et, partant, y porter remède ; le salut de l’âme est passé en arrière-plan derrière la nécessité urgente de sauver sa peau. La justice de Dieu est restée l’objet d’un appel sans réponse. Les liens de parenté et d’amitié ont été bouleversés. Il est devenu difficile de reconnaître ce qui peut encore être crédible. Le voile de ces mystères s’est épaissi, l’enveloppement est devenu une lourde couverture. Ainsi les fables des femmes ont-elles renoncé à découvrir une vérité unique et uniforme, parce que la nature qu’elles dévoilent et cachent en même temps n’est plus l’ordre cosmologique, mais la mouvante nature humaine, frappée d’incertitude et perdue dans ses croyances contradictoires. En l’absence de points de repère visibles, ce sont les actions et les intentions des hommes qui sont devenues polysémiques, non plus seulement les fables.
56Compte tenu de ces remarques, il est peut-être possible de lever l’apparente contradiction entre les œuvres en vernaculaire et les œuvres en latin ainsi que la tension entre une intention sacrée et une approche mondaine. Tout d’abord, la conviction de Boccace est que les fables, au lieu de dévoiler la vérité, secrètent ce qu’elles croient être la vérité. On ne doit donc pas considérer les fables des Anciens, notamment des païens, comme mensongères :
Les fictions des poètes ont été faites par la force de leur esprit, et pour beaucoup de choses ils ont dissimulé sous le voile des fables non le vrai, mais ce que dans leur erreur ils croyaient vrai … En second lieu, c’est la fonction du poète, comme on peut le comprendre très clairement à partir de ce qui vient d’être dit, que de dissimuler ainsi la vérité sous un langage fabuleux et orné : ce qui a toujours été fait par les poètes de valeur, comme pourra le vérifier quiconque entreprendra une recherche diligente. Mais il faut bien entendre ce que je viens de dire : je parle de « vérité » suivant l’opinion de ces mêmes poètes, car le poète gentil, qui n’avait aucune connaissance de la foi catholique, ne pouvait dissimuler une telle vérité dans ses fictions ; il y dissimulait celles que sa religion erronée estimait vraies, car s’il y avait dissimulé autre chose que ce qu’il estimait vrai, il n’aurait pas été bon poète110.
57La précision de Boccace est décisive. Les poètes gentils étaient dans l’erreur, mais ils ne peuvent être considérés comme des menteurs, puisqu’ils n’ont pas connu la Révélation. Par contre, ils ont exprimé sous un voile ce qu’ils croyaient être la vérité. La remarque importante est ici qu’ils n’auraient pas été de bons poètes, s’ils avaient dissimulé leurs propres croyances. Ce qui compte dans la poésie est de dire exactement ce que l’on pense, en coordonnant l’expression à la pensée. Qu’il s’agisse de la vérité ou de ce qu’on croit être la vérité, ceci est un aspect secondaire. Que Boccace écarte l’interprétation des concepts païens comme des préfigurations chrétiennes confirme que la fonction de la poésie est essentiellement expressive, non représentative, encore moins véridique. L’accent posé sur la crédibilité des fables, laquelle ne coïncide pas foncièrement avec leur vérité, est l’issue d’une réflexion, en penseur chrétien et en poète, sur les modalités et les fondements de la croyance.
58Bien avant que sur la possibilité de fonder la théologie comme science, la pensée chrétienne s’était interrogée sur les raisons de croire en la Révélation. À l’origine, en effet, les Chrétiens n’étaient que l’une des nombreuses sectes religieuses qui se disputaient le salut et le contrôle des âmes. D’une certaine façon, étant donné le caractère invraisemblable de leurs croyances (comme en la Trinité ou en la Résurrection des corps), la charge de la preuve revenait aux Chrétiens, qui étaient considérés, notamment par les néoplatoniciens, comme des gens très crédules. Ce n’est donc pas un hasard si la réflexion chrétienne ne se borna pas à affirmer la valeur de la profession de Foi, conçue comme une inébranlable adhésion, fondée sur le rapport personnel entre Dieu et le croyant111, mais développa une réflexion riche en controverses sur l’acte même de croire. Il fallait en fait rendre compte de la croyance des simples ainsi que de la foi des fidèles, pleinement assurés de leur confiance en Dieu, justifiant la spécificité et la supériorité de la religion chrétienne. La conversion des infidèles demeura d’ailleurs toujours une des exigences majeures du christianisme, ce qui le poussa à développer la crédibilité de ses arguments persuasifs112. Les questions structurelles qu’il aborda concernaient principalement la nature affective ou cognitive de la croyance113, notamment la possibilité de produire des preuves, de même que l’intentionnalité propre à l’acte de croire et, partant, la distinction entre l’acte de croire « en » et l’acte de croire « à », finalement la nécessité de distinguer entre l’acte (ce par quoi on croit) et l’objet du croire (ce qu’on croit)114.
59Il est donc manifeste que pour Boccace, après la peste, il ne s’agit pas de fournir des raisons qui obligeraient, de manière paradoxale, à croire. Plus que croire en quelque chose ou en quelqu’un, les personnages du Décaméron, croient à quelque chose ou à quelqu’un, se fient sans savoir pourquoi, la plupart des fois à tort. Croire devient un acte affectif et subjectif qui se caractérise par son intensité et non par sa rationalité. Comme la promesse, il s’agit d’un acte performatif, puisqu’il anticipe un futur qui n’est pas encore, comme s’il était déjà là (comme le montre le fait de croire à un ami, et non en un ami). Dans ce cadre, la crédibilité des récits ne tient pas à leur vérité, mais à leur connotation affective, voire à leur fonction consolatrice. C’est pourquoi Boccace conclut sa défense de la sorte :
Laissant désormais à chacune le loisir de dire et de croire ce que bon lui semble, il est temps de conclure ce discours, en remerciant humblement Celui qui, par son aide, m’a conduit au terme désiré après un aussi long effort115.
60Le remerciement à Dieu, au-delà de son caractère conventionnel, pointe ce rapport subjectif de confiance, qui fait l’économie des raisons de croire116. Dieu n’est pas remercié pour lui avoir donné l’espérance d’une vie future immortelle. Au contraire, le terme désiré, qui pour un chrétien devrait être la félicité céleste, n’est que la satisfaction devant l’œuvre laborieusement accomplie. La nature affective et subjective de la croyance religieuse est au centre de la nouvelle de Melchisédech, et de sa sagesse aussi précieuse que les bagues dont il est question. Le sultan Saladin, voulant emprunter de l’argent à l’usurier juif Melchisédech, sans cependant le contraindre, cherche à lui tendre un piège. Il lui demande quelle est, à son avis, la plus vraie des religions : de la juive, la sarrasine ou la chrétienne117. Melchisédech, homme d’esprit subtil, propose un conte, en lieu et place d’une réponse directe. Un homme riche, qui avait une bague très précieuse, établit que celui de ses enfants auxquels la bague sera léguée devrait être considéré comme le véritable héritier. Cette règle valut jusqu’à un des descendants qui avait trois enfants, qu’il chérissait également. Ne voulant pas favoriser l’un contre les autres, il fit reproduire deux fois la bague de manière si semblable que l’artisan lui-même ne savait plus reconnaître l’original des copies. Ainsi fut-il impossible de déterminer qui était l’héritier légitime, les trois enfants étant également porteurs de la bague. Melchisédech conclut alors :
Ainsi en va-t-il de même, monseigneur, des trois Lois données par Dieu le Père aux trois peuples, au sujet desquelles vous m’avez interrogé : chacun croit être l’héritier direct, détenir donc la vraie Loi et obéir à ses commandements. Mais qui est dans le vrai ? Comme pour les bagues, la question n’a pas encore trouvé de réponse118.
61Plus que l’appel à l’universalité de la raison et à la reconnaissance d’une religion naturelle, comme sera le cas avec la reprise de cette nouvelle dans Nathan le sage de Lessing, Boccace insiste sur les motivations subjectives de la croyance. Le père affectueux a certes compromis l’avenir de ses enfants, mais son intention était généreuse. Du point de vue rationnel, il s’agit manifestement d’un mauvais calcul, mais en tant que père, il a suivi l’équité résultant de son affection, et par là ce qu’il croyait juste de faire. En effet, chaque enfant ou chaque religion croit être dans le vrai.
62Il est question d’héritage, puisque toute religion se constitue dans une tradition spécifique et dans ce qui peut, dans ce cadre, être tenu pour vrai. La sagesse consiste dans la possibilité de suspendre le jugement. Boccace ne cherche pas à suggérer que toutes les religions s’équivalent, mais que le fait de croire ou de tenir pour vrai ne dépend pas des raisons que l’on pourrait objectivement produire, et que l’on serait donc obligé de suivre. De même, sur le plan poétique, la réflexion sur la crédibilité des fables ne se borne pas à la traditionnelle revendication rhétorique de leur nature vraisemblable. Au contraire, puisque l’expressivité l’emporte sur la représentation, il n’est plus nécessaire de justifier le caractère plausible des fables.
63Ici se situe une des différences majeures avec Ovide. Tandis que Boccace refuse de considérer le poète comme un menteur, Ovide place au centre de son art poétique la dissimulation et la crédulité119. La dissimulation de l’amour et la crédulité de l’amant trahi sont les images d’une conception poétique qui revendique la fiction comme son centre d’inspiration majeur, en considérant la crédulité comme une attitude positive120. Bien plus, Ovide n’hésite pas à reconnaître que les fables des poètes sont mensongères, et racontent des choses qui n’existeront jamais121.
64À cet égard, ce qui est une valeur chez Ovide, à savoir la puissante crédibilité de l’apparence, devient chez Boccace tout d’abord une constatation : tenir quelque chose pour vrai n’est pas une garantie de vérité. Il ne s’agit pourtant pas de mensonge : comme dans la nouvelle du père aimant, on croit être dans le juste ou dans le vrai. Ceci rend flous les confins entre la crédulité sotte et la confiance, comme le montrent plusieurs nouvelles du Décaméron.
65L’accent posé sur la crédibilité des fables sert plutôt à revendiquer leur nature expressive. C’est pourquoi, dans le Décaméron, Boccace affirme l’autonomie de la poésie qui, comme la peinture, doit être affranchie des conventions pour pouvoir laisser libre cours à l’invention. Celle-ci est d’ailleurs concédée à l’art sacré, sans que personne ne s’étonne de certains éléments bizarres :
En outre, on ne doit pas accorder moins de liberté à ma plume qu’au pinceau du peintre ; laissons de côté qu’il fasse blesser le serpent à saint Michel avec une épée ou une lance et à saint Georges le dragon où il lui plaît ; mais il représente, sans encourir aucun reproche, ou du moins qui soit justifié, le Christ en homme et Ève en femme et, à Celui-là même qui voulut mourir sur la croix pour le salut de l’humanité, il fixe les pieds sur le bois tantôt avec un seul clou et tantôt avec deux122.
66Néanmoins, cette liberté ne se confond pas avec le simple goût de la variété. Puisque la représentation du vrai ne joue pas de rôle central dans l’élaboration des fables, c’est la présentation elle-même qui est mise en avant. Comme dans l’ancienne sagesse néoplatonicienne, les voiles de la nature ou de ses symboles ne représentent pas la divinité ou l’ordre du cosmos. Ils n’en tiennent pas lieu, mais les manifestent directement, quoique par des symboles. Seul l’initié peut dévoiler les secrets des fables, sans en offenser la sacralité.
67Les raisons évoquées par Boccace pour justifier la modalité cachée de l’expression poétique reprennent les prérogatives avancées jadis par la défense néoplatonicienne des symboles secrets de la nature : le caractère précieux et difficile de leur interprétation ; le dévoilement des mystères auxquels il faut être initié et la rareté d’un intellect perspicace, né sous une bonne étoile123.
68À ce point, une autre différence saillante avec Ovide saute aux yeux. Dans les Métamorphoses, Ovide semble vouloir retracer le parcours des origines du monde jusqu’à Auguste. Mais, après le premier livre cosmogonique et jusqu’au XIIe, l’ordre chronologique n’est suivi qu’à partir d’Homère, c’est-à-dire d’Achille. Bien plus, avec le XVe et dernier livre, notamment après le long discours philosophique attribué à Pythagore124, le registre du récit change. Les propos du philosophe opèrent une métamorphose de la parole : les voiles des fables se transforment dans la transparente causalité de l’explication125. Les sujets que Pythagore traite : la dignité du monde végétal ; la métempsycose (l’immortalité de l’âme) et les modalités productives de quatre éléments naturels, semblent, d’une certaine façon, prendre le relais des mutations mythiques126.
69Toutefois, la représentation des transformations est constamment caractérisée par une approche descriptive, qui fait ressortir les lois objectives des métamorphoses. Elle n’est donc pas incompatible avec la recherche des causes, laquelle s’appuie sur la conviction de l’unité cachée de toutes les manifestations naturelles. On retrouve ici le dessein d’écrire une théologie physique néoplatonicienne, en utilisant les mythes127. Toutefois, ce qui caractérise la poésie d’Ovide est la surface des voiles, à savoir le jeu des formes apparent. S’il reprend, en partie, le projet lucrétien d’écrire un « de rerum natura », centré sur les voltiges et les transformations des éléments premiers, Ovide est surtout attentif aux figures. Species, figura, forma, facies, corpora sont des images dont tout le secret réside dans leur manifestation changeante, indépendamment de leur profondeur supposée128.
70On pourrait penser que Boccace a repris ce projet dans la Généalogie, mais deux remarques s’imposent. D’abord, il ne s’agit pas pour lui de restituer l’ordre cosmologique ou divin par les mythes ou par les causes. Cet ordre gît en fragments, de sorte que la première tâche du poète est d’en recueillir les membres épars129. Le colligere n’est pas encore le geste du philologue humaniste, mais il partage avec lui la conscience que la tradition se transmet de manière confuse, erronée ou plurielle. Ensuite, il s’agit d’un corpus historique ou littéraire130 qui ne tente pas de rapporter les mythes à des lois cosmologiques et ne vise pas non plus à en déterminer les causes. Car tracer une généalogie est une opération qui diffère de la découverte des causes : celle-ci détermine des faits et des principes, celle-là des événements et des histoires131.
71Pourtant, un élément commun entre les deux auteurs demeure. Boccace affirme préférer l’interprétation du sens littéral ou historique, délaissant la lecture allégorique ou anagogique132. La signification est pour Boccace, ainsi que pour Ovide, dans le voile, non pas derrière lui. Quoique Boccace présente son œuvre plus comme une « physiologie » que comme une théologie poétique133, les mythes mettent en scène des conduites morales changeantes et multiformes, non des lois cosmologiques. Les dieux, les héros, les personnages s’illustrent par leur esprit, mais ne sont pas foncièrement un modèle de vertu, puisqu’ils utilisent parfois la fourberie134. Il s’agit de montrer des « cas », qui peuvent être repris par le lecteur, selon sa propre intention.
72De la sorte, une forme de continuité caractérise l’œuvre de Boccace. Dans le Trattatello, il affirme que les multiples transformations des dieux :
… montrent les causes des choses, les vices et les vertus qui en suivent, et ce qu’il faut donc fuir ou suivre135.
73Dans le prologue du Décaméron, Boccace s’adresse aux dames mélancoliques, en affirmant que :
Les susdites dames qui les liront pourront à la fois tirer du plaisir des choses divertissantes qui y sont montrées et en prendre d’utiles conseils, dans la mesure où elles pourront y reconnaître ce qui est à fuir et pareillement ce qui est à suivre : et je ne crois pas que tout cela se fasse sans que se dissipe l’ennui136.
74Il est vrai que « ce qui est à fuir et à suivre » est une expression tirée de Cicéron137. Mais ce qui apparaît ici est la nature comparative et relative des conduites, des attitudes, des décisions, des actions, laissant au jugement du lecteur ou de la lectrice, le loisir de croire et suivre ou de fuir tel ou tel exemple. Il ne s’agit en aucun cas de retrouver, sous la multiplicité des agissements, un fondement moral ou cosmologique unitaire. Le jeu des vicissitudes humaines remplace les transformations des figures ovidiennes. Dès lors, les nouvelles ou les fables anciennes ne cachent rien. Elles sont, au contraire, des symboles mettant sous les yeux une présence immédiate. Ainsi la tension entre la neutralité des fables et leur caractère moral est-elle levée. En tant que manifestations autonomes, elles s’adressent au jugement perspicace du public, non pas pour qu’il y reconnaisse une vérité absconse, mais pour qu’il fasse une expérience directe du caractère périlleux de ce qu’il faut fuir ou suivre. À la différence cependant des symboles néoplatoniciens qui, dans leur multiplicité font signe vers l’Un originaire, les nouvelles montrent l’éclatement de cette variété.
Notes de bas de page
1 Pour une lecture différente, cf. W. Wehle, „Der Tod, das Leben und die Kunst. Boccaccios ‘Decameron’ oder der Triumph der Sprache“, dans A. Borst et al. (éds.), Tod im Mittelalter, Konstanz, Universitätsverlag, 1993, p. 221-260.
2 On pourrait soutenir, suivant M. Picone, Boccaccio e la codificazione della novella. Letture del ‘Decameron’, Ravenna, Longo, 2008, p. 18, que de même que la Comédie marque la rencontre de l’épique virgilienne et de la littérature romane, transformant la tragédie classique en la « comédie » chrétienne, de même le Décaméron se situe au carrefour de toutes les modalités de la narratio brevis médiévale (à savoir, de la legenda, des fabliaux, de l’exemplum, des récits d’inspiration orientale etc.), en produisant le genre de la nouvelle. La confrontation avec Dante est naturellement un élément significatif ainsi que la réécriture de nombreux épisodes tirés du roman courtois ou hellénistique. Par rapport aux catalogues d’exempla, le Décaméron offre une structure unitaire à la multiplicité des nouvelles et une tonalité constitutive, l’ironie. Sur les sources du Décaméron, cf. au moins M. Landau, Die Quellen des ‘Dekamerons’, Wien, August Prandel Verlag, 1869 ; V. Branca, Boccaccio medievale e nuovi studi sul ‘Decameron’, Firenze, Sansoni, 1956, p. 335-346 ; D. Delcorno Branca, Boccaccio e le storie di re Artù, Bologna, Il Mulino, 1995 et L. Surdich, “Esempi di generi letterari e la loro rimodellizzazione novellistica”, dans M. Picone (éd.), Autori e lettori di Boccaccio, Firenze, Fanco Cesati, 2002, p. 141-177 et, de manière synthétique, C. Di Girolamo et Ch. Lee, “Fonti”, dans R. Brigantini et P. M. Forni (éds.), Lessico critico decameroniano, Torino, Bollati Boringhieri, 1995, p. 142-161. Il ne faut cependant pas oublier l’influence de l’ oratio attenuata sur le Décaméron, qui s’était développée dans la littérature des dictamina ; cf. G. Lindholm, Studien zum mittellateinischen Prosarhythmus. Seine Entwicklung und sein Abklingen in der Briefliteratur Italiens, Stockholm, 1963, p. 13-18.
3 Cf. M. Picone, “Il ‘Decameron’ come macrotesto : il problema della cornice”, dans M. Picone et M. Mesirca (éds.), Introduzione al ‘Decameron’, Firenze, Franco Cesati, 2004, p. 9-35 ; L. Rossi, “Il Paratesto decameroniano : cimento d’armonia e d’invenzione”, ibid., p. 35-55.
4 À partir de l’approche de T. Todorov, Grammaire du ‘Décaméron’, Paris, Mouton, 1969, on a cherché à appliquer, notamment dans les années 1970-1980, des grilles sémiotiques aux nouvelles de Boccace, cf. Cl. Cazalé-Bérard, Stratégies du jeu narratif. Le ‘Décaméron’. Une poétique du récit, Nanterre, CRLLI, 133, 1985. Toutefois, si l’on veut garder un point de vue sémiotique, je dirais que le Décaméron ne suit pas tant le modèle du « dictionnaire » que celui de l’« encyclopédie ». Celle-ci présente une structure unitaire qui permet cependant de multiples parcours d’interprétation, selon le point de vue adopté. Sur cette distinction, cf. U. Eco, I limiti dell’interpretazione, Milano, Bompiani, 1990, p. 325-338. Sur la structure unitaire du Décaméron, cf. M. Picone, “Il Principio del novellare”, dans Introduzione, p. 57-77.
5 Cf. M. Picone, “Autore/Narratori”, dans R. Bragantini et P. M. Forni (éds.), Lessico critico decameroniano, Torino, Bollati Boringhieri, 1955, p. 34-59 (désormais dans id., Boccaccio e la codificazione della novella. Letture del ‘Decameron’, p. 27-50).
6 D., IV, 6, p. 376 (p. 379) : “Il sogno nella precedente novella raccontato mi dà materia di dovervene raccontare una nella quale di due si fa menzione, li quali di cosa che a venire era, come quello di cosa intervenuta, furono...”.
7 D., VIII, 9, p. 671 (p. 706) : “Assai bene, amorose donne, si guadagnò Spinelloccio la befa che fatta gli fu dal Zeppa ; per la qual cosa non mi pare che agramente sia da riprendere, come Pampinea volle poco innanzi mostrare, chi si fa befa alcuna a colui che la va cercando o che la si guadagna. Spinelloccio la si guadagnò ; e io intendo di dirvi d’uno che se l’andò cercando, estimando che quegli che gliele fecero non da biasimre ma da commendar sieno”.
8 D., IV, 1, p. 347 (p. 347) : Ghismonda dit, en buvant la coupe mortelle : « Oh ! Cœur adoré je me suis acquittée de tous mes devoirs envers toi, il ne me reste donc plus rien à faire que de venir avec mon âme tenir compagnie à la tienne ». (“O molto amato cuore, ogni mio uficio verso te è fornito, né più altro mi resta a fare se non di venire con la mia anima a fare alla tua compagnia”.
9 Cf. C. E. Auvray, Folie et douleur dans Hercule Furieux et Hercule sur l’Oeta, Frankfurt a. M. et al., P. Lang, 1985 ; H. M. Hine, “‘Interpretatio stoica’ of Senecan Tragedy”, dans M. Billerbeck et E. A. Schmidt (éds.), Sénèque le tragique, Gèneve, Vandoeuvres, 2003, p. 173-220.
10 Cf. J. Bollack, La Mort d’Antigone. La tragédie de Créon, Paris, PUF, 1999.
11 D., IV, 1, p. 348 (p. 348) : « Étoufé par les pleurs le prince ne put répondre : sentant venir sa fin, la jeune femme serra le cœur mort sur sa poitrine et dit : ‘Restez avec Dieu, car moi je m’en vais’ ». (“L’angoscia del pianto non lasciò rispondere al prenze ; laonde la giovane, al suo fine esser venuta sentendosi, strignendosi al petto il morto cuore, disse : ‘Rimanete con Dio, ché io mi parto’”).
12 D., IV, 1, p. 343 (p. 343) : « Fruit de ta chair, je suis donc moi aussi de chair, et j’ai si peu vécu que je suis jeune encore ; ce sont deux raisons qui font que mes sens brûlent d’un feu merveilleusement alimenté par la connaissance que je dois à mon premier mariage, du plaisir qu’engendre la satisfaction du désir ». (“Sono adunque, sì come da te generata, di carne, e sì poco vivuta, che ancor son giovane, e per l’una cosa e per l’altra piena di concupiscibile disidero, al quale maravigliosissime forze hanno date l’aver già, per essere stato maritata, conosciuto qual piacere sia a così fatto disidero dar compimento”).
13 D., IV, 1, p. 344 (p. 344) : « Regarde tous les nobles hommes de ton entourage, vois leur vie, leurs mœurs et leurs manières et regarde par ailleurs celles de Guiscardo (i. e. son amant) : si tu veux bien juger sans animosité, tu conviendras que la noblesse est du côté de Guiscardo, alors que tous les nobles ne sont que des vilains… Mais la pauvreté n’enlève rien à la qualité de quelqu’un, la richesse si ». (“Raguarda fra tutti i tuoi nobili uomini e essamina la lor vita, i lor costumi e le loro maniere, e d’altra parte quelle di Guiscardo raguarda : se tu vorrai senza animosità giudicare, tu dirai lui nobilissimo e questi tuoi nobili tutti esser villani… Ma la povertà non toglie gentilezza a alcuno ma sì avere”).
14 Sur le tragique chez Boccace, cf. V. Russo, “Il senso del tragico nel ‘Decameron’”, dans id., ‘Con le Muse in Parnaso’. Tre studi su Boccaccio, Napoli, Bibliopolis, 1983, p. 11-88 ; B. Jakobs, Rhetorik des Lachens und Diätetik in Boccaccios ‘Decameron’, Berlin, Duncker & Humblot, 2006, p. 248-262.
15 D., IV, 9.
16 D., IV, 9, p. 397 (p. 402) : « La fenêtre était à une très grande hauteur du sol, si bien que sous le choc non seulement elle mourut, mais tout son corps se disloqua ». (“La finestra era molto alta da terra, per che, come la donna cadde, non solamente morì ma quasi tutta si disfece”).
17 D., V, 4.
18 D., V, 4, p. 444 (p. 457). Mais aussi Griselda aura le cœur percé par la douleur provoquée par la cruauté du mari : cf. D, X, 10. Sur ce sujet, cf. L. Rossi, “Il cuore mistico pasto d’amore : dal ‘Lai Guirin’ al ‘Decameron’”, Romanica vulgaria. Studi provenzali e francesi 6, 1985, p. 28-128.
19 D., I, 3, p. 76 (p. 52) : « … a narrarvi quella verrò, la quale udita, forse più caute diverrte nelle risposte alle quistioni che fatte vi fossero. Voi dovete, amorose compagne, sapere che, sì come la sciocchezza spesse volte trae altrui di felice stato e mette in grandissima miseria, così il senno di grandissimi pericoli trae il savio e ponlo in grande e in sicuro riposo. E che vero sia che la sciocchezza di buono stato in miseria alcun conduca, per molti essempli si vede, li quali non fia al presente nostra cura di raccontare, avendo riguardo che tutto il dì mille essempli n’appaiono manifesti : ma che il senno di consolazion sia cagione, come premisi, per una novelletta mostrerò brievemente ».
20 D., III, Conclusion, p. 325 (p. 325) : “Qui fece fine la Lauretta alla sua canzone, nela quale notata da tutti, diversamente da diversi fu intesa : e ebbevi di quegli che intender vollono alla melanese, che fosse meglio un buon porco che una bella tosa ; altri furono di più sublime e migliore e più vero intelletto, del quale al presente recitar no accade”.
21 Cf. R. Hollander, “The Proem of the ‘Decameron’” (1993), dans id., Boccaccio’s Dante and the Shaping Force of Satire, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997, p. 89-107.
22 Cf. F. Ramat, “L’Introduzione alla quarta giornata”, dans id., Saggi sul Rinascimento, Firenze La Nuova Italia, 1969, p. 50-69 ; F. Sanguineti, “La novelletta delle papere nel ‘Decameron’”, Belfagor 37, 1982, p. 137-146.
23 Cf. E. Arendt, Lachen und Komik in G. Boccaccios ‘Decameron’, p. 296-300.
24 Cf. L. Rossi, “Il Paratesto”, en part., p. 52-54.
25 Cf. J. Levarie Smarr, “Ovid and Boccaccio : A Note on Self-Defense”, Mediaevalia XIII 1989, p. 247-255 ; L. Rossi, “Presenze ovidiane nel ‘Decameron’”, Studi sul Boccaccio XXI, 1993, p. 125-137.
26 G. Boccaccio, Genealogia deorum gentilium, éd. de V. Zaccari, Milano, Mondadori, 1999 ; tr. fr. partielle par Y. Delègue, Généalogie des dieux, livres XIV-XV, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001 (désormais abrégé par Gen.,).
27 Cf. R. Hollander, Two Venuses, New York, Columbia University Press, 1977, p. 102-116 ; K. Flasch, Poesie nach der Pest, p. 34-38 ; F. Fido, “Dante personaggio mancato del libro galeotto”, dans id., Il Regime delle simmetrie imperfette. Studi sul ‘Decameron’, Milano, Franco Angeli, 1988, p. 111-123.
28 Dante, Divine Comédie, Enf., V, v. 137sq.
29 Voir la réécriture de l’histoire de Paolo et Francesca dans le commentaire de Boccace, Esposizioni sopra la Comedia, éd. de G. Padoan, Milano, Mondadori, 1965, 5, p. 316 ; tr. fr. partielle sous le titre Interprétation de la Comédie de Dante, dans Fulgence. Virgile dévoilé, recueil de textes sous la direction d’E. Wolf ; postface de F. Graziani, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2009, p. 127-163. Sur l’imitation de Dante par Boccace, cf. R. Hollander, “Boccaccio’s Dante : Imitative Distance”.
30 Cf. R. Hollander, Two Venuses, p. 102-133 ; id., Boccaccio’s Dante and the Shaping Force of Satire, p. 89-107.
31 Sur les sources de cette nouvelle, cf. V. Branca, Decameron, p. 462-463 ; M. Picone, Boccaccio e la codificazione della novella. Letture del ‘Decameron’, p. 171-183, pour qui la source principale est l’apologue de Teodos, provenant du Livre de Barlaam et Josaphat (ou Josefas) ; cf. G. Frosini, “Il principe e l’eremita. Sulla tradizione dei testi italiani della storia di ‘Barlaam e Josafas’”, Studi medievali XXXVII, 1996, p. 1-63, qui se retrouve dans la nouvelle XIV du Novellino, éd. d’A. Conte ; intr. de C. Segre, Roma, Salerno, 2001 (tr. fr. de Ch. -A. Cingria, Le Novellin, Les Cent Nouvelles antiques ou le livre du parler gentil, Lausanne, L’Age d’Homme, 2004). Le Novellin est un recueil de nouvelles anonyme, redigé un demi-siècle avant le Décaméron. Boccace s’en inspira largement, mais le propos est différent. Le Novellin s’adresse à un public muni d’« un cœur noble et d’un intellect subtil », afin d’apporter un savoir pratique ; le Décaméron, par contre, vise les femmes amoureuses et malheureuses, qu’il cherche à consoler. Bien que le bénéfice et le plaisir jouent un rôle central dans les deux textes, ils n’ont donc pas la même signification. Cf. G. Frosini, “Fra donne, demoni e papere. Motivi narrativi e trame testuali a confronto nella storia di ‘Barlaam e Josefas’, nel ‘Novellino’ e nel ‘Decameron’”, Medioevo letterario d’Italia 3, 2006, p. 9-36.
32 D., IV, Introduction, p. 334-345 (p. 334) : « … Mais nous ne pouvons pas passer notre vie avec les Muses, pas plus qu’elles ne peuvent passer la leur avec nous… Les Muses sont femmes. Bien que les femmes ne puissent égaler les Muses, elles leur sont à première vue assez semblables ». (“… né noi possiamo dimorar con le Muse né esse con essonoi… Le Muse son donne, e benché le donne quel che le Muse vagliano non vagliano, pure esse hanno nel primo aspetto simiglianza di quelle”.) Il faut aussi rappeler que Philosophie chasse les Muses, les accusant d’être des Sirènes à la douceur mortelle, voire carrément des prostituées, dans Boèce, La consolation de Philosophie, tr. fr., Paris, Belles Lettres, 2002, p. 21 : cf. l’édition critique de C. Moreschini, Boethius : De consolatione philosophiae, Münich/Leipzig, Teubner, 2000. Dans les Esposizioni sopra la Comedia di Dante, vol. 1, lez. VII (Chant. II, 1), Boccace interprète les Muses comme les diférents moments de la création artistique, du désir de connaissance jusqu’à l’expression cohérente de ses propres pensées. Sur le rapport entre Boccace et Boèce, cf. E. Arendt, Lachen und Komik in G. Boccaccios ‘Decameron’, p. 136-140 ; J. Söfner, Das ‘Decameron’und seine Rahmen des Unlesbaren, p. 63-70.
33 D., IV, Introduction, p. 334 (p. 334) : « … Je répondrai (i. e. à mes détracteurs) que jamais, jusqu’à la fin de mes jours, je ne tiendrai pour honteux de m’intéresser à ces choses que Guido Cavalcanti, Dante Alighieri, d’un âge déjà avancé, et Cino da Pistoia, très vieux, considérèrent comme un honneur de cutiver et d’en prendre plaisir ». (“… rispondo che io mai a me vergogna non reputerò infino nello stremo della mia vita di dover compiacere a quelle cose alle quali Guido Cavalcanti e Dante Alighieri già vecchi e messer Cino da Pistoia vecchissimo onor si tennero, e fu lor caro il piacer loro”). De manière significative, Pétrarque n’est pas nommé.
34 Cf. R. Imbach, “Filosofia dell’amore. Un dialogo fra Tommaso d’Aquino e Dante”, Studi medievali XLIII, 2002, p. 816-832.
35 Cette nouvelle retourne l’exemplum moral de l’apologue de Teodas ainsi que les misérables anseres, critiquées par Dante, De vulgari eloquenza, éd. de P. V. Mengaldo, dans Opere minori, Milano/Napoli, Ricciardi, 1979, II, ii, 11. Les lois naturelles, le désir et le plaisir sont célebrés, comme le soulignent, bien que différemment, M. Picone, Boccaccio e la codificazione della novella. Letture del ‘Decameron’, p. 171-183 et R. Imbach, Amours plurielles, p. 239.
36 D., IV, 1, p. 343 (p. 343).
37 D., V, 4, p. 445 (p. 457) : « … la honte de la faute qu’il avait commise ainsi que le désir la réparer ». (“… la vergogna del fallo commesso e la voglia dello emendare”).
38 D., V, 6, p. 452 (p. 466) : “Grandissime forze, piacevoli donne, son quelle d’amore, e a gran fatiche e a istrabocchevoli e non pensati pericoli gli amanti dispongono…”.
39 Cf. V. Branca, Introduction al ‘Decameron’, la commedia umana dell’età comunale, Milano, Mondadori, 1986 ; C. Delcorno, “Ironia/parodia”, dans Lessico critico decameroniano, p. 162-192 ; E. Arend, Lachen und Komik in G. Boccaccios ‘Decameron’, sp. p. 169-194 et p. 257-296.
40 Certes, Erminio (Décaméron, I, 8) est un gentilhomme dont la richesse a enlaidi sa noblesse d’esprit, le rendant un mercatante. C’est la redécouverte de la courtoisie qui lui restitue son urbanité. Sur cette nouvelle, cf. M. Picone, Boccaccio e la codificazione della novella. Letture del ‘Decameron’, p. 111-123. Sur les codes courtois chez Boccace, cf. V. Kirkham, “A Pedigree for Courtesy”, Studi sul Boccaccio 25, 1997, p. 213-238. Toutefois, les cours italiennes recherchent une urbanité et une noblesse étrangères à l’idéal chevaleresque. Pour s’en rendre compte, cf. A. Borst, Lebensformen im Mittelalter, Frankfurt a. M., Ullstein Sachbuch, 1983, sp. „Bauern und Bürger“, p. 347-422 et „Geistliche und Gebildete“, p. 500-575 ; id., Das Rittertum im Mittelalter, Darmstadt, Wisq. Buchges., 1976. Cf. aussi Th. Zotz, „Urbanitas. Zur Bedeutung und Funktion einer antiken Wertvorstellung innerhalb der höfischen Kultur des hohen Mittelalters“, dans J. Fleckenstein (éd.), Curialitas. Studien zu Grundfragen der höfisch-ritterlichen Kultur, Göttingen, Veröfentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 1990, p. 392-451 ; J. Bumke, „Höfischer Körper-Höfische Kultur“, dans J. Heinzle (éd.), Modernes Mittelalter. Neue Bilder einer populären Epoche, Frankfurt a. M., Insel, 1999, p. 67-102. Si Boccace regrette en partie la perte des valeurs chevaleresques, comme le suggère, L. Russo, Letture critiche del ‘Decameron’, Bari, Laterza, 1986, p. 186-190, il faut cependant souligner que la « nostalgie » signifie justement l’impossibilité du retour aux temps anciens ; cf. V. Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974. Boccace ne veut pas, me semble-t-il, refonder l’idéal chevaleresque, mais le transformer en une nouvelle forme de vie, qui remplace la noblesse de la magnanimité par la noblesse de la magnificence. Cf. infra, chap. 6.
41 Cf. A. Stussi, “Lingua”, dans Lessico critico decameroniano, p. 192-221 ; G. Barberi Squrotti, Il potere della parola. Studi sul ‘Decameron’, Napoli, Federigo e Ardia, 1983.
42 Cf. A. Coco et R. Gualdo, “Enciclopedismo ed erudizione nei volgari italiani : una panoramica sugli studi recenti”, dans La Filosofia in volgare nel Medioevo, p. 265-310.
43 Cf. L. Sturlese, “Filosofia in volgare”, dans La Filosofia in volgare, p. 1-14 et L. Bianchi, “Il Core di filosofare volgarmente”, ibid., p. 483-502.
44 Cf. M. Corti, Percorsi dell’invenzione. Il linguaggio poetico e Dante, Torino, Einaudi, 1993, sp. p. 82-112 ; M. Tavoni, “Ancora sul ‘De Vulgari Eloquentia’ I, 1-9”, Rivista di letteratura italiana 7, 1989, p. 468-496 ; R. Imbach et I. Rosier-Catach, „Einleitung“ dans Dante, Über die Beredsamkeit in der Volkssprache, éd. et tr. all. de F. Chenaval ; comm. de R. Imbach et T. Suarez-Nani, Hamburg, Meiner, 2007, p. IX-XXXVI.
45 Cf. l’étude séminale de M. Tavoni, Latino, grammatica, volgare : storia di una questione umanistica, Padova, Antenore, 1984.
46 Il ne s’agit pas seulement d’une conséquence due à l’essor de la société marchande. Les philosophes médiévaux avaient intensément discuté les différences conceptuelles entre res, ens et aliquid dans le cadre des transcendantaux. Cf. J. A. Aertsen, « ‘Res’ as Transcendental. Its Introduction and Significance », dans G. Federici Vescovini (éd.), Le problème des transcendantaux du XIVe siècle au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 2002, p. 139-156.
47 Sur l’évolution de la saisie des entités singulières en tant que telles, cf. M. E. Reina, Hoc, hic et nunc. Buridano, Marsilio di Inghen e la conoscenza del singolare, Firenze, Olschki, 2002. La conviction que les entités ontologiques fondamentales seraient les étants singuliers fut très répandue à la fin du Moyen Âge et ne caractérisa pas seulement, malgré un stéréotype éculé, une position « nominaliste », laquelle traduit par ailleurs une tradition de pensée composite. Sur la crise du rapport entre les choses et les mots, cf. C. Vasoli, “La Crisi linguistica trecentesca, fra nominalismo e coscienza critica del ‘verbum’” dans Conciliarismo, stati nazionali, inizi dell’Umanesimo, Spoleto, Accademia Tudertina, 1990, p. 245-263. Sur l’horizon philosophique de Boccace, cf. K. Flasch, « Boccace et la philosophie », dans Ut philosophia poesis, p. 213-222.
48 D., VIII, 9, p. 671 (p. 706-707) : “Questo maestro Simone, novellamente tornato sì come è detto, tra gli altri suoi costumi notabili aveva in costume di domandare chi con lui era chi fosse qualunque uomo veduto avesse per via passare ; e quasi degli atti degli uomini dovesse le medicine che dar doveva a’suoi infermi comporre, a tutti poneva mente e raccoglievagli”.
49 D., VI, 5, p. 507 (p. 524) : “… sì simile a quella (i. e. ogni cosa della natura), che non simile, anzi più tosto dessa paresse, in tanto che molte volte nelle cose da lui fatte si truova che il visivo senso degli uomini vi prese errore, quello credendo esser vero che era dipinto”. Sur le réalisme présupposé des nouvelles, cf. E. Auerbach, Mimesis, chap. IX.
50 Sur les diverses modalités de représentation chez Boccace, cf. G. Mazzacurati “Rappresentazione”, dans Lessico critico decameroniano, p. 269-299 (désormais dans id., All’ombra di Dioneo. Tipologie e percorsi della novella da Boccaccio a Bandello, Firenze, La Nuova Italia, 1996, p. 1-45).
51 D., IX, 1.
52 Cf. en part. la cinquième journée.
53 Cf. en part. la septième journée.
54 Boccace transforme donc la valeur morale de l’exemplum médiéval ; cf. D. Delcorno, “Studi sugli exempla e il ‘Decameron’. II. Modelli esemplari in tre novelle (I, 1 ; III, 8 ; II, 2)”, Studi sul Boccaccio XV, 1985-1986, p. 184-214.
55 D., Conclusion, p. 861 (p. 913) : “Confesso nondimeno le cose di questo mondo non avere stabilità alcuna ma sempre essere in mutamento, e così potrebbe della mia lingua essere intervenuto…”.
56 Cf. V. Branca, “L’epopea dei mercanti”, dans id., Boccaccio medievale e nuovi studi sul ‘Decameron’, 1996, 6e édition, p. 134-165 ; G. Padoan, “Mondo aristocratico e mondo comunale nell’ideologia e nell’arte di G. Boccaccio”, Studi sul Boccaccio, 1964, p. 81-216 ; S. Zatti, “Il Mercante sulla ruota : la seconda giornata”, dans Introduzione, p. 79-98 et J. Usher, “Industria e acquisto erotico : la terza giornata”, ibid., p. 99-114.
57 On comprend alors le rôle central de la logique de l’échange et de la rétribution dans les nouvelles. Pour une analyse des conséquences de cette transformation pour la Modernité, qui fonde une nouvelle forme de relativisme des valeurs, cf. G. Simmel, Philosophie des Geldes (1900), Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1989, GS VI, p. XXX.
58 D., II, 9.
59 Cf. Cl. Cazalé-Bérard, “Filoginia/Misoginia”, dans Lessico critico decameroniano, p. 116-141 ; M. Bendinelli Predelli, “Lettura in filigrana della novella di Zinevra”, dans D. della Terza (éd.), Da una riva all’altra. Studi in onore di Antonio d’Andrea, Firenze, Cadmo, 1995, p. 171-188.
60 D., II, 9, p. 203-204 (p. 196-197) : “Io ho sempre inteso l’uomo essere il più nobile animale che fra’ mortali fosse creato da Dio, e appresso la femina ; ma l’uomo, sì come generalmente si crede e vede per opere, è più perfetto ; e avendo più di perfezione, senza alcun fallo dee avere più di fermezza e così ha, per ciò che universalmente le femine sono più mobili, e il perché si potrebbe per molte ragioni naturali dimostrare, le quali al presente intendo di lasciare stare. Se l’uomo adunque è di maggior fermezza e non si può tenere che non condiscenda, lasciamo stare a una che ‘l prieghi, ma pure a non disiderare una che gli piaccia e, oltre al disidero, di far ciò che può acciò che con quella esser possa, e questo non una volta il mese ma mille il giorno avvenirgli : che speri tu che una donna, naturalmente mobile, possa fare a’ prieghi, alle lusinghe, a’doni, a’mille altri modi che userà uno uom savio che l’ami ?… E tu medesimo di’che la moglie tua è femina e ch’ella è di carne e d’ossa come son l’altre”.
61 D., VI, 6.
62 À partir de l’enseignement fondamental d’Aristote ; cf. A. Stevens, L’ontologie d’Aristote carrefour du logique et du réel, Paris, Vrin, 2000, chap. 1.
63 D., Conclusion, p. 861 (p. 912) : « De plus, étant donné qu’aucune d’entre vous ne va étudier à Athènes, Bologne ou Paris, il faut vous parler de façon plus déployée qu’à ceux auxquels les études ont rendu l’esprit subtil ». (“E oltre a questo, per ciò che né a Atene, né a Bologna o a Parigi alcuna di voi non va a studiare, più distesamente parlar vi si conviene che a quegli che hanno negli studii gl’ingegni assottigliati”). Déjà Fiammetta, dans le Filocolo, IV, 18, 7, avait critiqué les discours subtils et proposé à leur place des “lievi risposte”.
64 D., Conclusion, p. 860-861 (p. 912) : « Les récits brefs conviennent beaucoup mieux aux hommes d’études, lesquels se fatiguent à lire, non pour passer le temps, mais pour l’employer utilement, qu’à vous, mesdames, auxquelles reste tout le temps que vous ne consacrez pas aux amoureux plaisirs ». (“Le cose brievi si convengon molto meglio agli studianti, li quali non per passare ma per utilmente adoperare il tempo faticano, che a voi donne, alle quali tanto del tempo avanza quanto negli amorosi piaceri non ispendete”).
65 Dans le Filocolo, IV, 44, 3-8, Fiammetta affirme que le sage doit renoncer à l’amour, suivant ainsi la morale stoïcienne. Toutefois, elle reconnaît aussitôt que les femmes sont des créatures de part en part terrestres, c’est pourquoi elles ne peuvent pas se conformer à un tel idéal philosophique.
66 D., Conclusion, p. 858 (p. 910) : “ne’giardini, in luogo di solazzo”.
67 Cf. la mise au point de S. Sarteschi, “Valenze lessicali di ‘novella’, ‘favola’, ‘istoria’ nella cultura volgare fino a Boccaccio”, dans G. Albanese (éd.), Favole, parabole, istorie. Le forme della scrittura novellistica dal Medioevo al Rinascimento, Roma, Salerno Editrice, 2000, p. 85-108.
68 Boccace loua la poésie des deux auteurs, en écrivant en 1341, De Vita Petracchi, éd. de R. Fabbri, dans Tutte le opere, 1992, V, 1, puis dix ans après Trattatello in lode di Dante, dans Vita di Dante, éd. de P. G. Ricci, dans Tutte le opere, 2002. Toutefois, les deux conceptions de la poésie étaient bien diférentes. Pétrarque n’appréciait pas Dante, cf. Familiares, éd. de V. Rossi et U. Bosco, Firenze, Edizione Nazionale, 1942 ; éd. et tr. fr. de A. Lonpré, U. Dotti et F. La Brasca, Paris, Les Belles Lettres, 2002, XXI, 15. Le projet mythographe et généalogique de Boccace, dédié à l’ordre varié du Panthéon gréco-romain, lui était totalement étranger. Boccace chercha, en partie, à concilier les deux visions poétiques, mais il se détacha progressivement de Pétrarque en faveur de Dante, comme le suggère Th. Ricklin, « Les vetulae et les fables dans la ‘Genealogie deorum gentilium’ : Boccace entre Pétrarque et Dante », dans Ut philosophia poesis, p. 191-211.
69 Liberté qu’il revendique en réalité pour « ses » auteurs : cf. D., Conclusion, p. 860 (p. 911) : « Pourtant, même à supposer que j’en fusse (i. e. des nouvelles) à la fois l’inventeur et le scripteur, ce que je ne fus pas… ». (“Ma se pur prosuppor si volesse che io fossi stato di quelle e lo ‘nventore e lo scrittore, che non fui…”).
70 D., Conclusion, p. 860 (p. 912) : « Dans la multitude des choses il faut que se trouvent diverses qualités. Nul champ ne fut jamais assez bien cultivé qu’on n’y trouvât orties, épines ou ronces mêlées aux plantes les meilleures ». (“Conviene nella moltitudine delle cose diverse qualità di cose trovarsi. Niun campo fu mai sì ben coltivato, che in esso o ortica o triboli o alcuno pruno non si trovasse mescolato fra l’erbe migliori”).
71 D., Conclusion, p. 860 (p. 912).
72 D., Conclusion, p. 859 (p. 911) : “Ciascuna cosa in se medesima è buona a alcuna cosa, e male adoperata può essere nociva di molte ; e così dico delle mie novelle. Chi vorrà da quelle malvagio consiglio e malvagia operazion trarre, elle nol vieteranno a alcuno, se forse in sé l’hanno, e torte e tirate fieno a averlo : e chi utilità e frutto ne vorrà, elle nol negheranno, né sara mai che altro che utile e oneste sien dette o tenute, se a que’tempi o a quelle persone si leggeranno per cui e pe’quali state son raccontate”.
73 D., Conclusion, p. 859 (p. 911) : « Aucun esprit pervers n’entendit jamais un seul mot sainement : de même que les propos honnêtes ne peuvent amender un tel esprit, les paroles qui ne le sont guère ne peuvent contaminer l’esprit bien disposé, pas plus que la fange ne peut altérer les rayons du soleil, ni les terrestres laideurs les beautés du ciel. Quels livres, quelles paroles, quels textes sont-ils plus saints, plus dignes, plus respectables que ceux de la divine Écriture ? Et pourtant, il y a eu beaucoup de gens qui, en les entendant de manière perverse, ont mené eux-mêmes et les autres à la perdition ». (“Niuna corrotta mente intese mai sanamente parola : e così come le oneste a quella non giovano, così quelle che tanto oneste non sono la ben disposta non posson contaminare, se non come il loto i solari raggi o le terrene brutture le bellezze del cielo. Quali libri, quali parole, quali lettere son più sante, più degne, più reverende che quelle della divina Scrittura ? E sì sono egli stati assai che, quelle perversamente intendendo, sé e altrui a perdizione hanno tratto”). Sur ce sujet, cf. G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval : XII-XIV siècles, Paris, Cerf, 1999.
74 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, V, 18-19, p. 140-141 : “De’ quali (i. e. dei sensi) è il primo senso quello il quale egli ha nelle cose significate per la littera, sì come voi potete aver di sopra, nelle esposizionie litterale, udito : e chiamasi questo senso ‘litterale’, e così è. Il secondo senso è ‘allegorico’, o vero ‘morale’…”. (« Dont le premier (i. e. des sens) est celui qu’il a signifié à la lettre, comme vous avez pu l’entendre exposer plus haut, dans l’interprétation littérale : on appelle ce sens ‘littéral’, et il est ainsi. Le second est le sens ‘allégorique’ ou ‘moral’… »).
75 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, III, 70-71. Cf. aussi id., Gen., XIV, VII, 4 et 8.
76 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, III, 73.
77 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, III, 75.
78 D., Conclusion, p. 858 (p. 909-910) : « … S’il y a quelque chose de licencieux en quelques-unes (i. e. des nouvelles), c’est leur genre qui l’a exigé : si on les considère d’un œil raisonnable en personne sensée, il apparaît très nettement que, si je n’avais pas voulu me conformer à ce qu’elles étaient, il était impossible de les raconter ». (“… Se alcuna cosa in alcuna n’è, la qualità delle novelle l’hanno richiesta, le quali se con ragionevole occhio da intendente persona fian riguardate, assai aperto sarà riconosciuto, se io quelle della lor forma trar non avessi voluto, altramenti raccontar non poterlo”).
79 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, VII, 23, p. 142-143 : “E ancora, quantumque alla sacra Scrittura del tutto aguagliar non si possa, se non in quanto di quella favelli, come in assai parti fa, nondimeno, largamente parlando, dir si può, di questo, quello essrne che san Gregorio aferma di quella : cioè questo libro essere un fiume piano e profondo, nel quale l’agnello puote andare e il leofante notare, cioè in esso si possono i rozi dilettare e i gran valenti uomini essercitare”. La citation de Grégoire, donnée en VII, 22 est citée aussi dans id., Vita di Dante, I, XXVII, 3 et III, XVIII, 2.
80 Cf. Th. Ricklin, « Les vetulae et les fables », p. 196sq.
81 Dante, Convivio, éd. de F. Brambilla Ageno, Firenze, Le Lettere, 1995, II, 1, 3. Cf. aussi l’éd. de Th. Ricklin et F. Cheneval, Das Gastmahl. Erstes Buch, Hamburg, Meiner, 1996.
82 Petrarca, Collatio laureationis, 43, 9, 7 dans C. Godi, “La Collatio laureationis del Petrarca nelle due redazioni”, Studi petrarcheschi 5, 1988, p. 1-58.
83 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, III, 74, 78 ; V, 6. Dans le Filocolo, I, 1, 25-26, Fiammetta mettait en garde contre “i favolosi parlari degli ignoranti” et donnait les véritables règles de la bonne narration.
84 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, III, 76 ; V, 3, 2.
85 Macrobe, Commentarii in Somnium Scipionis, éd. de J. Willis, Leipzig, Teubner, 1963 ; tr. fr. de M. Armisen-Marchetti, Commentaire au songe de Scipion, Paris, Les Belles Lettres, 2001 (désormais abrégé par Macrobe, In Somn.) ; ici I, II, 17-18, cité en latin par Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, V, 8, p. 138-139.
86 Sur la distinction entre la « physique naturelle » et la « physique théologique » dans les milieux universitaires médiévaux, cf. L. Bianchi, « Loquens ut naturalis », dans Les vérités dissonantes, p. 59-70.
87 Plotin, Enneadi (= Ennéades), éd. de P. Henry et H. -R. Schwyzer, Paris-Bruxelles, Museum Lessianum, 1951 (I-III) ; 1959 (IV-V) ; 1973 (VI) ; tr. fr. d’E. Brehier, Paris, Collection Budé, 1924-1928 ; nombreuses nouvelles traductions françaises disponibles ou en cours ; ici V, 8, 7, 22 ; II, 5, 28, 9.
88 D’où le dicton héraclitéen : « la nature aime à se cacher » et le mythe de Calypso, séduisant Ulysse, comme représentation de la nature qui se cache ; cf. Macrobe, In Somn., I, 2, 17-19 et l’analyse de P. Hadot, Le Voile d’Isis, Paris, Gallimard, 2004, p. 66-81.
89 Comme dans le Timée de Platon ; sur la fortune de ce dialogue, cf. A. Neschke-Hentschke (éd.), Le Timée de Platon. Contributions à l’histoire de sa réception, Leuven, Peeters, 2000 ; Th. Leinkauf et C. Steel (éds.), Platons Timaios als Grundtext der Kosmologie in Spätantike Mittelalter und Renaissance, Leuven, Peeters, 2005.
90 Cf. Porphyre, rapporté par Macrobe, In Somn., I, 3-21. Sur la difusion de texte de Macrobe au Moyen Âge, cf. I. Caiazzo, Lectures médiévales de Macrobe. Les Glosse Colonienses super Macrobium, Paris, Vrin, 2003.
91 Cf. C. van Lieferinge, La Théurgie. Des Oracles Chaldaïques à Proclus, Liège, Kernos, 1999. Ce sujet a été développé par le néoplatonisme de Chartres au XIIe siècle : cf. T. Gregory, Anima mundi. La filosofia di Guglielmo di Conches e la scuola di Chartres, Firenze, Sansoni, 1955 ; P. Dronke, Fabula : Explorations into the Uses of Myth in Medieval Platonism, Leiden, Brill, 1975 ; A. Speer, Die entdeckte Natur. Untersuchungen zu Begründungsversuchen einer scientia naturalis im 12 Jahrhundert, Leiden, Brill, 1995. Cf. Corpus Hermeticum, éd. d’A. D. Nock et A. J. Festugiere, Paris, Les Belles Lettres, 1946, 4 vols.
92 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, V, 6, p. 136-137 : “gli efetti della natura e secreti misteri e i sublimi della divinità”.
93 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, III, 74, p. 132-133 : “Il qual modo di parlare (i. e. sotto fabuloso velame) appo gli antichi Greci fu appellato poetès ; il qual vocabolo suona in latino ‘esquisito parlare’ ; e da poetes venne il nome del poeta, il qual nulla altra cosa suona che ‘esquisito parlatore’”.
94 Cf. E. Gilson, « Poésie et vérité dans la ‘Genealogia’ », Studi sul Boccaccio, 1964, p. 253-282.
95 Boccaccio, Gen., XIV, IX, 5-8. Cf. l’analyse de B. Hege, Boccaccios Apologie der heidnischen Dichtung in der Genealogie deorum gentilium, Tübingen, Staufenburg, 1997, p. 190-194 et Th. Ricklin, « Les vetulae et les fables », sp. p. 200sq., et p. 205 où il souligne « le déplacement de contenu de la veritas au sensus, accompli par Boccace dans sa réflexion sur le concept de fabula ».
96 Boccaccio, Gen., XIV, IX, 8
97 L’insensé, ou le sot, joue un rôle majeur dans la philosophie stoïcienne, puis chez Cicéron et Sénèque. Il ne s’agit pas du fou, mais de l’état normal de l’humanité, qui a du mal à devenir sage. Cf. infra, chap. 3.
98 Voir la nourrice sage dans la Medée de Sénèque, qui cherche à détourner la folie de sa maîtresse. De même, dans l’Elegia di Madonna Fiammetta con le chiose inedite, éd. de V. Perticone, Bari, Laterza, 1939 ; tr. fr. d’A. Stolf, Fiammetta, Paris, Arléa, 2003, p. 144-145, la vieille nourrice tente d’apaiser la fureur de la jeune dame amoureuse.
99 Dans les Amores, la maquerelle ne donne pas seulement des bons conseils pour séduire la belle, I, 69-71, mais définit aussi l’élégie elle-même comme lena, III, 1, 43-44, passim. Boccace compare Lena à Démosthène, Gen., L, 6. La vertu n’est pas compromise par la prostitution. Cf. B. Bruni, L’invenzione della letteratura mezzana, Bologna, Il Mulino, 1990, p. 119sq.
100 Sur la croyance du théologien et de la petite vieille, cf. E. Randi, « La théologie postscotiste », dans Les vérités dissonantes, p. 123-129.
101 Boccaccio, Gen., XIV, IX, 12-14.
102 D., Conclusion, p. 857 (p. 909) : « Très nobles jeunes femmes pour la consolation desquelles je me suis livré à ce long labeur… ». (“Nobilissime giovani, a consolazion delle quali io a così lunga fatica messo mi sono…”).
103 D., Conclusion, p. 858-859 (p. 910).
104 Dante, Epistola a Cangrande, éd. d’E. Cecchin, Firenze, Giunti, 1995 ; cf. aussi l’éd. de Th. Ricklin ; intr. de R. Imbach, Das Schreiben an Cangrande della Scala, Hamburg, Meiner, 1993.
105 Dante, Epistola, 31, 10 : « quia locutio vulgaris, in qua et muliercule communicant ».
106 L’expression « et muliercule » est attribuée à Boccace par C. Ginzburg, « L’Epître à Cangrande et ses deux auteurs », Poésie 125, 2008, p. 127-142, en soulignant son mépris pour les femmes et la langue vernaculaire. Mais il s’agit peut-être d’un « masque », pour avancer caché.
107 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, V, 6, p. 136-137 : “… in poco tempo ne seguirebbe che sarebbon prezati meno (i. e. i misteri) che non è il sole o che i ragionamenti meccanici e le favole delle femminelle”.
108 Selon la tradition latine grammaticale, Virgile mourant, voulut détruire l’Enéide, mais ses éditeurs et surtout Auguste sauvèrent le manuscrit, qui fut publié dans l’état laissé par le poète. Le roman de H. Broch, Der Tod des Vergil (1944), Frankfurt a. M, 1975, belle trad. fr. d’A. Kohn, La mort de Virgile, Paris, 1955, raconte les dix-huit dernières heures du poète et son désir de détruire son œuvre. Le désir d’Ovide, relégué par Auguste sur la Mer Noire, de détruire les Métamorphoses est différent. Il brûla son manuscrit, mais beaucoup d’autres amis en avaient une copie. Il aurait désiré au moins que le livre fût publié avec, comme épigraphe, des mots tristes, rappelant que l’auteur ne put ni le corriger, ni le publier luimême : Trist. I, 7, 15sq.
109 D., Conclusion, p. 858 (p. 910) : “… in tempo nel quale andar con le brache in capo per iscampo di sé era alli più onesti non disdicevole”.
110 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, III, 76 et 78, p. 132-135 : “… quello che i poeti finsero fecero per forza d’ingegno, e in assai cose non il vero, ma quello che essi secondo i loro errori estimavano vero, sotto il velame delle favole ascosero … Appresso è l’ufficio del poeta, sì come per le cose sopradette assai chiaro si può comprendere, questo nascondere la verità sotto favoloso e ornato parlare : il che aver sempre fatto i valorosi poeti si troverrà da chi con diligenza ne cercherà. Ma ciò che io ora ho detto, è da intendere sanamente. Io dico ‘la verità’, secondo l’oppinione di quegli tali poeti ; per ciò che il poeta gentile, al quale niuna notizia fu della catolica fede, non poté la verità di quella nascondere nelle sue fizioni, nascosevi quelle che la sua erronea religione estimava esser vere ; per ciò che, se altro che quello, che vero avesse istimato, avesse nascosto, non sarebbe stato buon poeta”.
111 Gn. 15, 6 ; Paul, Ga. 2, 16 et 20 ; He, 11. 1-40.
112 Cf. I. Rosier-Catach, « Roger Bacon, al-Farabi et Augustin. Rhétorique, logique philosophie morale », dans G. Dahan et I. Rosier-Catach (éds.), La Rhétorique d’Aristote. Traditions et commentaires de l’Antiquité au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1998, p. 87-134.
113 À partir de l’exégèse de Ès. 7.9 : « La foi exige la compréhension ».
114 Augustin, De trinitate (désormais abrégé par De Trin.) Bibliothèque Augustinienne, Turnhout, 1968, 15-16 ; XIII, 2. 5.
115 D., Conclusion, p. 862 (p. 913-914) : “E lasciando omai a ciascheduna e dire e credere come le pare, tempo è da por fine alle parole, Colui umilmente ringraziando che dopo sì lunga fatica col suo aiuto n’ha al disiderato fine condotto”.
116 Par conséquent, le rapport entre ce qui est sacré et ce qui est profane est pensé à nouveaux frais. Cf. P. Valesio, “Sacro”, dans Lessico critico decameroniano, p. 372-418.
117 D., I, 3, p. 77sq. (p. 53sq.). Sur ce sujet, cf. A. Paolella, “Strategie discorsive e retoriche : la novella dei tre anelli nel ‘Novellino’ e nel ‘Decameron’”, Lingua e stile, 16 :2, 1981, p. 297-315 ; F. Masciandaro, “Melchisedech’s ‘novelletta’ of the Three Rings as Ironic Play (Dec ., I, 3)”, Forum Italicum XXXVII, 2003, p. 20-39.
118 D., I, 3, p. 78 (p. 54) : “E così vi dico, signor mio, delle tre leggi alli tre popoli date da Dio padre, delle quali la quistion proponeste : ciascun la sua eredità, la sua vera legge e i suoi comandamenti dirittamente si crede avere e fare, ma chi se l’abbia, come degli anelli, ancora ne pende la quistione”.
119 Cf. A. De Caro, Si qua fides. Gli amori di Ovidio e la persuasione elegiaca, Palermo, Palumbo, 2003, p. 159-204.
120 Ovide, Amores, III, 14, 29-30 et 47-48.
121 Ovide, Amores, III, 6, 17-18 ; Métamorphoses, I, 400 ; XIII, 733-734, passim.
122 D., Conclusion, p. 858 (p. 910) : “Sanza che alla mia penna non dee essere meno d’auttorità conceduta che sia al pennello del dipintore, il quale senza alcuna riprensione, o almen giusta, lasciamo stare che egli faccia a san Michele ferire il serpente con la spada o con la lancia e a san Giorgio il dragone dove gli piace, ma egli fa Cristo maschio e Eva femina, e a Lui medesimo, che volle per la salute della umana generazione sopra la croce morire, quando con un chiovo e quando con due i piè gli conficca in quella”.
123 Boccace, Interprétation de la Comédie de Dante, V, 4-17.
124 Cf. S. Viarre, L’image et la pensée dans les Métamorphoses d’Ovide, Paris, PUF, 1964.
125 Cf. D. Little, “The Speech of Pythagoras in Met. 15 and the Structure of ‘Metamorphoses’”, Hermes, XCVIII, 1970, p. 340sq.
126 Les sources sont multiples : le Pythagore d’Ovide est le produit d’une tradition très diffusée à Rome qui inclut des éléments stoïciens et néoplatoniciens : cf. C. Segal, Ovidio e la poesia del mito. Saggi sulle Metamorfosi, Venezia, Marsilio, 1991.
127 Où les péripéties de l’âme et du spiritus sont centrales : cf. Ovide, Mét., XV, 158-172.
128 Ovide, Mét., XV, 178-186.
129 Boccaccio, Gen., proème, I, 40.
130 D’où la question de l’évhémérisme chez Boccace, à savoir si les dieux sont considérés comme des hommes déifiés : cf. V. Zaccaria, Boccaccio narratore, storico, moralista e mitografo, Firenze, Olschki, 2001, p. 1-120, sp. p. 97sq., qui cite Boccaccio, Gen., V, 53, 27 où il critique la crédulité des Anciens qui ont vu en Enée un être divin.
131 C’est pourquoi Boccace présente son œuvre comme un voyage, cf. V. Zaccaria, Boccaccio narratore, p. 91 et p. 105.
132 Boccaccio, Gen., I, 3.
133 Boccaccio, Gen., XV, 18, 8.
134 Comme le fait remarquer V. Zaccaria, Boccaccio narratore, p. 1-33, le terme claritas qui apparaît dans le De mulieribus clariis n’a pas seulement une signification positive.
135 Boccaccio, Trattatello in lode di Dante, 142 : “... mostrano le cagioni delle cose, gli effetti vizi e virtù, e che fuggire debba e che seguire”.
136 D., Prologue, p. 33-34 (p. 7) : “… delle quali le già dette donne, che queste leggeranno, parimenti diletto delle sollazzevoli cose in queste mostrate e utile consiglio potranno pigliare, in quanto potranno cognoscere quello che sia da fuggire e che sia similmente da seguitare : le quali cose senza passamento di noia non credo che possano intervenire”.
137 Comme l’a justement rappelé K. Flasch, Poesie nach der Pest, p. 45. Cf. Cicéron, De Off., I, 35, 128, repris par Thomas d’Aquin, ST, Ia IIae, qu. 94, art. 2. Cf. supra, chap. 1.
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