Fragments de vies
p. 359-362
Texte intégral
1Peter Szondi mourut en 1971. Son corps, longtemps recherché (on avait même consulté une voyante), fut extrait de l’eau du lac de Halensee plus de 20 jours après la date que l’on donne à sa mort. Nous l’appelions Pierre, et jamais Peter, parce qu’il aimait ce nom, par lequel il se rattachait à la France. Il aimait la France, il était ce qu’on appelle encore aujourd’hui en Allemagne un « francophile », en juif hongrois qu’il était, exilé à jamais et amant des Lumières : il aimait Valéry et plus encore Racine, il aimait Proust, mais aussi Hofmannsthal, Beckett avec passion, Mère Courage et Lolita. Il avait de ces engouements pour les personnes et les livres, qui accompagnaient des refus et des dégoûts. Il n’a écrit que sur les auteurs qu’il aimait, Molière et Kleist, un Hölderlin hégélien, le théâtre naturaliste, Benjamin, dont une grande photo ornait son bureau, Celan, pas sur Goethe, peu sur Rilke. Cet amateur passionné, aux amours exclusives, tout en se plaignant de ses grandes lacunes, était le meilleur professeur de littérature qui se pût être, difficile, exigent et point pédant. Son Institut de Littérature Comparée à Berlin fut vite connu et reconnu de tous les étudiants germanistes. Il y avait mis tout son soin ; il avait choisi lui-même la couleur des rideaux et le ton de la moquette. Il engagea, pour l’acquisition des livres français de la bibliothèque de séminaire, une étudiante, fille d’un francisant connu, qui occupait une chaire importante à Lille. Il se disait que son père l’aiderait ; mais son père, auteur d’une thèse et de nombreux livres de critique soi-disant littéraire, n’avait ni de goût ni d’entraînement pour les bibliographies savantes, les classements, les références, les n°. de série, etc., et sa fille cala. À Sils Maria, et dans la vallée de Fex, où nous passâmes deux étés avec lui, il nous a fait connaître Adorno, que nous revîmes dans la suite, et Gershom Scholem, qui, dans l’intérêt de deux amis qu’il aimait également, Szondi et Bollack, fut, avec Leopold Szondi, père de Pierre, l’organisateur de la succession de celui qui mourut en premier.
2Un jour, il était apparu sans prévenir sur le seuil de notre appartement parisien, visiteur sorti de la nuit, très grand, un peu voûté, grave, un peu boudeur, sous un casque de longs cheveux gris, pas très bien peignés. Un ami lui avait recommandé de louer une chambre dans notre appartement encore vide. Il enseignait à l’époque, au lycée de jeunes filles de Zurich. Ce qu’il y avait de charmant, de tendre en lui se montra bientôt, dans les longues histoires « juives » ou autres qu’il racontait interminablement, des soirées entières, dans ses emballements amoureux, son goût pour Mahler et pour les chansons de Lotte Lenya ou de Brel. À Paris, il s’installait dans les salles de cinéma permanent, où il voyait plusieurs fois le même film dans l’après-midi (on le pouvait autrefois, sans repayer), mais le théâtre l’attirait principalement. Il parlait bien le français, avec jouissance, non pas comme un Allemand, ni comme un Suisse, mais comme un Hongrois, en caressant les labiales, avec une douceur musicale qu’il n’avait pas lorsqu’il crachait l’allemand, qu’il écrivait pourtant merveilleusement bien. Pendant les dix années qui lui restaient à vivre, il vint à Paris deux fois par an et habita toujours chez nous. Peu de temps avant sa mort, élu à Zurich dans la chaire de littérature comparée créée pour lui, il acheta rue Dauphine, près des quais de la Seine, un studio pour se faire indigène et citoyen de la ville.
3Celan parlait le français sans faute et sans accent et il connaissait tous les mots – comme nous l’apprîmes à nos dépens par de mémorables parties de scrabble. Szondi avait découvert le poète peu avant de nous rencontrer. En 59, il emmena Jean lui rendre visite, rue de Longchamp. Gisèle Celan était alors une ombre discrète, qui s’occupait de l’enfant et vaquait à sa gravure dans son atelier. Puis nous nous liâmes. Elle était, et resta, une amie malgré toutes les brouilles, inquiète et diserte, parlant et écrivant intarissablement, confiant ses angoisses. Il y eut des dîners chez eux – invariables rôtis de porc et tarte aux pommes –, chez nous, relevés par de gargantuesques plateaux de fromage de chez Mme Forteau, rue de Grenelle –, des parties de tennis boulevard de Port-Royal, entre Sainte Anne et la Santé, des vacances à la neige, dans le Valais, à Montana, à la fin de l’année 1960, et dans notre campagne de Dordogne, des promenades dans Paris ou à Moisville, des effusions, des froids et des retrouvailles. Paul était très cérémonieux, à l’autrichienne. Il baisait la main des dames, et m’apportait des bouquets de douze roses. Elle, elle me parlait de mes filles “belles comme des astres” (elles l’étaient en effet), se “navrait” de tout ce qui nous touchait, et même, lorsqu’elle écrivait, mettait un accent circonflexe sur le a.
4À deux, la vie n’était pas facile chez eux. Il y avait le vin bien sûr, qui dilatait le temps. Le matin, tard, quand l’enfant avait été conduit à l’école, elle remontait de chez Nicolas une ou deux bouteilles de rouge, et elle redescendrait souvent encore dans la journée. Alors ils criaient, s’aimaient, oubliaient la plaie saignante, qui coulait rouge aussi. Dans les intervalles, l’écriture s’élançait ; le délire succédait à l’ivresse, la rage, la haine remplaçaient l’amour. Ils n’étaient plus trois dans leur sainte famille, ils n’étaient plus deux, il était seul.
5Cette amitié de Paul, Pierre et Jean a grandi dix ans. Celan et nous vivions à Paris, Szondi à Berlin, à Göttingen, puis de nouveau à Berlin. Nous étions plus proches de Szondi que de Celan, habité par l’inhumain. Sa mort nous a fait plus mal. Nous ne l’avions pas prévue, lui ayant parlé quelques jours auparavant. Celle de Celan était obscurément attendue ; il mourut d’épuisement. André du Bouchet et Jean le savaient bien, quand ils échafaudaient pour lui leurs plans de survie, cherchaient ensemble un lieu où il pût vivre, libre et protégé à la fois. Le modèle de Hölderlin, en pension chez un menuisier, les guidait ; mais il était inapplicable, comme une image de manuel d’histoire de la littérature. En 1967, Paul passa de longues heures – ses permissions de sortie de Sainte Anne –, chez nous, à la demande de sa femme, qui se séparait de lui. Il arrivait vers 18 h, avec une valise soigneusement préparée par elle. Il portait la barbe, qu’il avait longue, touffue et noire – un masque de plus. Un jour ma fille, Emmanuèle, qui lui ouvrit la porte, prit peur à sa vue et se sauva. Il passait la nuit dans notre chambre de bonne du sixième étage. Avant le dîner, il s’asseyait sur un tabouret dans un coin du salon, et, pendant que nous étions occupés à préparer leçon ou conférence, restait silencieux sans un mouvement.
6Ils se noyèrent tous les deux à un an de distance, l’un dans la Seine, en 1970, au pont Mirabeau, l’autre dans une eau allemande, un de ces lacs magiques de Berlin que Kleist, qu’il aimait, avait naturalisé en littérature par son suicide. L’héritage du premier tomba dans les mains adroites de sa femme, et, pendant un temps, Jean fut institué conseiller de la reine, venue tout exprès à Berlin en 1982 pour le lui demander. Des séances interminables, des plus fatigantes, à la DFG (direction de la recherché en sciences humaines, sise à Bad Godesberg), des entretiens, condamnés d’avance à l’échec, avec Beda Allemann, l’exécuteur testamentaire – qui n’exécutait rien – n’aboutirent pas. L’édition critique traînait. Plusieurs séminaires que Jean organisa à la Maison des Sciences de l’Homme, grâce à l’appui de l’administrateur, Clemens Heller, qui voyait dans cette concrétisation de l’admiration immense qu’il portait à Celan une des missions importantes de sa fondation, avec des germanistes allemands de tous bords, mais d’une même fermeture, dans l’espoir insensé de définir quelques préalables de l’interprétation celanienne, furent mal compris et produisirent une cacophonie d’intérêts divers et un rejet absolu. Les manuscrits et les livres ne pouvaient rester longtemps dans l’appartement de Gisèle Celan ou dans sa maison de Moisville. Unseld, le directeur des éditions Suhrkamp, proposait une fondation dans une grande ville comme Francfort. Finalement, ils furent vendus assez cher – moins cependant qu’ils ne valurent plus tard – à Marbach, le conservatoire et le cimetière des grands classiques allemands, avec l'aide de Christoph Koenig, qui travaillait comme spécialiste de l’histoire de la germanistique dans cette institution prestigieuse.
7Pour Szondi, ce fut une autre affaire. Tout était dans les mains de Jean. Une commission ad hoc, présidée par le Directeur de l’Académie berlinoise des Arts, dont Szondi était le vice-président, et où siégeait Helmut Becker, fils de l’ancien ministre des cultes, ami et protecteur de Szondi, avait fait de Jean, sur la demande de Leopold Szondi, et de sa femme, Lili, l’exécuteur testamentaire de l’héritage littéraire. Le travail de classement des papiers, lettres et cours, en vrac dans l’appartement abandonné, était monstrueux. Pendant deux ans, il fallut prendre l’avion pour Berlin plusieurs fois par an, s’enfermer à l’Académie des Arts, et ranger. Les cours, qui n’avaient pas servi de matériaux aux livres, et que Szondi avait toujours entièrement rédigés avant de les dire en public, furent publiés sous sa direction, un groupe de six anciens étudiants prenant chacun en charge une partie du travail rédactionnel. Ensuite les manuscrits furent déposés à l’Académie de Berlin, puis à Marbach.
8À la fin, Habermas s’étonna : « je croyais que l’œuvre était mince. Mais je vois là une masse de livres ! »
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