Langue et contre-langue
p. 341-350
Texte intégral
1. Büchner
1La mort de Danton IV, 9. Place de la Révolution. Lucile Desmoulins étreint la guillotine, l’ange de la mort, qui a emporté son Camille, et des « centaines de milliers » d’autres. La patrouille passe, l’interpelle. Elle lance un « vive le roi ! » de défi, qui lui vaut un arrêt de mort. Le soldat l’arrête « au nom de la République ». L’état révolutionnaire terminera le travail. La provocation sera éliminée. La garde emporte Lucile et son cri.
2Dans la première édition imprimée, on pouvait lire la didascalie, ajoutée par une autre main : « réfléchissant et comme prenant une décision, soudainement ». Cette intervention, peut-être de Karl Gutzkow, restera dans la réception1.
2. Celan
3Dans son discours pour la remise du prix Büchner, le Méridien, Celan oppose tous les mots disponibles à profusion échangés par les acteurs de la pièce, qui n’ont besoin que de « citer », au « soudain "vive le roi !" » de Lucile, qui n’y met pas d’art consommé, mais un rapport à la personne et à l’expérience sentie, pour elle pierre de touche d’une vérité singulière, wahr-nehmbar (GW III, 189)2. Après le déferlement des discours, sur cette tribune échafaud : « quel mot ! », welch ein Wort !
4Ce mot puise en lui-même ses propres ressources, il reforme les contours de sa dicibilité, mais aussi il s’oppose aux autres, les dénonce. Il rouvre la possibilité de dire en indiquant un espace qui n’est ni celui des crimes révolutionnaires ni celui du passé aboli par la révolution. Il est au contraire l’utopie d’une révolution – le mot qui brise le fil des locuteurs pantins. Es ist ein Akt der Freiheit. Un acte de liberté, contre la liberté dévoyée, qui puise dans les ressources sémantiques d’un passé à réinventer, qui fournit un langage aussitôt repris dans une situation inédite et produit, de cette rencontre de la langue passé et de la situation présente, une autre langue3.
5Celan nomme cette parole bravache : le contre-mot, das Gegenwort.
6Le contre-mot est lié à la soudaineté, Celan s’appuyant manifestement sur la didascalie apocryphe4 Il est éclatant et provocateur, c’est-à-dire qu’il s’entend d’abord comme le contraire de ce qu’il est. Il crée une interrogation sur son sens. Il est en fait une parole inouïe. Il n’est pas encore perceptible sinon dans l’espace d’écoute que lui-même instaure. Le contre-mot introduit un autre langage en retournant les ressources du langage contre lui-même. Dans le cas de Lucile, il a de surcroît les allures d’une confession – d’une parole intime, qui implique un engagement total (Celan emploie le terme de Bekenntnis, c’est aussi une forme de connaissance)5 – mais d’une confession qui n’est pas celle que l’on croit. Son rapport au temps, en particulier, est autre qu’il n’apparaît. Il faut la remettre à l’endroit, et repenser le monde depuis sa propre conversion (voir aussi chez Lenz le motif de l’inversion de l’espace). La poésie sera, elle aussi, possible depuis cette inversion – comme Atem-wende6. Occasion pour Celan de formuler lui aussi une sorte de confession politique qui n’est pas moins à décrypter, où apparaissent les noms de Kropotkine et de Landauer7. Ils sont au moins l’indice d’une solidarité, d’une révolte, d’un refus des puissances. Ou d’une dépossession des puissants, y compris dans le règne de la parole, au profit du langage des poèmes (« die Dichtung »). Les attributs politiques du roi apparemment salués par le vivat sont passés à « l’absurde ». La « majesté de l’absurde » est le cours du monde, où ne se lit aucune perspective de salut. Elle peut prendre le parti de l’humain présent en tant qu’elle est d’abord inaudible, sourde (ab-surdum), dissonance8. Contre l’eschatologie on se range à cette figure d’un pouvoir sans substance (sinon de résistance) où seul le présent est à même de témoigner de l’humain. Lucile, dans le carnage révolutionnaire, est la seule humaine, non dans son moment de compassion, quand elle embrasse l’échafaud, mais dans sa protestation, dans son défi. Les attributs du pouvoir dans le mot introduisent à la fonction également politique de la « poésie ». Voyant dans le « contremot » le départ du poème, Celan noue celui-ci à une forme spécifique de résistance humaine, qui met l’aujourd’hui avant le passé et avant les lendemains. C’est l’aujourd’hui qui doit chanter, pas eux.
7Du présent (Gegenwart) au contre-mot (Gegenwort), il n’y a que la vocalisation qui change. L’adversité est inscrite aussi dans le rapport au temps, comme l’exigence critique du présent vécu l’est dans chacun des mots faisant le poème.
8Être présent, c’est s’opposer. Parler, c’est contredire9. Cette contradiction fût-elle un hommage au témoignage de l’absurde. La majesté, quelle qu’elle soit, est funeste et provoque une autre parole, nécessaire, où se dit la résistance de l’humain. La poésie a aussi le programme de dénoncer la vanité des majestés, de s’y opposer, de refaire son monde, d’autres mondes. Elle est subversive en tant qu’elle introduit un retournement de perspective à même le matériau du langage : la voix, les sons, les voyelles et les consonnes, leur articulation, qui sont réinventées.
9Celan reprend un geste de Büchner : le langage comme défi. Son contre-mot, qui tire son sens de cette situation dramatique (soulignée par la référence au « soudain » de la didascalie, qui insiste sur la réflexion du cri de Lucile, mais qui n’est au fond pas nécessaire pour y parvenir), définit un nouvel espace de la poésie.
3. Du contre-mot à la contre-langue
10L’hypothèse de la constitution d’une « contre-langue » qui prolonge et systématise le geste du « contre-mot » est au centre des interprétations de Celan par Jean Bollack. La « langue célanienne » ou « l’idiome » est l’outil heuristique principal du déchiffrement. Comme on apprend une langue étrangère, il s’agit d’apprendre « le célanien » si l’on veut comprendre les poèmes. Les mots de la langue ordinaire y subissent une « réfection » qui les réinvente et les dotent de nouvelles capacités de faire sens. Si toute poésie s’arrache d’une certaine façon à la langue « courante » pour s’en abstraire, instaurer son propre rythme et son propre temps, palpable dans la forme qu’elle se donne et qui se fait reconnaître pour telle, l’hypothèse de la contre-langue radicalise ce geste eu égard à une situation historique particulière de la langue. Celan écrit en allemand, mais contre l’allemand, témoin et complice des crimes d’une histoire militaire et intellectuelle dont on ne peut faire abstraction. Il écrit donc pour porter la contradiction dans la langue, pour la sonder, l’analyser, la brutaliser. Ignorer l’histoire qui a marqué la langue allemande et dont elle a été le vecteur à travers une mythologisation massive serait, au pays des « penseurs et des poètes », naïf et inconscient – comme une complicité avec les crimes du passé. La seule façon de prendre en compte sans naïveté les pièges du « lyrisme » et la propension si peu innocente au « romantisme » serait donc, inversement, de faire paraître la contradiction dans une réinvention de la langue.
11La contre-langue radicalise ainsi le contre-mot, réponse bravache d’une majesté verbale aux porteurs de couteaux. Elle naît dans une situation historique précise, au présent, par résistance, contre un passé ou un avenir qui menace toujours, jouant de l’un contre l’autre. Elle prolonge la résistance du cri de protestation en ayant, comme lui, une origine historique située, contre laquelle elle se retourne.
12La contre-langue est la langue des poèmes qui s’écrivent à partir de la langue donnée, sans doute, mais sous la condition d’une torsion imprimée à chacun des vocables, voire à chaque constituant élémentaire. Ce que Bollack désigne précisément comme la « réfection » ou encore la « resémantisation ». « La précision s’était inscrite dans la langue, en y installant une seconde langue qui se soustrayait aux assimilations sémantiques, afin de faire passer d’elle-même autre chose. »10. Non seulement la matière sémantique est touchée et refaite, mais jusqu’à la matière phonique elle-même11. Les constituants sont reformulés et libérés de l’histoire (étymologique) de la langue pour fournir au poète un répertoire de ses propres possibilités redéployées dans le réseau qu’il met en place poème après poème.
13Le statut de la contre-langue connaît pourtant une évolution. On peut distinguer différents moments dans le travail herméneutique consacré par Jean Bollack aux poèmes de Celan.
14Quand il entreprend systématiquement de lire les poèmes, au début des années 1980, l’attention se concentre d’abord sur la langue poétique12. L’effort vise à en reconstituer la cohérence, pour déjouer les interprétations arbitraires. La dimension métapoétique est centrale, qui attire l’attention sur les moyens de la poésie thématisés dans le poème lui-même.
15Les intuitions réunies et confrontées entre elles débouchent sur des principes de lecture cohérents qui, dans les années 1990, insistent sur la poétique propre de Celan, et développent les conséquences de l’idée de la constitution d’une langue poétique originale, véritable « contre-langue » dans laquelle est écrit le poème. Les réflexions réunies dans L’Écrit en 2003 et les études parues dans les années 90 se fondent sur cette hypothèse herméneutique. Elle demeure fondamentale pour l’ensemble des travaux, mais conduit à sa propre relativisation :
Presque tous les poèmes – tous sans doute – ont trait à la constitution de la contre-langue ; le mouvement de reconquête n’a pas de cesse (L’Écrit, 51).
Tous les poèmes portent quasi exclusivement sur les mots qui les composent. Les réfections sémantiques dont se compose la langue idiomatique, au sein de la langue reçue, surgissent d’un abîme dont la violence destructrice est rapportée à l’événement. La force négatrice dans le mot résulte de ce passage par le gouffre, elle s’appuie sur la vérité historique de ce néant – l’anéantissement. (Poésie contre poésie, 3).
16C’est que la fonction métapoétique des poèmes est singulière. Si la « contre-langue » demeure un horizon nécessaire à l’autodéfinition de la parole poétique, elle n’est jamais véritablement donnée – au contraire, elle est à refaire en chaque poème, depuis la perspective singulière de chacun. Autrement dit, la prise en compte de la singularisation extrême du langage implique la modalisation du statut de la « contre-langue », qui ne peut sans doute conserver sa pertinence théorique, au-delà de ses vertus heuristiques attestées, que moyennant son actualisation selon la perspective dégagée par chaque poème. Je considère que les grands livres synthétiques, L’Écrit et Poésie contre poésie, prennent acte de cette dimension normative de la contre-langue et se concentrent davantage sur l’unicité des poèmes, tant en les comprenant dans une poétique de « l’écrit » qu’en soulignant fortement leur rapport négatif non pas tant à la langue qu’à la tradition lyrique allemande. La définition d’une langue poétique par la reprise critique, voire la correction de la poésie allemande s’étend aussi, de loin en loin, à la littérature universelle, présente au cœur de Poésie contre poésie13. L’opposition vise ainsi plus le poème que la langue. Il y a là une nécessaire prise en compte des limites de la conception même d’une « contre-langue ».
17En effet, une telle « contre-langue » est-elle simplement possible ? Qu’une parole de défi revête une signification suspendue, le temps que l’on mesure la distance entre les mots proférés et l’intention rebelle, c’est là une « resémantisation » propre à toute langue, reprise en contexte, rechargée d’un sens nouveau. Que les mots soient défaits et refaits, désarticulés et resémantisés eux aussi, en fonction d’une analyse libératrice – cela pourrait bien demeurer dans le cadre des possibilités offerte par la langue, quelle qu’elle soit, allemande ou autre. Et la syntaxe, parfois malmenée, concentrée, bousculée, reste, dans tous les cas, la syntaxe de la langue allemande, car abandonner la syntaxe serait abandonner la possibilité même de resémantiser les mots du poème. Il y a là une barrière infranchissable qui oblige à ne considérer la contre-langue au mieux que comme une « idée kantienne », une norme critique dont le moteur n’est pas en lui-même linguistique ou poétique, mais relève de la conscience et de l’engagement de la personne, en deçà du langage. Quand on dit que « la langue analyse » ou que le poème procède à l’analyse d’un discours ou d’une situation antérieure, ce ne sont jamais les mots qui font le travail d’eux-mêmes, mais celui qui les manie, qui se représente par le jeu des pronoms dans le monde des poèmes, mais qui contrôle cependant de l’extérieur le travail opéré. S’il est représenté par le « je » dans le poème, qui corrige les avancées du « tu » poétique, il est nécessairement antérieur au poème14.
18Pour exprimer ce retour critique de la poésie sur elle-même (par contraste d’avec l’expansion lyrique romantique ou le flux verbal surréaliste qui laisse la « langue » envahir le poète par le jeu de ses propres associations d’abord incontrôlées), L’Écrit semble hésiter entre deux formulations : d’une part la potentialisation de la langue dans le poème, s’élevant à la « poésie de la poésie », une expression familière des romantiques spéculatifs de Iéna, Novalis et Friedrich Schlegel, désignant l’autoréflexivité du poème pensé (L’Écrit, 29) ; de l’autre, le modèle plus symboliste de la « langue dans la langue »15, l’inclusion d’une « langue dans l’autre, transférée dans son espace propre », « reproduisant l’acte de créer du sens, sans référence antérieurement fixée » (L’Écrit, 30) : « Langue contre langue, la contrelangue se démarque en se déployant » (L’Écrit, 30). La première formulation suppose une réflexivité de l’usage de la langue qui rappelle que tout y est choix, assumé d’un bout à l’autre, et que la langue poétique culmine dans une concentration qui reconstitue la variété du monde en une remarquable économie de moyens. Elle fait voir jusqu’où la langue peut aller, quand elle se fait art, et en l’occurrence, art engagé pour l’humain singulier. La seconde formulation permet d’intensifier le travail de la contradiction interne dans la langue, la béance du négatif commandant à la redisposition des éléments depuis une autre source du sens que l’usage courant. Mais quand bien même il y aurait une « guerre des langues » (Poésie contre poésie, 5), c’est bien de l’opposition entre deux conceptions de la langue qu’il s’agit. Une « contre-langue », à proprement parler, est impensable. Il n’y a pas de métalangage autre que le langage ordinaire, et la métapoétique ne saurait s’y substituer.
19La distance entre le langage de départ et l’idiome se constituant est propre à chaque poème. L’autonomie de la réflexion poétique passe par la réfection, qui est la négation, de la langue première. Pour cela justement, elle ne se clôt pas sur elle-même, mais expose dans chaque poème les étapes de sa constitution. Elles marquent la réussite relative de chacun, leur écart avec l’ombre portée qu’ils délaissent.
20L’œuvre se constitue en même temps que la langue, pierre à pierre. La langue des poèmes, elle aussi, dans son genre, est une œuvre. L’œuvre poétique se fabrique sur l’œuvre de la langue. L’une n’est pas sans l’autre. Les poèmes s’écrivent avec cette langue-là, qu’ils rendent eux-mêmes possible. La langue se forme contre la langue parce qu’elle aboutit au poème. Si le « système sémantique » s’affirme en se constituant dans chacun des poèmes, il n’est pas un préalable. Comme rappel de la possibilité de la langue, pensée contre sa banalisation, la contre-langue libère simplement un espace pour le poème. Elle marque une réflexion de la langue, le retour de la langue à elle-même, contre certains usages, mais elle n’est aussi que cela. Elle ne saurait s’autonomiser.
21L’impossibilité d’une contre-langue reflète son caractère utopique. Elle ne prend sens que dans un emploi particulier. Elle reste en lui toujours la langue. Mais il y a bien un usage déterminé de la négation, qui permet, en toute langue, l’arrachement d’une contradiction. Une langue ne s’oppose pas à une autre, mais ce qu’on fait de la langue à ce qu’on en a fait, autrement. Contre un commerce naïf et primesautier avec le langage, Celan, considérant, à juste titre, que cela a fait des ravages et relève d’une complicité criminelle, instaure la poésie critique – l’usage réfléchi et refait des mots qu’une tradition lyrique et militaire à la fois a associé trop souvent au pire. Mais le pire n’était pas dans les mots.
4. De la contre-langue à la contre-poésie
22Le champ de bataille du poète est le langage et c’est bien dans le langage, mots contre mots, qu’il mène son combat. Mais la langue citée à comparaître n’est assassine que d’avoir été celle des assassins comme elle deviendra vengeresse d’avoir permis à son jugement dernier poétique de se déployer en elle et de s’y concentrer. La syntaxe, encore, est émancipatrice et salvatrice, autant que sa réduction est mortifère.
23Un qui n’avait pas la lucidité de Celan, et dont la conscience lui fut comme imposée par les événements, avec son savoir-faire, s’en rendit compte : Klemperer ne se dépêtre de l’air du temps que par le regard sur la langue, qui n’est ni rédemptrice ni coupable mais seulement l’un des champs de bataille où la violence et l’exclusion font aussi leur œuvre16. Le Journal montre le témoin, partie prenante du Zeitgeist et de l’écrasement des perspectives ; LTI montre le philologue au travail, dans la liberté conquise par l’analyse et la réflexion.
24Au fond de l’idée de la contre-langue, il y a la représentation d’une forteresse où l’intentio auctoris resterait protégée et continuerait d’agir – en jouant les Érinyes contre la langue allemande. « La "contre-langue dans la langue", n’est-ce pas, partout et constamment, ce qui l’a préservée de toutes les assimilations théologiques conventionnelles ? » (L’Écrit, 209). Mais un tel asile existe-t-il ? Les appropriations font feu de tout bois. L’interprétation pose ses objections, sur le fond du texte, mais s’appuie-telle uniquement sur la contre-langue ?
25En passant du contre-mot à la contre-langue, le statut de la définition de la poésie a changé. L’un réagissait à l’événement en cherchant l’adéquation du dire au néant – dans une « Wahr-nehmung » apte à dire les ombres et les noirceurs. L’idée normative de la constitution d’un système de la langue adverse, même relativisée au gré des poèmes, fait perdre le rapport avec une situation unique qui distingue pourtant les poèmes. Le principe formel de la torsion de la langue crée l’illusion d’une possible séparation, qui n’est pourtant pas nécessaire. Car la réfection opère à même la langue donnée, historique et partagée, et participe d’elle, avec et contre elle-même. Au point que le choix de la plus grande clarté n’en constituerait pas moins l’option d’une contre-langue, c’est-à-dire d’une provocation dans la langue en vue d’une vérité particulière, que la constitution de l’idiome. La langue est dans ses usages, qu’elle permet par sa syntaxe. Celle-ci se livre au plus offrant. Et les gouverne l’un et l’autre. Le beau langage est la langue des puissants, et c’est pour cela que Genet l’a adopté, pour porter la contraction en son cœur17. La reprise de la langue la plus châtiée peut aussi bien conduire à la lutte contre les puissants, à qui il s’agit d’ôter le monopole du dire. La contradiction suppose aussi la maîtrise de la diction.
26Celan a examiné dans ses poèmes toute une littérature ; plus qu’une contre-langue, il a inventé une contre-poésie qui porte l’empreinte d’une histoire singulière de l’art lyrique, d’abord allemande puis universelle18. La contre-poésie est la poésie critique, alors que la contre-langue n’est que l’horizon du travail singulier de chacun des poètes sur la langue existante. C’est la contre-poésie qui illustre la langue, la langue allemande.
Notes de bas de page
1 Le texte de la Mort de Danton a paru tout d’abord corrigé par Karl Gutzkow et Éduard Duller en 1835, dans la revue Phönix, édition corrigée sur un exemplaire dédicacé par Büchner lui-même. Les éditions récentes tentent de repartir du manuscrit de Büchner, sans qu’un consensus se soit dégagé dans la recherche. Voir les éditions de Werner R. Lehmann qui se donne pour historico-critique (Munich, Carl Hanser, 1974, vol. I Dichtungen und Übersetzungen, p. 75 pour la finale qui nous intéresse ; de Henri Poschmann, Francfort sur le Main, Deutsche Klassiker Verlag, 2. vol., vol. I, Dichtungen, 1992, p. 90; édition critique dite de Marbourg, éditée par Burghard Dedner et Thomas Michael Mayer, 4 vol., Sämtliche Werke und Schriften. Historisch-kritische Ausgabe mit Quellendokumentation und Kommentar Bd. 3.1-4, Darmstadt, 2000, ici 3.2, p. 81 (et le facsimile en 3.1, p. 337).
2 « Danton, Camille, die anderen. Sie alle haben, auch hier, Worte, kunstreiche Worte, sie bringen sie an den Mann, es ist, Büchner braucht hier mitunter nur zu zitieren [...] da ist Lucile, die Kunstblinde, dieselbe Lucile, für die Sprache etwas Personhaftes und Wahrnehmbares hat, noch einmal da, mit ihrem plötzlichen "Es lebe der König !"/Nach allen auf der Tribüne (es ist das Blutgerüst) gesprochenen Worten – welch ein Wort !/Es ist das Gegenwort, es ist das Wort, das den "Draht" zerreisst, das Wort, das sich nicht mehr vor den Eckstehern und Paradegäulen der Geschichte bückt, es ist ein Akt der Freiheit. Es ist ein Schritt » (GW III, 189). Le mot « wahrnehmbar » est dûment réfléchi ; il remplace un premier « sichtbar », puis un « wahrzunehmendes » comme la réunion des brouillons permet de le constater, voir Paul Celan, Der Meridian. Endfassung – Entwürfe – Materialen (Tübinger Ausgabe), édité par Bernhard Böschenstein et Heino Schmull, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1999, p. 20sq. Voir aussi Die Dichtung Ossip Mandelstamms, op. cit. p. 216 : « Diese Gedichte sind die Gedichte eines Wahrnehmenden und Aufmerksamen, dem Erscheinenden Zugewandten, das Erscheinende Befragenden und Ansprechenden ; sie sind Gespräch. »
3 Un facsimilé reproduit dans l’édition critique du Méridien permet de constater que le Gegenwort fut d’abord écrit en français par Celan, « vive le roi – das ist das Gegenwort. » (Der Meridian, op. cit., p. 295 = C 52, p. 49 ; p. 175). Il porte sur le sens ponctuel d’un instant, plus que sur le constituant de la langue, voir le brouillon C 25, p. 52 : « Lucile Vive. Es ist, im höchsten Augenblick, der Wider - und Gegensinn, es ist ein Akt der Freiheit. »
4 Dans la version du drame de Büchner publiée en 1835, on pouvait lire ainsi : « Lucile (sinnend und wie einen Entschluss fassend, plötzlich) : Es lebe der König ! » (voir les indications de Poschmann, G. Büchner, Dichtungen vol. I, p. 584sq.). Cependant, dans le Meridian, Celan se réfère à son « compatriote » Karl Emil Franzos, éditeur de la première édition critique de Büchner (Francfort sur le Main, 1879). Voir Der Meridian, op. cit., p. 12 ; et la section « Aufzeichnungen zu Büchner und K. E. Franzos », op. cit., p. 175-183, mais l’annotation de cette édition renvoie à la clausule de la pièce avec la didascalie, op. cit. p. 225. Il est finalement peu d’études sur le « Gegenwort », pourtant souvent cité, comme si sa signification allait de soi. Il semble que le contraire soit plutôt le cas : Vincenzo Vitiello, après avoir fichtéanisé (Gegenstoß) et heideggerisé (die Sprache des Ursprungs), en fait un « Begegnungswort », annonçant le mystère de la rencontre dans le poème, V. Vitiello, « Gegenwort. Paul Celan und die Sprache der Dichtung », Celan-Jahrbuch 3, 1993, p. 7-22.
5 « Gewiss, es hört sich auf […] es hört sich zunächst wie ein Bekenntnis zum "ancien régime" an. /Aber hier wird – erlauben Sie einem auch mit den Schriften Peter Kropotkins und Gustav Landauers Aufgewachsenen, dies ausdrücklich hervorzuheben –, hier wird keiner Monarchie und keinem zu konservierenden Gestern gehuldigt. /Gehuldigt wird hier der für die Gegenwart des Menschlichen zeugenden Majestät des Absurden » (GW III, 189).
6 Celan rapproche explicitement le contre-mot de Lucile de la torsion spatiale de Lenz (« nur war es ihm manchmal unangenehm, dass er nicht auf dem Kopf gehn konnte ») que Celan commente ainsi : « Wer auf dem Kopf geht, der hat den Himmel als Abgrund unter sich » (Der Meridian, op. cit., 7, avec le facsimile p. 297). Les deux indiquent la poétique recherchée, une torsion, une inversion, une contradiction : « Zweimal, bei Luciles "Es lebe der König", und als sich unter Lenz der Himmel als Abgrund auftat, schien die Atemwende da zu sein », op. cit., 11 (le brouillon Ts « A » parlait aussi de « Umkehr », 30).
7 La référence à deux figures de l’anarchisme peut se lire comme l’utopie d’une sortie hors du pouvoir et des ordres institués. Mais on aurait tort, comme le fait Otto Pöggeler, de n’y voir que la marque d’une immaturité politique. Touts deux disent quelque chose de la recherche d’une autre langue. L’aristocrate russe Pierre Kropotkine (1842-1921) a publié en français ses Paroles d’un révolté en 1885, son Gegenwort. Gustav Landauer (1870-1919), assassiné brutalement lors de la répression de la commune de Munich, était journaliste, proche de Buber, avait traduit La Boétie et Meister Eckhart, et surtout entretenu une longue relation avec Fritz Mauthner, discutant abondamment avec lui de son idée d’une « critique du langage » (Sprachkritik). Voir Gustav Landauer, Fritz Mauthner, Briefwechsel 1890-1919, Munich, Beck, 1994. Le 8 avril 1902 par exemple, Landauer écrivait au sujet du « combat contre la langue » (Kampf gegen die Sprache). L’engagement politique des deux anarchistes évoqués par Celan passait par une réflexion sur la langue, où les solidarités se cristallisent.
8 L’absurde évoqué ici diffère fondamentalement de la vogue apolitique de l’absurde notamment telle qu’elle florissait dans le théâtre des années 50 (voir sur les implications d’une telle lecture décontextualisante le livre collectif Warten auf Godot. Das Absurde und die Geschichte, Berlin, Matthes & Seitz, 2008). C’est un mot central d’une poétique de l’inversion, repartant des premiers éléments comme le souffle et la voix. Celan retrouve et reformule en les inversant les pouvoirs du discours énoncés par Cicéron : « il faut encore régler sa prononciation, sa respiration et jusqu’au son de sa voix. Je ne veux pas qu’on détache les lettres d’une manière trop affectée ; je ne veux pas qu’on les prononce indistinctement (obscurari), d’une manière trop négligente ; je ne veux pas que les mots sortent faiblement dans un souffle, ou bien enflés et comme exhalés avec trop de force. […] Pour la voix, je m’occupe d’elle dans cette sorte d’union étroite qu’elle me semble avoir avec les mots. Or il y a sur ce point des défauts indiscutables, que l’on ne peut pas ne pas avoir le désir d’éviter : un son de voix sans énergie ou efféminé, ou pour ainsi dire en dehors du ton, discordant et désagréable, aut quasi extra modum absona atque absurda », Cicéron, De oratore III, 40sq. (je donne la traduction des CUF). Or dans un monde détruit, c’est précisément les mots absona et absurda qui permettent de dire avec justesse l’humanité présente qui fait front. C’est l’enjeu de la poétique de Celan.
9 Le « dialogisme » vient après. L’adversité est le premier moment: « Ich hatte auch eine Antwort bereit, ein "Lucilesches" Gegenwort, ich wollte etwas entgegensetzen, mit meinem Widerspruch dasein », Der Meridian, p. 10.
10 Sens contre sens, p. 199.
11 Voir Die Silbe Schmerz (GW I, 280) ou Playtime (GW II, 386). La douleur (Schmerz) est prise comme « un creuset de l’invention phonique » commente Jean Bollack (L’Écrit, 212).
12 En particulier dans les essais « Paul Celan sur sa langue. Le poème Sprachgitter et ses interprétations », dans Martine Broda (éd.), Contre-jour. Études sur Paul Celan, Paris, Cerf, 1986, 84-115 ; « Paul Celan sur sa langue », dans Amy Colin (éd.), Argumentum e silentio, Berlin, de Gruyter, 1987, 113-153. Également les orientations données dans « Pour une lecture de Paul Celan », Lignes 1, 1987, 147-161, et « Voraussetzungen zum Verständnis der Sprache Paul Celans », dans Gerhard Buhr et Roland Reuss (éds.), Paul Celan, Atemwende. Materialen, Actes d’un colloque tenu à Heidelberg en 1987, Wurtzbourg, K&N, 1991, 319-343.
13 La reprise dans Poésie contre poésie des études sur Sprachgitter et Einem der vor der Tür stand insiste sur la singularisation, soit à partir du dialogue avec Ingeborg Bachmann, soit en insistant sur l’événement dans la langue transformée. Les études antérieures sont précisées dans cette perspective affûtée.
14 C’est ainsi que les principes posés au commencement de L’Écrit (La mainmise sur le sujet) entraînent nécessairement la relativisation de la contre-langue.
15 Expression utilisée par Valéry dans sa leçon de « poïétique », P. Valéry, Œuvres I, Paris, Pléiade, 1957, p. 1324. Dans les matériaux pour Le Méridien, on peut lire la référence suivante à Valéry (je ne reproduis pas les mots biffés) : « Das Gedicht ist als Figur der ganzen Sprache eingeschrieben ; aber die Sprache bleibt unsichtbar ; das sich Aktualisierende – die Sprache – tritt, kaum ist das geschehen, in den Bereich des Möglichen zurück. "Le Poème", schreibt Valéry, est du langage à l’état naissant ; Sprache in statu nascendi also, freiwerdende Sprache ». Dans Der Meridian, op. cit., p. 104 (mais sans identificatin de la source, cf. Note 239, p. 235).
16 Voir Viktor Klemperer, Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten. Tagebücher 1933-1945, 8 vol., Berlin, Aufbau Verlag, 1995; LTI. Notizbuch eines Philologen (1947), Leipzig, Reclam, 1996.
17 « Premièrement, ce que j’avais à dire à l’ennemi, il fallait le dire dans sa langue, pas dans la langue étrangère qu’aurait été l’argot. […] Il fallait les agresser dans leur langue. », Jean Genet, Dialogues, Grenoble, Cent pages, 1990, p. 58-60, cité par Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ?, Paris, Seuil, 2003, à la note 25, p. 286sq. Dans cet ouvrage, l’auteur, à partir d’une apologie du « classicisme français » pensée comme prise en compte de l’usage de la langue dans sa normalisation continue, entreprend une discussion de la provocation énoncée par Roland Barthes dans sa Leçon inaugurale au Collège de France.
18 C’est ce qui résulte de Poésie contre poésie ; voir ma présentation, « La contre-poésie de Paul Celan », La Polygraphe 20-21 (2001), 269-274.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le visage qui apparaît dans le disque de la lune
De facie quae in orbe lunae apparet
Alain Lernould (dir.)
2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002