Celan et Bachmann : l’amour courtois face aux meurtres1. Une lecture de « Nacht » et de « In Mundhöhe », avec « Matière de Bretagne »
p. 293-321
Texte intégral
1Dans quelle mesure l’érotisme peut-il offrir, dans la poésie de Celan, une voie d’accès à la référence historique ? Pour répondre à cette question, j’ai choisi trois poèmes du même recueil, Grille de la langue (Sprachgitter) : « Nuit » (« Nacht » ; GW I, 170), « Matière de Bretagne » (GW I, 171) et « À hauteur de bouche » (« In Mundhöhe » ; GW I, 180). Si le poème amoureux concentre le désir et les exploits artistiques répondant aux veilles de la mémoire, la femme sera souvent la médiatrice dans cette aventure mortuaire. En se laissant faire, elle guide le voyage2.
2Barbara Wiedemann, l’éditrice des textes inédits et posthumes de Paul Celan, s’est interrogée sur la possibilité qu’un poème de Celan qui se réfère à l’extermination des juifs (ou qui annonce une critique poétique nouvelle déterminée par l’extermination) puisse en même temps être un poème d’amour dédié à Ingeborg Bachmann : « Est-ce un poème d’amour ? » (« Ist das ein Liebesgedicht ? »), se demande-t-elle avec un certain étonnement3. À vrai dire, Wiedemann construit une problématique artificielle à partir de quelques généralités, comme « l’amour » ou « Auschwitz », afin de réfuter l’existence d’un dialogue entre poètes par le biais de la matière amoureuse. D’après elle, ce dialogue ne se serait pas vraiment produit, du côté de Celan, avant 1957 ; seule Bachmann l’aurait entamé dans ses poèmes4.
3Dans l’horizon d’attente que suppose le texte de Wiedemann sur un dialogue hypothétique entre Celan et Bachmann, on dirait que l’un des motifs repousserait l’autre chez Celan : ou bien on parle d’amour, ou bien on parle d’extermination (ou des suites de l’extermination). Selon elle, le poème « Corona »5 représente une tentative extrême – et unique – de conjuguer les deux pôles inconciliables6.
4L’intervention de Wiedemann s’inscrit dans une discussion ouverte en 1991 par un article de Werner Wögerbauer sur le poème « Bahndämme, Wegränder, Ödplätze, Schutt »7, où il abordait pour la première fois la relation entre les deux poètes de langue allemande8.
5Or, c’est précisément dans les poèmes d’amour que l’événement s’impose, et avec d’autant plus d’acuité et de nécessité que la femme concernée est une poétesse de langue allemande qui essaie de surmonter l’anéantissement à travers les bienfaits de l’amour et de l’oubli. Et c’est dans le cadre de cette tension qu’il faut lire ce vers de « Corona », un poème adressé à Bachmann9 : « wir lieben einander wie Mohn und Gedächtnis » – si nous nous aimons, si nous nous courtisons et si nous nous blessons à travers nos poèmes, c’est à cause de nos différences insurmontables : toi en essayant d’oublier le passé allemand, moi en essayant de te rappeler les meurtres dans l’amour.
6Il n’y a pas lieu de créer une problématique autour de la coexistence des deux pôles chez Celan10 : l’amour avec l’étrangère et la mémoire des massacres où les siens ont péri11, surtout dans les poèmes où il s’adresse à Bachmann – un « tu » qui est en même temps poète, comme lui.
7Le premier recueil de Celan, Pavot et mémoire (Mohn und Gedächtnis), contient un certain nombre de poèmes adressés à Ingeborg Bachmann, et son deuxième livre, De seuil en seuil (Von Schwelle zu Schwelle), fut dédié à Gisèle de Lestrange après la séparation avec Bachmann ; le troisième livre, Grille de la langue (Sprachgitter), contient des poèmes écrits pour Gisèle et des poèmes écrits pour Bachmann (c’est l’époque où les deux poètes amants se sont rencontrés à nouveau). Parfois les poèmes sont interchangeables et peuvent être lus comme étant adressés aux deux femmes – l’une ou l’autre –, comme le poème « Lit de neige » (« Schneebett »), qui au début s’appelait, justement, « Matrimonium »12, et qui désigne une sorte d’alliance poétique dans les mots, dans l’extase et dans la mort13.
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NACHT
Kies und Geröll. Und ein Scherbenton, dünn,
als Zuspruch der Stunde.
Augentausch, endlich, zur Unzeit :
bildbeständig,
verholzt
die Netzhaut – :
das Ewigkeitszeichen.
Denkbar :
droben, im Weltgestänge,
sterngleich,
das Rot zweier Münder.
Hörbar (vor Morgen ?) : ein Stein,
der den andern zum Ziel nahm14.
NUIT
Du gravier, des cailloux. Le son d’un tesson, mince,
la parole de l’heure, son soutien.
Un échange d’yeux, dans la finitude, dans la contrariété du temps :
à l’épreuve des images,
la rétine,
lignifiée – :
le signe d’ éternité.
Pensable :
dans les hauteurs, dans les tringles du monde,
à l’instar de l’ étoile,
le rouge de deux bouches.
Audible (avant l’aube ?) : une pierre,
qui a pris l’autre pour cible15.
8Le prélude de la première strophe montre la dualité. Deux sortes de pierres (Kies und Geröll), deux personnages, le couple d’amants qui sont chacun à son tour poètes et différenciés par la forme de la matière minérale qui leur est attribuée, par sa sonorité : d’un côté, le « k » sec de l’homme, avec la force de germination de la syllabe « Kies » (cf. « der Keimkraft der Silben », dans une variante du poème “Unten”)16 ; de l’autre, le « Ge – » de la germanité de la femme, et le « – röll » de la pierre qui peut la nommer en accord avec un poème écrit par elle, « Comment me nommer ? » (« Wie soll ich mich nennen ? »)17 : « eine Taube einen rollenden Stein… »18. Ce couple est uni et, aussi, rejoint par « Und ». Le mot se trouve, dans plusieurs poèmes de Celan, associé à la nuit : « Nacht. Und […] » dans « Le Périgord »19, et aussi dans un poème de jeunesse, « Im Park »20 : « Nacht. Und alles ist da ». Ici, ce serait : « Nacht. Kies und Geröll. Und […] ». C’est sur ce linceul nocturne que se lèvera le bruit de l’amour.
9Le poème fait partie d’un dossier conservé dans les manuscrits de Bachmann : il s’agit d’un ensemble de poèmes que Celan lui avait envoyé lorsqu’il préparait le recueil Sprachgitter21 ; c’est un poème pour elle22, après cette nuit d’amour courtois qu’ils ont partagée « avant l’aube » et qui nous renvoie au langage des troubadours (cf. « vor Morgen ? » de l’avant-dernier vers et aussi « vor Morgen » dans la première strophe du poème de Bachmann « Nebelland »23).
10Le son que font les gravats, « Scherben » (ces « gravats » ou « décombres », qu’elle connaît si bien, depuis Mohn und Gedächtnis, et qu’elle fait apparaître aussi dans son propre poème « Scherbenhügel »24), parmi lesquels se placent les deux sortes de pierres, ce son-là est perçu comme des mots de courage (Zuspruch) dont l’heure de l’amour leur a fait don – une heure qui est en même temps l’enceinte temporelle où le poème se constitue. Elle contient la verticalité (Stunde – stehen) : le moment où l’amant se dresse en elle (cf. « ich stand / in dir » dans le poème « Es stand »25).
11Dans la deuxième strophe, c’est bien l’amour physique qui est nommé avec précision : il implique un échange d’yeux, c’est-à-dire de langages, dans la finitude (« endlich »), et dans un moment intempestif, qui est le temps de la contrariété (« Unzeit »). C’est encore le temps d’un déplacement, qui se retrouve dans le titre Die gestundete Zeit26 (Le temps en sursis) de Bachmann, sans doute une réponse à l’injonction contraignante de Celan dans « Corona » : « Es ist Zeit, daß es Zeit wird. / Es ist Zeit. »27 On assiste à un vrai concours de poésie28 – à chaque coup, un échange de mots29.
12Les yeux de la poésie qui se fait presque à deux, dans la nuit, ont une rétine (Netzhaut)30 capable de résister à l’image (Bild), parce qu’elle est lignifiée (verholzt) comme l’écorce, qui résiste31. On dirait que le poète montre à la femme la voie iconoclaste de la poésie qu’elle commence à connaître et à lire, plus difficilement à faire sienne. Les « yeux » appartiennent à la langue et à l’organe sexuel, comme dans le poème « Lit de neige » (« Schneebett »)32 : « Des yeux, des yeux [...] Dans les couloirs, les couloirs » (« Augen Augen [...] In den Gängen, den Gängen »). Ce n’est pas très loin de ces vers de « Corona » : « Mon œil descend jusqu’au sexe de l’aimée : / nous nous dévisageons » (« Mein Aug steigt hinab zum Geschlecht der Geliebten : / wir sehen uns an »). Avec cet « échange d’yeux », le membre masculin prolonge l’action du poète dans la langue.
13Lorsqu’il est question de Bachmann, c’est souvent la pêche (ou la chasse) et les filets qui reviennent. Celan avait déjà fait une allusion à la rétine de l’aimée dans le poème « éloge du lointain » (« Lob der Ferne »33) : « Dans la source de tes yeux / vivent les filets des pêcheurs de la mer démente. [...] Un filet capta un filet : / nous nous séparons enlacés. » (« Im Quell deiner Augen / leben die Garne der Fischer der Irrsee. […] Ein Garn fing ein Garn ein : wir scheiden umschlungen »)34. Bachmann, l’Allemande, a été capable d’accueillir dans ses yeux les filets des pêcheurs allemands (cf. « Le dernier étendard » : « Comme des pêcheurs ils lancent leurs filets aux feux follets et aux haleines ! » [“Die letzte Fahne”35 : « Wie Fischer werfen sie Netze nach Irrlicht und Hauch ! »]). On trouve ici une définition de la pratique poétique qui peut être mise en rapport avec le célèbre poème « Le pêcheur » (« Der Fischer ») de Goethe et ses emportements extatiques ; la réfection qu’en aurait faite Celan dit bien la capture d’un discours par les filets d’une langue qui l’analyse36.
14Bachmann fit sienne, très vite, la langue du poète : parmi ses poèmes de 1948-1953, il y a en un en particulier, « Je redoute encore » (« Noch fürcht ich »37), où elle reprend explicitement deux poèmes de Celan, « Éloge du lointain » (« Lob der Ferne ») et « Corona »38, qu’elle avait reçu de lui auparavant : « Je redoute encore de te lier avec le filet de mon souffle [...] Il est temps que tu viennes et me tiennes, délire sacré ! » (« Noch fürcht ich, dich mit dem Garn meines Atems zu binden [...] Es ist Zeit, dass du kommst und mich hältst, heiliger Wahn ! »). C’était sa façon de se soumettre à l’augure d’une séparation qui se profilait déjà dans les mots.
15La deuxième rencontre se fera sous la détermination de tous les textes antérieurs, notamment le poème « Corona ». Avec ce mot technique qui, en italien, désigne le « point d’orgue » ou la prolongation de la durée d’une note ou d’un silence39, Celan avait introduit l’idée d’une abolition du temps par une sorte de seconde temporalité. C’est « le temps des noix » qu’on pèle dans le poème avec la vérité de la bouche, on lui enlève sa coque, ensuite on lui apprend à marcher. La fille se prête d’emblée à cette initiation automnale ; la défloration se fait avec les éléments de la poésie : miroir (Spiegel), rêve (Traum), bouche (Mund) :
Aus der Hand frisst der Herbst mir sein Blatt : wir sind Freunde.
Wir schälen die Zeit aus den Nüssen und lehren sie gehen :
die Zeit kehrt zurück in die Schale.
Im Spiegel ist Sonntag,
im Traum wird geschlafen,
der Mund redet wahr.
L’automne dévore sa feuille, il la mange dans ma main : nous sommes des amis.
Nous extrayons le temps dans la coque des noix, nous lui apprenons à marcher.
Le temps retourne dans sa coque.
Le miroir : un jour du soleil ;
le rêve : on y dort ;
la bouche dit vrai.
16Les « noix », ce sont les fruits du corps de l’aimée40. Et la « saison mentale » d’Apollinaire, c’est-à-dire l’automne (Herbst), devient le maître des signes auquel se soumet le poète dans son travail de mémoire : « Du ewige, du Herbstzeit, du der Gedanken Jahr »41. C’est en effet un travail à deux (wir). Or, la première strophe de « Corona » décrit déjà une résistance (« le temps retourne dans sa coque », v. 3) ; la femme n’accepte pas finalement la libération du temps retenu dans son corps, qui est celui du vitalisme, pour qu’il devienne, en marchant dans son éternité, celui de la mémoire. Le temps de Klagenfurt est toujours plus fort.
17Plus tard, au moment des retrouvailles, « le signe d’éternité »42 de cette « Corona » trouvera une actualisation dans le poème « Nacht » par l’abstraction de l’« image » impliquée, et de son concept d’extension ou de brisement du temps. Celan invite Bachmann une deuxième fois à unir les deux accents (l’aigu et le grave) avec lesquels on peut lire l’art de la poésie, de façon qu’on obtienne l’accent circonflexe ou la « corona » qui est le signe de l’éternel, où l’actualité (le hic et nunc) et l’histoire et sa gravité se rejoignent43.
18Le « signe d’éternité » (das Ewigkeitszeichen) serait donc peut-être ce texte même, avec son actualisation, oculaire et tramé, qui naît sous la gravité de l’histoire et dans la fusion violente de deux langues (l’amandée et l’amendée). Sans le vouloir, la femme fait don au poète de la langue des hymnes et des invocations (Anrufungen), celle des siens (et aussi celle des nazis), avec ses aspirations d’éternité. Pour Celan, c’est celle de la poésie dans l’histoire de ce monde sans dieu, se substituant au temps.
19L’échange d’yeux (Augentausch) dit donc à nouveau un échange de filets. L’œil du poète était déjà descendu jusqu’au sexe de l’aimée (cf. « Corona », vers 7). L’œil dans l’œil, un filet aura capté un autre filet. C’est la magie de la resémantisation.
20On a le droit de se demander où est la référence à l’événement historique dans ce poème d’amour. Elle est facile à identifier si l’on connaît l’idiome, car elle est impliquée dans le dialogue qui se tend entre les amants, à travers leurs textes – notamment si l’on tient compte du fait que ce poème a été adressé à Bachmann une fois qu’elle a exprimé ouvertement son malaise dans un poème antérieur44. Le mot qui, ici, par un détour, désigne l’événement (le Churban selon Wiedemann)45 est « denkbar » (« ce qui se laisse penser »). Le terme, dans le texte, se rattache à « Rot » ; le rouge de la vie est opposé au sang versé de l’anéantissement.
21Ingeborg Bachmann avait adressé indirectement un reproche au poète dans le poème “Explique-moi, Amour” (Invocation à la Grande Ourse)46 ; elle interrogeait, avec un ton ouvertement naïf, la déesse de l’Amour devant lui, en lui faisant voir, avec un accent de protestation, qu’en fait il n’était pas là, tout en étant là, à côté d’elle :
Ein Stein weiß einen andern zu erweichen !
Erklär mir, Liebe, was ich nicht erklären kann ;
sollt ich die kurze schauerliche Zeit
nur mit Gedanken Umgang haben und allein
nichts Liebes kennen und nichts Liebes tun ?
Muß einer denken ? Wird er nicht vermißt ?
Une pierre sait en attendrir une autre !
Explique-moi, Amour, ce que je ne peux pas expliquer ;
est-ce qu’en ce temps bref et effroyable,
je ne dois avoir pour compagnie que des pensées, et, seule,
ne rien connaître de l’amour et ne rien faire en amour ?
Faut-il que l’on pense ? Ne manque-t-on à personne ?
22Elle lui reproche d’être loin, au pays des morts, lorsqu’il fait l’amour avec elle47. Par ce biais, elle essaye de l’adoucir, de l’émouvoir, et elle mesure sagement ses mots : « Une pierre sait comment en émouvoir une autre ». « Geröll » sait comment il faut parler à « Kies ». Bachmann utilise le terme « Gedanken » (pensées) dans le sens que lui donne Celan dans sa langue : les « pensées » sont suscitées par le « souvenir » des morts (Gedenken). La jeune fille ne veut pas gaspiller son temps, « ce temps court et effroyable », avec un amant perdu dans ses pensées pénibles et graves ; elle veut connaître l’amour et faire l’amour, mais non pas avec un absent – parce que lui est là, oui, mais il n’est pas là : « doit-il penser à présent ? Ne sera-t-il pas regretté par elle ? »48. La poétesse ne mérite pas ce châtiment : de voir son amant dans sa prison de pensées obscures et troublées, au moment de l’amour. Finalement elle ajoute avec insolence :
Du sagst : es zählt ein andrer Geist auf ihn …
Erklär mir nichts. Ich seh den Salamander durch jedes Feuer gehen.
Kein Schauer jagt ihn, und es schmerzt ihn nichts.
Tu dis : un autre esprit compte sur lui...
Ne m’explique rien. Je vois la salamandre,
elle traverse tous les feux.
Aucun effroi ne la chasse, et rien ne lui fait mal.
23Le premier vers renvoie49 au poème de Celan « Compte les amandes »50. Elle sait bien de quoi il est question. Ce décompte, ce sont toujours les morts, l’un après l’autre. Mais elle sait bien que « la salamandre » peut marcher dans le feu sans rien craindre, aucune horreur ne la chasse, rien ne lui fait mal. La bestiole ésotérique – le symbole alchimique des poètes51 – serait sans doute plus forte qu’elle. On peut se demander si, avec cet animal fabuleux, Bachmann se réfère-t-elle indirectement à Celan (un être insensible et inhumain, qui ne connaît pas la douleur), ou bien si lui parle-t-elle de cet amphibie52 qui résiste au feu pour qu’il apprenne à endurer ces maux sans douleur (ce qui impliquerait une sorte d’invitation à oublier les massacres de l’extermination ou, au moins, une critique subreptice de l’obsession mortuaire du poète). Pour Celan – c’est évident –, le mot « Salamander » est une paronomase de « Zähle die Mandeln » (« Compte les amandes »), même si elle n’était pas intentionnelle de la part de Bachmann. On pourrait aussi comprendre qu’il pouvait traverser les feux de l’amour sans rien perdre de sa puissance infernale et mortuaire. Pour Bachmann, la salamandre sera en fin de comptes une « Todesart »53, une des manières de mourir. On joue un jeu sans pitié jusqu’aux conséquences ultimes.
24Celan répond à ce poème provocateur à sa façon à lui : « une pierre / qui en prit une autre pour cible » (« ein Stein / der den andern zum Ziel nahm »). On peut entendre (hörbar) le son de la pierre qui sonne contre l’autre pierre dans l’amour nocturne et dans l’affrontement. Oui, tu connais l’amour, mon amour, ce coup de pierre, dans la riposte. Un poème répond à l’autre, et précise les données.
25La version que Celan envoie à Bachmann dit : « le rouge venimeux de deux bouches »54. On peut imaginer ce rouge du désir des bouches qui se mordent comme si c’était un rouge venimeux rivalisant dans le ciel de la nuit avec le souvenir de l’étoile juive : un rouge agressif, pris dans les tringles ou les lignes de ce poème, comme un monde que le poète offre « avant l’aube » (vor Morgen), tel un troubadour.
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MATIÈRE DE BRETAGNE
Ginsterlicht, gelb, die Hänge
eitern gen Himmel, der Dorn
wirbt um die Wunde, es läutet
darin, es ist Abend, das Nichts
rollt seine Meere zur Andacht,
das Blutsegel hält auf dich zu.
Trocken, verlandet
das Bett hinter dir, verschilft
seine Stunde, oben,
beim Stern, die milchigen
Priele schwatzen im Schlamm, Steindattel,
unten, gebuscht, klafft ins Gebläu, eine Staude
Vergänglichkeit, schön,
grüßt dein Gedächtnis.
(Kanntet ihr mich,
Hände ? Ich ging
den gegabelten Weg, den ihr wiest, mein Mund
spie seinen Schotter, ich ging, meine Zeit,
wandernde Wächte, warf ihren Schatten – kanntet ihr mich ?)
Hände, die dorn-
umworbene Wunde, es läutet,
Hände, das Nichts, seine Meere,
Hände, im Ginsterlicht, das
Blutsegel
hält auf dich zu.
Du
du lehrst du lehrst deine Hände
du lehrst deine Hände du lehrst
du lehrst deine Hände
schlafen.
MATIÈRE DE BRETAGNE
Lumière de genêts, jaune ; les pentes
purulent contre le ciel ; l’épine
courtise la blessure, des sons de cloche
en elle, c’est le soir, le néant
roule ses mers droit au recueillement,
la voile met le cap sur toi, ensanglantée.
Asséché, terreux,
le lit derrière toi, son heure
enfouie dans les roseaux, en haut,
auprès de l’étoile ; laiteux,
les étiers papotent dans la vase ; la datte de mer,
dans le bas, buissonante, béante dans le bleuissement ; une touffe
d’éphémère, toute belle,
salue ta mémoire.
(Me connaissiez-vous,
mains ? J’allais
mon chemin fourchu, celui que vous m’avez indiqué, ma bouche
cracha sa caillasse, j’allais, mon temps,
congère errante, projeta son ombre – me connaissiez-vous ?)
Des mains, la blessure
courtisée par l’épine, le son de la cloche qui tinte,
des mains, le néant, ses mers,
des mains dans la lumière des genêts, la
voile ensanglantée
met le cap sur toi.
Toi,
tu apprends,
tu apprends à tes mains
tu apprends à tes mains tu apprends
tu apprends à tes mains
à dormir.
26Une première ébauche de ce poème a été écrite au mois de mai 1957, lors de la visite que Paul et Gisèle ont fait en Bretagne à la mère de Gisèle, Marie Edmond, entrée au couvent après son veuvage. Un état définitif du poème a été copié par Celan en août et envoyé ensuite à Gisèle avec une liste de mots traduits en français ou explicités. Il s’agit de la lettre n° 83 de la Correspondance55. Il faut remarquer l’opposition que Celan établit entre les verbes « werben » et « umwerben » et le mot « Andacht » (recueillement, dévotions, prière) ; notamment dans l’expression « sie ist viel umworben » (« elle a beaucoup de prétendants »). L’objet courtisé, dans le poème, est la « plaie » (Wunde).
27Dans son livre L’Écrit56, Jean Bollack a proposé une analyse de « Matière de Bretagne »57. D’après lui, ici « la poésie ausculte son propre fonctionnement ». La dimension autoréflexive ne fait pour moi aucun doute. Mais je pense qu’il est nécessaire d’élargir cet horizon en ajoutant, d’un côté, l’intertexte auquel le poème fait allusion : The waste land de T. S. Eliot ; et, d’un autre côté, un approfondissement de l’analyse sur la démarche poétique elle-même.
28L’édition commentée des poèmes58 établit un rapport avec un poème antérieur dans Le sable des urnes : « Bruit d’ailes » (« Flügelrauschen »)59, où il est question aussi de la « matière de Bretagne »60, identifiable à partir de l’île d’Avalun61. Le lien thématique entre les deux poèmes est souligné par la double présence du « genêt », l’arbuste de la fleur jaune ; le cinquième vers de « Bruit d’ailes » : « Il est vrai qu’il connaît la douleur et qu’il va la trouver dans les genêts » (« Zwar kennt er Schmerz und holt ihn bei den Ginstern »), ne peut pas être plus explicite62.
29Dans la première strophe, la persécution des Juifs et les camps de la mort sont présents dans la lumière jaune des fleurs du genêt et dans l’épine – comme si la nature montrait à jamais, par elle-même, l’étoile jaune et les barbelés des camps. Cela n’empêche pas que l’épine – devenue ici, de manière blasphématoire, une transposition de la couronne d’épines du Christ – puisse courtiser la blessure du sexe de la femme. Dans le cycle israélien Enceintes du temps (Zeitgehöft), lorsqu’il est fait allusion à l’acte sexuel, Celan s’exprime avec des termes semblables : « toi, avec / le cil / qui sonde la blessure » (« du, mit der / die Wunde auslotenden / Wimper »)63 : le poète est là, dans cette Jérusalem qu’il traduit – à côté de la femme qui le reconforte64.
30Le paysage qui se déploie dans la première strophe se charge d’une autre signification encore. Les inclinations et les dispositions (die Hänge)65 des amants suppurent contre le ciel ; ainsi l’amour se mue en une scène de révolte antireligieuse. La femme entend sonner dans son sexe les cloches de la jouissance, au moment où les cloches de l’église sonnent au dehors. C’est là, maintenant, que le néant devient actif ; il pousse les amants à faire la prière, dans leur lit. On fait l’amour selon le rite. On se recueille, comme la mer à marée basse. On fait ses dévotions, mais « Andacht » renvoie aussi à « Andenken », le souvenir des morts. C’est dans ce triple contexte, avec ses juxtapositions (paysage / événement – religion / événement – amour / événement) que le poète se sent visé par le bateau qui, mettant le cap sur lui, porte le sang du Graal jusqu’aux côtes de la petite Bretagne66. Le don de l’amour est reçu dans les bras de la fille de la religieuse retirée du monde. Le sang des juifs suppliciés est là, dans ce calice. Le mont Golgotha s’est à jamais transformé en un blasphème ; il n’est jamais aussi puissant que dans un contexte chrétien, comme celui du poème « Tenebrae »67.
31Depuis Chrétien de Troyes, la matière de Bretagne a été christianisée en France par Robert de Boron, qui ne cachait pas son antisémitisme : ses récits le portent avec orgueil. Il existe, par ailleurs, toute une série de poètes, dont Éliot par exemple, qui s’en sont inspirés, sans porter un jugement critique du matériau qu’ils étaient en train de reprendre68. Or, c’est au XXe siècle que la quête du Graal a eu ses résonances les plus funestes69.
32Le titre « Matière de Bretagne » dit, dès le début, quelle est la matière analysée (la Bretagne grande est petite). La première strophe accomplit cette tâche avec l’inclusion d’une référence livresque qui revêt déjà une première signification du seul fait qu’elle se réclame de cette même matière. Elle se trouve dans la troisième partie de The Waste land d’Eliot, « The fire sermon » : « The river sweats / Oil and tar / The barges drift / With the turning tide / Red sails / […] » (vers 266-270). Eliot est intégré et lu dans ce poème en raison de sa référence explicite au mythe du Graal et, par conséquent, de son savoir ésotérique compromettant – mais aussi en raison de son antisémitisme chrétien70, qui s’ajoute à l’antisémitisme déjà présent dans les reprises présentes de la « matière » bretonne.
33Le poème de Celan est porté par un rythme – comme dit Bollack – « savant et complexe » ; il est – surtout à la fin – une sorte de transposition du rythme eliotien :
Burning burning burning burning
O Lord Thou pluckest me out
O Lord Thou pluckest
burning (v. 308-311)
34Celan recompose :
Du
du lehrst
du lehrst deine Hände
du lehrst deine Hände du lehrst
du lehrst deine Hände
schlafen.
35Il se peut que Celan ait lu Eliot, notamment The Waste land, initié par Alfred Margul-Sperber, dès Czernowitz – même si la traduction de ce dernier, Ödland, n’est parue à Bucarest qu’en 1968, dans le recueil Weltstimmen71. Les traces se laissent reconnaître dans les changements opérés dans la traduction allemande : « Red sails » chez Eliot, « Blutsegel » chez Celan (« Rote Segel » chez Sperber) ; « Rippled both shores » chez Eliot, « rollt seine Meere » chez Celan (« Anschwellende Flut » chez Sperber) ; « The peal of bells » chez Eliot, « es läutet darin » chez Celan (« Glockengeläute » chez Sperber) ; « I can connect / Nothing with nothing » chez Eliot, « das Nichts » chez Celan (« Verknüpfe ich / Ein Nichts und ein Nichts » chez Sperber) ; « the hand expert » et « obedient / To controlling hands » chez Eliot, « die Hände » chez Celan (« Freudig der Hand » et « gehorchend / Den Händen des Meisters » chez Sperber).
36Le poème d’Eliot, construit à partir de quelques éléments empruntés à la « matière de Bretagne » et de symboles ésotériques, regorge aussi de métaphores végétales qui font allusion à la fertilité et au désir de l’autre. Aux yeux de la critique, le sujet du livre est l’impossible accomplissement de la personne dans la communion entre deux êtres, dans la mesure où le désir de l’autre finit par détruire l’identité individuelle72.
37Lorsque la mer se retire au moment de la marée basse (comme dans le poème du même recueil Grille de la langue, « Marée basse »73), elle fait voir74 tout un amoncellement de fruits et un ruissellement de lait qui dit la puissance fertile d’un amour hébraïque dans son opulence et sa révolte : le lit (« das Bett »), l’heure enfoncée dans les ajoncs (« verschilft seine Stunde »), le lait qui coule et qui papote (« die milchigen Priele »), la datte buissonante qui s’ouvre au bleu (« Steindattel, unten, gebuscht, klafft ins Gebläu »), la touffe, belle et éphémère, qui salue la mémoire du poète (« eine Staude Vergänglichkeit, schön, grüßt dein Gedächtnis »).
38L’acte sexuel se fait en présence des morts. Le poète leur dit : « Je couche avec elle ». Eliot est contredit : l’identité personnelle n’est pas détruite dans l’amour, mais restituée.
39Cette descente aux grèves nauséabondes de la marée basse conduit le poète à réfléchir sur sa propre poésie. C’est la parenthèse de la troisième strophe. L’amour a poussé le sujet au repli – contre Eliot. Maintenant il se rend compte de l’usage qu’il a fait autrefois de la « matière de Bretagne »75, dans les poèmes de Le sable des urnes, comme « Bruit d’ailes »76. C’est le moment de se demander si les mains connaissaient vraiment l’artiste qu’il était : il suivait le chemin fourchu que ses propres mains lui montraient, ce chemin de la « matière de Bretagne » ; sa bouche a craché tout ce gravier, les mots comme « Avalun ». Le temps qui lui appartient – tel un chevalier errant, il garde en soi la neige, celle qui ne fondra jamais et qu’on rencontre partout – projette l’ombre des années de guerre et des massacres.
40Le questionnement, lié à l’autoréflexion qui s’effectue dans la tradition littéraire, est mis en scène ; le fait qu’elle soit plus fortement marquée que ne le fait penser la référence au seul Eliot, grand maître des citations savantes, exprime d’abord le profond désaccord à son égard ; elle concerne le rapport que le poète, et le critique chrétien77, entretenaient avec la tradition. En même temps y est exhibé l’exploit érotique : strophe 1 – Wunde ; strophe 2 – Stunde ; strophe 3 – Mund ; strophe 4 – Wunde. Les mains sont au travail, dans ce cercle, occupées à traiter la « matière de Bretagne », avec tous les éléments qu’il faut pour le plaisir et pour l’horreur. Maintenant il est temps de vider la poésie de ses contenus. L’homophonie lehren / leeren invite à l’acte :
Du
du [leerst]
du [leerst] deine Hände
du [leerst] deine Hände
du [leerst]
du [leerst] deine Hände
schlafen.
Toi,
tu vides,
tu vides tes mains
tu vides tes mains tu vides
tu vides tes mains
pour dormir.
41La vidange répond à l’expérience de la mort. La poésie se prépare à coucher dans ce vide.
42Le poème fut commenté du vivant de Celan par Walter Jens, qui publia son texte, « Zu einem Gedicht von Paul Celan », dans la revue Merkur (mars 1961)78. Le commentaire fut repris dans une revue italienne79, à côté de la traduction du poème. Walter Jens ne voit rien d’autre que la passion du Christ – et ne pense nullement à la judéité du poète. Pour lui, ce qui compte, c’est la Crucifixion. Celan lui répond avec une ironie joviale80, sans montrer vraiment à quel point il est en désaccord avec la lecture de Jens. Il essaie de faire voir au critique littéraire ce à quoi ce dernier ne pense pas : le domaine érotique représenté par le poème « Sous la forme d’un sanglier »81 (la « noix amère » serait le clitoris) ; c’est comme s’il lui disait qu’il lui aurait fallu chercher aussi les références érotiques dans le poème « Matière de Bretagne ».
43La réaction de Celan est beaucoup plus amère et violente dans le poème qu’il écrit le lendemain de sa lettre à Jens, le 20 mai 1961. Le mot de « Eiter » (le pus jaunâtre) – qui était relevé par le critique comme un synonyme de « matière » – inonde l’espace de la réflexion poétique avec une lumière morbide. Le poète se voit agressé pendant que ses mains dorment.
JUDENWELSCH, NACHTS
Ich gab, ich gab – als Stein kommt es zurück.
Es schwirrt.
Es trifft.
Im Eiterlicht, im Angesicht
der Mörder, Hände : Schlaft ihr nicht ?
Sie treffen. Sie trafen.
Wir schlafen, wir schlafen.
Und jene – die « andern » ?
Wir schlafen : wir wandern82.
JARGON JUIF, LA NUIT
J’ai donné, j’ai donné – cela me revient sous forme de pierre.
Elle siffle.
Elle frappe.
Dans la lumière de pus, en pleine vue
des meurtriers, ô mains : dormez-vous ?
Ils frappent, ils ont frappé.
Nous dormons, nous dormons.
Et eux – les « autres » ?
Nous dormons, nous migrons83.
44Walter Jens est identifié aux assassins84. Sans aucun égard. Le crime se perpétue dans la méprise. Ce poème, d’un air mandelstamien et villonien, ne fut pas retenu dans le recueil, au moment de la composition de La Rose de Personne (Die Niemandsrose). Tout d’un coup la naïveté de Jens montre son côté destructeur et terrible. Au moment où son commentaire chrétien sera paraphrasé dans la revue italienne, à côté de la traduction de « Matière de Bretagne », Celan écrira une lettre au « Juif Grand » Adorno, qui ne sera pas envoyée – dans laquelle il copie les phrases de l’infamie : « Amico del lirico francese Jean Cayrol, il Celan ha un’arte d’ispirazione cristiana et di tendenza progressista […] densa di misticismo […] »85.
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IN MUNDHÖHE
In Mundhöhe, fühlbar :
Finstergewächs.
(Brauchst es, Licht, nicht zu suchen, bleibst
das Schneegarn, hältst
deine Beute.
Beides gilt :
Berührt und Unberührt.
Beides spricht mit der Schuld von der Liebe,
beides will dasein und sterben.
Blattnarben, Knospen, Gewimper,
Äugendes, tagfremd.
Schelfe, wahr und offen.
Lippe wußte. Lippe weiß.
Lippe schweigt es zu Ende86.
À HAUTEUR DE BOUCHE
Palpable, à hauteur de bouche :
la pousse de ténèbres.
(Nul besoin, lumière, de la chercher, tu restes
le filet de neige, tu tiens
ton butin.
Tous deux valent :
Touché et non touché.
Tous deux parlent de l’amour à la culpabilité,
Tous deux veulent être là et mourir.)
Des cicatrices foliaires, des bourgeons, une présence de cils.
De l’œil qui se fait voir, étranger au jour.
La cosse, vraie et ouverte.
La lèvre a su, la lèvre sait.
La lèvre le tait jusqu’à sa fin.
45Dans le recueil De seuil en seuil (Von Schwelle zu Schwelle) Gisèle avait son poème à elle, le « poème de sanglier » (« Eber-Gedicht ») ; je viens d’en évoquer l’érotisme, avec la « noix amère » (« bitteren Nuß »). Dans Grille de la langue (Sprachgitter), Bachmann, avec le poème « À hauteur de bouche » (« In Mundhöhe »), se voit accorder le même tribut87. Le texte est fait avec du végétal, comme s’il était une reprise du Chant des chants (Hohelied, le « haut-chant ») ; la bouche répond à la hauteur :
die Feige färbt ihre Knoten,
die Reben, knospend, geben Duft, –
[…]
suche ich ihn
und finde ihn nicht
[…]
Seim träufen deine Lippen88.
46Un buisson enténébré se fait percevoir à hauteur de bouche, l’organe de la parole. Ce sont les ténèbres de la langue allemande qui sont absorbées par le poète89. Le sexe noir de la femme est là, tout prêt ; il se laisse toucher avec la langue et mordiller – « fühlbar » situe l’action dans l’enceinte du sensible.
47La parenthèse (strophes 2 et 3) implique une distance90, mais elle inclut dans son mouvement de repli une allusion à deux poèmes de Bachmann91. Si le poète quitte maintenant les lieux, c’est pour s’adresser à soi-même, sous le signe de la lumière invoquée par la femme92 : « Licht » contient le « ich » du poète. Dans la dialectique, l’écart réflexif s’affirme au plus fort de la jouissance. Ce serait une confirmation du poème « Explique-moi, Amour »93 : « oui, tu as raison : au moment de l’amour, face à l’obscurité et à la germanité de ton sexe, je suis plongé dans mes pensées. C’est en toi que je suis cette involution ».
48Le poème homonyme de ce même recueil, « Grille de la langue »94, a aussi une parenthèse dont le rôle a été analysé par Jean Bollack dans le chapitre « Le ballet des signes » de son livre Poésie contre poésie95. Ce poème pose ouvertement « la relation entre l’analyse de la création par le poète et sa liaison avec une femme », en l’occurrence Bachmann, qui occupe ici « la place du "tu" parce qu’elle-même écrit » :
(Wär ich wie du. Wärst du wie ich.
Standen wir nicht
Unter einem Passat ?
Wir sind Fremde.)
(Si j’étais comme toi. Si tu étais comme moi.
N’étions-nous pas
Sous un alizé ?
Nous sommes des étrangers.)
49Dans son commentaire, Bollack retient aussi le sens de cette symétrie : « Si j’étais comme toi. Si tu étais comme moi » : « Il aurait fallu une double identification, "moi comme toi, toi comme moi", pour qu’une forme d’association, sûrement singulière, pût se réaliser. [...] Comme ils ne sont pas allés jusqu’à un point ultime, où leurs différences auraient pu se rejoindre, il ne subsiste que l’étrangeté »96.
50Pourtant, l’irruption de cette parenthèse, qui marque fortement la division entre le « je » et le « tu », permet d’envisager que les mots inclus puissent appartenir aussi à la femme, qui plaiderait ici en faveur de sa différence, comme une sorte d’écho, dans l’alternance des rôles97. Sa volonté de fusion se voit ainsi intégrée et à la fois analysée : ce n’est pas l’emprunt qu’elle pratique mais une sorte d’émergence qui la dit. L’étrangeté qui les distingue (wir) et qui s’exprime sous cette forme échangeable des pronoms (ich wie du / du wie ich) réunit finalement les deux amants dans leur séparation. On comprend bien quelle est la signification de la reformulation opérée ici par le poète après ces vers du poème « éloge du lointain » : « Je suis tu quand je suis je » (« Ich bin du, wenn ich ich bin »). C’est justement ce « je » qui, avec la force de son éloignement, arrive à constituer une place véritable au « tu ». On peut lire cette même opération dans le poème « Au loin » (« In die Ferne »)98, du même recueil, lorsqu’il propose à la femme concernée un lieu où elle peut être vraiment elle-même, en tant que poète de langue allemande ; l’invitation est en même temps un défi ; l’injonction est forte : « viens, tu dois habiter [...] tu dois respirer, / respirer et être toi » (« komm, du sollst wohnen [...] du sollst atmen, / atmen und du sein »).
51Dans l’histoire qui s’écrit, les cils de cet œil du langage (« Augenrund zwischen den Stäben ») sont devenus des grilles (« Sprachgitter ») ; et les grilles, des réseaux linguistiques (« Netzhaut ») ; ensuite, des filets de chasse (« Schneegarn ») et de resémantisation. La capture se fait là, « à hauteur de bouche » et au beau milieu d’un foisonnement végétal où le mutisme devient un espace habitable, qui peut être occupé99. La poésie de Bachmann est ainsi transformée par Celan (« Augentausch »), qui l’entraîne jusque dans cet éloignement (« In die Ferne »). Ce n’est pas qu’il n’en ait pas une connaissance précise, sachant ce qu’elle pense et ce qu’elle écrit100.
52Également, dans notre parenthèse, celle du poème « À hauteur de bouche » (« In Mundhöhe »), les mots peuvent aussi être attribués soit au poète qui s’adresse à lui-même, soit à la femme qui s’adresse au poète – dans les deux cas, sous la devise du vers « Je suis tu quand je suis je ». En acceptant la séparation et l’expérience tangible, les deux voix peuvent alors se confondre et se confronter.
53Avec ce jeu virtuose, le « je » prend la place du « tu » en étant lui-même, ce que la fusion n’arriverait jamais à obtenir.
54Si dans le Chant des chants l’aimée se plaint :
suche ich ihn
und finde ihn nicht
55Ici, l’aimée se sait prise. Il n’est pas nécessaire de la chercher : elle est là. La langue des chasseurs (Schneegarn101) n’est ici pour rien.
(Brauchst es, Licht, nicht zu suchen, bleibst
das Schneegarn, hältst
deine Beute. [...]
(Nul besoin, lumière, de la chercher, tu restes
le filet de neige, tu tiens
ton butin. [...]
56Elle est l’animal de la forêt pris par le filet de neige. Le code, c’est toujours le filet (soit « Garn » ou « Netz »). Et, dans ce code poétique, elle est toujours la proie : celle qui montre ses dents. Néanmoins, grâce à sa conscience de poète, elle sait qu’elle peut faire valoir son droit : je compte au même titre que toi si tu veux compter à ton tour ; nous sommes tous les deux coupables de cet amour qui nous emporte ; tous les deux, nous avons le même désir de suivre ce jeu de chasse ; nous voulons tous les deux être et mourir en poésie – notre existence et notre mort traverse nos textes d’un bout à l’autre.
57Quant au poète, il y aura toujours, au loin et palpable, la même présence et le même désir de mourir avec les morts. La lumière capte la noirceur de cette altérité : le butin ne peut pas lui échapper. Ainsi, il montre à la femme, en se parlant, ce que cette lumière dont elle parle est capable de « toucher ».
58Les deux pôles sont finalement solidaires : la plongée dans les ténèbres, dans l’histoire et l’amour, reste tributaire de cette fuite dans la réflexion et la mémoire. On y va en n’y allant pas, avec horreur et poésie blanche. À la fin, c’est le « butin » qui blanchit.
59On pourrait donc dire que, dans les deux cas, l’amour, de la femme comme de la langue, se mêle à la mort, et que le « non-touché » rejoint le « touché ». Ce n’est pas l’amour d’un côté et la mémoire de l’autre. Ils sont unis deux fois (beides), dans la chair et les mots – toujours un échange de paroles avec la culpabilité. Deux fois l’« ici » (dasein) et la mort (sterben), ensemble.
60Or, le « beides » s’était déjà fait entendre avant, et aussi dans une parenthèse. Le poème « Ajustés au vent » (« Windgerecht »102) a cette même structure :
(Ungewesen und Da,
beides zumal,
geht durch die Herzen.)
(Non-devenu et Là,
cette fois-ci tous deux,
traversent les cœurs.)103
61Deux personnages, « Ungewesen » et « Da », ont maintenant une sorte de réplique : « Berührt » et « Unberührt » :
[...]
Beides gilt :
Berührt und Unberührt.
Beides spricht mit der Schuld von der Liebe,
beides will dasein und sterben.
[...]
Tous deux valent :
Touché et non touché.
Tous deux parlent de l’amour à la culpabilité,
tous deux veulent être là et mourir.
62L’extermination est là, au moment de l’extase. « Ungewesen » (tous ceux qui sont nés pour ne pas être et tous les non-nés qui seront à jamais des non-nés) s’associe à « Unberührt » (tous ceux qui n’ont pas été touchés). Même dans l’amour, la réplique est forte.
63Elle, après la caresse de la langue, devient la « vierge » (Unberührt) par cet amour qui la culpabilise.
64Comme je l’ai dit auparavant104, avec le poème « À hauteur de bouche », Celan reprend – ou plutôt réinterprète – quelques motifs d’un poème antérieur de Bachmann, « étoiles de mars », du livre Le temps en sursis (Die gestundete Zeit, 1953) :
STERNE IM MÄRZ
Noch ist die Aussaat weit. Auf treten
Vorfelder im Regen und Sterne im März.
In die Formel unfruchtbarer Gedanken
fügt sich das Universum nach dem Beispiel
des Lichts, das nicht an den Schnee rührt.
Unter dem Schnee wird auch Staub sein
und, was nicht zerfiel, des Staubes
spätere Nahrung. O Wind, der anhebt !
Wieder reißen Pflüge das Dunkel auf.
Die Tage wollen länger werden.
An langen Tagen sät man uns ungefragt
in jene krummen und geraden Linien,
und Sterne treten ab. Auf den Feldern
gedeihen oder verderben wir wahllos,
gefügig dem Regen und zuletzt auch dem Licht105.
ÉTOILES DE MARS
Les semailles, c’est encore loin. Font leur apparition
des champs non cultivés sous la pluie, et des étoiles de mars.
L’univers se soumet à la formule
de pensées stériles, prenant exemple
sur la lumière, qui ne touche pas à la neige.
Sous la neige, on devine la poussière
et ce qui ne s’est pas décomposé, la nourriture
postérieure de la poussière. Ô le vent qui se lève !
De nouveau les charrues déchirent l’obscurité.
Les jours veulent s’allonger.
Quand les jours sont longs, on nous sème, sans nous le demander
dans ces lignes courbes et droites,
et des étoiles disparaissent. Dans les champs
nous prospérons ou périssons, sans avoir le choix,
soumis à la pluie, et, finalement, aussi à la lumière.
65Bachmann sait protester dans un poème solennel. Dans les vers : « L’univers se soumet à la formule / de pensées stériles, prenant exemple / sur la lumière, qui ne touche pas à la neige » (« In die Formel unfruchtbarer Gedanken / fügt sich das Universum nach dem Beispiel / des Lichts, das nicht an den Schnee rührt »), on retrouve le même malaise exprimé plus tard dans le poème « Explique-moi, Amour » (« Erklär mir, Liebe »106 ; cf. supra) :
sollt ich die kurze schauerliche Zeit
nur mit Gedanken Umgang haben und allein
nichts Liebes kennen und nichts Liebes tun ?
est-ce qu’en ce temps bref et effroyable,
je ne dois avoir pour compagnie que des pensées, et, seule,
ne rien connaître de l’amour et ne rien faire en amour ?
66Si dans « étoiles de mars », elle se soulève contre la tyrannie de l’extermination, incarnée par lui, et qui n’épargne rien (cf. « l’univers »), pas même l’amour et la fertilité (cf. « les semailles »), il ne peut, quant à lui, y voir autre chose qu’une dénégation de la mémoire (Gedanken / Gedenken)107 et qu’une atténuation de l’atrocité perpétrée. Affirmer que le poète s’est senti mal compris, ce serait en vérité employer un euphémisme : ses « pensées » seraient-elles « stériles » ? La mémoire dont il se réclame serait-elle improductive (unfruchtbar) ? Est-ce lui cette « lumière qui ne touche pas la neige », avec sa « formule » sans pitié ?108 Ceux qui ne se sont pas encore décomposés, c’est à dire, les morts qui guident son projet littéraire, doivent-ils être réduits à « la nourriture postérieure de la poussière » ?109
67Ce poème exprime un manque de conformité avec les conséquences de l’Histoire. La semaison est encore loin. Les terres en friche dominent le paysage. Les corps des morts ne sont pas encore décomposés et sont là, sous la neige. Lorsque le vent de la poésie s’élève et les charrues déchirent les ténèbres, un « nous » passif et sans défense est semé de force, de façon cruelle, même. Il y en a qui pourrissent tandis que d’autres germent. Sans ordre ni concert. Il n’y a que les morts qui pourrissent : les Allemands de l’après-guerre réclament aussi leur droit à la douleur. Et aux frontières de s’effacer.
68La réponse de Celan va se produire lors d’un moment de proximité maximale, « à hauteur de la bouche », avec le plaisir comme allié110. Le poète assume la lumière sévère du poème de Bachmann, et la replace dans un contexte de chasse et de neige, et en même temps octroie une signification historique au verbe « toucher » (berühren), contraire à celle qu’il a dans le poème « étoiles de mars ».
69Même si Bachmann prétend faire valoir son jugement poétique tout en composant un poème de révolte contre les effets de la guerre, avec la douleur en premier terme (la syllabe Schmerz figure dans le titre « Sterne im März »), elle même s’exclut de l’alliance avec le poète qu’elle aime à cause de sa ténébreuse cécité, et fait sa mise sur une poésie d’« après Auschwitz » qui reprend, en plus de l’amour, la barbarie de la poésie antérieure.
70Dans la parenthèse du poème « Grille de la langue » (« Sprachgitter »111), Bachmann (celle que Celan y fait parler, dans le dédoublement des mots) essayait aussi de faire valoir son identité, d’unifier les différences (n’ont-ils pas supporté, les deux, un vent terrible, celui de l’Histoire ?)112 ; elle n’est pas victime comme lui, mais cette non-victimisation la victimise jusqu’au délire devant les meurtres qu’elle n’a pas commis113.
71Ici, dans le poème « À hauteur de bouche » (« In Mundhöhe »), la parenthèse se déploie et se ferme au beau milieu du poème, qui est la description de l’acte de lécher la cosse végétale de la femme (strophes 1 et 5) : bouche contre bouche, jusqu’à la parution de l’œil, et, à travers lui, d’un langage chiffré (« Äugendes » doit être associé à « Augärten »114 et peut-être aussi à « In den Gängen, den Gängen »115 ; c’est la prolifération de la resémantisation des mots).
72L’œil du sexe bourgeonne et produit un langage étranger au jour : il s’ouvre la nuit, avant l’aube. Les mots choisis sont expressément les plus érotiques : « Blattnarben, Knospen, Gewimper. »
73La vulve sera cette « Schelfe » (« gousse » ou « cosse ») qui s’ouvre. Elle est la gardienne d’une vérité. La franchise, c’est de lécher à souhait.
74Dans cet acte d’amour biblique, l’hébreu se fait entendre dans l’allemand : « Lippe » dit la langue en hébreu (sapha), mais dit aussi : « pour moi » (li), « bouche » (pe). Cette lèvre devient blanche (weiß) à force de se savoir léchée, entourée des ténèbres meurtrières dont elle avait surgi. La langue s’adapte à la fin (« zu Ende »), grâce au mutisme. Elle a su et elle sait – ce n’est pas nécessaire de lui apprendre ce qu’elle a déjà appris. De plus, elle est capable de le taire. Dans les variantes du poème, le mutisme touche tous les éléments qui sont du côté du poète en tant que juif : « mich » (moi), « uns » (nous, les juifs), « es » (ça).
75Conquise, elle blanchit, entre déni et sagesse.
Annexe
Barbara Wiedemann utilise depuis peu le terme hébreu de « Churban », au lieu de « Schoah », pour désigner l’événement historique, sans doute poussée par le souci d’être plus juste dans l’appellation des massacres ; elle se réclame de Manès Sperber116. Le problème des désignations hébraïsantes a été posé en France par Henri Meschonnic. Il a critiqué à plusieurs reprises l’utilisation du mot « Shoah », car il s’agit d’un mot qui dans la Bible, où il paraît treize fois, est appliqué aux ravages d’une catastrophe naturelle et non pas à une action destructrice commise par les hommes117. Meschonnic propose donc de substituer au mot « Shoah » un autre mot hébreu, « khurban » – ou bien le yiddish : « khurbn » –, qui se réfère à la destruction du Temple et, par extension, aux grandes catastrophes du peuple juif ; mais en réalité il préférerait encore ne pas essentialiser un mot hébreu, notamment en ce qui concerne la destruction des juifs d’Europe118. Wiedemann, en revanche, lorsqu’elle aborde la poésie de Celan, semble avoir besoin d’un mot hébreu pour désigner le génocide des juifs.
Il se peut que le débat déclenché par Meschonnic en France se soit prolongé en Allemagne, toujours est-il que Wiedemann a décidé en 2003 de prendre à son compte le mot proposé par Sperber dans les années soixante, et d’abandonner le terme de « Schoah » qu’elle utilisait encore peu avant119. Le fait que Celan a laissé une note personnelle dans laquelle il utilise le terme « Churban »120 peut avoir joué un rôle dans cette décision. Or, qu’il ait repris le mot « Churban », après avoir lu le texte de Manès Sperber, ne justifie pas l’usage non discriminé du terme – ni un emploi prédominant – chaque fois qu’il s’agit de désigner l’événement. Dans son allocution de Brême, il dit : « was geschah » et « dieses Geschehen » (GW III, 186). Une dénomination unique, en hébreu, lorsque l’hébreu n’est pas la langue dans laquelle on s’exprime, comme dans le cas de Wiedemann, implique une mise à distance et, d’une certaine manière, un déplacement ; et, par conséquent, une sorte d’euphémisation, ou une substitution dans la langue virtuelle de la majorité des victimes. Il faut préciser que ceux qui ont été gazés ou assassinés n’étaient pas tous juifs ; il y avait des personnes qui ne se sentaient pas juives. L’hébraïsation de l’événement implique une judaïsation globale des morts, parmi lesquels il y avait aussi des tsiganes (Untermenschen, des « sous-hommes »).
Notes de bas de page
1 J’ai présenté ce texte dans le « Seminario di studi su Paul Celan : Celan-Szondi-Bachmann. Il contesto della poesia », organisé par Massimo Pizzingrilli et par l’association culturelle Marka à Ascoli Piceno (Italie), les 18 et 19 novembre 2005. Je tiens à remercier Jean Bollack, Maria Oliver, Margalida Pons, Rossella Saetta Cottone, Denis Thouard et Werner Wögerbauer pour leurs lectures.
2 Le texte présent a été rédigé bien avant la parution de la correspondance entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan : Herzzeit. Briefwechsel, Francfort, Suhrkamp, 2008.
3 Voir son texte « Paul Celan und Ingeborg Bachmann : Ein Dialog ? In Liebesgedichten ? », dans : « Im Geheimnis der Begegnung ». Ingeborg Bachmann und Paul Celan. Dieter Burdorf (dir.), Iserlohn : Institut für Kirche und Gesellschaft, 2003, p. 21-43, surtout p. 23 sq., à propos de « Corona ».
4 Je cite ici Wiedemann : « Ob Celan Bachmanns poetischen Reflexionsprozess vor 1957 verfolgt und verstanden hat, wissen wir nicht. Denn bis dahin ist es in der Tat ein sehr einseitiger "Dialog", den sie da führt ; Celan greift nicht so ein, dass man von einem wirklichen Dialog sprechen könnte », op. cit., p. 38. Ainsi, en suivant toujours cette logique, avant cette date (c’est à dire, dans les poèmes de Pavot et mémoire [Mohn und Gedächtnis]), Celan se serait adressé à Bachmann comme aimée seulement, pas comme la femme poète, avec qui il a eu un rapport amoureux. Wiedemann affirme que les tentatives de Bachmann d’un dialogue poétique ne semblent pas intéresser le poète (ou qu’il ne ferait même pas l’effort de les comprendre) et qu’elles ne l’ont pas entraîné à entamer avec elle un véritable débat. Pour Celan, elle ne serait qu’on objet amoureux. L’argument de Wiedemann est en fait doublement problématique.
5 Il s’agit d’un poème du premier recueil de 1948, Le sable des urnes (Der Sand aus den Urnen, GW III, 59) ; le livre fut retiré par l’auteur à cause des fautes d’impression, mais il fut réédité en partie en 1952 comme l’un des cycles de Pavot et mémoire (Mohn und Gedächtnis).
6 « In Corona sind beide Lesarten im Text fest verankert. Hier scheint der – freilich extreme – Versuch gemacht, ein Liebesgedicht, "nach Auschwitz" zu schreiben. Ob dieser Versuch unter dem Eindruck einer aktuellen Liebeserfahrung – und welcher – gemacht wurde, ist für das Gedicht selbst kaum wichtig, sondern bestenfalls für einen voyeuristischen Umgang mit Literatur. », op. cit., p. 27.
7 « Talus de chemins de fer, bords de chemins, terrains en friche, déblais », du recueil Grille de la langue (Sprachgitter ; GW I, 194).
8 Werner Wögerbauer a été le premier à parler ouvertement, dans cet article « pionnier » (« Begegnung, ost-westlich. Zu Paul Celans Gedicht "Bahndämme, Ödplätze, Wegränder, Schutt" », Celan-Jahrbuch 4 (1991), p. 55-68), de la liaison amoureuse entre Celan et Bachmann et de la manière dont elle est reprise dans le poème analysé : Celan y exprimerait une tension par rapport au poème emphatique que Bachmann publia dans son livre Le temps en sursis : « Grand paysage près de Vienne » (« Große Landschaft bei Wien », Die gestundete Zeit ; Werke I, p. 59). Cet amour, certes polémique, permettrait la correction de poète à poète : le paysage marginal évoqué par Celan répondrait à l’exubérance germanique du paysage héroïque de Bachmann. L’argumentation de Wiedemann est, à proprement parler, contradictoire (loc. cit., pp. 41-43) : d’un côté elle essaye de montrer que c’est bien Klaus Demus – et non pas Bachmann – qui est concerné par ce poème, et, d’un autre côté, elle affirme qu’il s’agit en effet d’une critique adressée à Bachmann. Je cite : « Bachmann antwortete auf dieses Gedicht aber auch mit ihren neuen poetischen Möglichkeiten und zeigt dadurch, dass sie zumindest "Bahndämme, Wegränder, Ödplätze, Schutt" als kritisches Gespräch gelesen hat ». ibid., p. 43). On dirait que Wiedemann soutient, avec une certaine naïveté, qu’un poème d’amour est celui qui décrit un accord entre les amants ou, en tout cas, jamais une polémique ou une divergence : « "Bahndämme, Wegränder, Ödplätze, Schutt "ist gewiss kein Liebesgedicht, auch kein Liebesgedicht" nach Auschwitz ". Es liest keine gemeinsamen Erfahrungen neu, sondern zeigt, neben Bachmanns Wien-Gedicht gelegt, die völlig unterschiedlichen Erfahrungen », loc. cit., p. 42. C’est justement ce « neben Bachmanns Wien-Gedicht gelegt, die völlig unterschiedlichen Erfahrungen », ce que Wögerbauer soutient dans son article. En fait, lorsqu’elle le critique, elle ne fait que renforcer ses arguments.
9 En automne 1957 Celan offrit à Bachmann un exemplaire de Pavot et mémoire (Mohn und Gedächtnis), où il annota les lettres « f. d. » (« für Dich » : pour toi) à côté de 23 poèmes ; « Corona » en fait partie (voir infra la note 13). J’ai tiré cette information de la « Chronologie » qui accompagne la Correspondance Paul Celan – Gisèle Celan-Lestrange. édition de Bertrand Badiou avec le concours d’éric Celan. Paris, Seuil, 2001, vol. II, p. 507. Voir aussi Herzzeit, op. cit., n° 67, p. 73.
10 Voir autrement ces mots de Mahmoud Darwich (La Palestine comme métaphore, Paris, Babel, Actes Sud, 1997, p. 73 sq.) : « Je n’aborde jamais un seul thème dans un poème. En fait je n’aborde pas tant des thèmes que des scènes humaines ou personnelles, dans lesquelles les thèmes voyagent, se relaient, et se transforment. C’est ainsi que cohabitent chez moi le massacre et la femme, la lune et le verre d’eau. L’image, le thème, l’événement, cohabitent tous une scène, celle de l’Histoire ». En ce qui concerne Celan, il faudrait y ajouter encore la contradiction.
11 La correspondance entre Bachmann et Celan (Herzzeit, op. cit.) montre bien comment avec le poème « In Aegypten » (lettre n° 1, p. 7) la rencontre amoureuse a été d’emblée placée sous le signe de l’amour avec les morts.
12 Voir Paul Celan, Voir Paul Celan, Sprachgitter, Tübinger Ausgabe. Vorstufen, Textgenese, Endfassung. Francfort, Suhrkamp, 1996, p. 42.
13 La « réattribution » se produit déjà pour certains poèmes de Pavot et mémoire (Mohn und Gedächtnis), par exemple « Souvenir de France » (« Erinnerung an Frankreich » ; GW I, 28 et III, 53) ; un poème écrit avant la rencontre avec Bachmann, qui peut ensuite être « dédié » à elle.
14 GW I, 170.
15 Traduction de Jean Bollack et Arnau Pons. Sauf indication contraire, les traductions des poèmes de Celan et de Bachmann commentés de suite dans le texte sont de Jean Bollack et Arnau Pons.
16 Une variante du poème « Unten » (« En bas »), expose l’atomisation de la langue et sa cristallisation ultérieure à la façon des minéraux (le recueil Sprachgitter, auquel appartient ce poème, sera l’un des plus radicaux dans son dénuement de réflexion, et par là, l’un des plus mal compris) : « Heimgeführt ins Vergessen / das abgebrochne Gespräch / unsrer vom Zufall / zu Gast gebetenen Augen. // Heimgeführt, raumtief / verteilt, / gestuft / nach der Keimkraft der Silben // raumtief verteilt / an die großen / Kuben der Stille ». Voir Paul Celan, Sprachgitter. Tübinger Ausgabe, op. cit., p. 22.
17 « Wie soll ich mich nennen ? », Gedichte 1948-1953, Werke I, éd. par Christine Koschel, Inge von Weidenbaum, Clemens Münster. Munich, Piper, 1978, p. 20.
18 D’après ce poème, dont la syntaxe est difficile, « ich mich » semble annoncer « eine Taube einen rollenden Stein », si bien que la question serait : « Wie soll eine Taube einen rollenden Stein erkennen ». Elle est donc bien la « pierre qui roule ».
19 GW VII, 96-97. Voir aussi Jean Bollack, Pierre de cœur, p. 67. Nous avons élargi ensemble la version espagnole du livre, ce qui en fait l’édition de référence : Piedra de corazón. Un poema póstumo de Paul Celan. Madrid, Arena Libros, 2002, p. 114.
20 GW VI, 5.
21 Au moment de la rédaction de ce texte, j’ai appris l’existence de ce dossier (ou « Konvolut Celan Bachmann ») par le volume : Paul Celan, Sprachgitter. Tübinger Ausgabe, op. cit., p. 47. Voir aussi Holger Gehle, « Die Celan-Handschriften im literarischen Nachlaß Ingeborg Bachmanns. Ein Überblick unter besonderer Berücksichtigung der Entstehung von „ Sprachgitter „ », Zeitschrift für deutsche Philologie, 121 (2002), H. 4, 614-618. Et aussi Herzzeit, op. cit., nº 66, p. 73.
22 Les deux premiers états du poème n’ont pas de date, et il n’y a pas non plus le couple « Kies und Geröll », mais dans le deuxième état il y a déjà la strophe : « Hörbar (vor Morgen ?) : ein Stein, / der den andern zum Ziel nahm ». Voir Paul Celan, Sprachgitter, Tübinger Ausgabe, op. cit., p. 46.
23 « Nebelland » (« Pays de brouillard »), Anrufung des Großen Bären (Invocation à la Grande Ourse), Werke I, p. 105.
24 « Scherbenhügel » (« Tertre de décombres »), op. cit., p. 111. Voir aussi « unter den Scherben » dans la première strophe de « Früher Mittag » (« Midi précoce »), Die gestundete Zeit (Le temps en sursis), op. cit., p. 44.
25 « Es stand » (« Il se tenait »), Zeitgehöft (Enceintes du temps) ; GW III, 96.
26 Werke I, p. 27-79.
27 GW I, 37 et III, 59. Ces vers de Celan se trouvent dans cette strophe : « Wir stehen umschlungen im Fenster, sie sehen uns zu von der Straße : / es ist Zeit, daß man weiß ! / Es ist Zeit, daß der Stein sich zu blühen bequemt, / daß der Unrast ein Herz schlägt. / Es ist Zeit, das es Zeit wird. // Es ist Zeit. » (« Nous sommes debout, enlacés dans la fenêtre ; de la rue, ils nous regardent faire : il est temps que l’on sache ! / Il est temps que la pierre veuille bien fleurir, / que l’agitation ait un cœur qui batte. / Il est temps que le temps advienne. // Le temps, il est là. »). Si le « nous » ce sont les amants, le « ils », ici, ce sont sans doute les morts. À la place de l’éternité des religions, il y a le temps historique de la mémoire : « il est temps que ce temps advienne », au bout de l’attente : non l’avènement du salut, mais l’événement des juifs (Jahrzeit), les morts maintenant au lieu des ancêtres commémorés. Le « wird » (devenir) s’accomplit à ce moment. « Le temps est venu, il est là ». Les amants peuvent se faire voir dans la rue où se font les déportations.
28 L’amour entre poètes est souvent un concours de poésie. Avec son poème « Pour dire des choses obscures » (« Dunkles zu sagen », Die gestundete Zeit, Werke I, p. 32), Bachmann reprend ces mots de Celan dans « Corona » : « nous nous disons des choses obscures » (« wir sagen uns Dunkles », v. 9).
29 Avec le mot « Unzeit », Celan aurait trouvé la polysémie qui lui permet de contrer « die gestundete Zeit » (« le temps en sursis ») de Bachmann. Ainsi, le complément « zur Unzeit » (« à contre-temps ») pourrait se lire aussi comme : « dans le non-temps », anticipant cette « éternité » figée du dernier vers de la même strophe. La temporalité est brisée et à la fois déterminée par la rencontre. Le « vor Morgen », qui renvoie à « der Stunde » et à « Nacht », trouve son contrepoint dans une suspension du temps produite par l’extase.
30 Le mot de « Netzhaut » dit ce réseau (Netz), linguistique ou poétique, surgi de la peau (Haut). L’épidermique produit l’idiome abstrait. Il s’agit toujours d’une structure capable de capter et de resémantiser. Voir à ce propos un passage de la Conversation dans la montagne (Gespräch im Gebirg ; GW III, 170), où il est question du voile (Schleier) ou du tissu (Geweb) dans les yeux.
31 On peut remarquer la parenté entre le terme beständig, dans le composé bildbeständig, et Stunde.
32 GW I, 168.
33 GW I, 33 et III, 56.
34 Cf. Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur. Traduction et présentation de J.-P. Lefebvre, Paris, Gallimard, 1998, p. 300 sq. Les deux poètes sont dans ce paradoxe : leur séparation se fait une fois que le réseau de l’un est imbriqué dans le réseau de l’autre. Leurs langues sont ces filets, puissants parce que poétiques, capables de tout faire et de tout dire. L’un sera dans l’autre à jamais, par la virtualité de la langue.
35 GW I, 23 et III, 47.
36 Voir le poème « Buisson errant » (« Wanderstaude » ; GW III, 69) et le commentaire de Jean Bollack dans Poésie contre poésie, p. 183-187.
37 Werke I, p. 24. Une première version est datée : Vienne, novembre 1951. C’est le moment de la première séparation. Ce poème, sans titre, n’a pas été publié, mais lu à la radio – et enregistré – le 3 novembre 1952 (voir op. cit., p. 638). C’est le même cas pour le poème « Les ports étaient ouverts » (« Die Häfen waren geöffnet », op. cit., p. 21), qui déclancha une réaction de Celan avec l’analyse qu’il fait de cette fusion poétique dans « Jette l’année solaire », du livre Soleils de fil (« Wirf das Sonnenjahr », Fadensonnen ; GW II, 203) ; voir, à ce sujet, mon livre Celan, lector de Freud, Lleonard Muntaner Editor, Palma, 2006, p. 90-97.
38 Le rapport entre ces deux poèmes de Pavot et mémoire (Mohn und Gedächtnis) a été souligné par Jean Bollack : voir le chapitre « Ingeborg Bachmann », Poésie contre poésie, p. 225, notes 2 et 3. Le mot qu’il faut retenir est « umschlungen » (enlacés).
39 Graphiquement la « corona » est composée d’un point surmonté d’un arc de cercle. En anglais, ce terme de notation musicale se dit « Bird’s eye », en allemand « Fermate » ou « Fermata ». Le poète Ernst Meister (1911-1979), qui a suivi de près, toujours, la poésie de Celan, s’est sans doute inspiré du titre « Corona » pour le titre de son recueil du 1957 : Fermate.
40 Voir infra la « noix amère » du poème « Sous la forme d’un sanglier » (« In Gestalt eines Ebers », Von Schwelle zu Schwelle ; GW I, 98).
41 La version que Celan a fait du poème « Signe » d’Apollinaire, « Zeichen » (GW IV, 783), peut avoir fourni une partie du lexique. La date de sa publication, 1953, ne dit pas, bien sûr, celle de la lecture : « Est ist der Herbst der Meister des Zeichens, das mich lenkt : / mein Herz weilt, wo die Früchte, nicht wo die Blumen sind. / So ist mir leid um jeden der Küsse, die ich schenkt : Die Nuß ward abgeschlagen, der Nußbaum klagt’s dem Wind. // Du ewige, du Herbstzeit, du der Gedanken Jahr : / die Hände, die mich liebten, du häufst sie ohne Zahl. / Ein Schatten folgt : die Frau ist’s, die mein Verhängnis war. / Am Abend fliegt die Taube, sie fliegt zum letztenmal. »
42 Le dictionnaire français donne cet exemple d’usage métaphorique pour le point d’orgue (c’est moi qui souligne) : « [Ceci] détermina un "ah !" de soulagement, éternisé en point d’orgue » (Courteline, Ronds-de-cuir, 1893, 6e tabl., III, p. 250).
43 Dans Le Méridien (GW III, 197) Celan dit qu’on peut lire le mot « art » de plusieurs manières : « on peut lui donner des accents différents : l’accent aigu de l’actualité, le grave de l’histoire – aussi de l’histoire littéraire –, le circonflexe – un signe d’extension – de l’éternel » (« verschiedene Akzente setzen : den Akut des Heutigen, den Gravis des Historischen – auch des Literarhistorischen – den Zirkumflex – ein Dehnungszeichen – des Ewigen »). Le signe du circonflexe et celui de la « corona » se rejoignent graphiquement.
44 Voir infra « Explique-moi, Amour » (Invocation à la Grande Ourse) ; voir aussi la note 41.
45 Voir l’annexe, à la fin du texte, sur l’utilisation du mot Churban (ou Khurban) par Wiedemann.
46 « Erklär mir, Liebe », Anrufung des Großen Bären (Werke I, p. 109 sq.). Publié d’abord le 19 juillet 1956 dans l’hebdomadaire Die Zeit.
47 On pourrait se dire qu’elle s’entretient avec le dieu Amour au sujet d’une exigence qu’il lui a léguée (et qui survit à la séparation).
48 « Wird er nicht vermißt ? » pourrait avoir aussi le sens de « Ne déplore-t-on pas son absence ? ».
49 Le rapprochement s’impose en dépit de la différence sémantique entre « zählen » et « auf jemanden zählen ».
50 Du recueil Pavot et mémoire (“Zähle die Mandeln”, Mohn und Gedächtnis ; GW I, 78).
51 Comme Luigi Reitani l’a remarqué lors de mon intervention à Ascoli, le célèbre sonnet CCVIII de Gaspara Stampa en fournit la référence (c’est moi qui souligne) : « Amor m’ha fatto tal ch’io vivo in foco, / qual nova salamandra al mondo, e quale / l’altro di lei non men stranio animale, / che vive e spira nel medesmo loco. // Le mie delizie son tutte e ‘l mio gioco / viver ardendo e non sentire il male, / e non curar ch’ei che m’induce a tale / abbia di me pietà molto né poco. // A pena era anche estinto il primo ardore, / che accese l’altro Amore, a quel ch’io sento / fin qui per prova, più vivo e maggiore. // Ed io d’arder amando non mi pento, / pur che chi m’ha di novo tolto il core / resti de l’arder mio pago e contento. » La référence à la poétesse italienne renforce, en effet, ma lecture.
52 On doit la signification de l’animal assimilé à la flamme, semble-t-il, à Théophraste Bombast de Hohenheim (1493-1541), nommé Paracelse. Ses contributions se sont répandues rapidement dans le réseau des alchimistes allemands. Bachmann a donné à une de ses nouvelles le titre Undine geht. Les forces ou esprits élémentaires étaient pour Paracelse : « salamandres, ondines, sylphes et gnomes ». Goethe fait paraître aussi une ondine dans « Le pêcheur » (« Der Fischer »).
53 Todesarten, c’est le titre de son dernier roman inachevé.
54 Cf. « das giftige Rot zweier Münder » ; Sprachgitter, Tübinger Ausgabe, op. cit., p. 47. L’épithète « giftig » apparaît dans un tapuscrit qui porte les dates du 20 septembre et du 7 octobre 1957. Puis dans le tapuscrit du « Konvolut Celan – Bachmann ». Partout, « giftig » est rayé. La suppression est datée dans le second tapuscrit du 17 octobre, quelques jours après la rencontre. Celan aurait ensuite reporté la correction en arrière, dans l’autre état du texte où le mot figurait. Le cas est important : ce qui ne lui apparaît plus comme juste ou justifié, ne l’était déjà pas avant cette date.
55 Paul Celan – Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, op. cit., surtout p. 94.
56 Jean Bollack, L’Écrit, p. 100-102.
57 GW I, 171.
58 Paul Celan, Die Gedichte. Kommentierte Gesamtausgabe, éd. Barbara Wiedemann, Francfort, Suhrkamp, 2003, p. 656.
59 « Flügelrauschen », Der Sand aus den Urnen (GW III, 23).
60 La matière de Bretagne est constituée par les légendes celtiques arthuriennes qu’au Moyen Âge ont été mêlées au récit de la quête du Graal, réélaboré à partir de certains évangiles apocryphes (c’est fondamental, dans ce sens, l’amalgame qu’en fit Robert de Boron) ; il s’agit d’un corpus de gestes légendaires où l’on trouve un antisémitisme populaire, déjà présent chez Chrétien de Troyes, et que Boron accentue. Le sujet du Graal a été repris sans distances, peut-être à cause de la fascination qu’il exerce sur beaucoup d’esprits.
61 Il s’agit de l’île de la légende arthurienne et de la tradition celtique : une sorte de Hadès pour les héros morts.
62 Le rapport entre « Matière de Bretagne » et « Flügelrauschen » a été signalé par Celan lui-même en deux occasions (ainsi que le rapporte Wiedemann à travers Badiou) : tout d’abord communiqué à Norbert Koch, et puis à Beda Allemann. Voir Paul Celan, Die Gedichte, op. cit., p. 656. Le poète devait sans doute se rendre compte du peu d’attention que les critiques et les lecteurs prêtaient aux citations internes ainsi qu’à la constitution d’un lexique idiomatique (le genêt avec sa fleur jaune dira toujours la couleur de l’étoile infamante que les juifs devaient porter sur un brassard ou bien cousue sur les habits).
63 « La voie royale » (« Der Königsweg », Zeitgehöft ; GW III, 106).
64 Il s’agit ici d’Ilana Schmueli ; voir son livre : Sag, dass Jerusalem ist. Über Paul Celan. Oktober 1969 April 1970, édition Isele, Eggingen, 2000. Voir aussi : Paul Celan, Ilana Schmueli, Correspondance (1965-1970), éd. Ilana Schmueli et Thomas Sparr, trad. de l’allemand, révision et adaptation des notes de Bertrand Badiou, Paris, éditions du Seuil, 2006.
65 Le sens figuré de « Hänge » a été signalé par Celan dans sa liste de mots pour Gisèle. Voir Paul Celan Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, op. cit., p. 94.
66 Les barques et les voiles des pêcheurs bretons que Celan contemple dans le paysage sont transférées dans le domaine de la poésie. Ce transfert rend possible la référence à une tradition littéraire.
67 GW I, 163.
68 Voir supra note 55.
69 L’intérêt d’Eliot pour la matière de Bretagne et l’ésotérisme du Graal a un pendant dans l’intérêt de Yeats à promouvoir le panceltisme et un ésotérisme sectaire (ceux de la « Golden Dawn »). Avec Pound, ces poètes amis partageaient un mépris d’esthétisants – lié aux positions prises contre les Lumières – pour le matérialisme bolchevique et le libéralisme juif (« bolchevik » étant synonyme de juif) : il était nécessaire de purifier l’art et la littérature européens de l’influence sémite (hébraïque), et pour ce faire il était de bon aloi de faire appel, parmi les sources païennes, aux sources « autochtones », bretonnes et celtes, ou bien de se dépayser au loin, vers le sanscrit, le chinois ou le japonais (l’école de Kyoto).
70 En 1936 sa revue The Criterion publia un compte rendu anonyme qui disqualifiait le livre The Yellow Spot : The Extermination of the Jewish in Germany, parce qu’« il ne nous dit pas comment il serait possible d’alléger la situation de ceux dont les malheurs sont décrits, ni pourquoi ceux-ci, parmi tous les infortunés du monde, auraient une priorité pour susciter notre pitié et notre aide ». Eliot avait déjà montré les couleurs de son âme en 1920 avec son poème « Burbank with a Baedeker : Bleistein with a Cigar » (strophes 4-6) : « But this or such was Bleistein’s way : / A saggy bending of the knees / And elbows, with the
palms turned out, / Chicago Semite Viennese. // A lustreless protrusive eye / Stares from the protozoic slime / At a perspective of Canaletto. / The smoky candle end of time // Declines. On the Rialto once. / The rats are underneath the piles. / The jew is underneath the lot. / Money in furs. The boatman smiles ».
71 « Alfred Margul-Sperber hatte früher als jeder andere deutsche Autor T. S. Eliot 1922 erschienenes Poem "The Waste Land " übertragen – am 1 November 1926 dankt ihm der Autor persönlich mit ausdrücklichem Lob dafür. […] Die Übersetzung unter dem Titel "Ödland" wurde allerdings erst im Sammelband seiner Übertragungen publiziert. » Axel Gellhaus (dir.), « Fremde Nähe ». Celan als Übersetzer, catalogue d’exposition, Marbach, 1997, p. 111.
72 Joan Ferraté, Lectura de « La terra gastada » de T. S. Eliot. Texte, traduction catalane et commentaire. Barcelona, Edicions 62, 1977, p. 72-76.
73 « Niedrigwasser », Sprachgitter (GW I, 193).
74 La retraite de la mer qui fait voir ce qui été recouvert par les eaux se retrouve dans le poème « Amoncellement de mots » du livre Tournant de souffle (« Wortaufschüttung », Atemwende ; GW II, 29).
75 Ce n’est pas le thème en soi qui serait critiquable, mais la manière et l’esprit du réemploi et de la référence ; un peu comme les croisades dans « Une chanson dans le désert » (« Ein Lied in der Wüste »), le premier poème de Pavot et mémoire (Mohn und Gedächtnis ; GW, I, 11).
76 “Flügelrauschen”, Der Sand aus den Urnen (GW III, 23).
77 T. S. Eliot, T. S. Eliot, Essays, Ancient & Modern, London 1936, p. 73 : « The important fact about Baudelaire is that he was essentially a Christian, born out of his due time, and a classicist, born out of his due time ».
78 Jean Bollack a relevé le malentendu dans L’écrit, p. 100, n. 3.
79 Il s’agit de la revue « Fiera Letteraria » (14.1.1962), éditée par Dario de Tuoni. L’article en question porte ce titre : « Poesia tedesca d’avanguardia – Paul Celan ». Voir Paul Celan, Die Goll-Affäre. Édition de Barbara Wiedemann. Francfort, Suhrkamp, 2000, p. 551-553, notamment les notes 3 et 5.
80 Loc. cit., pp. 531-535 : document nº 186 (lettre datée : Paris, 19 mai 1961).
81 « In Gestalt eines Ebers », « In Gestalt eines Ebers », Von Schwelle zu Schwelle (GW I, 98).
82 Die Gedichte aus dem Nachlaß (GW VII, 54). Une version du poème porte cette date : 20.5.1961.
83 Le poème « Jargon juif, la nuit » (« Judenwelsch, nachts ») serait l’avancement de cette phrase : « on s’amuse à me lapider avec... les pièces détachées de mon moi », dans une lettre (non-envoyée) à René Char (22 mars 1962) ; voir Die Goll-Affäre, op. cit., p. 574.
84 Son nom de Jens se laisse percevoir dans « jene » ; de cette façon, il est rangé parmi les nazis (« die "andern" ») : il pourrait s’agir d’une référence à Alfred Andersch : Sansibar oder der letzte Grund, où les nazis sont désignés comme « les autres ». C’est le récit auquel semble avoir pensé Celan, entre autres, quand il ironise sur l’euphémisation des victimes dans la littérature allemande après 1945 ; voir Paul Celan, Mikrolithen sinds, Steinchen. Die Prosa aus dem Nachlaß, éd. Barbara Wiedemann et Bertrand Badiou, Francfort, Suhrkamp Verlag, p. 30.
85 Loc. cit., p. 551-552.
86 GW I, 180.
87 Mon interprétation trouve une confirmation dans la correspondance entre Celan et Bachmann (Herzzeit, op. cit., p. 61). Le poème est lié aux « retrouvailles », au tout début de leur rencontre. Il a été envoyé à Bachmann dans la passion (lettre n° 50 : Paris 26-27.10.1957) ; le fait n’est pas isolé : voir aussi la lettre n° 1, c’est-à-dire, le poème « In Aegypten » / Für Ingeborg (op. cit., p. 7).
88 J’utilise la traduction de Martin Buber à cause du lexique : Gesang der Gesänge (Die Schriftwerke), vol. 3, p. 347-348.
89 Dès le début, c’est comme si Celan avait emprunté quelques mots de Bachmann en les transformant complètement – ou y répondant par l’analyse. Voir par exemple ces vers : « und der hüfthohe Strauch / mich mit würzigen Blättern versucht » (« et où le buisson à hauteur des hanches / me tente avec ses feuilles épicées »), « Mein Vogel » (« Mon oiseau »), Anrufung des Großen Bären, Werke I, p. 96.
90 Voir Werner Wögerbauer, « La parenthèse de Celan », dans : Der zweite Ton. Études sur les lectures de Celan. Ms. HDR, Paris-Sorbonne, 2008.
91 Il s’agit d’abord du poème « étoiles de mars », Le temps en sursis (« Sterne im März », Die gestundete Zeit, Werke I, p. 38) ; voir infra le commentaire. Avec le mot « culpabilité » (Schuld, v. 8), Celan renvoie aussi au poème de Bachmann : « Comment me nommer ? », Poèmes 1948-1953 (« Wie soll ich mich nennen ? », Gedichte 1948-1953, op. cit., p. 20).
92 En faisant sienne la lumière du poème « étoiles de mars » (« Sterne im März » ; voir les vers : « [...] nach dem Beispiel / des Lichts, das nicht an den Schnee rührt »), Celan montre comment Bachmann se situe elle-même du côté des ténèbres. C’est là que la lèvre blanchit.
93 « Erklär mir, Liebe », « Erklär mir, Liebe », Anrufung des Großen Bären (Werke I, p. 109sq). Voir le commentaire supra.
94 « Sprachgitter », Sprachgitter (GW I, 167).
95 « La forme même de la parenthèse pourrait avoir été choisie pour noter la correspondance entre les deux domaines de l’amour et des mots », Poésie contre poésie, pp. 252-253. Le livre a été corrigé et augmenté avec l’auteur dans les traductions espagnole et allemande, qui deviennent à présent l’édition de référence ; voir : « La barrera de pestañas » [« La barrière de cils »], Poesía contra poesía. Celan y la literatura, Madrid, Trotta, 2005, surtout p. 392-394.
96 Op. cit., p. 253.
97 Cette lecture a été intégrée dans la version espagnole et allemande de Poésie contre poésie. Voir Poesía contra poesía, op. cit., p. 394.
98 Sprachgitter (GW I, 178).
99 Il faut mettre en rapport la « mutité » (« Stummheit », v. 1 du poème « In die Ferne ») et le « taire » du poème « À hauteur de bouche » (« Lippe schweigt es zu Ende », « In Mundhöhe », v. 14).
100 Le 12 décembre 1957, Celan envoie une lettre à Bachmann (Herzzeit, op. cit., n° 72, p. 76-77), qu’il finit par ces mots : « Ingeborg, Ingeborg. / Je suis tellement plein de toi. / Et je sais aussi, enfin, comment tes poèmes sont faits » (« Ingeborg, Ingeborg. / Ich bin so erfüllt von Dir. / Und weiß auch, endlich, wie Deine Gedichte sind »). Cette lettre a été écrite deux mois après la rédaction du poème « À hauteur de bouche » (« In Mundhöhe »). La deuxième rencontre l’a poussé à lire en profondeur les deux recueils de Bachmann. Ce qu’il faut retenir ici c’est le mot « endlich » (est-ce « dans la finitude » ?), qui se trouve aussi dans « Nuit » (« Nacht » : « Augentausch, endlich, zur Unzeit », v. 3) et, reformulé, dans « À hauteur de bouche » (« In Mundhöhe » : « zu Ende », v. 14).
101 Le composé « Schneegarn » appartient à l’art de la chasse. Il s’agit d’un filet qu’on emploie aux mois d’hiver, lorsque la neige est abondante, pour la chasse de la perdrix. Pour Celan, c’est l’idiome capturant les violences subies.
102 « Windgerecht », Sprachgitter (GW I, 169). Dans le livre, le poème est situé entre « Lit de neige » (« Schneebett ») et « Nuit » (« Nacht ») ; sa place est parlante : on songe à la place qu’occupe « Fugue de la mort » (« Todesfuge ») dans Pavot et mémoire (Mohn und Gedächtnis), entre « Corona » et « En voyage » (« Auf Reisen ») ; voir ce qu’il en dit Jean Bollack (Poésie contre poésie, p. 227, n. 5). Le poème « Ajustés au vent » (« Windgerecht ») ne concerne pas Bachmann, mais elle est entraînée à le lire (c’est le double sens de l’adresse für dich : « il n’est pas pour toi, mais cela te concerne »). Les références internes conduisent à la compréhension, c’est la raison de la parenthèse et de la répétition du « beides ». Les mêmes mots sont là (« Nacht », « Augen », « beides », « Schnee », « Licht ») pour dire les « pensées » qui se font dans l’amour. L’inexistence et la présence se rejoignent dans la mémoire. C’est en profondeur un poème de réflexion artistique, dans une abstraction élémentaire. L’événement se voit ainsi associé à l’érotisme et à la réflexion sur l’écriture.
103 L’union des deux est soulignée par le singulier « geht » qui s’accorde à « beides ».
104 Voir supra et note 87.
105 Ce poème fut publié pour la première fois dans Die neue Zeitung. Die amerikanische Zeitung in Deutschland (Francfort, année 9, n° 60, 12 mars 1953, p. 4). Le mois de juillet de la même année Bachmann envoie ce poème à Celan, avec quelques autres, pour une anthologie de poésie autrichienne : voir la lettre nº 39, Herzzeit, op. cit., p. 54-55. La parenté de ton est évidente entre la dernière strophe de ce poème et le final de « Grosse Landschaft bei Wien ».
106 Publié pour la première fois dans la revue Die Zeit de Hambourg (année 11, n° 29, 19 juillet 1956, p. 7).
107 Bachmann utilise le mot de « Gedanken » dans le même sens de Celan : ce ne sont pas les « pensées », mais la « mémoire » des massacres.
108 La lumière chez Celan ne touche pas à la noirceur, mais la rend avec éclat (la blancheur) – ce que Bachmann comprend et n’admet pas (que l’amour se laisse réduire par la mort).
109 Bachmann construit une forme de mémoire différente.
110 Dans la resémantisation, la « bouche », c’est toujours celle de la poésie, dans sa justesse. L’amante est prise par les hauteurs ou les rigueurs de cette bouche.
111 GW I, 167, strophe 5 : GW I, 167, strophe 5 : (Wär ich wie du. Wärst du wie ich. / Standen wir nicht / unter einem Passat. / Wir sind Fremde.) Dans une variante (cf. Sprachgitter, Tübinger Ausgabe, op. cit., p. 40) Celan écrit : « unterm [gleichen] selben Passat ? », après il corrige : « unter einem Passat ». La correction montre clairement la dissociation que fait Celan des deux expériences : l’Histoire est « une » ; on ne peut pas dire qu’elle soit la « même » pour tous.
112 Voir Jean Bollack, Poésie contre poésie, p. 248sq.
113 C’est comme si l’interdit de devenir victime la victimisait doublement. Car il est la vraie victime – et elle le sait bien. Pourtant, elle lutte avec entêtement pour se faire la victime, malgré tout. La non-possibilité de sa victimisation (face au nazisme), lorsque en réalité elle est sa victime à lui (de son amour et de sa rigueur), et en même temps de l’Histoire qui la juge, fait d’elle une victime collatérale qui se mesure constamment avec la victime qu’il est. Il vivra toujours cette dialectique comme une sorte d’usurpation.
114 « Bahndämme, Wegränder, Ödplätze, Schutt » (GW I, 194).
115 « Schneebett » (GW I, 168).
116 Manès Sperber, Churban oder Die unfassbare Gewissheit, écrit directement en français : Hourban ou l’inconcevable certitude, publié dans la revue Preuves en 1964. Voir la note 3 du texte de Wiedemann, « Paul Celan und Ingeborg Bachmann : Ein Dialog ? In Liebesgedichten ? », loc. cit., p. 21.
117 Wiedemann, en parlant de « Naturkatastrophe » (ibid.), semble reprendre l’argument de Meschonnic (voir Henri Meschonnic, « La définition et les individus », dans : L’utopie du Juif. Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 37-39, avec la référence à Manès Sperber, élias Canetti et Daniel Lindenberg, les seuls à avoir utilisé le mot de « khurban »)
118 Henri Meschonnic, « Pour en finir avec le mot "Shoah" ». Le Monde du 19 février 2005, en réponse à l’article de Jacques Sebag, qui proposait de rejeter le mot « Holocauste » (Le Monde du 27 janvier 2005).
119 Die Goll-Affäre, op. cit., p. 839.
120 Paul Celan, Mikrolithen sinds, Steinchen. Die Prosa aus dem Nachlaß. Édition Barbara Wiedemann et Bertrand Badiou. Francfort, Suhrkamp, 2005, p. 123.
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