Le rythme du silence
p. 265-270
Texte intégral
1. Pour rompre le silence
1Dire « rythme du silence », c’est non seulement penser le silence comme langage, et parfois la réalisation maximale du langage, mais aussi parcourir les acceptions de la notion de silence. De ce qui n’est pas dit, ou qu’on est incapable de dire à ce que les mots ne peuvent pas dire, le fameux indicible, mais aussi l’innommable, et la censure, faire silence sur, jusqu’au problème poétique. Il y a aussi une langue de bois du silence.
2Et aussi le silence de ce qu’on entend toujours après que la voix s’est tue, « l’inflexion des voix chères qui se sont tues », disait Verlaine.
3Si la voix est du sujet, du corps dans le langage, le silence est aussi du corps dans le langage. Tous deux impliquent une écoute, et le sens du langage suppose un acroamatique. La voix est antérieure à l’acquisition de la langue, mais le silence est postérieur à la parole. C’est Revesz1 qui a dit qu’on apprend à se taire après avoir appris à parler.
2. Le silence est-il à la mode, ou moderne, et dans quel sens ?
4Littérairement, le silence peut sembler à la mode, ou moderne, réputé propre à la modernité. Aussitôt se pose la question si c’est la mise au jour d’un universel, ou un thème lié à une actualité.
5Je partirai d’une réflexion d’Ingrid Kasten, qu’elle a intitulée « Au-delà du langage. Aspects d’une sémantique historique du silence »2, et où elle pose que « Schweigen ist ein privilegiertes Thema der Literatur der Moderne, vor allem des 20 Jahrhunderts – Le mutisme est un thème privilégié de la littérature de la modernité, avant tout du XXe siècle »3. Le silence serait même « ein Signum der Moderne », qu’on a rattaché à un « scepticisme langagier – Sprachskepsis », et elle cite Anouilh, dans son Antigone : « Rien n’est vrai que ce qu’on ne dit pas », dans la bouche de Créon, à quoi elle donne un sens politique allusif au Paris occupé de 1944.
6Mais aussitôt elle distingue trois motifs : ne pas pouvoir parler, ne pas vouloir parler, ne pas devoir parler. Critique référée à la Théorie esthétique d’Adorno : « Die Wahre Sprache der Kunst ist sprachlos, ihr sprachloses Moment hat den Vorrang vor dem signifikativen der Dichtung – Le vrai langage de l’art est sans langage, l’élément sans langage en lui passe avant celui du significatif dans la poésie ».
7Convergences vers les thèmes du caché, de l’inconscient, de l’altérité, de l’au-delà du langage, qui font que le silence n’est pas un vide, mais au contraire un « mode hautement complexe de communication »4. On a parlé d’une « rhétorique du silence ». L’histoire en est ancienne.
8Déjà Quintilien connaît l’orator tacens, qui se tait, mais sans élaborer une réflexion sur le silence. Les rhéteurs anciens ne s’intéressent pas aux intervalles, aux pauses, aux moments de silence. Ingrid Kasten mentionne un traité du XIIe siècle De Arte loquendi et tacendi (De l’art de parler et de se taire) d’un certain Albertanus de Brescia.
9Elle pose pourtant que le thème du silence a toujours été un objet de réflexion. Elle y réfère les mythes d’Écho et de Philomèle, et quelques exemples dans la littérature médiévale. Le silence avait une place importante dans le rapport au divin, d’où le vœu de silence de certains ordres monastiques. Et l’union mystique de l’âme avec Dieu. Elle cite Maître Eckhart, dans un sermon : « on ne peut mieux accéder à cette Parole [de Dieu] que par le calme et le silence – mit Stille und mit Schweigen ». Mechthilde de Magdebourg au XIIIe siècle écrivait : « je crains Dieu quand je me tais et je crains des gens que je ne connais pas quand j’écris »5. Il y avait aussi le motif de la docta ignorantia, l’expérience de l’union mystique déclarée indicible.
10Le secret, c’est bien connu, était essentiel à la poésie amoureuse courtoise : ne pas nommer la Dame. Ingrid Kasten a pris l’exemple d’un Minnesänger. Elle terminait son article sur l’idée que « seul est vrai ce qu’on ne dit pas – Nur das ist wahr, was man nicht sagt ». Et pour elle, la vérité du poème est au-delà de l’écriture6.
11On peut voir là le début d’une anthropologie historique du silence. Cette chose apparemment si moderne est ancienne, même si ni la mystique médiévale ni la poésie courtoise ne coïncident tout à fait avec ce que des modernes ont pu dire et faire. Il y a à voir les intermittences du silence.
12En tout cas, il ressort clairement de cette étude que dès l’Antiquité le langage n’est pas nature, il est discours. Il sera intéressant de parcourir ses variables culturelles, dont les dictionnaires sont les témoins.
3. Le silence des dictionnaires
13Mais je commence par Montaigne, pour la beauté d’un exemple : « Un Ambassadeur de la ville d’Abdère, après avoir longuement parlé au Roy Agis de Sparte, luy demanda : "Et bien, Sire, quelle response veux-tu que je rapporte à nos citoyens ? – Que je t’ay laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire mot". Voilà pas un taire parlier et bien intelligible ? » (Essais II, XII). Où taire est substantif, et parlier est adjectif, deux fois dans Montaigne, l’autre occurrence étant : « et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir » (III, 3), et parlière, trois fois au féminin : « philosophie ostentatrice et parlière » (I, 39)7.
14Quant au mot silence, chez Montaigne, son sens varie selon ses contextes. Je n’en retiens ici que quatre, parce qu’ils font en effet parler le silence : « combien est le langage faux moins sociable que le silence » (I, 9), « ce qui a été fié à mon silence, je le cele » (III, 1), « Je connois mes gens au silence mesme et à leur soubsrire » (III,3), « son estonnement et son silence leur servit de confession » (III,9).
15Furetière, dans son Dictionnaire universel, en 1690, faisait quatre entrées. D’abord « terme relatif, opposé à bruit, cris & tumulte », le silence des bois – lui, il commence par la nature ; ensuite, « se dit aussi de la discrétion qui fait qu’on retient des paroles qu’on n’ose ou qu’on ne veut pas prononcer. Dans les Monastères il y a l’heure du silence » ; ensuite « se dit d’un empêchement de parler ou d’agir », et en dernier : « est aussi une souffrance, un manque de reclamer, ou de se plaindre, de s’opposer à quelque chose. En Jurisprudence le silence passe pour une approbation ».
16Le Dictionnaire de l’Académie Françoise de 1694, qui commençait aussi par « Privation, cessation de bruit », apportait une acception nouvelle : « on s’en sert aussi, soit pour marquer cessation de commerce de lettre entre personnes qui ont accoutumé de s’escrire, soit pour faire connoistre qu’un Autheur n’a rien dit de la matière dont on parle ». Et finissait sur passer sous silence.
17L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome XV, M.DCC.LXV. dit SILENCE « terme relatif » et fait une typologie des silences, d’abord comme « l’opposé du bruit » : « On dit le silence des temples est auguste, le silence de la nuit est doux, le silence des forêts inspire une espèce d’horreur, le silence de la nature est grand, le silence des cloîtres est trompeur ». Puis le silence dans l’art oratoire : « Le silence fait le beau, le noble, le pathétique dans les pensées, parce qu’il est une image de la grandeur d’âme ». Puis celui qui « consiste à ne pas daigner parler sur un sujet ». Sur quoi une citation inexacte du passage de Montaigne que j’ai cité. Et ce qui est nouveau, c’est le silence de « la critique sacrée » : « se prend au figuré dans l’Écriture ; 1) pour la patience, le repos, la tranquillité », manger son pain in silentio ; « 2) désigne la retraite, la séparation du grand monde : Esther ne portoit pas ses beaux habits dans le temps de sa retraite ; in diebus silentii. 3) Il marque la ruine, Dominus silere nos fecit, Jérem. VIII, 14, c’est-à-dire, le seigneur nous a ruiné ». Mais curieusement le silence n’est là qu’en latin. Puis il y a un dieu du SILENCE : « Ammian Marcellin dit qu’on révéroit la divinité du silence, silentii numen colitur ». Enfin les silences en musique. L’article se terminait sur une reprise de l’art oratoire, du silence comme refus de parler, ou de répondre, ce qui en fait un silence parlant.
18Littré, à la différence de ceux qui le précèdent, commence l’article silence par le langage : « état d’une personne qui s’abstient de parler », puis « par analogie, il se dit du langage écrit. Le silence des journaux sur ce fait », avec une phrase de Pascal : « Le silence est la plus grande persécution : jamais les saints ne se sont tus ». L’article se termine sur « Terme de peinture. Se dit, par opposition à fracas, du calme ou de la simplicité qui règne dans une composition, dans le coloris et la disposition des lumières. Il y a du silence dans ce tableau ». C’est nouveau.
19Ce qu’apporte le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, c’est surtout des exemples qui constituent un nuancier. Je cite seulement : « Il y a un certain silence qui paraît mystérieux et qui n’est que faiblesse » (Christine de Suède), « Quelquefois le silence explique plus que tous les discours » (Montesquieu), Hugo opte pour l’acquiescement : « le silence fait toujours un peu l’effet de l’acquiescement », mais il y a aussi le refus, et « Ce qu’il y a de plus important dans la conversation, c’est peut-être le silence », dit Alphonse Karr. Pierre Larousse apporte des nuances nouvelles : « mystère, secret. Révolution préparée dans le silence ».
20Du Petit Larousse de 1913 au Nouveau Petit Robert de 1996, c’est le même début : « état d’une personne qui s’abstient de parler » et « fait de ne pas parler ». Le Grand Larousse de la langue française de 1977 date de 1964 l’expression « la loi du silence », et du début du XXe siècle la « minute de silence ». Et il y a la « conspiration du silence ». Ce qui se confirme dans les dictionnaires, parmi tous les emplois répertoriés, c’est « le silence en tant que moyen d’expression » ; comme dit le Trésor de la langue Française de 1992, et le « fait d’entrer en communion, en communication intime, sans le secours de la parole », avec un exemple caractéristique de Le Clézio (dans L’extase matérielle, 1967) : « le silence est l’aboutissement suprême du langage et de la conscience. Tout ce que l’on dit ou écrit, tout ce que l’on sait, c’est pour cela, pour cela vraiment : le silence ».
21Je ne retiens ici du latin que quelques traits caractéristiques. Du verbe sileo, silere, être silencieux, on a silentes, les morts. Et le Dictionnaire étymologique de la langue latine d’Ernout et Meillet dit : « dans la langue rustique, silens se dit de la lune à son déclin, et devenue invisible », avec la citation célèbre de Virgile, per amica silentia lunae (Enéide II, 255). Et à basse époque silentiarius, le silenciaire, c’est l’huissier. Quant à l’autre verbe, taceo, tacere, se taire, qui a donné « tacite », « la formation de taciturnus a dû être favorisée par l’existence de nocturnus, la nuit et le silence étant souvent invoqués ensemble ». À quoi j’ajoute Dante, avec la dove il sol tace, là où le soleil se tait.
22Juste quelques autres aperçus. L’allemand distribue le silence sur Stille, l’absence de bruit, Totenstille « silence de mort », im Stillen, « en silence », et le silence qu’on garde est Schweigen, « se taire », passer sous silence c’est verschweigen et faire le silence sur, totschweigen. Le russe aussi divise en deux, moltchanie ou bezmolvie, est le silence de qui se tait, moltchat’ c’est se taire et bezmólstvovat’, rompre le silence, mais tichina est le silence absence de bruit, tiche c’est « en silence ».
23Ce n’est plus deux silences, c’est une quantité de silences.
4. La poétisation du silence
24Du silence comme superlatif absolu de la parole, on a vu se tirer une opposition culturelle entre la poésie et le langage ordinaire, qui frôle et manque une poétique du continu où le faire, le « suggérer », comme dit Mallarmé, échappe à l’idée reçue de l’indicible, effet du signe. Il y a aussi une langue de bois du silence, dans une certaine poésie.
25C’est ce qu’a beaucoup aidé à se constituer le livre classique d’Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne8. Le départ, dans une historicité des discours, est l’expérience de subjectivation du langage comme la réalisation du corps dans le langage, où le silence est la forme extrême de la contraction du dire, et de la modernité. Mais c’est dans des propos sur la poésie qu’intervient le mot silence. Comme dit Friedrich à propos de Mallarmé, « dans sa théorie de la poésie »9. Où le « concept » de silence « n’acquiert toute son acuité que par la poésie. On entendra par cette idée de " silence " la plus extrême tendresse, l’étrangeté la plus étonnante dans l’agencement des mots, un écho évocateur pour l’intériorité du lecteur, un silence qui cache en soi ce qui doit "a-venir" aussi bien qu’un discours dont on peut penser que l’étape suivante sera le silence »10. Ce qui s’appliquerait à la « poésie moderne ». Avec les « déclarations des poètes modernes allant dans ce sens »11, et Friedrich cite Jiménez, Ungaretti : « Un mot qui fait retentir le silence dans les secrets de l’âme », et Valéry : « Un silence est l’étrange source des poèmes ».
26Ce qui est mis en rapport avec le « poème bref »12, un « laconisme ». Avec l’angoisse, chez Lorca et éluard : « le poème ne la nomme pas »13. Concernant Mallarmé, Hugo Friedrich insère une section sur la « proximité du silence »14 entre une section intitulée « Dire l’indicible. Quelques moyens stylistiques » et une autre sur l’hermétisme. Comparaison avec Góngora. Cela non sans une erreur considérable sur Mallarmé « syntaxier » en voyant dans sa syntaxe une destruction de la phrase : « Discontinuité à la place de la coordination, juxtaposition au lieu de l’accord : ce sont là les marques stylistiques d’une intériorité discontinue, d’une parole aux limites de l’impossible »15. Friedrich dit juste, mais il oublie le « nœud rythmique », le « poème, énonciateur ». En cela il a pu contribuer à une représentation « des Temps Modernes »16 qui, particulièrement en France, a situé une poésie épigonale, un mallarméisme, une poétisation de la poésie qui a pris la forme d’une fixation sur le blanc typographique, une poétisation du blanc. Ce que présente, par exemple, Jean-Michel Maulpoix dans La voix d’Orphée, Essai sur le lyrisme17, parlant du « pays aride de la page blanche où nous tenons tête au silence ». Ce qui représente bien une certaine poésie contemporaine de la page blanche.
27Pour entendre le silence.
28De ce qui ne peut pas se dire à la critique de ce que signifie dire, ou parler de¸se forme une poétique du silence, qui travaille à déplacer l’indicible. Pour faire entendre ce qu’on ne sait pas qu’on entend.
29Cela par la reconnaissance qu’il y a à prendre dans leur inséparabilité l’affect et le concept. L’étrange étant ici que la vulgate psychanalytique, du moins d’après le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, qui est de 1968, mais aussi dans le Manuel aphabétique de psychiatrie clinique et thérapeutique d’Antoine Porot, de 1984, continue d’opposer affect et intellect.
30La voix poème est ce qui travaille à donner au silence le maximum d’intensité. Et c’est aussi le mode de travail de Claude Régy dans ses mises en scène et en voix. Alors l’écoute répond la voix, l’écoute répond le silence. Le silence devient un théâtre du langage. Le théâtre, comme le poème, déthéologise le silence18.
Notes de bas de page
1 Georges Revesz, Origine et préhistoire de langage, Paris, Payot, 1950.
2 Ingrid Kasten, « Jenseits der Sprache. Aspekte einer historichen Semantik des Schweigens », in Paragrana n°7, 1998-2, Revue Internationale d’Anthropologie historique, Akademie Verlag, Berlin, numéro intitulé Jenseits, « Au-delà », édité par Ingrid Kasten et Christoph Wulf. Ingrid Kasten est professeur de germanistique à la Freie Universität de Berlin.
3 Op. cit., p. 61.
4 Op. cit., p. 63.
5 Cité, p. 70, note 27.
6 Op. cit., p. 78 et 80.
7 Je prends dans la Concordance des Essais de Montaigne par Roy Leake, Droz, 1981.
8 De 1956. Je cite plus loin dans l’édition du livre de poche, de 1999.
9 Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, p. 224.
10 Op. cit., p. 255.
11 Op. cit., p. 225.
12 Op. cit., p. 226.
13 Op. cit., p. 249.
14 Op. cit., p. 165-166.
15 Op. cit., p. 165.
16 Op. cit., p. 166.
17 Jean-Michel Maulpoix, La voix d’Orphée, Essai sur le lyrisme, Paris, José Corti, 1989, p. 117.
18 Henri Meschonnic nous a quitté le 8 avril 2009, sans avoir pu relire ces pages sur le silence (NdE).
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La philologie au présent
Ce livre est cité par
- Stella, Massimo. (2013) Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité. DOI: 10.4000/books.septentrion.6048
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