Andromaque et la loi d’inversion
p. 223-234
Texte intégral
1Si elle a pour elle d’orienter l’action dramatique, la chaîne des amours non réciproques par laquelle on définit souvent Andromaque échoue toutefois à ressaisir la modalité plus particulière du tragique que Racine y donne à entendre. Certes, le fait qu’Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort permet de comprendre à la fois la dissymétrie des relations entre les protagonistes et de rappeler l’importance fondatrice de la guerre de Troie. Cette importance est d’autant plus marquée que les deux camps s’en réclament avec la même force. Pour les Grecs, Troie reste le lieu d’une victoire ayant valeur de modèle. Lorsqu’il veut inciter Hermione à partir avec lui, Oreste suggère ainsi :
Hé bien ! allons, Madame :
Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme ;
Prenons, en signalant mon bras et votre nom,
Vous, la place d’Hélène, et moi, d’ Agamemnon.
De Troie en ce pays réveillons les misères ;
Et qu’on parle de nous ainsi que de nos pères. (v. 1157-1162)
2Hermione, à l’inverse, déplorera que
…sans qu’elle employât une seule prière,
Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ?
Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,
Virent périr vingt rois qu’ils ne connaissaient pas ?
Et moi, je ne prétends que la mort d’un parjure… (v. 1477-1481)
3Les triomphes d’Agamemnon et d’Hélène deviennent rétroactivement les exemples à suivre pour ces enfants en mal d’une élévation ou d’un héroïsme comparable. À l’inverse, bien sûr, Troie n’est plus pour Andromaque que le souvenir endeuillé d’une plénitude perdue, pourtant si présente qu’elle n’hésite pas à l’apostropher :
Non, vous n’espérez plus de nous revoir encore,
Sacrés murs, que n’a pu conserver mon Hector. (v. 335-336)
4Même Pyrrhus reste hanté par ce modèle dont, par ailleurs, il a honte, comme il le confie à Andromaque en lui apprenant qu’on exige la vie de son fils :
Madame, mes refus ont prévenu vos larmes.
Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes ;
Mais dussent-ils encore, en repassant les eaux,
Demander votre fils avec mille vaisseaux ;
Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre ;
Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,
Je ne balance point, je vole à son secours… (v. 281-287)
5L’ancrage de l’intrigue dans le souvenir de Troie – dans lequel on peut aussi déchiffrer l’enracinement de la tragédie racinienne dans son modèle épique1 – a d’abord pour fonction de constituer une mesure à l’aide de laquelle il sera possible d’évaluer l’intensité des affects en jeu. L’année qui s’est écoulée depuis le sac de la ville n’a en rien modifié cette intensité : le présent de l’Épire est encore déterminé pour l’essentiel par le passé de Troie. Non sans toutefois prêter au jeu de ces affects une forme que la raison d’être de ces pages est de mettre en lumière. Notre hypothèse est que le modèle troyen ne se limite pas à constituer une mémoire ineffaçable, mais qu’il porte chacun des personnages à agir d’une manière paradoxale selon une double modalité qu’on pourrait qualifier de loi d’inversion ou de loi du quiproquo.
6La loi du quiproquo pousse les personnages à commettre une action dans le but d’atteindre un résultat opposé à son but apparent. Lorsqu’à la première scène du premier acte, Oreste confie à Pylade qu’ayant brigué la fonction d’ambassadeur des Grecs en Épire auprès de Pyrrhus, il vient
…voir si l’on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d’États :
Heureux si je pouvais, dans l’ardeur qui me presse,
Au lieu d’Astyanax lui ravir ma princesse ! (v. 91-94 nous soulignons)
7il donne à voir dans le vœu de ravir celle qu’il aime plutôt que le fils d’Hector le genre de substitution propre à cette loi. La raison d’être de celle-ci est claire : Hermione ayant été donnée à Pyrrhus par Ménélas pour avoir été le « vengeur de sa famille » (v. 42), Oreste, qui l’aimait déjà avant cette décision, source de son « désespoir » (v. 43), voit dans son ambassade le moyen éventuel de surmonter celui-ci. C’est bien Troie qui est à l’origine de cette situation : les prouesses guerrières de Pyrrhus lui ont valu la reconnaissance de Ménélas, le don de sa fille, ce qui à son tour engendre la frustration d’Oreste. Mais Troie est, simultanément, la cause de l’espoir d’Oreste dans la mesure où le ressentiment des Grecs à l’endroit d’Astyanax est susceptible de pousser Pyrrhus à s’entêter à sa défense et donc à dénouer le lien qui retient Hermione en Épire. Comme le lui conseille Pylade :
Achevez, Seigneur, votre ambassade.
Vous attendez le Roi. Parlez, et lui montrez
Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés.
Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,
Leur haine ne fera qu’irriter sa tendresse.
Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.
Pressez, demandez tout, pour ne rien obtenir. (v. 134-140 nous soulignons)
8On mesure déjà à ce seul exemple le jeu des contraintes auxquels les personnages sont soumis : Oreste est contraint à demander la vie d’un enfant, contre lequel il n’a aucune raison personnelle de sévir, à un Roi dont l’appartenance au camp des Grecs va devenir la raison d’être de s’allier à celui des Troyens. La contrainte est ainsi générale : elle pousse les protagonistes à agir contre leur gré en les obligeant à des manœuvres contradictoires. L’expression directe du désir est à ce point bloquée qu’elle doit emprunter une voie paradoxale : Oreste ne peut pas plus demander à Pyrrhus de lui rendre Hermione que Pyrrhus lui demander de renoncer à exiger la vie d’Astyanax, chacun est donc amené à s’engager dans une voie qui lui est dictée par une nécessité (politique) indépendante de sa volonté.
9Le divorce ainsi engendré entre le désir réel des personnages et l’action à laquelle ils sont contraints ouvre l’espace dramatique. C’est qu’en plus de la loi du quiproquo, les protagonistes d’Andromaque, à l’exception de la figure éponyme, sont soumis à une loi d’inversion dont la première occurrence n’est pas loin de définir la structure même du tragique racinien. C’est Oreste qui parlant à Pylade remarque :
Mais admire avec moi le sort dont la poursuite
Me fait courir alors au piège que j’évite. (v. 65-66)
10Tandis que la loi du quiproquo suppose de faire une action pour obtenir un but autre que celui qui semble visé, la loi d’inversion veut que l’action engagée se retourne contre celui qui l’engage. Bien entendu, la différence entre ces deux lois peut sembler ténue, voire artificielle. La raison en est, pour partie au moins, dans le fait que la labilité intérieure des personnages de cette pièce naît du conflit en eux de deux intentionnalités différentes, l’intentionnalité avouée et l’intentionnalité cachée ou, comme on serait aussi tenté de le dire, l’intentionnalité consciente et l’intentionnalité inconsciente2. Que la seconde loi ne soit que le renversement sur soi de la première n’est pas difficile à comprendre. Le conflit entre les deux plans d’intention est alimenté de son côté par une caractéristique qui, bien qu’elle vaille surtout pour Oreste, n’épargne pas pour autant les autres personnages, nous voulons dire leur passivité. Lorsqu’en réponse au salut admiratif de Pylade le complimentant sur la pompe avec laquelle il apparaît à l’ouverture, Oreste répond :
Hélas ! Qui peut savoir le destin qui m’amène ?
L’amour me fait ici chercher une inhumaine.
Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ? (v. 25-28)
11la soumission dont il fait preuve à l’endroit du « destin » que va lui dicter son amour traduit bien combien l’interprétation qu’il donne de son action reste sujette à caution. Le terme dont Racine se sert pour marquer cette indécision est le verbe « croire ». « Croire » joue un grand rôle dans Andromaque, un rôle qui traduit lui aussi l’intériorisation du conflit entre les deux intentionnalités. C’est qu’il s’agit, littéralement, de croire à ce qui n’est pas. Ainsi dans cet aveu :
Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris
Voulut en l’oubliant punir tous ses mépris.
Je fis croire et je crus ma victoire certaine ;
Je pris tous mes transports pour des transports de haine ;
(…) Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.
(v. 51-57 nous soulignons)
12une tendresse, qui n’est en vérité nullement étouffée. Hermione, de son côté, n’est pas en reste dans ses efforts pour dénier la réalité de sa passion pour Pyrrhus :
Pourquoi veux-tu, cruelle, irriter mes ennuis ?
Je crains de me connaître en l’état où je suis.
De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire ;
Crois que je n’aime plus, vante-moi ma victoire ;
Crois que dans mon dépit mon cœur s’est endurci ;
Hélas ! Et, s’il se peut, fais-le-moi croire aussi.
(v. 427-432 nous soulignons)
13Comme on le voit, savoir que l’objet d’une croyance est illusoire n’empêche pas d’entretenir celle-ci. Le déni de réalité est devenu le seul moyen pour supporter une situation intolérable. Hermione sait que Pyrrhus ne l’aime pas, savoir proprement insupportable. Il lui faut donc croire qu’elle ne l’aime plus, alors qu’elle sait fort bien qu’elle l’aime toujours, en faisant fond sur le supposé retournement de l’amour en haine : « Ah ! Je l’ai trop aimé pour ne le point haïr » (v. 416) La haine n’est qu’une défense contre un amour trop intense. Tel est précisément l’argument qu’Oreste lui fera valoir, à la scène suivante :
OR. Je vous entends. Tel est mon partage funeste :
Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste.
HER. Ah ! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus :
Je vous haïrais trop.
OR. Vous m’en aimeriez plus.
Ah ! Que vous me verriez d’un regard bien contraire !
Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire ;
Et l’amour seul alors se faisant obéir,
Vous m’aimeriez, Madame, en me voulant haïr. (v. 537-544)
14Aussi bien, le recours à l’inversion fonctionne-t-il comme une constante, soit que les protagonistes essaient par là de se donner le change sur leurs propres sentiments, soit qu’ils tentent de faire pression sur leur interlocuteur. C’est le cas, par exemple, de Pyrrhus lors de sa première entrevue avec Andromaque :
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère. (v. 367-370)
15Certes, le renversement de l’amour en haine appartient au cœur de la dynamique de la tragédie française depuis les débuts de Corneille3 et ne cessera d’animer les pièces de Racine. L’inflexion plus particulière qu’il subit dans Andromaque toutefois est qu’il s’accompagne, nous l’avons vu, d’une passivité, d’un sentiment d’impuissance devant un « destin » ou une fatalité qui exclut toute résistance. Comme Oreste l’avouait dès la première scène :
Puisqu’après tant d’efforts ma résistance est vaine,
Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne. (v. 97-98)
16Pyrrhus sera encore plus explicite, à la cinquième scène du quatrième acte :
Mais cet amour l’emporte, et par un coup funeste
Andromaque m’arrache un cœur qu’elle déteste.
L’un par l’autre entraînés, nous courons à l’autel
Nous jurer, malgré nous, un amour immortel. (v. 1297-1300)
17À prendre ces vers au sérieux, autrement dit à refuser d’y voir autre chose que l’expression de la mauvaise conscience de Pyrrhus à l’endroit d’Hermione, il ressort donc d’un tel aveu que c’est la situation qui gouverne le jeu des passions d’une manière à laquelle les personnages ne sauraient échapper.
18Il nous faudra nous demander dans un instant pourquoi il en est ainsi. Mais remarquons tout d’abord jusqu’où va cette loi de l’inversion. Occupés à dénier leurs sentiments véritables, les personnages tendent comme nous l’avons vu à leur donner une formulation paradoxale. Le paradoxe de ce paradoxe toutefois est que cette inversion peut mener une figure à présenter comme fausse la vérité même qu’elle avance. C’est le cas, par exemple, à la deuxième scène du deuxième acte, lorsque Hermione, qui multiplie les retardements pour ne pas quitter l’Épire et surtout pour empêcher le mariage entre Pyrrhus et Andromaque, s’inscrit en faux contre les protestations d’Oreste qui lui fait valoir à juste titre que ces retardements sont la preuve de l’amour qu’elle porte au fils d’Achille :
OR. Et vous le haïssez ? Avouez-le, Madame,
L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme :
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ;
Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux.
HER. Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue
Répand sur mes discours le venin qui la tue,
Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,
Et croit qu’en moi la haine est un effort d’amour. (v. 573-580)
19Hermione veut dénier que la haine qu’elle affiche pour Pyrrhus soit un « effort d’amour » alors même qu’elle n’est précisément rien d’autre. Le déni ne sert qu’à renforcer la vérité déniée. À l’inverse, il peut arriver qu’un personnage reconnaisse une vérité sans pour autant en tirer les conséquences qui s’imposent. C’est le cas lorsque Pyrrhus, dans le temps où il croit avoir surmonté sa passion pour Andromaque, confie à Phoenix :
Je vois ce qui la flatte,
Sa beauté la rassure ; et malgré mon courroux,
L’orgueilleuse m’attend encore à ses genoux.
Je la verrai aux miens, Phoenix, d’un œil tranquille,
Elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’ Achille :
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.
(v. 658-663 nous soulignons).
20Un tel savoir devrait prévenir le Roi d’Épire de s’engager avec elle. Qu’il n’en fasse rien atteste la puissance des passions en jeu. Les différentes modalités que nous avons repérées jusqu’ici ne revêtent une telle importance pour le déroulement de la tragédie que parce qu’elles sont l’effet d’une intensité affective dont l’expression lexicale est centrée par le terme de « fureur4 ». La fureur amoureuse est, à tout le moins, le dénominateur commun des trois personnages grecs. Oreste parle de sa fureur dès la première scène (v. 47), Pyrrhus, nous l’avons vu, annonce qu’il faut que son cœur « s’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur » (v. 368) tandis qu’Hermione demande à Cléone « Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore » (v. 418). C’est elle aussi qui commande au dénouement et par là gouverne la forme spécifique du tragique de la pièce. Plus qu’un sentiment intense, la fureur est l’énergie extrême par laquelle le personnage réalise enfin son désir, fût-ce sur le mode de l’inversion ou du quiproquo qui règlent sa marge de liberté. Dans la troisième scène du quatrième acte, Hermione a demandé à Oreste de lui immoler Pyrrhus. Devant les hésitations d’Oreste que retiennent aussi bien son statut d’ambassadeur de la Grèce, sa révérence à l’endroit de la personne de Pyrrhus que sa crainte devant le sacrilège qu’il est invité à commettre, la fille de Ménélas s’emporte dans des termes remarquables :
Je m’en vais seule au temple où leur hymen s’apprête,
Où vous n’osez aller mériter ma conquête.
Là, de mon ennemi je saurai m’approcher :
Je percerai le cœur que je n’ai pu toucher ;
Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées,
Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées ;
Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous. (v. 1241-1248)
21Les noces de sang qu’Hermione imagine ici – et qu’Oreste qualifie justement au vers suivant de « plaisir funeste » – réalisent le genre de compromis que permet la loi de l’inversion. En se tuant après avoir tué Pyrrhus, Hermione s’unirait avec lui dans une mort rêvée à la fois comme un mariage posthume et une manière d’échapper à Oreste. Enlevant le Roi à Andromaque, elle se joindrait à lui dans un geste qui tient davantage de l’appropriation que du sacrifice. Ce faisant, elle réaliserait littéralement son désir, quitte à ne le réaliser que dans la mort. Telle est la force de la contradiction dans laquelle elle est enfermée que cette mort fantasmée devient préférable à l’idée d’avoir à s’unir avec cet Oreste qu’elle n’aime pas comme il ressort de la détermination dont elle fait part à Cléone au début du dernier acte quand elle a appris que Pyrrhus est entré dans le temple avec Andromaque :
De leur hymen fatal troublons l’événement,
Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment.
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :
Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.
Je mourrai ; mais au moins ma mort me vengera.
Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra.
(v. 1487-1492 nous soulignons).
22La concessive ne saurait tromper le lecteur : ce « fût-ce Oreste lui-même » n’est en rien hypothétique. Le « quelqu’un » qui doit la suivre, c’est lui. La forme du quiproquo révèle l’intention cachée, qui est de se débarrasser de l’amant non aimé au profit de celui qu’elle aime. Aussi bien faut-il comprendre la folie dans laquelle le fils d’Agamemnon finit par verser comme la réalisation symbolique d’un meurtre. Le désaveu qu’Hermione oppose à Oreste quand il vient lui annoncer la mort de Pyrrhus n’est rien moins qu’une sorte de mise à mort :
Tais-toi, perfide,
Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur :
Va, je la désavoue, et tu me fais horreur. (v. 1533-1536)
23En faisant valoir que lorsqu’elle lui ordonna de tuer Pyrrhus « (s)on cœur démentait (s)a bouche à tous moments » alors même qu’elle s’emportait devant ses hésitations, Hermione projette sur Oreste son impasse intérieure en l’enfermant à son tour dans une double contrainte synonyme de démence. L’amant malheureux, suspendu comme il l’était depuis la première scène à l’autorité de la fille d’Hélène5, n’a plus d’autre recours que d’intérioriser une défaite qui consacre l’accomplissement de tout ce qu’il redoutait : devant son esprit égaré surgissent tant l’image insupportable d’une Hermione embrassant son rival que celle des serpents ou des érinyes, métaphore persécutrice de la haine d’Hermione à son endroit6.
24Après ce bref tableau des conséquences de la logique paradoxale dont nous avons tenté de déplier les mécanismes, posons-nous pour finir la question de son origine. Pourquoi, dans Andromaque, les relations entre les protagonistes sont-elles impitoyablement soumises au jeu de l’inversion que nous avons mis en lumière ? La réponse n’est pas facile et ne saurait avoir qu’une valeur d’hypothèse.
25Ce qui ressort le plus clairement de la pièce, en dehors de ce jeu de relations, c’est, nous l’avons dit, le poids de la mémoire de Troie. Troie est la métaphore, paradoxale elle aussi, d’un déchaînement d’horreur qui a pourtant valeur de modèle : si Andromaque, dans l’hypotypose célèbre dans laquelle elle retrace la nuit de carnage où Pyrrhus lui est apparu pour la première fois (v. 992-1008), en accentue la dimension traumatique, Pyrrhus, dans l’offre qu’il lui fait de rebâtir la ville pour Astyanax, ne lui en propose pas moins de recommencer pour elle la guerre à l’envers. Le temps de Troie marque le temps où la violence, certes, mais aussi l’héroïsme étaient légitimes : « Tout était juste alors » (v. 209) comme le Roi le dit à Oreste lors de leur première entrevue. C’est cette légitimité qui s’est perdue. Est-ce forcer le sens du texte que de penser que la nostalgie d’un héroïsme légitime marque non seulement les personnages de la pièce, mais aussi leur auteur ? Un an avant Andromaque (1667), une autre figure, bien qu’appartenant à un genre différent, celui de la comédie, avait elle aussi protesté à sa manière contre ce qu’elle nommait la « lâche méthode/qu’affectent la plupart de vos gens à la mode » pour s’entendre rétorquer que « cette grande raideur des vertus des vieux âges/heurte trop notre siècle et les communs usages7. » Alceste, comme il ressort de sa préférence pour la chanson « Si le roi m’avait donné », est un personnage Louis XIII. À comprendre sa dénonciation des excès d’une politesse mondaine qui contraint chaque membre de la société à la dissimulation hypocrite comme l’équivalent comique des perversions réglant les rapports de la galanterie et du pouvoir dans Andromaque, on peut faire l’hypothèse que tant Molière que Racine, tout en respectant à la lettre le code de politesse qui prévaut à leur époque, et en faisant même de celui-ci le plan manifeste de leurs pièces, n’en ont pas moins inscrit, au cœur de chacune de celle-ci, le rappel d’un temps autre où l’expression des sentiments – qu’ils fussent sentiments d’amour ou sentiments mondains – pouvait de manière légitime allier la franchise à la courtoisie. L’inflexion tragique ici, là comique, ne doit pas masquer les parallèles entre des problématiques comparables. L’exclusivité de l’attention que réclame Célimène dans son salon n’est-elle pas, mutatis mutandis, l’équivalent de l’attention exclusive que réclame Louis XIV ? Et si tel est bien le cas, peut-on méconnaître qu’il y a un lien entre cette double exclusivité et les logiques de l’inversion passionnelles que nous avons étudiées dans la troisième pièce de Racine et les excès de la sociabilité dans Le Misanthrope ? Dans les deux cas, la force des contraintes auxquelles sont asservis les personnages ne dérive-t-elle pas de la confiscation d’une liberté réservée désormais soit à un personnage tout-puissant (Célimène, figure diminutive de la royauté) soit, plus gravement encore, à une situation pour ainsi dire impersonnelle où règne seule la loi d’airain d’un code politique qu’on n’enfreint qu’au prix de la mort ?
26En quoi, demandera-t-on peut-être alors, la nostalgie d’un âge de l’héroïsme légitime contribue-t-elle à la réussite du tragique de cette pièce ? La réponse tient à une autre contradiction qu’il faut mentionner. Pyrrhus, nous l’avons vu, n’hésite pas, par deux fois (I, 4 et III, 7), à proposer à Andromaque de recommencer au profit de son fils Astyanax l’héroïsme dont il fit preuve lors de la guerre de Troie. Simultanément, dans la scène la plus inattendue et la plus surprenante de toute la pièce (IV, 5), il vient déclarer à Hermione :
Madame, je sais trop à quels excès de rage
La vengeance d’Hélène emporta mon courage ;
Je puis me plaindre à vous du sang que j’ai versé ;
Mais enfin je consens d’oublier le passé. (v. 1341-1344)
27C’est le dernier vers qui doit nous retenir. Dans cette pièce où tout est organisé autour de la mémoire – que ce soit la mémoire victorieuse (des Grecs) ou la mémoire tragique (d’Andromaque) – « oublier le passé » est une proposition impossible. Personne, dans cette pièce, ne peut oublier : Andromaque ne peut oublier Hector, Pyrrhus, quoi qu’il en ait, ne peut oublier sa sauvagerie passée, Hermione ne peut oublier son amour pour Pyrrhus ni Oreste son amour pour Hermione, aucun ne peut oublier Troie. La mémoire n’est pas simplement un poids, elle est un facteur constitutif dans le rapport que chaque personnage entretient avec lui-même.
28Or en même temps un tel oubli serait la condition nécessaire pour que des relations nouvelles, c’est-à-dire libres, non soumises à la loi de l’inversion, pussent se nouer. Que Racine l’ait pensé, au point de le suggérer même, fût-ce de manière indirecte, on le sait par la version de 1667, qui comprenait, à la troisième scène du dernier acte, la réapparition d’Andromaque pour une réplique adressée à Hermione pour lui reprocher d’avoir ordonné le meurtre de Pyrrhus :
Vous avez trouvé seule une sanglante voie
De suspendre en mon cœur le souvenir de Troie.
Plus barbare aujourd’hui qu’Achille et que son fils,
Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis ;
Et ce que n’avaient pu promesse, ni menace,
Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place.8 (v. 1517-1522)
29Sans doute, dès 1663, Racine supprima-t-il cette réplique au profit de la version que nous lisons encore aujourd’hui, et il serait donc de mauvaise méthode d’appuyer l’interprétation sur une version que l’auteur jugea fallacieuse. Il est certain que la constance dans la fidélité à Hector forme le trait dominant de sa veuve. Mais si la version de 1667 battait ainsi en brèche la cohérence du reste de la pièce, elle n’en désignait pas moins, nous semble-t-il, le prix auquel la logique de l’inversion pourrait être dépassée. S’il n’est donc pas possible d’oublier Troie, et si même, c’est à se plonger dans le souvenir de Troie que les personnages cherchent leur identité, seul l’oubli de Troie serait simultanément en mesure d’affranchir les relations amoureuses du tourniquet de contraintes dans lequel elles sont engagées. Que cet oubli soit aussi impossible que l’est la pure répétition du modèle troyen donne la mesure du tragique de la pièce.
30Qu’à l’inverse, ce tragique se dissimule sous le couvert de la galanterie, voire de la préciosité du langage et des discours marque l’historicité des conditions dans lesquelles Racine doit élaborer l’inflexion propre qu’il entend apporter à une doxa théâtrale largement inspirée du roman héroïco-galant des années 1650 qui ont grandement façonné la sensibilité du public qu’il entend conquérir9. Remotivé par l’emploi que Racine en fait, le langage de la galanterie ou le langage de la préciosité acquiert dans Andromaque une efficacité redoutable qui provient du fait que ses métaphores les plus conventionnelles se vérifient ici à la lettre. Ainsi, dès la première scène, lorsque Oreste avoue à Pylade que
L’amour me fait ici chercher une inhumaine.
Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ? (v. 26-28)
31l’« inhumanité » dont il parle, bien loin de se borner à marquer l’insensibilité d’Hermione à son égard – ce qui est le sens galant normal – fait-elle véritablement signe vers la cruauté désespérée de la fille de Ménélas envers lui. Que, dans cette même scène, Pylade qualifie à son tour Andromaque de la même façon :
Il l’aime. Mais enfin cette veuve inhumaine
N’a payé jusqu’ici son amour que de haine (v. 109-110)
32n’est pas à prendre moins à la lettre. Certes, Andromaque, n’a rien de la férocité destructrice d’Hermione, mais l’attachement quasi morbide qu’elle témoigne à Hector, mais la cruauté de « l’innocent stratagème » (v. 1097) qu’elle a imaginé pour sauver Astyanax, et qui prévoit son suicide, pour ne rien dire de l’artifice avec lequel, un an plus tôt, elle a sacrifié un autre enfant pour protéger le sien (v. 221-223) atteste assez que chez elle aussi l’envers de la galanterie ou de la politesse amoureuse n’est rien de moins que la mort. En vérité, dans cette pièce, tous les personnages font preuve d’une « inhumanité » qui ressort avec d’autant plus d’éclat que le vernis de politesse de leur langage semble la démentir. Cette « inhumanité » peut être chez les uns plus tournée vers l’extérieur (Hermione, Pyrrhus) et chez les autres plus tournée vers soi (Andromaque, Oreste), elle n’en caractérise pas moins autant les figures elles-mêmes que les relations qu’elles entretiennent. Comme l’étude de Spitzer a permis jadis de le comprendre, les procédés d’atténuation du style racinien procèdent d’une ambiguïté fondamentale10 : s’ils assurent le triomphe d’une bienséance érigée en norme culturelle, ils n’en laissent pas moins transparaître l’envers de cette bienséance sous l’aspect d’une sauvagerie qu’il s’agit, justement, d’atténuer. Aussi bien, ces procédés sont-ils passibles d’une double lecture contradictoire : celle qui va dans le sens de l’euphémisation et celle qui, au contraire, réveille, si l’on peut dire, sous la cendre de la politesse le feu de la violence tragique qu’elle recouvre. Même les deux célèbres syllepses qui scandent Andromaque le prouvent :
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai…
(v. 318-320 nous soulignons)
Songe, songe Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle…
(v. 997-998 nous soulignons)
33Ce qu’une lecture attentive permet d’entendre, c’est l’intensité, quasi mortelle, de la douleur d’un amant dédaigné, dans la première citation, et, dans la seconde, la cruauté définitive d’une nuit synonyme de mort. Si elle est bien employée à un « effet de sourdine », la syllepse n’en renvoie pas moins à une réalité définie par son excès de violence. L’étroitesse des conventions auxquelles Racine se soumet volontairement engendre par elle-même un surcroît d’intensité dans l’utilisation d’une rhétorique qui est, si l’on peut dire, employée contre elle-même dans le temps même où Racine la déploie. Comme Jean Bollack l’a souvent montré à propos d’autres œuvres, le dit poétique racinien reste inséparable d’un contre-dit qui lui donne seul sa profondeur.
Notes de bas de page
1 Modèle rappelé en tête de la Préface par la citation latine d’un passage de L’Énéide.
2 L’emploi d’une terminologie freudienne à propos d’une œuvre de 1667 se justifie dans la mesure où la notion de « mélancolie » (v. 17) que Pylade emploie dès la première scène au sujet d’Oreste comme la bascule de celui-ci dans la folie à la dernière scène manifestent clairement l’attention prêtée par Racine à une logique intérieure dont les deux lois que nous étudions articulent la rigueur. On ajoutera que l’occurrence répétée du terme « fureur(s) » dans la bouche des trois protagonistes grecs et les actions contradictoires auxquelles elles mènent vont dans le même sens.
3 Cf. le monologue de Médée dans la première tragédie de cet auteur : « Tu t’abuses, Jason, je suis encor moi-même, /Tout ce qu’en ta faveur fit mon amour extrême/ Je le ferai par haine, et je veux pour le moins/Qu’un forfait nous sépare ainsi qu’il nous a joints. » (v. 237-240)
4 Voir sur ce point, les commentaires de Georges Forestier dans Racine, Œuvres complètes, édition présentée, établie et annotée par Georges Forestier, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, t. I, p. 1339sq.
5 Cf. « Mais qui sait ce qu’il [l’amour] doit ordonner de mon sort, Et si je viens chercher ou la vie ou la mort. » (v. 27-28).
6 Par quoi Racine renoue aussi bien avec la fin des Choéphores qu’avec le premier stasimon de l’Oreste d’Euripide.
7 Molière, Le Misanthrope, vers 41-42 et 153-154.
8 Nous citons la version originale d’après l’édition de Forestier.
9 Dans La Folle Querelle ou la critique d’Andromaque de Subligny, Éraste avance, sur un mode parodique. « Je lui soutiens, moi, que Pyrrhus avait lu la Clélie. », Racine, éd. Forestier, p. 280.
10 Leo Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique de Racine », Études de style, traduction française, Paris, Gallimard, collection Tel, 1980.
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