Penthée spectateur de tragédie. Les Bacchantes et la réponse aux Thesmophories1
p. 201-221
Texte intégral
1Le caractère « métathéâtral »2 des Bacchantes a été mis en lumière dans plusieurs études importantes3. L’invincible pouvoir de Dionysos, le patron des concours dramatiques, signifie sans doute l’invincible pouvoir du théâtre, sa force de persuasion, et l’intrigue orchestrée par le dieu en fournit une démonstration4. On pourrait se demander, à ce propos, si le métathéâtre épuise le sens de la pièce, comme un contenu en soi5, ou si, au contraire, comme toute auto-réflexivité propre aux textes poétiques, il n’est pas orienté par le sens de l’œuvre, contribuant ainsi à sa constitution. Loin de vouloir proposer une lecture exhaustive des Bacchantes, je voudrais apporter ma contribution à ce débat, montrant qu’ici les éléments métathéâtraux mettent en évidence un dialogue polémique avec les Thesmophories d’Aristophane6. Les relations entre les deux pièces, à mon avis importantes, ont rarement été considérées7. Les philologues s’intéressent plutôt au statut bâtard d’une tragédie qui déroge aux lois du genre, par ses éléments à la fois satyriques et comiques8. Dans ce cadre, la scène de Cadmos et Tirésias et celle du travestissement de Penthée sont un objet privilégié d’étude.
2Et pourtant, le Dionysos des Bacchantes semble bien répondre à l’Euripide des Thesmophories.
3Dans sa comédie, Aristophane venait en effet de suggérer qu’Euripide ne pouvait plus être compté au nombre des poètes tragiques, puisqu’il avait changé de nature et qu’il valait mieux à partir de là le compter parmi ses collègues, les poètes comiques9. De plus, pour donner de la force à sa caricature, il lui avait opposé un Agathon scintillant, beau et double comme le dieu du théâtre, dans le rôle du sauveur généreux qui seul aurait pu le sortir de sa détresse10. La réponse d’Euripide ne prête pas à équivoque : il réconcilie la polarisation instaurée par Aristophane entre sa représentation comme poète comique et celle qui fait d’Agathon un nouveau Dionysos, construisant sa pièce autour de la figure omnipotente du seul et unique Dionysos, le sien, revenu sur la scène une nouvelle fois, pour affirmer le pouvoir de son art, un art supérieur qui dépasse les deux genres tout en les englobant. Le véritable dieu c’est lui, certainement pas l’Agathon des Thesmophories, et Euripide n’a pas besoin d’avocats pour plaider son innocence, puisque son dieu assure parfaitement sa défense, son art étant double, comme celui de son auteur. À travers ces réactualisations conflictuelles, certaines caractéristiques du dieu, au cœur des représentations mythiques, peuvent s’exprimer différemment, par le théâtre. Un Dionysos nouveau répond à l’autre11, pour montrer de quelle manière l’auteur de la pièce entend interpréter la duplicité qui est au cœur de son théâtre.
1. Les Bacchantes et les Thesmophories : analogies structurelles et thématiques
4Parmi les chercheurs qui ont posé la question des rapports entre les Bacchantes et les Thesmophories, Zeitlin12 est celle qui a le plus ouvert le terrain de l’interprétation, en relevant un grand nombre d’analogies entre ces deux pièces.
5D’après sa lecture, de telles analogies ne supposeraient aucune question d’ordre chronologique, ni non plus un rapport intentionnel de reprise d’un des deux textes par rapport à l’autre, recouvrant la fonction de modèle : les Bacchantes et les Thesmophories peuvent, à son avis, être rapprochées parce qu’elles reproduisent, chacune à sa manière, des structures mythiques communes. Ainsi, elle constate que le mythe de Dionysos peut subir au théâtre deux traitements différents, selon qu’il est décliné en tragédie ou bien en comédie : la version tragique correspondrait aux conséquences sérieuses de la violation de tabous rituels, quand l’homme qui vient espionner les secrets des femmes provoque leur folie bachique et subit le sparagmos de leurs propres mains (ce sont les Bacchantes) ; la version comique consisterait à refuser tous les tabous, comme le fait le carnaval, à se délecter du sacrilège et de la violation de la solennité rituelle, de manière à détourner une tragédie potentielle en farce comique (ce sont les Thesmophories). Quant aux points de convergence, thématique et structurale, entre les deux pièces, Zeitlin note :
la présence d’un cadre rituel (rite féminin, dans les deux cas) ainsi que d’un mythe de référence dionysiaques ;
l’importance, dans le développement de l’action rituelle, du travestissement ainsi que
d’un personnage qui dirige et organise l’action de l’intérieur : Agathon dans les Thesmophories, et Dionysos dans les Bacchantes.
6Les lectures métathéâtrales ont, quant à elles, souligné la présence, dans les deux pièces, d’un play-within-the-play à trois rôles : le metteur en scène (Euripide aidé par Agathon dans les Thesmophories, Dionysos dans les Bacchantes), l’acteur (le Parent dans les Thesmophories, Penthée dans les Bacchantes) et le chœur (les femmes d’Athènes dans les Thesmophories, le thiase des Thébaines dans les Bacchantes). Nous aurions là les éléments de base d’une grammaire de l’art dramatique, qu’Euripide et Aristophane manipulent savamment afin de révéler aux spectateurs les secrets de l’illusion théâtrale, dans sa double version : tragique et comique13.
7Tout en reconnaissant la pertinence de telles études – l’analyse du fait théâtral est sans doute centrale dans les deux pièces – je crois, pour ma part, que la dimension métathéâtrale se trouve ici soumise à une intention polémique, qui l’oriente et la détermine, et qu’elle doit être située dans le cadre d’un dialogue, voire d’une rivalité poétique, entre Aristophane et Euripide. C’est là, à mon avis, le sens des analogies lexicales, thématiques et structurales qui relient les Bacchantes aux Thesmophories.
8D’autres éléments de convergence, dramaturgiques et thématiques, sont à relever, il me semble, pour pouvoir définir les termes d’un tel dialogue, ainsi que ses enjeux poétiques :
le rôle du chœur au sein de l’intrigue, qui est atypique aussi bien dans les Thesmophories, si on les considère comme une comédie, que dans les Bacchantes, si on les considère comme une tragédie, ainsi que le rôle correspondant du protagoniste ;
le thème de la débauche des femmes, qui n’est pas moins central dans les Bacchantes que dans les Thesmophories, et qui constitue un des problèmes dans l’interprétation de cette tragédie14.
9De manière générale, on sait que dans les comédies d’Aristophane qui précédent 411 a. C. le chœur et l’acteur protagoniste ont un rapport privilégié, d’échange très intense15. Ce rapport exclusif entre protagoniste et chœur peut être de complicité pendant toute la durée de l’action, ou bien il peut être momentanément conflictuel, en particulier dans la partie de l’action comprise entre la parodos et la parabase, pour ensuite se muer en accord. Quoi qu’il en soit, la réussite du projet du protagoniste, au centre de l’intrigue, repose largement sur le soutien du chœur. Les Thesmophories appartiennent au deuxième groupe, parce qu’ici le protagoniste (Euripide) se trouve confronté à l’hostilité farouche du chœur (les femmes qui célèbrent les Thesmophories), et cela jusqu’à l’exodos, mais elles se distinguent nettement des autres comédies du même genre, parce que le conflit qui oppose le protagoniste et le chœur n’est pas la conséquence du projet du protagoniste, mais il est, au contraire, le fait de l’initiative du chœur lui-même. Ainsi, dans les Thesmophories, le projet d’Euripide (envoyer un plaideur à l’assemblée des femmes) est présenté, depuis le prologue, comme une réaction de défense contre l’action du chœur de femmes (le procès), même si cette dernière est justifiée à plusieurs reprises comme une réponse légitime contre les agressions verbales du poète, ayant eu lieu hors intrigue (dans ses tragédies)16. C’est un unicum dans l’œuvre aristophanienne dont nous disposons : jamais l’action du protagoniste ne se limite à une réaction de défense contre le chœur, c’est au contraire toujours le protagoniste qui détient l’initiative de l’action et finit, d’une manière ou d’une autre, par vaincre les résistances du chœur et obtenir son soutien. Nous pouvons analyser la situation de départ de cette intrigue, en disant qu’ici le protagoniste, au lieu d’agir, subit, et que le chœur, au lieu de réagir à l’initiative du protagoniste (en positif ou en négatif), détient lui-même l’initiative de l’action comique.
10Une deuxième particularité dans la dramaturgie des Thesmophories est le partage bizarre de la fonction du protagoniste entre deux personnages, Euripide et le Parent. Quelle que soit l’interprétation qu’on en donne17, ce partage permet au protagoniste présumé de la pièce, c’est-à-dire à l’objet de la haine du chœur (Euripide), de mettre en œuvre une stratégie de défense contre l’agression dont il est victime : au lieu de se rendre lui-même chez les femmes, il peut se faire représenter par un substitut de protagoniste, après l’avoir travesti pour l’occasion. Cela explique l’absence d’un véritable agôn dans notre comédie : en effet, ce manque semble refléter la situation du protagoniste, qui au lieu d’affronter ses ennemies directement et franchement, comme d’habitude dans une comédie, se fait remplacer par un personnage travesti pour essayer d’avoir le dessus sur ses adversaires.
11Or, les deux particularités de l’intrigue comique des Thesmophories que je viens de souligner : la passivité du protagoniste, qui partage sa fonction avec un personnage travesti, et l’hostilité indéfectible du chœur envers le protagoniste, ont une correspondance dans l’intrigue tragique des Bacchantes, où elles se trouvent renversées : d’une part, le héros (Dionysos) détient un pouvoir presque démiurgique sur l’action et partage son rôle avec un substitut (Penthée)18 ; d’autre part, il jouit du soutien indéfectible du chœur (les Lydiennes). Ainsi, la complicité du chœur avec le héros, qui caractérise d’autres tragédies connues, prend dans les Bacchantes une signification nouvelle, parce qu’ici le héros, au lieu de subir, monopolise l’intrigue comme bon lui semble –nous pourrions dire : comme l’acteur protagoniste d’une comédie – ; et le chœur, au lieu de commenter sa chute, comme ailleurs, participe activement à la réalisation de son projet. Si on se limite à considérer les rapports entre le héros et le chœur ainsi que leur rôle respectif dans le développement de l’action dramatique, les Bacchantes présentent des analogies frappantes avec la structure de plusieurs pièces comiques19. Dans ce cadre, nous n’avons pas non plus de véritable agôn (exactement comme dans les Thesmophories) ni de dialectique tragique, puisque le dieu ne subit pas l’opposition de son ennemi, mais envoie au sacrifice son ennemi inconscient, après l’avoir travesti pour l’occasion.
12Pour conclure cette analyse des analogies structurelles entre les Thesmophories et les Bacchantes, on peut souligner comment dans les deux pièces le chœur occupe une position insolite : dans la comédie il prend l’initiative de l’action qui normalement revient au protagoniste ; dans la tragédie, il participe d’une façon active à l’accomplissement du projet du héros. De manière tout à fait complémentaire, le rôle du protagoniste est, lui aussi, renversé : dans les Thesmophories, il subit l’initiative du chœur, se limitant à l’amadouer grâce à l’aide de son complice ; tandis que dans les Bacchantes il projette la défaite de son ennemi avec la complicité du chœur. Bref, dans les Thesmophories nous avons un protagoniste subissant l’action du chœur, et dans les Bacchantes un héros agissant activement avec la complicité du chœur. À partir de là, il serait intéressant de reconsidérer les analogies thématiques et structurelles entre les deux pièces relevées par Zeitlin. En particulier, la présence d’une intrigue dans l’intrigue, avec l’envoi par le protagoniste d’un personnage préalablement travesti, sommé d’accomplir son dessein, loin d’être l’indice d’une structure mythique commune, témoigne, à mon avis, d’une évocation intentionnelle, par Euripide, de la comédie d’Aristophane.
13Avant de nous interroger sur le sens qu’une telle évocation pourrait revêtir, il convient de considérer le dernier point de convergence entre les deux pièces, que j’ai évoqué plus haut : le thème de la débauche des femmes.
2. La débauche des femmes : hommage à Aphrodite ou à Dionysos ?
14Comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner20, le chef d’accusation contre Euripide, à l’origine du procès que les femmes lui intentent dans les Thesmophories, est celui d’avoir dit du mal d’elles. Le thème du kaka legein d’Euripide reçoit un développement conséquent dans le quasi-agon, quand les représentantes des femmes prennent la parole l’une après l’autre, et expliquent les raisons de leur mécontentement vis-à-vis du poète. Nous apprenons ainsi que, loin de vouloir se défendre des prétendues diffamations d’Euripide, elles sont prêtes à reconnaître que ses tragédies fournissent une représentation véridique de leurs comportements, notamment en matière d’amour et de sexe. Ainsi, la première oratrice (vv. 389-394) :
Car quelle est l’injure dont cet homme ne nous éclabousse ? Où a-t-il oublié de nous calomnier, partout où il y a des spectateurs, des tragédiens et des chœurs, nous appelant adultères, amantes d’hommes, ivrognes, traîtresses, bavardes, bonnes à rien, fléaux pour les hommes ?21
15et elle continue (vv. 395-399) :
ainsi, dès qu’ils rentrent du théâtre, ils nous regardent suspicieux et cherchent à savoir s’il n’y a pas un amant caché dans la maison. Nous ne pouvons plus rien faire comme avant : telles sont les horreurs que cet homme a enseignées à nos maris.
16Dans la suite de son discours, l’oratrice donnera une série d’exemples concrets, sous formes de petits tableaux, des conséquences néfastes que les représentations euripidéennes ont eues sur la vie conjugale des femmes : d’après sa description, les tragédies du poète sont devenues pour les hommes d’Athènes comme des schémas interprétatifs, à partir desquels ils analysent maintenant tous les comportements de leurs épouses. La méfiance qui s’ensuit est à l’origine de l’habitude que les hommes ont prise d’enfermer leurs femmes à la maison et de les faire surveiller par des chiens (vv. 414-417) :
Puis, à cause de lui, aux appartements des femmes ils appliquent maintenant des cachets et des verrous, pour nous garder, et en outre ils nourrissent des chiens molosses, épouvantails pour les amants.
17Bref, au lieu de tromper, comme un poète tragique devrait le faire, l’Euripide qu’Aristophane nous présente ici se comporte en poète comique, parce qu’il dénonce la réalité, au même titre qu’Aristophane lui-même22. En même temps, en choisissant de s’attaquer aux femmes, il en est réduit à se faire le délateur de leurs tromperies et de leurs adultères. Or, la dialectique entre Euripide et Aristophane, entre tragédie et comédie, au cœur des Thesmophories, ne se propose pas simplement de célébrer positivement les affinités entre les deux poètes, comme ce que nous venons de remarquer pourrait le faire croire. Dans les anapestes, les femmes du chœur, après avoir solennellement annoncé qu’elles vont tisser leur propre éloge, en réponse aux médisances d’une longue tradition misogyne (dont l’Euripide de la pièce est appelé à prendre sa part) selon laquelle elles seraient un fléau pour les hommes, ces femmes, donc, finissent par blâmer des hommes politiques connus, protagonistes de la vie politique du moment (vv. 799- 810 : c’est la coryphée qui parle) :
Il est donc évident que nous sommes meilleures que vous, et de beaucoup. D’ailleurs, on peut le prouver. Prouvons-le donc, pour savoir qui sont les pires. Car nous disons que c’est vous, vous dites que c’est nous. Considérons donc et confrontons au cas par cas, comparant le nom de chaque homme et de chaque femme. Nausimaché est meilleure que Charminos : c’est évident. Et sans aucun doute Cléophon est inférieur en tout point à Salabaccho. Avec Aristomaché, celle de Marathon, et avec Stratoniké, aucun de vous ne se risque à combattre, depuis longtemps déjà. Mais Euboulé, existe-il un bouleute, parmi ceux de l’année dernière, qui soit meilleur qu’elle, après avoir confié son poste à un autre ? Même Anytos ne le dirait pas. Aussi nous prétendons être supérieures aux hommes, et de beaucoup.
18En effet, la « preuve » (vv. 800, 801 : basanos) comique qu’elles apportent pour démentir l’argument principal des misogynes ne consiste pas, conformément au style rhétorique du discours, en une analyse et en une confrontation des mérites respectifs des femmes et des hommes, mais se révèle être une comparaison comique entre les noms de quelques citoyens connus et les noms d’une série de femmes imaginaires. D’un côté, le commandant de la flotte athénienne et le chef du parti démocratique radical ; de l’autre, des noms parlants féminins, qui suggèrent de glorieuses victoires (Nausimaché, « Celle qui combat avec des vaisseaux », Aristomaché, « Excellent combat », Stratoniké, « Victoire de l’armée », Euboulé, « Bon conseil »). À y regarder de près, cet éloge des femmes n’est pas aussi ingénu et amusant qu’on le croit, si on le rattache à la parodie dont Euripide fait l’objet tout au long de l’intrigue. En effet, les hommes mentionnés par le chœur ne sont pas des personnages du mythe, comme la Phèdre et la Sthénébée que le Parent a essayé maladroitement de défendre dans la scène de l’assemblée (vv. 497-498), mais de vrais hommes, citoyens en chair et en os, connus du public entier par leurs lourdes responsabilités dans la guerre contre Sparte. Les femmes évoquées comme exemples de rectitude et de vertu sont, en revanche, de pures abstractions, toutes sauf Sala-bakkô, la prostituée. Comment interpréter ce binôme ? On a comme l’impression que ce discours ne défend pas les femmes, mais déplace plutôt l’attention sur un autre objet : les hommes.
19La conclusion des anapestes et le pnigos qui suit développent, en effet, le thème de la corruption politique des hommes, en l’opposant à la description des vertus domestiques des femmes : les premiers sont présentés comme des voleurs, des goulus et des lâches ; les secondes, au contraire, comme parcimonieuses et laborieuses, avec un renversement évident des accusations de gloutonnerie, ivrognerie et adultère dont elles avaient été victimes à l’assemblée (vv. 811-829) :
Une femme ne se rendrait pas en ville avec un attelage, après avoir volé quelque chose comme cinquante talents au trésor public ; mais, même si elle subtilise le maximum, volant un panier de blé à son mari, elle le rend immédiatement. Mais nous pourrions en désigner plusieurs, parmi ces gens-là (vers les spectateurs), qui se comportent de la sorte, et qui en outre sont plus que nous gourmands, voleurs à la tire, charlatans et marchands d’esclaves. Et ils sont sans doute pires que nous dans la sauve-garde de leur patrimoine. Car nous, nous conservons encore aujourd’hui le cylindre pour rouler la toile, la traverse, les petites corbeilles et l’ombrelle ; alors que plusieurs parmi nos maris que voici ont fait disparaître de la maison le bâton avec la lance, et beaucoup d’autres, pendant leur service militaire, ont laissé tomber de leurs épaules... l’ombrelle.
20Cet éloge ambivalent des femmes pourrait bien viser les thématiques féminines privilégiées par Euripide, soumettant son univers poétique à une critique comique : les héroïnes euripidéennes, ces débauchées de comédie, ne sont pas, pour Aristophane, dignes de l’intérêt que le poète tragique leur a voué. La cible la plus appropriée des injures sont, et restent, à son avis, les représentants de la cité. Ce qui équivaut à dire qu’Euripide peut bien se comporter comme un poète comique, en interprétant les mythes de la tradition avec un tel réalisme qu’il finit par se faire dénonciateur de la corruption féminine, mais il n’arrivera jamais à égaler l’art d’Aristophane, qui, seul, a le courage de s’attaquer aux hommes au pouvoir. Les cibles principales du blâme, tel qu’Aristophane l’entend, sont et restent les hommes, véritables responsables du destin d’Athènes. La tragédie d’Euripide, qui a fait des femmes son intérêt principal, est, au fond, digne de blâme.
21Parmi les difficultés de ce texte complexe que sont les Bacchantes, il y en a une sur laquelle les commentateurs n’arrêtent pas de revenir : le personnage de Penthée se trompe, dès son entrée en scène, sur la vraie nature des rites que les femmes de Thèbes accomplissent sur la montagne, après avoir abandonné leurs maisons et leurs maris. Ainsi, au lieu d’admettre la réalité – qu’elles sont poussées par Dionysos et honorent le dieu – il rattache le départ des femmes à la débauche et à Aphrodite. Voici ce qu’il dit à ce propos dans sa première intervention (vv. 222-225) : « chacune se replie dans son coin/De désert pour servir le plaisir des hommes, /Comme des Ménades dévotes, à les entendre. /En fait, elles mettent la déesse Aphrodite au-dessus du dieu bachique »23.
22Si les Thébaines honorent Aphrodite, et non Dionysos, l’étranger qui se mêle aux prétendus rites bacchiques n’est pas le Dieu, mais une image d’Aphrodite elle-même. Ainsi, Penthée continue (vv. 233-238) : « L’on dit aussi qu’un étranger est entré ici, /Un charlatan, un sorcier du pays de Lydie, /Une blondeur bouclée, les cheveux parfumés, /Les joues couleur de vin, les grâces d’Aphrodite dans les yeux. /Il passe des jours et des nuits avec les jeunes femmes, /En faisant miroiter devant elles les mystères de la jouissance ».
23Ce à quoi Tirésias répondra ponctuellement, dans la conclusion de sa réplique (vv. 314-318) : « Ce n’est pas Dionysos qui forcera les femmes à la raison/En amour, la raison/Fait partie de la nature, en toute chose, toujours. /C’est cela qu’il faut avoir en vue. En pleine extase bachique, /La femme de raison ne se perdra pas ».
24Dans la suite, Penthée reviendra encore sur le rapport entre Dionysos et Aphrodite, en présence du soi-disant serviteur du dieu, qu’il rapproche de la déesse (vv. 457-459) : « Tu la gardes exprès, ta peau blanche : /Pas de coups de soleil, non, l’ombre ; /Tu chasses Aphrodite à l’appât ». À quoi le premier messager, relatant ce qu’il a vu sur la montagne, opposera (vv. 684-688) : « Les unes appuyaient leur dos contre des branches de sapin. /Les autres avaient posé leur tête à terre au hasard, /Sur des feuilles de chênes, sagement ; ce n’est pas comme tu dis, /Elles ne chassaient pas Cypris, enivrées de vin pur, /Et excitées par les sons de la flûte dans la solitude des bois ». Mais le roi n’en démord pas. Ainsi, dans le quatrième épisode, s’apprêtant à partir pour son dernier voyage, habillé en femme, escorté par le dieu, il se demande comment il fera pour surprendre les Ménades, (vv. 955-960) :
Dionysos : Tu la trouveras, la cachette où il faut que tu te caches,
Tu t’en vas masqué – voyeur des Ménades !
Penthée : Eh bien ! Il me semble les voir dans les buissons, comme des oiseaux,
Prises dans les doux enclos des lits de l’amour.
Dionysos : N’est-ce donc pas pour cela que tu es envoyé en gardien ?
Tu les surprendras sans doute, à moins que tu ne sois pris avant.
25La dernière évocation de l’obsession de Penthée se trouve dans le discours du second messager, venu sur scène pour raconter la fin tragique du héros malheureux (vv. 1058-1062) : « Le pauvre Penthée ne voit pas la cohue des femmes ; /Il dit : étranger, là où nous sommes, /Je n’arrive pas de mes yeux jusqu’aux soi-disant Ménades. /D’une hauteur, grimpant sur un pin au long cou, /Je verrais correctement leur sale besogne ménadique (mainadôn aischrourgian) ».
26Bref, Penthée se trompe jusqu’à la fin sur l’identité de l’étranger et sur la nature des rites bachiques, et son égarement fait sa perte.
27L’erreur de Penthée a été relevée par les interprètes et joue un rôle plus ou moins important dans les lectures psychanalytiques et psychologisantes de la pièce, qui y voient le signe d’un refoulement mal dissimulé24. Bollack a souligné la difficulté d’en saisir la raison dramatique, et il l’a rattachée à l’action du dieu, qui, en éloignant les femmes, aurait attiré sa proie sur la voie de la libido, pour le conduire à la mort25.
28Sans vouloir sous-estimer le rôle de Dionysos dans l’organisation de sa vengeance, je pense que la réaction de Penthée devant l’éloignement des femmes mérite d’être analysée en elle-même et dans sa différence, car elle se distingue nettement des autres méprises quant à la nature du dieu dont les personnages de la pièce se rendent coupables26. D’autre part, on ne saurait négliger sa fonction primordiale dans la construction de l’intrigue. En effet, c’est à cause de cette erreur que le roi se laisse entraîner dans la montagne, il veut voir la débauche des femmes, il veut savoir depuis le début27. Or, si le rôle dramatique de cette erreur ne fait pas de doute, quel pourrait en être le sens du point de vue de l’invention poétique ? Pour pouvoir répondre, je crois qu’il faut se questionner sur ses liens avec l’obsession de voir, que Penthée manifeste tout au long de la pièce28.
29En effet, c’est comme si, d’un côté, le roi croyait savoir ce que sont ces rites (= la débauche), et, de l’autre côté, il désirait passionnément y assister. Nous pouvons interpréter ce fait comme le signe d’un refoulement sexuel29, ou encore, comme une critique du rationalisme du sophiste, qui croit dans l’autopsie comme source de connaissance et instrument pour s’orienter dans la réalité30.
30Une autre réponse possible – c’est mon hypothèse – consiste à dire que par la représentation de Penthée, Euripide a voulu répliquer à la caricature des spectateurs de son théâtre, au centre de la parodie des Thesmophories. Les éléments qui permettent de relier les deux textes sont au nombre de deux : d’une part, la représentation du roi comme aspirant spectateur de la débauche féminine, d’autre part, sa volonté déterminée de reconduire les Thébaines à leurs foyers. Les deux aspects ont été mis en évidence à plusieurs reprises, mais jamais dans la perspective que j’essaie de définir. Ainsi, dans leurs analyses des éléments métathéâtraux de la pièce, Segal et Auger ont souligné le rôle de Penthée comme spectateur, puis protagoniste, de la pièce dans la pièce que Dionysos, en maître de l’illusion, met en scène : parti vers la montagne dans le but de « voir » les femmes (vv. 810- 812, 829, 912, 916), il finit par devenir spectacle (v. 1075) : « Il ne vit pas les Ménades, c’est lui qu’on voyait » (c’est le commentaire du messager, décrivant le moment où Penthée est surpris dans sa cachette sur le sapin). D’après l’interprétation de Segal, derrière le destin du spectateur-spectacle qu’est Penthée se cacherait une représentation de l’illusion tragique comme identification du spectateur à l’acteur31.
31De manière analogue, Tasinato a souligné comment la fameuse déclaration de poétique de Gorgias à propos de l’art tragique (Plutarque, De gloria Atheniensium 5, Moralia, 348 c) explique parfaitement ce qui se passe dans les Bacchantes32 :
La tragédie fleurit et fut célébrée, charme pour les yeux et pour les oreilles des hommes de son époque, offrant par les récits et par les passions une illusion, de manière à ce que, comme dit Gorgias (cf. Vorsokr. 76 B 23), celui qui trompe est plus juste que celui qui ne trompe pas, et celui qui se laisse tromper est plus intelligent que celui qui ne se laisse pas tromper. Celui qui trompe est plus juste, parce qu’il tient sa promesse, et celui qui se laisse tromper est plus intelligent, car l’être sensible se laisse capturer plus facilement par le plaisir des discours33.
32Tout en reconnaissant l’apport d’un tel éclairage à la compréhension de la pièce, je crois, pour ma part, que la représentation de Penthée en tant que spectateur soumis au pouvoir de l’illusion tragique n’est pas sans rapport avec les thèmes paratragiques, et notamment paraeuripidéens, développés dans les Thesmophories34. Dans cette optique, les analogies entre les deux pièces apparaissent comme le signe d’une reprise. Spectateur in the play, Penthée ne l’est pas simplement pour illustrer les effets de l’illusion tragique, mais surtout pour évoquer la description comique des effets du théâtre euripidéen faite par Aristophane trois années auparavant. L’incapacité à distinguer la fiction de la réalité était, en effet, déjà thématisée par Aristophane, dans sa représentation des spectateurs d’Euripide comme des maris jaloux, confondant les vicissitudes de Phèdre et de Sthénébée avec la réalité de leurs vies conjugales.
33Comme les spectateurs du théâtre euripidéen décrits par les oratrices à l’assemblée, ces maris possessifs voulant enfermer leurs femmes à la maison pour les empêcher d’aller voir leurs amants, Penthée pense que les femmes dans la montagne sont des débauchées et il veut les reconduire à leurs foyers. Mais il se trompe. Les Thébaines ne cachent pas un secret, comme les Athéniennes qui célèbrent les Thesmophories, qui font semblant d’être des épouses fidèles pour pouvoir cultiver leurs vices en paix, et qui s’adonnent au plaisir du vin le jour de la fête consacré au jeûne. Les femmes sur la montagne sont de vraies possédées, dévouées à Dionysos et non à Aphrodite. La stratégie de Dionysos s’appuie sur cette erreur. Ainsi, il n’est pas difficile, pour lui, de vaincre les faibles résistances du roi, au moment où celui-ci apprend que, pour infiltrer les rites des femmes, il sera obligé de se travestir (vv. 828-830) :
Penthée : Quelle toilette ? Celle d’une femme ? Je suis gêné.
Dionysos : Tu n’as donc plus envie de voir le spectacle des Ménades ?
Penthée : Quelle est la robe que tu dis que je me mettrai sur la peau ?
34ouketi theatès mainadôn prothumos ei, « Donc, tu n’es plus désireux d’être spectateur des Ménades ? ». Nous pouvons lire, dans la question provocatrice de Dionysos, une allusion ironique à l’enjeu poétique (la réponse à Aristophane) de la scène qui va suivre35, allusion renforcée par l’utilisation du terme theatès36 : par son sacrifice, le spectateur présomptueux aura bien démontré à quel point il se trompait sur le sens du spectacle qu’il croyait pourtant si bien connaître.
35Si mon hypothèse est valide, la fin tragique de Penthée acquiert une signification metathéâtrale supplémentaire, qui s’ajoute à sa fonction au sein du mythe tel qu’il est raconté dans la pièce : à un premier niveau, celui de la narration dramatique, elle mène à la reconnaissance de Dionysos, et à un second niveau, elle contribue à la reconnaissance poétique d’un Euripide que la parodie aristophanienne a mis à mal. En effet, le démembrement de Penthée n’est pas le fait de femmes adultères, violant les liens sacrés du mariage – ce que le roi pense, comme s’il avait suivi l’enseignement d’Aristophane –, mais de meurtrières aveugles. La faute dont ces dernières se rendent coupables ne relève pas du domaine d’Aphrodite37, mais du domaine de Dionysos : il ne s’agit pas de tromperie, mais de transgression. À ce propos, il y aurait lieu de s’interroger sur un aspect particulier de la différence entre les adeptes de Dionysos, les Lydiennes qui composent le chœur, et les Thébaines, actrices du démembrement de Penthée, dont nous apprenons les exploits par les récits successifs des deux messagers, sans jamais les voir sur scène : alors que les premières semblent avoir accès à la sexualité et se réclament explicitement d’Aphrodite (deuxième strophe du premier stasimon, vv. 402-416)38, les secondes n’ont aucune relation avec Aphrodite, et leurs pratiques rituelles (notamment le sparagmos, le démembrement des animaux) ne comprennent aucunement des actes sexuels. La diversité de comportement et d’orientation qui oppose les deux groupes de femmes a été souvent expliquée par le caractère plus au moins volontaire de leur adhésion au culte39 : alors que les Lydiennes adhèrent spontanément au dionysisme, comme Cadmos et Tirésias, les Thébaines sont manipulées par Dionysos, qui leur insuffle la folie, de même qu’à Penthée. Cela est sûrement vrai. Mais, puisque c’est Dionysos qui commande le jeu, quel sens donner à la transformation à laquelle il soumet les Thébaines ? N’y aurait-il pas, de sa part, une volonté délibérée de tromper les attentes de Penthée ? Et si c’était le cas, comment ne pas voir en cela une réponse affichée à Aristophane ? D’une part, les Lydiennes, les bacchantes paracomiques célébrant le bonheur de la médiocrité ainsi qu’Aphrodite, et de l’autre les Thébaines, véritables Ménades de tragédie ? Les premières feraient écho au chœur paratragique des Thesmophories40, cette horde de femmes en guerre contre Euripide, réclamant le droit au respect de la vie privée et de la famille41, les secondes montreraient ce qu’est la véritable folie bacchique. Quoi qu’il en soit, le décalage entre l’obsession de Penthée et la réalité du rite célébré sur la montagne par les Thébaines semble évoquer les relations complexes entre la déesse de l’amour hétérosexuel et le dieu de l’extase et de la transgression, tout en exprimant le conflit entre la parodie de la tragédie euripidéenne au centre des Thesmophories et la réponse qu’Euripide a voulu lui donner dans les Bacchantes : les Phèdre et les Médée ne sont pas des adultères de comédie, mais des folles assassines, et c’est ainsi qu’elles célèbrent le dieu du théâtre. Derrière le thème de la reconnaissance de Dionysos pourrait, donc, se cacher le thème de la reconnaissance poétique d’un Euripide que la parodie comique a pris pour cible. Ce qui équivaut à dire qu’Euripide, comme Dionysos, a besoin d’être attaqué, critiqué, méconnu, pour pouvoir, ensuite, être reconnu pour ce qu’il vaut. Les analogies structurelles qui relient les Bacchantes aux Thesmophories semblent aller dans ce sens, superposant la figure du dieu du théâtre (le Dionysos des Bacchantes) à la caricature comique d’Euripide (le poète des Thesmophories), dans un jeu de miroirs déformants. Tous deux manipulent un travesti, chargé de participer à un rite féminin, comme des metteurs en scène sur la scène, mais le premier est obligé d’emprunter le travestissement à un vrai poète tragique (Agathon), et de se cacher derrière les coulisses, laissant son acteur libre de jouer à sa façon (conformément au rôle de poète comique qu’Aristophane lui a assigné) ; alors que le second reste à côté de son acteur du début à la fin, et lui dicte son rôle dans les moindres détails, ne se limitant pas à le travestir, mais orientant son esprit et ses comportements jusqu’au bout. À y regarder de près, tout en répondant à l’Euripide comique, le personnage de Dionysos ne vise pas moins son jeune collegue, Agathon, d’abord par sa nature de poète tragique, mais aussi par son ambivalence, à la fois génie du théâtre et metteur en scène, dieu et homme, homme et femme42.
3. Agathon et Dionysos : la caricature du poète tragique et son renversement
36L’apparition du jeune poète, dans une performance improvisée (Thesm. vv. 101-129), met en évidence le contraste entre le caractère comique du personnage Euripide et le caractère para-tragique du personnage Agathon. Il improvise un chœur féminin, interprétant successivement le rôle de la choreute et celui du chœur. De plus, il est caractérisé par une ambivalence sexuelle bouleversante, qui frappe les sens et suscite les réactions les plus diverses chez ceux qui le côtoient. En fait, c’est un nouveau Dionysos. Et le Parent le souligne, par une parodie verbale ponctuelle des Édoniens d’Eschyle, où le dieu jouait sans doute un rôle important43. Pour se défendre des agressions du vieux Parent, Agathon énonce alors des propos assez incohérents sur son art, qu’il appelle mimesis. D’après lui, le bon poète doit à la fois se faire femme (par le costume et par les comportements), s’il veut composer un drame féminin44, et ne peut qu’être féminin s’il veut créer de belles choses (vv. 146-167). La féminité du poète imite donc celle de l’acteur qui est en train d’interpréter son personnage d’improvisateur, et en même temps, son œuvre ne peut qu’imiter sa nature. La contradiction du discours d’Agathon reflète en fait la dialectique interne à l’art de Dionysos, divisé en lui-même entre une âme comique et une âme tragique : l’illusion qu’on produit au théâtre est-elle le fruit de l’artifice, comme l’acteur comique n’arrête pas de le souligner, ou au contraire est-elle la conséquence d’une ressemblance d’ordre naturel entre l’acteur et son personnage ? Il s’agit de deux façons opposées d’envisager le jeu, qui peuvent par moment trouver une conciliation quasi-divine, comme dans le personnage d’Agathon lui-même : son ambivalence naturelle (en fait réelle, si l’on s’en tient aux sources le concernant, qui le décrivent comme un homme très efféminé)45 renvoie à l’ambivalence de sa théorie et vice-versa.
37Avec son discours, Agathon fournit presque un mode d’emploi du travestissement qu’il prête au Parent, plaideur volontaire pour Euripide. Nous savons que, par la suite, le Parent ne suivra pas ses consignes, et, au lieu de jouer la femme, trahira, par ses comportements et par ses paroles, son appartenance au domaine de la comédie.
38L’écart comique entre la leçon de mimesis dramatique donnée par Agathon dans le prologue et la pratique du théâtre illustrée par le couple Euripide (metteur en scène) – Parent (acteur) dans le développement de l’intrigue montre bien la différence qui oppose la tragédie et la comédie, du point de vue de la mise en scène : la première demande une identification totale de l’acteur avec son personnage, parce que pour réussir elle doit tromper, alors que la seconde se fonde sur l’autonomie de l’acteur, véritable pivot de l’intrigue et maître du rire (cf. le couple Aristophane-Dicéopolis, dans les Acharniens, modèle paradigmatique du rapport qui doit unir le bon poète comique et son acteur : il s’agit d’une complicité à toute épreuve, dans l’indépendance réciproque).
39À partir de là, il y aurait lieu de s’interroger sur les relations que le Dionysos des Bacchantes entretient avec l’Agathon des Thesmophories : en particulier, la superposition, en un même personnage, de la figure du dieu, du metteur en scène et de l’acteur, ne semble pas se réaliser de la même manière dans le modèle (Agathon) et dans celle que je suppose être sa reprise (Dionysos). En effet, alors qu’Agathon s’efforce de se transformer par l’artifice (le travestissement, le maquillage, les comportements, etc.), c’est-à-dire par un acte de mimesis, et par là même d’atteindre la beauté nécessaire à la création de belles œuvres (vv. 166-167 : « Car il est nécessaire de composer des choses conformes à sa propre nature »), Dionysos, en revanche, se transforme à son gré en ce qu’il veut, conformant aussi bien son aspect que sa nature profonde aux personnages qu’il décide d’incarner (vv. 53-54 : « Pour cela, m’étant transformé, j’ai une forme humaine, et j’ai changé mon aspect propre pour une nature d’homme »). Dans un cas, la féminité du poète est présentée comme le résultat second d’une manipulation première de son aspect46 ; alors que dans l’autre, la capacité à se transformer est inscrite dans la nature ambivalente du dieu. Ainsi, dans les vers que je viens de citer, le changement du dieu est préalable à l’obtention d’une forme humaine, comme cela est rendu manifeste par la succession du participe aoriste (allaxas) « m’étant transformé » et du présent (eidos thnèton... echô) « j’ai une forme humaine » dans le premier vers, et par la référence explicite à la nature d’homme que Dionysos dit avoir obtenu en échange de son aspect divin (morphèn t’emèn metebalon eis andròs physin)47. C’est que, dans sa perspective, l’aspect et la nature ne font qu’un48, l’ambivalence esthétique n’étant qu’un aspect particulier du caractère globalement et fondamentalement double du dieu. Ainsi, Dionysos ne doit pas recourir au travestissement pour créer des personnages, comme Agathon, puisqu’il peut être ce qu’il veut, naturellement. Si la caricature d’Agathon par Aristophane contient une critique comique des présupposés de la mise en scène tragique, la présentation de Dionysos par Euripide devrait être lue comme un renversement intentionnel de la critique aristophanienne : le poète tragique n’est pas un mauvais imitateur du poète comique, quelqu’un qui cache ses artifices, essayant de tromper sur la nature trompeuse de son art, ce qu’Aristophane a laissé entendre : à l’image de Dionysos lui-même, qui l’incarne, il est capable de transformer la réalité sur la scène, en emportant ses acteurs et ses spectateurs dans un univers d’illusion, où l’artifice ne se donne à voir qu’après-coup, une fois l’action terminée (comme dans le retour à la réalité d’Agavé, après le meurtre du fils). La tragédie trompe en profondeur, étant capable de se dissimuler sous l’apparence de la réalité. C’est précisément pour cela qu’elle peut produire des effets dévastateurs, ce que les destins d’Agavé et de Penthée, à la fois spectateurs et acteurs de la tragédie à laquelle ils assistent49, illustrent de manière exemplaire.
40La différence profonde qui sépare Dionysos d’Agathon, le dieu du théâtre de sa mauvaise caricature, se manifeste avec d’autant plus d’évidence dans la relation qu’ils entretiennent avec leur travail de dramaturges. Si Agathon intervient sur la scène juste pour définir le domaine de son art et prêter son travestissement, se limitant à garder la fonction du protecteur de la tragédie, comme un numen du théâtre hautain et dédaigneux, Dionysos, en revanche, se dédouble en metteur en scène, initié aux mystères du dieu et dieu lui-même. L’un confie son travestissement avec le rôle du metteur en scène à Euripide, qui suivra le protagoniste de l’intrigue (le Parent) depuis les coulisses, alors que l’autre assume le rôle du metteur en scène et reste à côté de son personnage jusqu’à sa fin. Il est intéressant de remarquer, à ce propos, comment, dans la direction de son acteur, Dionysos semble renverser les préceptes d’Agathon, tout en s’y référant. En effet, alors qu’Agathon exerce son métier par l'imitation, cherchant à ressembler au personnage qu’il veut créer, Dionysos crée un personnage qui lui ressemble, un homme à l’aspect de femme (vv. 821-835). C'est pourquoi dans les Bacchantes, la mimesis n'est pas du côté du poète-acteur, comme dans la caricature d'Agathon, mais du côté des personnages que le dieu manipule a son gré (voir le v. 980, où le travestissement de Penthée est défini « une robe qui imite une femme »)50.
41D’autre part, pour que son personnage accepte d’être transformé selon ses vœux, le dieu est obligé d’orienter son caractère par une folie légère (vv. 847-853) :
Dionysos : Il ira chez les Bacchantes où sa punition sera la mort !
Femmes ! L’homme va droit dans le filet !
Dionysos ! À toi de jouer – car tu n’es pas loin !
Faisons-le payer. D’abord fais-lui perdre la raison,
Et mets en lui une rage légère. Car s’il l’a, sa raison,
Jamais il n’acceptera de porter une robe de femme.
S’il dévie de son sens, il la mettra.
42Cette folie a pour but d’adapter le caractère de Penthée à son travestissement, selon les principes par lesquels Agathon avait justifié son comportement de poète (Thesm. vv. 148-152 : « Moi je porte le costume qui correspond à mon esprit. Car il faut que le poète conforme ses manières aux pièces qu’il doit composer. Par exemple, s’il compose des pièces à femmes, il faut que son corps s’approprie les manières des femmes »). Nous avons, d’une part, un metteur en scène qui sème la folie chez son acteur, pour que son esprit soit conforme au travestissement qu’il doit revêtir, et, d’autre part, un poète qui se travestit, pour que son aspect soit conforme à son inspiration poétique (en fait, aux personnages qu’il souhaite créer). Ainsi, par sa mise en scène de Penthée, Dionysos semble bien répondre à la caricature d’Agathon : le poète tragique n’a pas besoin de recourir à la mimesis, parce qu’il a le pouvoir de transformer aussi bien lui-même que ses acteurs en ce qu’il veut. Il est maître du jeu, du début à la fin.
43Les différences que je viens de souligner entre la mise en scène du Parent par Agathon (se dérobant et confiant ce rôle à Euripide) et la mise en scène de Penthée par Dionysos ont des conséquences importantes sur les comportements des deux personnages au cours des intrigues dont ils deviennent protagonistes. L’autonomie du Parent vis-à-vis de son metteur en scène est grande : il se propose d’aller plaider la cause d’Euripide à l’assemblée, et au moment d’interpréter son rôle devant les autres femmes, il préfère jouer au Télèphe plutôt que de suivre les consignes d’Agathon ; bref, au lieu de se comporter en femme, conformément au travestissement qu’il porte, il se comporte comme le protagoniste des Acharniens, Dicéopolis, parodiant Télèphe51. Penthée, au contraire, est poussé à aller dans la montagne par Dionysos, et devient une proie facile des Ménades, contre toutes ses attentes. L’autonomie du Parent est en effet opposée à la dépendance de Penthée vis-à-vis de Dionysos. Ainsi, le Parent, dans sa qualité d’acteur comique, accomplit parfaitement le destin comique d’Euripide (dont Aristophane a fait une caricature de ce qu’il est lui-même), tandis que Penthée, dans sa qualité d’acteur tragique, accomplit parfaitement le destin tragique de Dionysos (dont la reconnaissance doit passer par la non-reconnaissance d’un opposant). L’un se propose de défendre son metteur en scène avec la ruse d’un acteur comique, dissimulant ses intentions derrière un costume et une rhétorique tragiques, mais il finit par le trahir ; l’autre se propose d’attaquer son metteur en scène, sans savoir qu’il est, en réalité, manipulé par lui, et finit par contribuer à sa reconnaissance à travers sa mise à mort initiatique.
4. Thesmophoriazusai et Bakkhai : une conclusion
44Dans les Thesmophories, Aristophane avait interprété les tragédies euripidéennes comme une forme de dénonciation quasi-comique des vices sexuels des femmes, et il avait chargé les victimes du poète, mères et épouses à la recherche d’une respectabilité, de se faire justice toutes seules, dans le cadre de la fête en l’honneur de Déméter, en leur donnant en pâture le poète en personne. De toute évidence, la volonté de ressembler à Aristophane dont l’Euripide des Thesmophories fait preuve n’est pas à lire comme une simple célébration des affinités artistiques entre les deux poètes. S’attaquant aux femmes, plutôt qu’aux hommes, cette caricature d’Euripide semble bien déroger à la tâche principale du véritable homme de théâtre, tel qu’Aristophane l’entend (voir l’analyse proposée de la parabase). Dans les Bacchantes Euripide réplique à l’accusation de son rival : son œuvre ne peut pas être réduite à des tromperies féminines, qui mettent en danger les valeurs établies de la famille ; ses protagonistes ne sont pas des adultères de comédie, mais des êtres hors du commun, qui se situent en dehors de la morale et pourtant rendent honneur au théâtre et à son gardien. Dans ce cadre, le parcours accompli par Penthée, qui commence son voyage en tant qu’aspirant spectateur de débauche, et finit par être transformé en victime inconsciente de ce même spectacle, répond directement aux Thesmophories. Le procès contre Euripide, le « poète comique », avait bien son origine dans le contenu de son enseignement : les femmes sont des dépravées. Et la figure du spectateur perverti par son théâtre était bien au centre de l’accusation lancée contre lui par les femmes, lors de l’assemblée. Dans la riposte, l’opposant du dieu d’Euripide devient un spectateur obsédé par la débauche féminine, qui ne comprend rien à sa nature double, à la fois tragique et comique. C’est pour cela qu’avant d’être sacrifié, il est transformé en objet de risée. En fait, il meurt par la comédie. L’erreur d’interprétation du roi dévoile l’erreur d’interprétation d’Aristophane. Le théâtre d’Euripide auquel le rite initiatique se propose de rendre justice ne relève pas du domaine d’Aphrodite, ni de celui de la comédie, mais du domaine du Dionysos unique et double. Le dieu nouveau obtenait ainsi sa juste reconnaissance, en même temps que son auteur, tout en démentant sa mauvaise caricature. En même temps, la réponse d’Euripide implique une représentation des Athéniens, ses spectateurs, comme des individus obsédés par la débauche, qui se trompent sur la nature de sa tragédie, étrangers au pays du théâtre. Nous savons qu’au moment où il composait sa pièce, Euripide ne vivait plus à Athènes. Tel avait été le prix de sa critique.
45Bien évidemment, l’analyse que je viens de proposer n’est qu’une conjecture, qui se base sur une lecture orientée des éléments métathéâtraux des Bacchantes. Elle ne prétend donc pas fermer l’horizon de l’interprétation, ni subordonner cette dernière aux contingences de la compétition dramatique (avec la reconstruction du dialogue polémique entre Euripide et Aristophane). Au contraire, elle suggère qu’à la fin du Ve siècle, à Athènes, les événements les plus saillants de la vie théâtrale étaient réélaborés réflexivement par les œuvres et qu’elles donnaient matière à l’invention des auteurs dramatiques. Par là même, elle plaide pour une interprétation qui reconnaisse l’interdépendance nécessaire entre la création poétique et les conditions sociales de sa production.
Notes de bas de page
1 J’ai présenté ce texte dans le cadre du colloque « Els gèneres del teatre grec », organisé par Xavier Riu à l’Université de Barcelone les 24-25/04/08. Je remercie pour leurs lectures Jean Bollack, Mayotte Bollack, Arnau Pons, Pierre Judet de La Combe, Silvia Milanezi, Claude Calame et Valeria Andò.
2 Suivant le critique américain L. Abel, par ce terme on indique une tendance auto-réflexive propre à certains textes théâtraux, caractérisée par la présence du play-within-the-play, ainsi que par toute sorte de références à la mise en scène, aux costumes, au public, au contexte du spectacle, renvoyant au statut fictif du drame. Née de l’analyse du théâtre de Shakespeare, la théorie de Abel a été reprise par les hellénistes, qui l’ont appliquée à l’interprétation d’Euripide et d’Aristophane. Les Bacchantes et les Thesmophories ont été un objet privilégié de leurs analyses.
3 H. Foley, « The Masque of Dionysos », TAPhA 110, 1980, pp. 107-133, Ch. Segal, Dionysiac Pœtics and Euripides’ Bacchae, Princeton, 1997 2 (1982), D. Auger, « Le jeu de Dionysos. Déguisements et métamorphoses dans les Bacchantes d’Euripide », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie 1, 1983, pp. 57-80, J. -P. Vernant, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, vol. II, Paris, 1986, A. Bierl, Dionysos und die griechische Tragödie. Politische und « metatheatralische » Aspekte im Text, Tübingen, 1991.
4 Voir Segal, Dionysiac Pœtics, qui souligne les influences gorgiennes de la pièce.
5 Le Dionysos metteur en scène étant chargé de défendre, selon les options proposées, les valeurs de son culte contre les menaces de la Modernité, l’institution théâtrale en crise, ou encore un genre tragique en danger de disparition. Je renvoie à l’analyse de ces lectures par J. Bollack, Dionysos, pp. 66-68.
6 Ces dernières avaient été présentées au public athénien en 411, à peu près quatre ans avant la composition des Bacchantes en Macédoine, où le poète tragique s’était exilé, nous racontent certaines sources (Philodème, De vitiis, col. 13.4 ; cf. Vita Eur. l. 115 Nauck), déçu par le manque de reconnaissance et par les attaques des poètes comiques. Sur ce point, voir E. R. Dodds, Euripides, Bacchae, Edited with Introduction and Commentary, Oxford, 1960 2, p. XXXVI. L’hypothèse que j’essaie de soutenir a été évoquée par C. Marelli, « L’autore come personaggio : l’Euripide di Aristofane », dans F. Roscalla (éd.), L’autore et l’opera. Attribuzioni, appropriazioni, apocrifi nella Grecia antica, Atti del convegno internazionale (Pavia, 27-28 maggio 2005), Pise, 2006, pp. 133-153, ici p. 152, qui la rejette.
7 Même si un éditeur de la pièce comme V. Di Benedetto, Euripide. Le Baccanti, Premessa, introduzione, traduzione, costituzione del testo originale e commento, Milan, 2004 n’hésite pas à les admettre, notamment à propos de la scène du travestissement de Penthée, qui évoque la scène du travestissement du Parent par des reprises lexicales ponctuelles. Voir en particulier p. 41sq., 140sq. Les reprises les plus saisissantes, en référence à la violation du rite féminin, sont : Thesm. 91 φανɛρῶς ἢ λάθραι et Bacch. 817 λάθραι, 818 ἐμφανῶς ; Thesm. 184 ἐγκαθε ξόμɛνος, 600 ἐγκαθήμɛνoς et Bacch. 816 καθήμενος ; Thesm. 588 κατάσκοπος et Bacch. 916 κατάσκοπος, 838 ἐς κατασκοπήν ; Thesm. 255 ὶδού et Bacch. 934 ὶδού ; cf. aussi Thesm. 260 et Bacch. 925-927 où les deux travestis s’assurent qu’un élément de leur travestissement est bien à sa place ; cf. C. Marelli, op. cit., p. 152. I. Marchal-Louêt analyse ces similitudes du point de vue de la mise en scène, par les gestes des acteurs. Je la remercie vivement de m’avoir permis de lire son texte avant publication (« Enjeux tragiques de la mise en scène du geste dans les Bacchantes d’Euripide », Corps en jeu, Actes du Colloque international de Toulouse, 9-11 Octobre 2008, à paraître).
8 Pour le rapprochement avec le drame satyrique voir D. Sansone, « The Bacchae as Satyr-Play ? », Illinois Classical Studies 3, 1978, pp. 40-46 ; pour l’analyse des « éléments comiques » voir B. Seidensticker, « Comic Elements in Euripides Bacchae », AJPh 99, 1978, pp. 303-320, H. Foley, art. cit., Ch. Segal, Dionysiac Pœtics, pp. 254-256., G. Basta Donzelli, « Il riso amaro di Dioniso. Euripide, Baccanti, 170-369 », dans M. P. Pattoni, M. S. Mirto, E. Medda (éds.), Kômôidotragôidia. Intersezioni del tragico e del comico nel teatro del V secolo a. C., Pise, 2006, qui y voient soit le signe d’une transformation du genre tragique, soit le reflet de la nature ambivalente de Dionysos, abolissant les limites entre les genres.
9 Je renvoie à ce propos à R. Saetta Cottone, « Euripide, il nemico delle donne. Studio sul tema comico delle Tesmoforiazuse di Aristofane », Lexis 23, 2005, pp. 131-156.
10 Je renvoie à R. Saetta Cottone, « Agathon, Euripide et le thème de la mimesis poétique dans les Thesmophories d’Aristophane », Revue des Études Grecques 116, 2, 2003, pp. 445-469.
11 Pour un point de vue opposé, voir X. Riu, Dionysism and Comedy, Lanham, 1999, pp. 53-55.
12 F. Zeitlin, « Travesties of Gender and Genre in Aristophanes’ Thesmophoriazuse », H.P. Foley (éd.), Reflections of Women in Antiquity, New York, 1981, pp.169-217, suivie par F. Jouan, « Héros comique, héros tragique, héros satyrique », dans P. Thiercy, M. Menu (éds.), Aristophane : la langue, la scène, la cité, Actes du colloque de Toulouse mars 1994, Bari, 1996, pp. 215-228.
13 Voir, par ex., Segal, Dionysiac Pœtics, 1972, p. 217.
14 Voir sur ce point Bollack, Dionysos, p. 31sq.
15 Voir, à ce propos, M. Treu, Undici cori comici, Aggressività, derisione e tecniche drammatiche in Aristofane, Gênes, 1999, pp. 27-29. Je ne considère pas la Lysistrata, qui constitue un exemple à part, parce qu’ici l’échange entre chœur et acteurs est très pauvre, pour des raisons structurelles spécifiques. Voir à ce propos H.-J. Newiger, « L’integrazione delle forme tradizionali nell’azione », Dioniso 57, 1987, pp. 15-30.
16 C’est le thème comique de la pièce, comme cela a été souligné en premier par W. Rösler, « Escrologia e intertestualità », Lexis 12, 1995, pp. 117-128. Voir aussi Saetta Cottone, « Euripide, il nemico delle donne », art. cit.
17 Pour une analyse de la question et une présentation critique de la bibliographie en la matière, je renvoie à M. G. Bonanno, « Paratragedia in Aristofane », Dioniso 57, 1987, pp. 135-167, sp. p. 146-149.
18 Sur ce point, voir Segal, Dionysiac Pœtics, 19972, p. 254.
19 Lorsque je parle d’action à propos d’une comédie ancienne, je me réfère à la distinction, introduite par C. F. Russo, Aristofane autore di teatro, Florence, 19842, entre le plan de l’action dramatique, où agissent les acteurs et le chœur comme fonctions du spectacle, et le plan de l’intrigue, où agissent les personnages de la fiction. Cette distinction est justifiée par la distance que les acteurs maintiennent vis à vis des personnages qu’ils interprètent : sortant souvent de la peau de leurs personnages, et mettant en œuvre tous les stratagèmes de leur métier pour signaler le caractère fictif du spectacle, ils rappellent sans arrêt aux spectateurs qu’ils sont au théâtre. Dans le cas des Bacchantes, évidemment, nous ne pouvons pas appliquer une telle distinction entre action et intrigue, s’agissant d’une tragédie, qui cherche donc à recréer sur la scène une histoire du passé connue des spectateurs, et surtout à la rendre crédible ; l’interprétation doit, dans ce cas, se baser sur ce que les personnages (et non les acteurs) représentent sur la scène : ainsi, dans le cas du héros des Bacchantes, nous pouvons remarquer que sa toute-puissance, sa maîtrise absolue de l’intrigue, est la conséquence de sa personnalité divine. En même temps, force est de constater que les rôles tout à fait inattendus que le héros et le chœur occupent dans l’action tragique, ainsi que leurs relations réciproques, semblent se référer à la structure de plusieurs intrigues comiques. Nous pourrions peut-être parler à ce propos d’une parodie de genre, parce que ce n’est pas une œuvre particulière, ou une partie de l’œuvre, qui est visée, mais un genre dramatique, dans certains de ses caractères propres.
20 Je reprends ici les éléments essentiels de mon analyse du thème comique des Thesmophories (Saetta Cottone, « Euripide, il nemico delle donne », art. cit.). Cf. Rösler, « Escrologia e intertestualità », art. cit.
21 Je traduis.
22 Voir, à titre d’exemple, les anapestes de la parabase des Acharniens, en particulier les v. 633-651. Pour une lecture de l’Euripide des Thesmophories comme double du poète comique auteur de la pièce, voir R. Saetta Cottone, « La parodie du Télèphe entre les Acharniens et les Thesmophories. L’échec du Parent », Methodos 4, http://methodos.revues.org/document 160.html, 2004, Ead., « Euripide, il nemico delle donne », art. cit. et P. Vœlke, « Euripide, héros comique. À propos des Acharniens et des Thesmophories », Études de Lettres de l’Université de Lausanne 4, 2004, pp. 117-138.
23 J’utilise la traduction de Jean et Mayotte Bollack, Euripide. Les Bacchantes, Paris, Minuit, 2006.
24 Voir en particulier R. P. Winnington-Ingram, Euripides and Dionysus. An Interpretation of the Bacchae, Bristol (1948), 1997 2, W. Sale, « The Psychoanalysis of Pentheus in the Bacchae of Euripides », Yale Classical Studies 22, 1972, pp. 63-82, B. Seidensticker, « Pentheus », Pœtica 6, 1972, pp. 35-63, A. Green, Un œil en trop. Le complexe d’Œdipe dans la tragédie, Paris, 1969, et le commentaire qui a été fait de ces interprétations par F. Blaise, « L’expérience délirante de la raison divine dans les Bacchantes d’Euripide », Methodos 3, 2003, pp. 72-93. L’idée selon laquelle l’erreur de Penthée serait le signe d’un refoulement est assez répandue parmi les interprètes : voir, par ex., Segal, Dionysiac Pœtics, p. 258.
25 Bollack, Dionysos, p. 31sq. Dans sa perspective, la non-reconnaissance de Dionysos par Penthée, au centre de la pièce, n’est pas une faute actuelle, dont dépendrait le châtiment du roi, mais une nécessité primordiale liée à la personnalité du dieu homme, sa reconnaissance devant passer par la non-reconnaissance ; ainsi, pour lui, l’opposition de Penthée se rattache à une longue tradition de rejets qui l’ont précédée et n’a de sens que parce qu’elle est fonctionnelle et corrélative du dieu, dans sa différence par rapport aux autres dieux olympiens. Dans ce cadre, la libido de Penthée (son erreur) ne demande pas à être expliquée, étant la réponse « normale » à l’éloignement des femmes.
26 Bollack, Dionysos., chap. II « Le mythe éclaté », pp. 21-29. Cf. D. Susanetti, Euripide. Fra tragedia, mito e filosofia, Rome, 2007, pp. 280-286.
27 Comme le souligne F. Blaise, art. cit., Penthée veut voir et savoir depuis les vv. 469-488. Cf. I. Rizzini, « Le Baccanti o l’ossessione della visione », dans A. Beltrametti (éd.), Studi e materiali per le Baccanti di Euripide. Storia, memorie, spettacoli, Como-Pavie, 2007, p. 138.
28 Sur le thème de la vision dans les Bacchantes voir M. G. Ciani, Dionysos. Variazioni sul mito, Padoue, 1979, pp. 40-42 ; Segal, Dionysiac Pœtics, op. cit., p. 221 ; Auger, art. cit., p. 74sq. (et note 54, pour une liste des passages); Vernant, Mythe et tragédie, op. cit., chap. 10 ; M. Tasinato, « Sulle tracce d’un antico duello : le Baccanti di Euripide a tenzone con le Rane di Aristofane », Simplegadi, Rivista di filosofia interculturale 21, 2003, pp. 3-26; Rizzini, « Le Baccanti o l’ossessione della visione », art. cit.
29 Cf. note 24.
30 Cf. Rizzini « Le Baccanti o l’ossessione della visione », art. cit., p. 161.
31 Segal, Dionysiac Pœtics, op. cit., p. 225 ; cf. Auger, art. cit., p. 78, qui lit la scène de la fantasmagorie comme une sorte de preuve générale du véritable spectacle dont Penthée sera protagoniste à la fin de la pièce.
32 Tasinato, « Sulle tracce d’un antico duello », art. cit. Le chercheur analyse le fameux vers 470, où le serviteur de Dionysos raconte à Penthée comment il a été initié au culte (horôn horônta), comme la traduction en termes rituels de la réciprocité du regard entre l’acteur et le spectateur (p. 11).
33 Je traduis.
34 Le thème de la mimesis et de l’illusion théâtrale n’est pas, d’ailleurs, moins présent dans cette comédie que dans les Bacchantes. Je renvoie, à ce propos, au paragraphe suivant.
35 Les similitudes entre la scène du travestissement de Penthée et la scène du travestissement du Parent ont été relevées par les interprètes, qui se sont souvent interrogés sur l’éventualité d’une reprise. Voir à ce propos la bibliographie donnée à la note 7.
36 Plusieurs emplois aristophaniens témoignent du sens théâtral de ce terme, en particulier en référence aux spectateurs passifs, qui n’ont pas de sens critique, et qui gobent tout ce qu’on leur montre, sans discernement. Je renvoie à ce propos à O. Imperio, Parabasi di Aristofane. Acarnesi, Cavalieri, Vespe, Uccelli, Bari, 2004, p. 213.
37 Dans les rites grecques les femmes de vie irrégulière ou hétaïres étaient placées sous le signe d’Aphrodite, alors que les épouses et les mères sous celui de Déméter, la déesse célébrée dans les Thesmophories. Voir sur ce point C. Calame, L’Éros dans la Grèce antique, Paris, 2002.
38 « Que ne suis-je en Chypre, /L’île d’Aphrodite, /Où demeurent les Amours, /Ensorceleurs des cœurs d’hommes, /Et à Paphos, que les cent bouches / Des eaux du fleuve barbare / Fructifient sans la pluie, / Et là où se trouve, en Piérie, / L’assise musicale la plus belle de toutes, / La sainte pente de l’Olympe ? / Là, conduis-moi, Rugissant, Rugissant, /Prends la tête de la bacchanale, dieu de l’évohé, / Là sont les Grâces, / Là le Désir, là, les Bacchantes / Ont le droit de s’éclater ».
39 Sur ce point voir R. Schch lesier, « Die Seele im Thiasos. Zu Euripides, Bacchae 75 », J. Holzhausen (éd.), Psychè-Seele-anima, Festschrift für Karin Alt zum 7. Mai 1998, Stuttgart-Leipzig, 1998, pp. 37-72, Tasinato, « Sulle tracce… », art. cit., p. 10.
40 Le caractère métathéâtral du chœur des Thesmophories a été souligné en premier par Bonanno, « Paratragedia in Aristofane », art. cit. Cf. A. Bierl, Der Chor in der Alten Komödie. Ritual und Performativität, München-Leipzig, 2001, pp. 214-251, Imperio, Parabasi di Aristofane, op. cit., p. 19 et Saetta Cottone, « Euripide, il nemico delle donne », art. cit., pp. 153-156.
41 Le caractère ambivalent du chœur des Lydiennes, à la fois célébrant la morale traditionnelle et participant à l’action du dieu, a été souligné par Segal, Dionysiac Pœtics, op. cit., p. 245, qui y voit le reflet du rapport ambivalent de la tragédie avec les valeurs établies de la cité. Dans sa perspective, les Lydiennes mettraient en question le rôle familier du chœur comme représentant des normes éthiques et politiques.
42 Le point a été relevé par Zeitlin, « Travesties of Gender and Genre in Aristophanes’ Thesmophoriazuse », art. cit.
43 Thesmophories vv. 134-137 : « Et toi, jeune homme –si tu en es un– selon l’Eschyle de la Lycurgie je souhaite t’interroger. D’où sors l’homme-femme ? Et quelle est sa patrie ? Quel est son vêtement ? Quel est ce trouble dans la vie ? ». Dans la pièce originale, ces vers étaient prononcés par Lycurgue à la vue de Dionysos. Cf. C. Prato, Aristofane, Le donne alle Tesmoforie, a cura di C. Prato, traduzione di D. Del Corno, Fondazione Lorenzo Valla, Milan, 2001, ad loc., et C. Austin-S. D. Olson, Aristophanes Thesmophoriazusae, Edited with Introduction and Commentary, Oxford, 2004, ad loc. Les niveaux de l’intertextualité pourraient sans doute être démultipliés, si nous disposions du texte d’Eschyle.
44 Voir en particulier le vers 148, où Agathon affirme : « Moi je porte le costume qui correspond à mon esprit » (hama tèi gnômè phorô), pour défendre son choix de se transformer, par le travestissement, en le personnage féminin qu’il est en train de créer sur scène, l’improvisant.
45 P. Lévêque, Agathon, Paris, 1955, chapitre II « L’homme privé. Le prince des élégances », surtout pp. 48-53.
46 Cf. M. Tasinato, Passeggiando con la mimesis. L’illusione teatrale tra antico e moderno, Verone, 2007, qui donne une lecture de la théorie d’Agathon proche de la mienne, sans la situer, toutefois, dans le cadre de la dialectique entre genres dramatiques, qui anime, à mon avis, toute la pièce.
47 Les deux vers ont été souvent jugés comme une répétition et un pléonasme, et pour cela corrigés. Cf. Dodds ad loc.
48 Cf. sur ce point Auger, art. cit., p. 58.
49 Voir à ce propos Segal, Dionysiac Pœtics, op. cit., p. 262, qui analyse la scène du retour à la réalité d’Agavé comme une représentation des effets de la katharsis tragique sur les spectateurs.
50 Sur ce point, cf. Auger, art. cit., pp. 69-70, qui montre comment, une fois travesti, Penthée ressemble aussi bien aux femmes de sa famille qu’à Dionysos lui-même. La chercheuse souligne que Penthée est présenté comme double du dieu non seulement visuellement mais aussi du point de vue du rite représenté, le sparagmos, où Dionysos peut être la victime (à ce propos, elle renvoie à M. Daraki, « Aspects du sacrifice dionysiaque », Revue de l’Histoire des Religions 197, 1980, pp. 131-157, et à M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, 19982, pp. 161-163), ainsi que par son rapprochement, particulièrement insistant à partir de l’épisode du travestissement, à l’animal (elle renvoie à R. P. Winnington-Ingram, Euripides and Dionysus, 1948, p. 80) et à l’enfant (elle renvoie à Daraki, op. cit., p. 151).
51 Sur les rapports intertextuels reliant les Thesmophories et les Acharniens, notamment à travers la parodie du Télèphe euripidéen, voir J. Jouanna, « Structures scéniques et personnages : essai de comparaison entre les Acharniens et les Thesmophories », dans P. Thiercy, M. Menu (éds.), Aristophane : la langue, la scène, la cité, Actes du colloque de Toulouse mars 1994, Bari, 1996, pp. 253-268, Saetta Cottone, « La parodie du Télèphe », art. cit. Cf. Ch. Platter, Aristophanes and the Carnival of Genres, Baltimore, 2007.
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