La tragédie : Aux limites de la signification du langage
p. 173-184
Texte intégral
1Dans le climat culturel actuel, il faut toute l’audace intellectuelle et la subtilité critique de Bollack pour soutenir que la littérature et la philosophie jouissent d’une certaine autonomie à l’égard des contraintes sociales immédiates1, et pour caractériser la poésie en terme « d’accueil des éléments du langage et comme un abandon dionysiaque aux ressources expressives et rythmiques »2.
2C’est ce que nous attendons de Bollack, une assertion puissante et une définition originale de la nature et des effets des phénomènes culturels que nous aimons. Nous savons que ses idées ne dépendront pas des intérêts idéologiques du moment, et qu’elles révéleront quelque chose de nouveau et de provocant.
3En effet, l’idée selon laquelle la poésie jouit d’une relative autonomie à l’égard des contraintes sociales va à l’encontre du mouvement de critique culturelle et historique qui, à divers titres, menace de rétablir le positivisme dans les études littéraires. Dans le champ littéraire spécifique de Bollack, la tragédie grecque, sa position s’oppose également aux critiques non positivistes qui lisent la tragédie au travers de la grille des rites, des pratiques sacrificielles, des hymnes cultuels, laissant de côté l’intégration formelle de ces éléments cultuels dans la poétique propre de chaque pièce. Bollack a été très explicite sur ce point en de nombreuses occasions. Dans Sens contre sens, on lit : « Les pratiques, les rites et les cultes forment le fond, c’est vrai, mais il y est fait référence seulement comme à tout autre chose inventée qui peut bien ne pas être celle qu’on croit. »3 Il est, sur ce point, plus radical que des collègues comme Albert Henrich4 qui ont montré que la tragédie transforme, et parfois conteste, les chants rituels, même les plus communs, comme le sont les supplications et les lamentations funéraires.
4Bollack insiste sur la force intellectuelle et linguistique du théâtre tragique, sa structure dialogique qui réélabore les empreints qu’elle fait à la philosophie et à la religion, les pousse à leurs limites extrêmes et souvent les questionne5.
5En défendant la relative autonomie du théâtre Grec à l’égard des contraintes sociales, Bollack se réfère également aux principes et pratiques politiques de la polis, un point sur lequel, depuis longtemps, s’opposent des opinions contradictoires touchant à l’interprétation de la tragédie. En France, cette question a été au centre du travail de Nicole Loraux. Dans son ouvrage La voix endeuillée, tout en maintenant le concept traditionnel « d’anti-politique », elle en élabore une nouvelle notion6. Par cette expression, qu’elle appelle parfois aussi « le politiquement autre », elle entend ce qui échappe ou même transgresse les attentes spécifiques, les pratiques et les normes du politique, et évoque un certain « au-delà » du politique. Parmi les nombreux exemples cités par Loraux, je choisis ici l’extraordinaire monstration que la tragédie fait des sentiments de pitié et de pitié envers soi, deux émotions dont, comme elle le dit, Cléon et Thucydide se méfient, et qui n’apparaissent pas dans la vision idéalisée que Périclès présente d’Athènes7. L’apitoiement sur son propre sort semble être particulièrement inapproprié aux citoyens d’Athènes, comme l’a écrit Kostan dans Pity Transformed8. Cependant la tragédie, spécialement celle d’Euripide, peint à grand renfort de détails des personnages qui se complaisent dans cette forme d’apitoiement. Il suffit de mentionner l’Héraclès d’Euripide, le plus grand héros Grec, qui, en s’apitoyant sur lui-même et en pleurant sur ses terribles malheurs, provoque la réaction de Thésée qui l’accuse de se comporter comme une femme (Eur, Her. 1412). Dans cette intervention de Thésée, le texte nous donne la preuve éclatante de la résistance masculine à une telle émotion.
6Bien que leurs justifications soient différentes, Nicole Loraux et Jean Bollack s’accordent à donner une position privilégiée à la tragédie dans la vie intellectuelle d’Athènes.
7C’est une chose réconfortante de voir que Bollack peut dire ce qu’est la poésie et quels sont les effets qu’elle produit, alors que dans le monde critique contemporain, il semble impossible de définir ce qu’est la littérature. Les experts hésitent entre les notions de fiction, de langage qui s’expose en tant que tel, d’imitation, etc.9.
8Le talent qu'a Bollack à prendre des positions précises et résolues est tout à fait rassurant : cela vient d’une attitude polémique contre les deux mondes culturels dans lesquels il s’est formé et dont il est devenu un rigoureux interprète, l’école de la philologie et l’humanisme traditionnel attaché aux études classiques. Cette position polémique s’est transformée en une longue et attentive élaboration des critères de lecture et d’interprétation des phénomènes culturels.
9Le geste initial de l’entreprise interprétative de Bollack est radical : il suspend le sens du texte. « Le sens n’est pas. La façon de dire ne répond pas à une chose qui existerait avant elle. Le commentaire fabrique à tout instant un sens inconnu, un sens en formation »10. Il voit l’ambivalence du langage : « une phrase c’est à la fois une construction, une mise en relation des fonctions, une reprise des structures et une contradiction »11. Par conséquent, il considère que toutes les lectures qui ont été faites d’un texte ont eu lieu dans un certain vide de sens, et que toutes dérivent des conditions complexes de l’époque du sujet qui lit et de l’objet lu. Le sens d’un texte élaboré par la tradition est suspect ; le philologue herméneute doit donc produire une nouvelle hypothèse de sens.
10Ce geste initial ouvre des promesses édifiantes et séduisantes : c’est toute la sédimentation des interprétations passées d’un texte qui est mise en cause. C’est une opération complexe et longue qui exige une grande érudition. Bollack a accompli cette opération en analysant, vers par vers, toutes les interprétations séculaires d’Œdipe roi, dans le but de contrôler l’hypothèse de sens12. Une fois ces siècles de superposition culturelle filtrée, le texte devrait renaître dans sa forme pure, neuf comme il l’était à sa création et qu’il parlait à son premier public, de même qu’il nous parle à nous maintenant, avec toute sa force et son sens originel. Bollack appelle ce procédé « mettre au jour une volonté d’existence originelle »13.
11Qui pourrait être sourd à une telle promesse ? Mais cette promesse et ses résultats ont aussi leurs problèmes. Le premier est contenu dans la formule que Bollack utilise pour synthétiser son travail interprétatif : « La partie se joue à trois, le texte, l’ego qui lit et toutes les lectures qui ont précédé la sienne »14.
12Alors qu’il nous parle en détail du texte, de sa grammaire, de sa syntaxe, de sa composition, et alors qu’il rend compte des lectures précédentes, il ne nous dit rien de cet « ego » qui lit le texte et ses interprétations traditionnelles. Ce troisième partenaire du dispositif interprétatif reste dans l’ombre. On pourrait être surpris par cette curieuse absence sous la plume d’un savant qui jouit d’une forte présence, mais on dira tout simplement que l’ego est toujours nécessairement aveugle à lui-même. L’ego est en particulier aveugle à ses déterminations culturelles et nulle discrimination ou réfutation des « préalables » et des préjugés séculaires ne le libéreront jamais de sa propre détermination historique.
13Le geste bollackien initial de suspension du sens ne peut être sérieusement envisagé en l’excluant de la critique que le discours contemporain fait du langage, sa « prison », ses différences, ses distances d’avec l’Être, etc. Quant au poids des préjugés qui pèsent sur l’interprétation et la traduction des textes grecs, il y a un précédent exemplaire avec Heidegger. Il affronte ce problème en discutant le processus du cercle herméneutique et justifie ses traductions philosophiques des Grecs en déclarant qu’il retourne au sens originel obscurci par des siècles d’oubli du sens de l’Être.
14Ainsi, la lecture que Bollack fait de la poésie ne peut être que le résultat de la complexité culturelle qu’il a si finement analysé dans Sens contre sens, et de son extraordinaire talent analytique de lecteur et d’interprète. Dans la texture complexe et énigmatique de la poésie, Bollack intervient avec un goût certain pour des solutions elles aussi complexes et énigmatiques. Il n’y a pas de perte en cela, au contraire, c’est tout bénéfice pour ses lecteurs. Ses interprétations sont en effet libres de bien des idola de notre temps (psychologie, culte du héros tragique, etc.) et de bien des intérêts idéologiques (religieux, politiques, éthiques), comme je l’ai brièvement remarqué au début de ce texte.
15S'en remettre à une philologie critique qui permettrait de récupérer le sens vrai d’un texte est une position qui s’oppose à celle du post-modernisme. Bollack pense que la composition textuelle dans sa construction créative est plus forte que les résistances que la langue oppose à un sens univoque et vrai15. La force qui exerce un contrôle sur ce qui produirait la dissémination du sens, la dérive du langage, est, pour Bollack, la force qui compose le texte grâce à l’œuvre de la grammaire, la syntaxe, une relative intertextualité et l’intention cohérente et poétique du texte.
16Pour mettre en lumière quelques unes des stratégies que Bollack utilise pour éviter les résistances de la langue à un « sens juste », je vais le suivre dans quelques analyses qu’il fait d’Œdipe Roi de Sophocle. Je ne cherche pas à mettre en question l’interprétation que Bollack en a donnée, mais je veux suivre au sein de son analyse le fonctionnement particulier du langage sophocléen. Il a vu et étudié avec une grande lucidité les constantes ambivalences, les syncopes, les ironies, les silences qui permettent à Sophocle de porter son personnage aux limites de son destin.
17Selon Bollack, la tragédie ne réside pas véritablement dans l’histoire mythique, le meurtre du père et l’inceste, c’est-à-dire dans la transgression de certains tabous, mais dans la remise en question de ces prémisses mythiques à travers un langage d’une inflexible violence. Ce questionnement violent place Œdipe et son histoire (le mythe) dans un espace verbal d’où émerge l’action dramatique, et ce, dans des positions extrêmes (les contradictions qu’incarne Œdipe-le-damné, à tout moment sauveur et destructeur de sa cité et de sa dynastie) qui atteignent la certitude de limites impossibles. Les mots tombent dans le vide de l’ellipse et de la syncope, portés jusqu’au bout par leur propre mouvement, à savoir, là où la « négativité se fige, accueillante et ouverte, pour que rien ne soit perdu de ce qui est perdu »16. Pour Bollack, la tragédie d’Œdipe se termine dans une sorte de « néant » lorsqu’il part en exil, vers une sorte de vie sans vie, « de vie hors de la vie ». En effet, le langage de la pièce tente constamment de récupérer ce qui est perdu tout en perdant ce qui est gagné, et ce cruel mouvement mène Œdipe vers sa tragique destinée.
18Je voudrais porter mon analyse sur ce langage, en essayant de mettre en lumière l’acte par lequel il parle de lui-même. Alors que Bollack analyse ce langage de silences, d’ironies, d’ambivalences dans l’acte de composer le personnage d’Œdipe-le-damné, je l’analyse dans l’acte de produire un sens tragique, c’est-à-dire de questionner le langage courant et surtout le langage simpliste du mythe. Le langage d’Œdipe roi étant très semblable au langage tragique que l’on trouve dans d’autres pièces de Sophocle, il s’agira de voir s’il produit ce caractère exceptionnel que Bollack attribue à ce personnage.
19J’analyse le langage sophocléen parlant du divin et je commence par un thème important : la difficulté que les mortels ont à interpréter les messages oraculaires. Les lectures avérées et erronées que les personnages donnent au début de la pièce des paroles prophétiques d’Apollon sont une preuve exemplaire du principe que nous trouvons chez Sophocle (fr. 771) :
Et je connais bien cela de la nature du dieu : pour les sages (sophois), le dieu crée toujours des énigmes (ainiktêra) avec ses prophéties (thesphatón), mais pour les sots, il est un maître (didaskalon) simple (ou pauvre) (phaulon) et expéditif.
20Nous ne savons pas qui parle, mais nous pouvons reconnaître le style héraclitéen. Si, pour le sage, le message de l’oracle est une énigme, c’est parce qu’il est composé d’expressions littérales et figuratives et que les termes sont vagues ; ainsi, la vérité, la fiction et l’apparence de vérité sont mêlées et indiscernables.
21D’autre part, l’oracle divise ses usagers en deux groupes, ceux qui sont intelligents et ceux qui ne le sont pas, impliquant ainsi que toutes sortes de préalables subjectifs affectent l’interprétation des paroles du dieu.
22Lorsque Créon annonce que le dieu a exigé que la cité se débarrasse de la pollution (miasma), la pollution qui dérive du meurtre de Laïos, il dit (107-108) :
Cet homme donc a été tué. Maintenant il [Apollon] nous enjoint clairement de punir par un acte les auteurs du meurtre quels qu’ils soient.
23Ce « clairement » qui reprend l’emphase du vers 96 est une touche géniale d’ironie tragique : il n’y a rien de clair dans ce message qui demande de punir « de la main » (kheiri), ce qui en général implique une violence physique, mais que Bollack, fort à propos, a traduit par une expression aussi vague que le Grec, « par un acte ».
24Puis, Apollon parle des meurtriers de Laïos au pluriel. Ici les interprètes sont dans l’embarras. Il est possible que Créon utilise le pluriel à tort parce qu’il est sous l’influence du seul témoin du meurtre de Laïos qui a toujours parlé de plusieurs « voleurs » (122-23). Un conditionnement subjectif serait à la source de l’erreur de lecture des paroles d’Apollon. Certains critiques considèrent que le pluriel est générique et ne se réfère pas au nombre (voir Longo) ; mais cela ne peut être le cas. Quelques vers plus loin (122-25), le texte présente un quiproquo à propos du nombre de meurtriers de Laïos, et ce quiproquo est encore chargé de signification, comme le fait opportunément noter Bollack. D’autres critiques utilisent le message du dieu pour montrer que si ce dernier a vraiment employé le pluriel, Œdipe n’a pas tué son père, Laïos.
25Mais si Œdipe est le meurtrier de Laïos, comme les coïncidences semblent le prouver plus loin, que penser de ces paroles divines ? On peut penser que le texte veut détourner les attentes du public afin de créer une tension dramatique, et nous montrer en même temps combien douteuse est la lecture de l’oracle. Sa lettre est facilement trahie, son imprécision faussement résolue. Les paroles divines viennent d’un au-delà qui est un mystère pour les pauvres mortels.
26Je poursuis avec l’analyse de la nature et des effets de l’ironie tragique, un acte de langage (une énonciation), souvent utilisée dans Œdipe roi. Pour Bollack, « l’ironie est l’expression d’une relation objective. Elle associe la parole d’un personnage à une réalité qui le dépasse ». Dans tous les cas d’ironie tragique, Bollack identifie le premier sens, le sens explicite, même lorsqu’il s’agit de passages dans lesquels les interprètes ont insisté sur le second sens, c’est-à-dire le sens ajouté qui contredit la situation du personnage. Bollack fait une remarquable analyse sur ce point, par exemple pour les vers 124, 140, etc. Il définit l’ironie tragique comme l’expression d’une « relation objective ». Il a raison : lorsqu’au vers 264, Œdipe dit « je mènerai ce combat en mon propre nom, comme s’il y allait de mon père », il annonce au public la vérité objective de sa situation : Laïos est son père. L’ironie surgit parce qu’Œdipe émet comme une hypothèse ou une comparaison (comme si) ce que le public sait être la réalité.
27Si maintenant, nous nous demandons pourquoi l’écriture sophocléenne utilise cette incessante voix ironique qui fait écho à la voix explicite et consciente d’Œdipe, nous voyons émerger quelque chose de profondément déstabilisateur.
28Par cette « énonciation » de la langue tragique sophocléenne, le texte expose brutalement l’ignorance qu’Œdipe a de sa vraie situation et force le public à voir à quel point il est fou d’être aussi sûr de son identité. C’est une façon bien cruelle pour le texte de présenter un personnage sous un tel angle : il ressemble à un être monstrueux qui ne sait pas ce qu’il dit.
29Le public est invité à devenir complice de l’Auteur, à sourire et se moquer, ou à avoir pitié d’Œdipe pour son ignorance destructrice. Difficile de savoir lequel de ces sentiments l’emporte. Comme le dit justement Bollack, nous constatons qu’Œdipe est absent à lui-même. Mais ceci ne nous en dit pas assez sur la réaction du public.
30Le texte base ses effets sur quelque chose qui lui est extérieure : le fait que le public sache que selon le mythe, Laïos est le père d’Œdipe. Ce lien familial a jusque-là été caché par le texte ; l’ironie tragique demande donc au public de conserver à l’esprit le mythe qu’il connaît. Mais, puisque, comme nous l’avons vu, le texte tend à suspendre certains aspects du mythe, cet appel à ce dernier est une manœuvre déconcertante.
31Le public et les critiques modernes pourraient expliquer l’utilisation de l’ironie tragique comme un simple tour rhétorique produit afin de créer l’émotion que j’ai mentionnée, et de garder l’attention du public étroitement liée à l’histoire du mythe.
32Toutefois la stratégie d’écriture consistant en une constante superposition de deux voix pourrait suggérer une intervention métaphysique. La vérité apollinienne ne se révèle pas simplement par des oracles mal compris ou négligés par les personnages, mais, de façon inattendue, elle se fait entendre clairement du public, même à travers le langage totalement lié et inscrit dans les apparences qu’est le langage de Jocaste et d’Œdipe. Le langage divin se moque des voiles de silence et des apparences, et il fait parler les personnages sur deux registres différents.
33Dans ce cas, le texte produit de nouveaux effets. Si le public se rend compte de cette coopération divine, il peut se sentir édifié : le dieu parle au théâtre. Il en ressort que le message de la pièce peut en être affecté et devenir positif puisque la pièce devient le véhicule de la parole divine. Comme dans d’autres pièces de Sophocle, le divin est injustifié et ne donne ni raison ni explication aux mortels, mais mène l’action.
34Le divin n’a pas besoin d’expliquer ses intentions, pas besoin de dire pourquoi il demande la représentation de la « passion » d’Œdipe, comme l’appelle Bollack. De la même façon, dans le Philoctète, le public ne comprend pas pourquoi l’exclusion de Philoctète ne peut se faire qu’au prix de la violence et de la souffrance liée à une terrible maladie, et qu’avec l’aide de héros dont l’honneur est plus que douteux17.
35Le mystère ne cache pas seulement les motifs des dieux, il cache aussi la certitude qu’Œdipe a commis le meurtre de Laïos. Car le texte ne donne jamais de preuves qu’il ait commis ce crime, comme les oracles l’avaient prédit. Une conjuration du silence et de contre-preuves (les voleurs) entourent l’acte, et lorsque le seul témoin parle à la fin, on ne lui pose pas la question clé. Il semble reconnaître Œdipe au vers 1180 et cet acte purement inductif est suffisant pour le public qui connaît le mythe.
36Mais la décision d’exclure une preuve claire et définitive est un étonnant geste textuel. Sans reprendre complètement les conclusions de René Girard, de Fred Ahl et d’autres qui déclarent que rien dans la pièce ne prouve qu’Œdipe soit le meurtrier de Laïos, il faut apprécier cette façon subtile d’éviter le triomphalisme patent de la vérité oraculaire, et de nous en remettre à la vérité mythique comme preuve de celle-ci. Cette stratégie se retrouve dans d’autres pièces, dans le Philoctète, par exemple.
37Les motifs des dieux autant que la façon dont ils parlent aux hommes sont enveloppés de silence, d’ellipses, d’ambivalence qui nous apparaissent comme des mises en garde contre la lecture simpliste des récits religieux des Grecs. Il faut apprécier cette prudence alors que par ailleurs l’ironie tragique pourrait nous induire à croire à l’intervention pleine et immédiate des dieux. Ou alors, cette intervention dans le langage du personnage ne serait-elle qu’une autre façon subtile de suggérer que les dieux ne parlent pas seulement à travers des oracles, mais aussi lorsque nous ne les entendons pas, et insister ainsi sur l’inévitable surdité humaine à la voix de la vérité, à la voix de l’être ? Ne sommes-nous pas tous condamnés à être sourds comme Œdipe ?
38Le bouleversement des « apparences » par le langage de l’ironie tragique suggère également que l’interprétation que Reinhardt donne de la pièce, basée sur l’axe des « apparences » et de « l’être », requiert toute notre attention. Le mot et la notion d’apparence (dokein) sont mentionnés par le chœur aux vers 1186 et suivants :
O ! Vous, races d’hommes ! Les vies que vous vivez, si j’en fais le compte, ne montent à rien. Quel homme, lequel, emporte plus de la plénitude que la part exacte qu’il faut pour apparaître, et quand l’apparence s’est montrée, décroître ?
39Bollack écrit : « Le paraître mis en balance avec le "disparaître" ne fait pas tant voir "l’inauthentique" sur un fond d’être qu’il ne présente la réussite et le prestige sur un fond de néant. » Pour lui « la plénitude n’a rien de stable, elle n’apparaît qu’un temps, de telle sorte qu’elle révèle sa précarité, et qu’elle n’est pas »18.
40Il a raison de dire que, pour Reinhardt, « l’apparence » est elle-même un « état de déficience », et cependant je ne peux m’empêcher de citer le passage de La naissance d’Œdipe où un certain jeu des apparences et de la vérité est utilisé dans la première partie de la vie d’Œdipe à Thèbes : « il vit sa deuxième période de bonheur, comme un fruit du premier, du faux bonheur qui lui appartenait en propre, pour qu’il puisse détruire le vrai »19. Dans la seconde période, celle que la pièce met en scène : « le renversement s’opère, imparable le vrai faux [l’apparence qui se manifeste, si je comprends bien, comme la dimension réelle dans laquelle Œdipe a vécu, P. P.] après le faux vrai ». Il semble que toute cette histoire soit plus qu’une question de succession temporelle d’évènements précaires : le langage tragique suppose qu’il y ait eu une certaine réalité dans l’« apparence » pendant laquelle Œdipe a vécu une vie florissante, puis qu’il y eut un déclin de cette apparence jusqu’au néant.
41On trouve une autre ambivalence de sens autour du mot et de la notion de tukhê, « destin », « chance », « événement fatal », etc. Le texte joue sur l’insoluble polyvalence de ce mot et laisse ouverte la possibilité de le lire comme une volonté divine, ou un simple hasard, créant ainsi des gestes d’indécision au moment le plus crucial de la pièce. Par exemple, après qu’Œdipe se vanta de son succès avec le Sphinx, reprochant à Tirésias son échec, le vieux prophète lui rétorque moqueur ou sérieux (442) : « C’est pourtant cette tukhê qui t’a détruit ».
42Les interprètes sont déconcertés : la plupart, tout comme Bollack, traduisent : « Ce succès pourtant a causé ta perte », mais cette traduction, bien que correcte, élimine l’idée de bonne ou mauvaise fortune que Tirésias exprime. Peut-il vraiment vouloir dire que « cette chance, ce destin divin t’a détruit » ?
43Sophocle utilise l’ambivalence de tukhê pour attirer l’attention de son public sur le type de détermination (hasard, chance, destin) qui produit les évènements essentiels de la vie d’Œdipe (un serviteur a pitié de l’enfant, un ivrogne lui dit qu’il est un enfant illégitime, etc.). Œdipe lui-même, lorsqu’il est encore ignorant des circonstances de sa naissance, croit (et comment est-ce possible) qu’il est le fils de Tukhê Hasard ou Chance (1080-85). Bollack écrit :
Pour Œdipe, […], la « fortune », productrice des évènements, coïncide avec les vicissitudes de l’existence qu’il a vécue, épuisant le champ des évènements possibles entre les extrêmes du succès et de l’infortune20.
44Œdipe ne devrait-il pas voir que sa tukhê, ou sa Tukhê, agit toujours au service d’un dieu ? Ici encore, le texte présente l’incertitude tragique comme ce qui cause les évènements les plus simples de la vie, et n’offre, bien sûr, aucune réponse sûre puisque celle-ci se cache sous l’ambiguïté du mot. C’est par cette ambiguïté que le langage tragique dit la vérité sur lui-même.
45Cette stratégie reprend la prudente interprétation du divin dont j’ai parlé plus haut. Œdipe découvrira que toute sa vie a été contrôlée par Apollon (1329-30). Le dieu de la prophétie ne se laissera pas surprendre en flagrant délit de mensonge, et prendra soin de réaliser sa prophétie. Mais cette présence d’Apollon ne répondra pas aux questions sérieuses du public sur la façon dont les dieux gèrent la vie des mortels. Pourquoi Apollon doit-il utiliser les services d’un ivrogne ? Pourquoi n’intervenir qu’après l’inceste ? Après la naissance de quatre enfants ? Et comme Bollack le montre très bien, pourquoi le même geste doit-il être, à la fois, sauveur et destructeur ? Car si la victoire d’Œdipe sur le Sphinx était la volonté du dieu, et si c’était là une fausse victoire le menant progressivement à sa destruction, elle a toutefois sauvé Thèbes ; le terrible Sphinx cessa d’attraper pour les tuer les pauvres Thébains. Mais la peste va suivre…
46Le langage tragique montre ainsi sa totale impuissance à expliquer. C’est même cette extrême impuissance qui le rend tragique. Les complicités du dieu avec les victoires et les défaites d’Œdipe sont sans fin. En lui donnant la chance de détruire le monstre, le dieu entretient l’illusion que le personnage a d’être un sage : il lui permet de se montrer comme le sauveur de Thèbes tout en attendant l’occasion d’en faire le responsable de sa destruction. Il serait plus simple de penser qu’Œdipe était très intelligent et qu’il trouva seul la solution de l’énigme.
47Nous voyons bien ici la difficulté qu’il y a à démêler le destin et la chance, l’apparence et la réalité, la réalité qui soutient l’illusion grâce en particulier aux deux déterminations possibles de l’apparence : l’apparence en tant que façon dans laquelle l’Être se présente, donc en tant que réalité ; et l’apparence en tant que semblance de réalité. Œdipe figurera comme prisonnier de la première forme d’apparence. Un dieu orchestre-t-il toutes les actions sur scène, ou Œdipe y contribue-t-il avec sa propre intelligence ?
48Aux vers 469 et suivants, le chœur chante :
puisque, équipé de ses armes, il se rue sur lui, avec le feu et avec les foudres, l’enfant de Zeus.
49Bollack nous montre comment le texte parle des monstrueux pouvoirs d’Apollon et de son aisance à faire se réaliser le destin d’Œdipe. Ainsi, lorsqu’aux vers 1086 et suivants, les vieillards suggèrent qu’une fille d’Apollon pourrait avoir donné naissance à Œdipe, le texte invite à penser à une paternité métaphorique d’Apollon. Laïos n’était que le géniteur d’Œdipe : une ambiguïté de plus, attachée celle-ci au nom du « père ». Un vrai père donne un destin à son fils, et c’est bien ce qu’Apollon, et non Laïos, a donné à Œdipe. La pièce offre les termes qui permettent de penser la supplémentarité du fils, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs21.
50Avec ces quelques remarques, j’ai mis en lumière les intrigantes modalités du langage tragique de Sophocle. En dépit de la découverte progressive qu’Œdipe fait de lui-même et de son automutilation, voire au cours de celle-ci, son langage produit constamment les signes d’une mystérieuse et impensable ambivalence qui gît derrière l’histoire simple et facile du mythe. Le langage est capable de questionner le mythe, et incapable de donner une réponse à ses propres questions.
51Bollack s’attarde lui aussi sur ces points, mais dans l’intention d’illustrer le destin particulier d’Œdipe dans la pièce et non d’en déduire les principaux aspects de l’écriture sophocléenne. La définition que Bollack donne du destin d’Œdipe est exclusive et ne s’applique pas aux autres hommes. Comme il l’écrit à propos de la famille des Labdacides : « Le mal n’a pas été importé du dehors […] il a été produit du dedans par la saturation »22.
52Lorsque la véritable identité d’Œdipe est découverte et qu’Œdipe devient pour les vieillards un modèle, un exemple de la condition humaine (1188-1196), le chœur dit :
Quel l’homme, lequel, emporte plus de la plénitude que la part exacte qu’il faut pour apparaître, et quand l’apparence s’est montrée, décroître ? Devant le modèle (paradeigma) que tu es, ton destin, le destin que tu as, ô pauvre Œdipe ! Chez les hommes je dis qu’il n’y a rien de divin.
53Bollack a naturellement le droit de choisir dans la structure différentielle du « modèle et de ceux qui l’imitent » la force originelle du modèle. Cela lui permet de soutenir la figure paradoxale d’Œdipe avec ses épouvantables contradictions internes. Mais, si l’on accorde le primat, dans cette structure, au moment différentiel, écartant le privilège d’origine du modèle, peut-on alors oublier le fait que le langage tragique que j’ai analysé met en scène la troublante condition humaine ?
54L’exil d’Œdipe pourrait en effet figurer pour les vieillards du chœur comme un exemple de la condition humaine. Ils voient, comme nous l’avons vu, que l’expérience d’Œdipe est le résultat d’un troublant jeu des apparences. Ils ont été prisonniers des mêmes conditions et ont imaginé un Œdipe, fils de quelque nymphe. L’existence humaine est constamment assaillie par des voix divines auxquelles il est bien difficile de faire confiance et dont l’écriture sophocléenne illustre la nature déconcertante et énigmatique.
55En Grèce, l’histoire religieuse produit des récits dont l’écriture tragique de Sophocle montre la simplicité en mettant en évidence les troublantes ambivalences, les silences, les syncopes et les ironies qu’ils ne disent pas. Mais cette écriture tragique ne peut pas ouvrir la boîte de Pandore puisque sa force réside dans la mise en lumière des modalités mystérieuses de ce qui ne donne aucune explication et qui pourtant dirige les affaires des hommes.
Notes de bas de page
1 « Il y a des zones comme extérieures à la société », Jean Bollack, Sens contre sens, p. 36.
2 Op. cit., p. 26.
3 Op. cit., p. 73.
4 Arion 3, 1995.
5 « Le message du salut par la philosophie est nié », Jean Bollack, La naissance d’Œdipe, p. 92sq.
6 Nicole Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999.
7 Voir en particulier Thuc. 2, 44 où Périclès refuse de pleurer pour les parents des soldats morts, bien qu’il sache qu’ils pleureront leurs fils morts, 2, 46.
8 David Konstan, Pity Transformed, Londres, Duckworth, 2001.
9 Voir l’analyse de cette difficile question et des nombreuses solutions qui ont été proposées dans Literary Theory de Jonathan Culler, Oxford, University Press, 1997.
10 Jean Bollack, L’Œdipe roi de Sophocle, p. XXI.
11 Sens contre sens, p. 81.
12 L’Œdipe roi de Sophocle, p. XVIII.
13 Sens contre sens, p. 98.
14 L’Œdipe roi de Sophocle, p. XVIII.
15 « Le sens juste », voir Sens contre sens, p. 99.
16 La naissance d’Œdipe, p. 281.
17 Voir Pucci, Sofocle. Filottete, Milan, Mondadori, 2003.
18 L’Œdipe Roi de Sophocle, p. 781.
19 La Naissance d’Œdipe, p. 289.
20 La Naissance d’Œdipe, p. 165.
21 P. Pucci, P. Pucci, Oedipus and the Fabrication of the Father, Baltimore et Londres, The John Hopkins University Press, 1992.
22 La Naissance d’Œdipe, p. 278.
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