Penser le langage. Humboldt après Schiller
p. 109-125
Texte intégral
1Le point de départ est le même, mais le poète et son critique empruntent des voies différentes pour remplir leur tâche. Schiller et Wilhelm von Humboldt admettent tous deux l’idée kantienne selon laquelle la nature, dans le génie, donne à l’art sa règle. Pour pouvoir produire, tous deux interprètent la « nature ». Ils le font dans le cadre du système classique des arts, qui distingue les arts de « création » et les arts d’imitation, les œuvres associées au discours et les œuvres plastiques. Cette opposition, l’esthétique l’affirme, régit encore la poésie, et détermine de surcroît le rapport de cette dernière à l’Antiquité. D’un point de vue théorique, les inclinations des deux amis divergent sur ce point : Schiller rêve de « poésie » et Humboldt de « Bildung ». Mais les pratiques de l’un et de l’autre rétablissent la proximité qu’ils ont perdue au niveau de la théorie : Humboldt devient un lecteur génial du génial Schiller, qui se modernise lui-même. Quant à la méthode, deux espèces de rationalité, l’une poétique, l’autre interprétative, nouent un rapport herméneutique ; elles se distinguent il est vrai dans leurs résultats. La correspondance des années 1794 à 1796 est marquée par une rivalité entre ces deux rationalités. Pourtant, la pratique fait la preuve de son intelligence propre, qui dépasse les deux théories. Aussi bien dans la langue que dans la Bildung, un principe dynamique est mis au jour, qui fait le lien entre l’une et l’autre. Schiller et Humboldt découvrent que c’est justement lorsqu’il est suspendu, lorsqu’il connaît des « temps d’arrêt » qu’un processus peut faire l’objet d’une saisie rationnelle. Ce n’est que dans une dynamique de ce type que les théories se transforment en une sorte de nature seconde. Un signe visible de ce phénomène est la spontanéité avec laquelle la théorie de l’art de Schiller et ses réflexions sur les genres trouvent leur forme. Sans que ni l’un ni l’autre ne puissent l’exprimer, la vision spontanée reconnaît dans l’œuvre son propre pouvoir souverain. Elle reconnaît une nature qui se donne à elle-même sa règle, dans l’œuvre, en l’occurrence, et qui s’exprime dans les mots de façon privilégiée. Schiller et Humboldt se rejoignent dans cette forme de vision spontanée. La correspondance et la lecture dont celle-ci est l’objet attestent une force pratique individuelle qui va au-delà de la réflexion philosophique. En elle, ils tombent d’accord sur un facteur aussi riche d’implications pour le dramaturge que pour le futur linguiste. C’est à cette époque que Humboldt commence à développer une théorie de sa pratique en interprétant la « langue » sur un mode dynamique. Ces débats marquent l’éveil du linguiste. Le poème La Promenade – comme Wallenstein quelques années plus tard – est l’une des pierres de touche de ce dialogue : Schiller y décrit déjà l’opposition entre la théorie de l’art et la pratique de la poésie (ou la pratique linguistique) qui sous-tend la théorie.
1. Le poème
2Le poème de Schiller La Promenade1, dont la première version était encore intitulée Élégie, s’ouvre sur la marche d’un promeneur dans un locus amoenus :
Je te salue, ma montagne, ton faîte irradie des rayons rougeoyants,
Je te salue, soleil, qui l’illumine avec tant d’amour (v.1 sq.)
3Un paysage qui, de façon inespérée, se met lui-même en mouvement et défile devant le promeneur :
Les rives opulentes défilent devant moi en riant (v.37).
4Happé par des images qui se succèdent à un rythme rapide, le promeneur est perdu dans ses pensées, en proie à une « longue distraction, tandis que dans le même temps, le voyage se poursuit malgré tout » (Schiller à Humboldt2). Le moi du poème finit cependant par s’éveiller de ses rêves, qui devenaient de plus en plus inquiétants, et mettaient en scène l’histoire d’une catastrophe dans la culture et la civilisation humaines. Il parvient à retrouver la paix en développant une interprétation résolument philosophique de la nature sauvage qui l’entoure à la fin de sa visite :
Ce lieu est sauvage et horriblement désolé. Dans la solitude des airs
Ne volent que l’aigle, il attache le monde aux nuages.
Jusqu’aux hauteurs où je me trouve, pas un souffle de vent
Pour apporter l’écho perdu des peines et des joies des hommes.
Suis-je vraiment seul ? Dans tes bras, dans ton
Sein, je retourne, nature, ah ! et ce n’était qu’un rêve
Qui s’est emparé de moi dans un frisson, l’image terrible de la vie,
La vallée escarpée, avaient précipité sur moi ce rêve sinistre.
Me voici plus pur pour saisir ma vie sur ton autel pur,
Pour retrouver l’humeur joyeuse de la jeunesse et ses espoirs !
(v.181-190).
5L’absence « d’écho » signifie l’absence de mots ; mais c’est la langue du poème qui conduit le moi à « l’autel », associé, dans le poème, à l’histoire de la culture. Le mot figure à la fin d’une série de termes qui déterminent le cours du poème (depuis la montagne et la roche jusqu’à la pierre sculptée et, précisément, à « l’autel pur »). La linguistique du poème contredit-elle l’énoncé programmatique qui affirme la disparition de la parole dans la nature ? Je montrerai ici que ce n’est pas le cas : la langue qui mène le poème à son terme est soumise à un concept de la « langue » qui, dans l’ivresse du changement rapide, dans la vitesse, crée de la Bildung, autrement dit, pour le poète classique : une nature sublime.
2. Philosophie et pratique de lecture
6L’amitié entre Wilhelm von Humboldt et Friedrich Schiller, entre le linguiste, philologue et critique littéraire, d’un côté, le poète, de l’autre, soulève un problème de méthode que je souhaiterais placer au cœur de ma réflexion. La lecture que fit Humboldt de La Promenade sera ici ma pierre de touche. La question est la suivante : comment l’interprète peut-il comprendre l’objet, alors qu’il le détruirait s’il devait le penser jusqu’au bout ? Ce problème touche au cœur de l’herméneutique : la réflexion de l’interprète présuppose une œuvre littéraire qui est elle-même réflexive (sans quoi la compréhension ne serait pas possible), mais qui l’est de façon productive, c’est-à-dire dans la production, par exemple dans la succession de certains termes. La question de l’amitié entre Humboldt et Schiller peut ainsi être abordée sous un angle nouveau.
7Je voudrais citer, pour commencer, trois phrases de Wilhelm von Humboldt, extraites d’une lettre à Schiller datée du 23 octobre 17953. Elles se rapportent toutes les trois au poème La Promenade, que Schiller venait de lui envoyer à lire.
8La première phrase évoque une règle philosophique : « J’ai percé à jour avec la plus grande netteté l’organisation magnifique de ce monde singulier. » Le philosophe formé à l’école de la Critique de la faculté de juger de Kant cherche la règle qui a donné naissance à l’œuvre. La voici : la raison pénètre la nature et acquiert ainsi une autre forme de naturalité, la naturalité sublime. « Ainsi, alors que vous avez invité le lecteur, au début, par la légèreté des sens, vous le quittez à la fin dans la paix sublime de la raison. » On pourrait dire ; en d’autres termes, que le poème reflète l’idée de l’esthétique kantienne selon laquelle, dans le génie, la nature donne à l’art sa règle. Ici, en l’occurrence, une nature parcourue par l’entendement. Tel est justement, nous le verrons plus loin, l’infléchissement que Humboldt cherche à donner à sa pratique de lecture.
9La deuxième phrase a trait au poème comme processus, à sa dynamique. « Au début, il me semblait vraiment qu’il y avait là un défaut dans votre travail, comme si vous aviez cherché de façon trop ininterrompue à accumuler les descriptions, sans vous préoccuper suffisamment de rendre à l’imagination éparpillée une unité, ni de composer chaque image particulière à partir d’un petit nombre de traits singuliers. Pourtant, un examen plus précis du poème me contraint à revenir en tout point sur ce jugement, qui n’était que subjectif. Tout est extrêmement clair, d’une beauté inouïe, et chaque élément découle librement du précédent ». Le philosophe suppose que cette dynamique du passage d’une image à l’autre se conforme à la règle évoquée dans le passage précédemment cité. Si chaque élément découle du précédent, on doit déboucher, à la fin, sur la nature sublime dont il a déjà été question.
10Dans la troisième phrase, Humboldt s’intéresse aux expressions particulières : « J’ai été frappé par certaines images et certains qualificatifs remarquables, qui se distinguent à la fois par leur nouveauté et par leur beauté, la "lumière énergique", les "ailes hésitantes" du papillon ». À y regarder de plus près, on constate que Humboldt trouve beau ce qui confirme à la lettre la séparation classique des arts plastiques (bildende Kunst) et des arts du langage (Sprachkunst ) : la lumière active et les ailes de papillon au verbe hésitant représentent les arts plastiques et la poésie. Cependant, Humboldt n’a pas cherché à s’expliquer sur ce point. Spontanément, sans commentaire, il suit le poème.
11La règle critique, la dynamique et l’expression se conjuguent ici, mais, sur le fond, cette triade montre que Humboldt était conscient de la difficulté des relations entre la philosophie (la reconstruction de la règle) et une rationalité esthétique susceptible de donner accès au sens du poème, qui se manifeste ensuite de façon prégnante dans le choix de tels ou tels termes. On peut partir du principe que Schiller et Humboldt se situaient au même niveau théorique, et que, chez l’un et chez l’autre, la spontanéité n’était que seconde. Le point décisif est que, comme interprète, Humboldt développe une technique de découpage à l’intérieur de laquelle peut voir le jour, à force d’exercice, une nature seconde de la Bildung théorique, une spontanéité qui se rapproche de celle de Schiller.
12De fait, Humboldt soumet à sa propre conception de la langue comme énergie recueillie dans l’interruption, c’est-à-dire dans les mots – pour reprendre la formule célèbre – la pratique de Schiller, qui laisse se constituer la poésie dans une succession de représentations (les distiques du poème créent ces représentations et leur succession). Je reviendrai plus précisément sur ce point. La beauté des mots est donc l’expression d’une spontanéité que la philosophie ne peut expliquer – comme une conjecture capable de combler une lacune parce que la loi est connue.
13En effet, le commentaire que Humboldt livre de certains termes dans la même lettre à Schiller emprunte deux voies : celle de la critique et celle de l’éloge. D’un côté, Humboldt s’adresse à Schiller en exigeant que la philosophie s’impose dans la langue du poème, une philosophie qui signifie alors le passage de la nature à la culture et, en fin de compte, à une nature supérieure. D’un autre côté, il fait des éloges (comme celui des « ailes hésitantes »). Tandis que l’éloge s’accorde avec la spontanéité, en tant que réflexion d’une idée philosophique introduite dans la langue et opérant une rupture dans cette dernière, et prend pour objet un événement particulier et imprévisible, Humboldt pratique la critique en un sens conjectural. La conjecture se réclame de la règle philosophique. Il n’aime pas le vers « Et animé par Dédale, le bois sensible parle » (v. 124). Schiller faisait allusion à la vache de bois que Dédale avait sculptée pour Pasiphaé afin que celle-ci puisse attirer le taureau et concevoir un enfant de lui. Humboldt écrit : « Même si cela revient à contredire l’histoire, mieux vaudrait la pierre ». Schiller modifia effectivement le vers, qui devint, dans la deuxième version : « Et, animée par le ciseau, la pierre sensible parle ». Pour le reste, le poème s’en tient strictement au passage de la « montagne » et de la « roche » à la « pierre », qui porte la marque de l’homme et de la culture. Autrement dit au passage de la nature à la culture. D’un point de vue linguistique, l’expression de Schiller est conséquente : le Dictionnaire allemand de Grimm fait la même distinction (« Fels », la « roche », « dans le règne naturel », s’oppose à « Stein », la « pierre », « au service de l’homme »). En se conformant à la loi de Humboldt et donc aussi de Grimm (Grimm cite deux fois La Promenade à l’entrée « Stein »), Schiller atteste la dimension programmatique du poème.
14En dernière instance, la spontanéité de langue dont Humboldt fait l’éloge est contrôlé par un système de référence extérieur (celui, précisément, de la séparation des arts dans le classicisme). Si Humboldt vante « à la fois la nouveauté et la beauté » des mots de Schiller, il n’en demeure pas moins que, dans ce contexte historique, la beauté des mots va à l’encontre de leur nouveauté. Ce que Humboldt trouve spontanément beau n’est justement pas nouveau, mais conforme à l’esthétique classique. Malgré tout : Humboldt suit le poème et crée, dans la « langue » entendue comme une dynamique interrompue, une forme de réflexion textuelle qui se rattache à une insatisfaction philosophique. La « langue » est ici entendue comme le mode de pur changement, qui, fondamentalement, donne à voir des écarts par rapport aux normes esthétiques (y compris celles du classicisme). Si elle est limitée, cette limitation est dans l’intention du poème, qui abandonne son programme nature-culture.
15Dans quelle mesure la pensée de la langue, chez Humboldt, est-elle en mesure de comprendre la raison particulière d’une œuvre ? À partir de cette question s’actualise, dans l’amitié de Humboldt et Schiller, le conflit herméneutique entre la critique et le sens de l’œuvre, qui revêt historiquement la forme de l’esthétique transcendantale et de la pensée de la langue. La question systématique renvoie à une autre qui touche aux traditions d’histoire des sciences qui rattachent Humboldt à l’herméneutique critique d’aujourd’hui. Schiller s’inscrivait lui aussi dans cette mouvance. On débouche ainsi sur une histoire de la littérature qui est aussi une histoire de la science. Comme on va le voir, Humboldt développa une technique de rationalité extrêmement souple, qu’il appelait « Bildung » – en référence à Goethe – et « langue » à l’adresse de Schiller ; en tant que philosophe, il chercha à ancrer cette technique dans une double interprétation de la troisième critique kantienne. Il restait spontané : ces idées étaient devenues une pratique courante, une sorte de seconde nature.
3. Pensée et vitesse
16Le 5 octobre 1795, Schiller envoya à son ami Humboldt l’Élégie qu’il venait de composer en août et septembre, un long poème de 200 distiques qui parut la même année dans la revue Die Horen. Lorsque Schiller publia, en 1800, une nouvelle version de l’Élégie, fortement révisée, dans l’édition de ses poèmes, il lui donna pour titre La Promenade. Le premier titre (Élégie) renvoyait à un programme générique et s’inscrivait ainsi dans la série d’œuvres de Goethe et de Schiller qui étaient conçues comme les modèles d’un classicisme à réinventer ; le second titre révélait la faiblesse du premier, en mettant l’accent sur la marche, la marche de la connaissance à travers la nature, suivie par le poème. Cette faiblesse tenait au fait que le titre ne correspondait pas au contenu effectif du poème. Schiller n’avait pas écrit une élégie au sens de l’esthétique classique : l’élégie était le genre qui préservait, dans la mélancolie, l’idéal perdu et guérissait ainsi la douleur de la distance. Le poème de Schiller, lui, opérait la jonction entre une partie élégiaque et l’idylle (le dernier vers était : « Et le soleil d’Homère, vois ! à nous aussi, il nous sourit ») et abolissait la perte en l’identifiant à un rêve. La promenade ne connaît pas la perte. Le titre nouveau introduit la dynamique comme catégorie décisive4. La Promenade explique comment la composition opère un passage de l’élégie à l’idylle. Le poème naît d’un mouvement ambulatoire.
17Pour Schiller, cette dynamique répond à une finalité esthétique : elle est censée rendre possible une expression naturelle de ses idées, car, dans cette hâte, le philosophe peut perdre les sens. Si l’interprétation suit le poème, elle cherchera à en saisir le sens, qui naît dans la succession rapide des idées. Il faut par conséquent prêter attention à la raison du poème et à la vitesse de celle-ci.
18Un drame d’idées. La raison donne à l’image programmatique d’une « promenade » sa forme : c’est le genre de l’élégie avant l’essai de Schiller Sur la poésie naïve et sentimentale, autrement dit, en premier lieu, simplement un poème en distiques. Dans la poésie grecque, le distique composé d’hexamètres et de pentamètres était réservé à la grande poésie politique ; en latin, il était utilisé pour la complainte amoureuse privée ; au XVIIIe siècle, on le retrouve dans les épigrammes, qui présentent une idée sous la forme d’une pointe – c’est à cette tradition que se rattache Schiller5. Le défi de La Promenade consiste pour lui à développer une idée épigrammatique6 après l’autre, afin de donner à la dynamique une nécessité. Aussi Humboldt sait-il quelle réponse donner à la requête que Schiller formule dans la même lettre. Ce dernier lui écrit : « Cher ami, relisez-moi encore une fois avec la dernière sévérité, puis écrivez moi pour me donner votre avis. Dans tous les cas, mon affaire est la poésie ; la question est seulement de savoir laquelle, de la poésie épique (au sens large du terme) ou dramatique ? »7. La succession d’idées que vise Schiller et que, à en croire la critique de Humboldt, il réussit à mettre en place (« Chaque élément découle librement du précédent »8), doit se présenter comme dans le drame – et sans effet de retard épique9. Ainsi, contre l’élégie de Schiller et en distiques, La Promenade crée un genre qui lui est propre. Une sorte de drame d’idées.
19La vitesse. À Iéna, des discussions avaient visiblement porté sur le rapport entre langue, art et pensée, car Schiller écrit à Humboldt, le 26 octobre 1795 : « Il est possible que ma langue soit organisée de façon toujours trop artificielle pour être compatible avec une poésie homérique, mais un œil critique distingue aisément la part de la langue dans les idées, et il ne vaudrait pas la peine de détruire, pour s’en remettre au hasard, une organisation constituée si laborieusement, qui n’est d’ailleurs pas dépourvue de vertus. »10 Schiller n’accorde pour le reste qu’une importance limitée à la langue comme objet poétique. S’il l’évoque ici, c’est parce qu’il se demande comment se rapprocher, malgré sa connaissance déficiente du grec, de cette nature qui lui est étrangère11, justement grâce à sa propre langue, aussi « artificielle » soit-elle (il désigne l’Élégie comme un exemple réussi). Il donne tous les droits à la langue et l’oppose aux idées, qui lui donnent il est vrai une certaine artificialité ; mais il serait facile, selon lui, de faire le départ entre celle-ci et la langue. En dépit de l’artifice, Schiller pense posséder une langue naturelle, même si ce naturel est secondaire, poétique. À l’examen, il est possible de reconnaître ce qui, dans la langue, est langue, son côté « naïf », la force de la langue. « Par instants, je m’imagine avoir une plus grande affinité avec les Grecs que beaucoup d’autres »12.
20La langue et la poésie ne s’opposent plus à l’artifice produit par l’idée lorsque la vitesse intervient. L’âme ne peut alors se surprendre en train de produire, elle ne peut s’immobiliser. C’est le sens du distique fameux :
Que l’esprit vivant ne peut-il se manifester à l’esprit !
Quand l’âme parle, hélas ! l’âme ne parle plus13.
21C’est à partir de la figure ou de la problématique de la dynamique immobilisée qu’il faut élaborer une interprétation nouvelle du distique. Son contexte, qui n’a jusqu’ici guère été pris en compte, l’impose. Que voulait dire Schiller dans ces deux vers ? Le qualificatif « vivant » distingue la pensée vivante de celle qui procède de la langue froide et rationnelle. L’esprit comme puissance naturelle de vie s’oppose à l’intellectualité, et l’âme, liée à l’image qui est son médium naturel (« se manifester »), n’a que la langue sous la main. Quand l’âme parle, elle est soumise à l’intellectualité. Pourtant, cet antagonisme peut être dépassé dans le processus de création ; lorsque Schiller est en train d’écrire (lorsqu’il est « en marche », dit-il), il invalide l’affirmation – semblable à celle du distique – qu’il voulait à l’origine placer dans la bouche de Don Carlos :
Quel malheur que l’idée
Doive se décomposer
Dans les éléments morts de la langue
Et l’âme s’éteindre dans le squelette
Pour se manifester à l’âme14.
22Dans la même lettre du 1er février 1796, Schiller déclare à Humboldt : « Lorsque je suis en marche, comme c’était le cas cet été et cet automne, je peux écrire de grandes lettres sans penser au mécanisme, tout en ayant de lourdes tâches à accomplir. Mais si je suis sorti de ce mécanisme, comme c’est le cas en ce moment, l’idée recule devant le long chemin qu'il lui reste à parcourir avant d’accéder à autrui [le lecteur] »15. La dynamique, le flux rendent à eux seuls la langue vivante ; Schiller croit dès lors possible d’atteindre son idéal d’une langue libérée de l’artifice « sentimental », comme il l’écrit à Humboldt. Au sein même de la langue et pas seulement en ayant recours à des signes extralinguistiques16.
4. La langue en dynamique
23Humboldt suit la figure de pensée dynamique de Schiller. Elle marque les débuts de sa conception de la langue. Par réaction, Humboldt identifie la réflexion poétique de Schiller avec la langue en général. Lorsque cette réflexion porte sur l’individualité d’une œuvre littéraire, un nouvel Humboldt apparaît sous nos yeux : il ne s’agit plus de l’individualité ou du caractère d’une langue, dont la philologie peut constater l’existence dans « les usages linguistiques de chaque écrivain »17 (en ce sens, la voie ouverte par la linguistique n’est accomplie que par la philologie), mais d’une technique de pensée qui reçoit le nom de « langue » (et peut aussi être appelée « Bildung » dans un autre contexte) et ne peut développer son potentiel que dans la littérature. De ce point de vue, Jürgen Trabant a raison de constater que « la langue est [pour Humboldt] une forme de l’imagination, une forme de la poéticité »18. La raison pour laquelle Humboldt met en avant la langue de Schiller est que les œuvres de ce dernier sont particulièrement « parlantes », parce que dynamiques. La difficulté majeure saute aux yeux : l’intensité d’une pratique philosophique respecte-t-elle l’individualité de l’œuvre ?
24La pratique philologique avance – la pensée du langage en sort. La correspondance prend position dans le débat sur le langage déterminé par Hamann, Herder, Jacobi et Fichte. L’innovation spécifique, d’ordre pratique bien plus que philosophique, présente dans la correspondance et dans la lecture, n’a guère été remarquée jusqu’à présent. « L’émotion est peu à peu conduite dans toutes les tonalités dont elle est capable. La sérénité lumineuse du début, qui n’est qu’une peinture, est une invite aimable adressée à la fantaisie »19 : c’est ainsi que Humboldt commence son interprétation du poème en 1795, avant de retracer le cours de celui-ci. Cependant, la dynamique n’est pas accessible à l’analyse ; celle-ci ne peut porter que sur les interruptions qui arrachent le poème à sa dynamique et travaillent contre elle. Les transitions abruptes ou – comme le dit Humboldt – « brisées » augmentent le « mouvement poétique et l’effet lyrique »20. Si la dynamique est la condition de la poésie, le poétique lui-même naît dans l’interruption et ne se manifeste que dans la rupture, le segment. « Chaque image est pour soi extrêmement caractéristique »21. Humboldt ne prête pas systématiquement attention à la langue de Schiller (il parle de « l’image » et non de la phrase), car elle est suffisamment forte pour porter des processus et des figures philosophiques, programmatiques. Une compétence poétique est à l’œuvre, qui ne s’allie pas à la langue mais fait un usage particulier des présupposés de la pensée.
25Presque au même moment, dans l’hiver qu’il passe à Tegel en 1795/1796, Humboldt note une série d’arguments qui, bien avant ses études linguistiques empiriques, développent sa propre pensée de la langue, sous le titre Penser et parler22. L’essence de la pensée, tel est son point de départ, consiste à distinguer celui qui pense et ce qui est pensé. La réflexion présuppose donc un déroulement temporel, un avant et un après, une progression qui peut être interrompue : « Pour réfléchir, l’esprit doit s’arrêter un instant dans l’avancement de son activité, saisir comme une unité ce qui vient de lui être présenté et, de cette façon, s’opposer à lui-même comme objet. »23 Comme le « je » de l’Élégie, qui ne cesse de se regarder lui-même à travers ses images. Dans un deuxième temps, poursuit Humboldt, ces unités sont divisées et combinées. Cette combinaison n’est pas additionnelle, mais orientée vers la totalité d’un organisme : celui qui combine donne forme (bildet) et il est en ce sens créateur. Aux points 5 et 6, Humboldt réintroduit la « langue » sur un mode kantien : « Aucune pensée, même la plus pure, ne peut advenir autrement qu’avec l’aide des formes universelles de notre sensibilité ; ce n’est qu’en elles que nous sommes capables de la saisir et pour ainsi dire de la retenir »24. Ernst Cassirer reprendra plus tard cette idée dans la Philosophie des formes symboliques, seules à même selon lui d’opérer une médiation entre sujet et objet25. Pour finir, le 6e point abordé par Humboldt est le suivant : « La désignation sensible des unités, auxquelles s’unissent certaines portions de la pensée afin d’être opposées, en tant que parties, à d’autres parties d’un tout plus vaste, et, en tant qu’objets, au sujet, est appelée, au sens le plus large du terme : langue »26. La formulation est subtile, lorsqu’elle rapporte les unes aux autres la « sensibilité », les formes de la pensée (autrement dit les catégories de Kant) et la langue. L’accord entre la pensée et la langue, une forme sensible de la « sensibilité », attachée à des sons, rend possibles l’expression et la désignation. Une difficulté demeure cependant : quel rapport entretiennent entre elles les deux significations de la « sensibilité » ? Une réponse à cette question est suggérée dans les considérations que Humboldt consacre au « mot » dans le même fragment (7), sous une forme au demeurant cryptique : « Aussi le mot est-il là – pour ainsi dire le premier élan que l’homme se donne à lui-même pour s’arrêter soudain, regarder autour de lui et s’orienter. »27 La marque est déjà inscrite : lorsque le mot marqué précédemment par des idées est prononcé, l’auto-réflexion se met en marche. Elle est la théorie de la dynamique qui se manifeste dans la pratique.
26Dans sa grande lettre sur le Wallenstein de Schiller (septembre 1800), Humboldt lui reconnaît une force poétique et établit un lien entre la pensée, la parole et la poésie. Sa thèse est la suivante : la puissance d’imagination de Schiller traite la langue « conformément à sa spécificité, et l’art de la poésie (...) comme un art du discours »28. Est propre à la langue la dynamique qui se concentre, de façon sensible, dans un moment (dans le mot, qui, par suite, est davantage qu’un signe), et en vient ainsi à l’immobilisation et à la pensée, en tant que théorie d’une pratique, avant de prendre son essor pour déboucher sur une production nouvelle. « Dans votre imagination, l’avancée ailée du temps se fait nettement sentir. (..) À chaque instant apparaît un objet, ce qui précède, ce qui, en tant que passé, est par définition derrière nous, s’est fondu en lui, et dans l’obscurité dont il porte encore la marque est dissimulé ce qui va suivre. Chaque pas est le développement d’une force nouvelle… »29. Dans la dynamique se libère le segment, entendu comme une extension qui entrave le flux temporel : « Vous suivez une direction en ligne droite, et ce n’est que dans un second temps que le cercle s’enroule autour du lecteur, décide quand celui-ci doit soudain interrompre sa progression dans cette direction et être rendu à lui-même par un tel coup d’arrêt »30. Ces « coups d’arrêt », qui tirent de la langue la force nécessaire pour « intellectualiser » l’objet, marquent « même les plus lyriques » des « productions » de Schiller31, justement parce qu’elles s’adaptent à la langue – de façon réflexive – comme à un modèle : « Cependant, dans la mesure où le propre de la langue, exclusivement, est de ne pas être seulement le signe d’un objet, mais de rapprocher celui-ci de l’homme par l’intellectualisation, vous la traitez davantage conformément à votre singularité, et vous abordez davantage l’art de la poésie comme un art du discours (redende Kunst) que sous l’aspect par lequel elle s’apparente à l’art plastique (bildende Kunst) »32. La discussion était ainsi parvenue à son terme, et Humboldt déplorera jusqu’en 1830 que Schiller n’ait jamais réellement honoré la langue d’un point de vue esthétique et philosophique. Contre Schiller, Humboldt eut à construire le sens de la productivité : selon lui, la poésie de Schiller était une pensée à l’état de création et – en vertu de cette dynamique – elle utilisait la langue dans ses potentialités premières. L’attention au mot de Humboldt se révèle finalement comme une limite de son interprétation – on peut certes reconnaître ainsi comment l’auteur se libère de la tradition, mais non apprécier l’œuvre d’art dans sa complexité et son individualité.
5. Le sens de la théorie de l’art
27Le changement est le médium vide d’une production de sens dont la spécificité ne se manifeste que dans une actualisation particulière de la « nature ». Dans un premier temps, le poème caractérise la nature comme vie dans un sens presque moderne : comme devenir.
Éternellement, la volonté change de fin et de règle, sous une forme
Qui éternellement se répète, les actes font place les uns aux autres. (v.191 sq.)
28Le rythme, impitoyable, puissant, sert cette volonté. Humboldt en donne la raison en exposant une conception extensive de la « langue ». Ce n’est que lorsque la raison interprète cette nature-langue que la particularité littéraire se fait jour. Humboldt cherche à comprendre la particularité, en comparant Goethe et Schiller, comme représentants de deux arts qui s’articulent cependant l’un comme l’autre dans la langue. Lorsqu’il relève – spontanément – des mots pour en faire l’éloge, Humboldt est par suite en mesure de reconnaître des genres – une limite de l’herméneutique littéraire qui se perpétuera jusqu’à la théorie des genres de Peter Szondi, et qui était déjà préfigurée dans l’esthétique de la période autour de 1800. Le poème de Schiller en apporte la démonstration.
29Au premier abord, en effet, dans La Promenade, les voix de la nature sont marquées par une opposition in aestheticis : dans le poème aussi, la nature peint ou parle.
La flèche ardente du soleil m’atteint, les vents d’ouest se sont calmés
Seul le chant de l’alouette tourbillonne dans l’air joyeux. (v.17 sq.)
30Les verbes se partagent, comme ailleurs, entre deux champs lexicaux, qui ne semblent pas d’importance égale, mais hiérarchisés. L’ordre de priorité est clairement indiqué par le vers : « Et le bleu regarde à l’intérieur en souriant » (v.26). Le bleu sourit, en d’autres termes : la couleur parle. La langue est le mode du regard, ce qui lui est essentiel. Plus tard, dans la suite du poème, la hiérarchie ainsi introduite fait l’objet d’une accréditation historique. En effet, le cours imaginé de l’humanité conduit, comme on l’a brièvement indiqué au début, le mouvement de l’histoire à s’éloigner de la nature pour aller vers la ville qui donne seule sa signification à la nature : dans la religion, la conquête impériale du monde, l’industrie et le commerce, les arts et la science enfin. La pierre (qui, sous la forme de la roche, est encore l’objet naturel) acquiert un sens dans la ville et trouve, par le biais des arts plastiques, sa destination, qui est de parler dans l’art (même si elle ne le fait que dans l’image) :
Le sculpteur réjouit l’œil en reproduisant la vie,
Et, animée par le ciseau, la pierre sensible parle. (v. 123 sq.)
31La pierre parle, à la place privilégiée par le mètre, après la diérèse. Donner figure (bilden) et parler sont des activités de la nature librement gagnée par l’homme dans sa puissance d’imagination. Cependant, les désignations s’effacent dans la mesure où les objets connus qui sont acquis prennent le dessus et sont perdus pour l’homme. Cet événement apocalyptique est déclenché, dans le poème, par l’abus stratégique des images : les visions dominent l’observateur, le moi n’est d’emblée – dans ses visions – guère davantage qu’un médium de l’action et il s’adonne à l’activité qui émane de la nature : la prairie reçoit le moi, la lumière réjouit son regard, le sentier mène le promeneur. Une situation d’ergativité, dans laquelle l’observateur, qui était à l’origine un sujet intransitif, devient l’objet d’un nouveau sujet ergatif créé par l’observateur. « Le regard se réjouit » devient « La lumière réjouit le regard » (cf. v. 10). Cette fois, les changements qui s’opèrent échappent complètement au moi :
Un esprit
Étranger se répand en hâte dans la campagne devenue étrangère ! (v. 59).
32Plus tard, le promeneur reconnaît rétrospectivement (nous avons déjà entendu ces vers) :
Et ce n’était qu’un rêve
Qui s’est emparé de moi dans un frisson… (v. 186 sq.).
33Ainsi, le poème se conforme explicitement à la théorie de l’art qu’il se donne à lui-même et qu’il voudrait renforcer en employant de moins en moins de termes associés à la langue. La liberté de la puissance de parole, acquise dans l’histoire et grâce à la tradition écrite par rapport à l’idée muette, a pu être mal utilisée :
Du dialogue se perd la vérité, la foi et la fidélité ;
De la vie, même le serment est un mensonge sur les lèvres. (v. 149 sq.)
34Je suis parti de l’éloge que Humboldt faisait de certains « qualificatifs » ; je reconnais là le réflexe spontané d’une pratique de lecture dont la nature seconde est le fruit d’une construction théorique. Dans cette dernière, la poésie et l’art plastique représentent une alternative philosophique de l’esthétique contemporaine, que Humboldt a réunie dans un système du classicisme censé aplanir leur rivalité. Une place importante revient, dans ce contexte, à un texte de deux cents pages intitulé Essais esthétiques. Première partie : « Hermann et Dorothée » de Goethe et paru dès 1799, un an après l’épopée33. On peut y lire, en référence à Schiller, dans la section XIX : « La poésie est l’art à travers la langue. (...) Elle doit dépasser le conflit qui oppose l’art et la langue, le premier ne vivant que dans l’imagination et ne tolérant que l’individuel, la seconde n’étant là que pour l’entendement et transformant tout en notions générales, en sorte que l’union de l’un et de l’autre puisse donner le jour à quelque chose qui est davantage que chacun des deux pris séparément. »34
35L’objectif de Humboldt est de partir du principe kantien selon lequel, dans le génie, la nature donne sa règle à l’art, pour en déduire les deux compétences de Schiller et de Goethe, la création pour le premier, la plastique pour le second. L’œuvre d’art plastique que Humboldt a sous les yeux, au XVIIIe siècle, ne présente pas des allégories, mais des individus. Un tel art dans la langue – que Humboldt conçoit alors comme le médium de la communication par l’entendement et le concept – exige une plastique, une forme, une figure. L’esthétique classique des genres autorise de répondre à cette exigence dans le genre épique « plastique », (« bildende » Epik) par exemple dans l’épopée de Goethe. Au demeurant, comme la poésie, associée à l’abstraction verbale, ne peut jamais atteindre l’objectivité épique, avec laquelle elle entre en conflit, elle doit d’abord surmonter son manque, qui est d’être reliée directement à l’entendement par le biais de la langue. En effet, même la compétence de création verbale doit être dérivée de cette « nature ». Humboldt se demande dans quelle mesure l’art verbal est naturel, ne serait-ce qu’à travers sa réflexivité et donc secondairement. En d’autres termes, la question est la suivante : comment la raison peut-elle s’exprimer naturellement dans la langue ? La réponse de Humboldt consiste à interpréter la langue comme une dynamique susceptible de devenir productive lorsqu’elle s’immobilise, et à l’identifier – structurellement – avec la « Bildung » (à travers la nature). Ce qui est créé, au demeurant, est de l’ordre de la théorie : des mots qui expriment précisément cette problématique.
6. Herméneutique de la littérature
36Ma question initiale était la suivante : comment l’interprète peut-il comprendre l’objet alors qu’il le détruirait s’il devait le penser jusqu’au bout ? En d’autres termes : quelle relation entretiennent entre elles la réflexion productive et la réflexion critique ? Pour répondre à cette question, j’ai d’abord examiné l’élégie de Schiller La Promenade et suivi la voie des théories de la langue de Schiller et de Humboldt. Il s’est avéré que le dialogue entre le poète et son interprète déployait la réflexivité – dans un premier temps implicite – du poème et en identifiait le sens dans les moments d’immobilisation des visions. La dynamique qui est au fondement de ce processus est interprétée par Humboldt comme propre à la langue, et l’individualité de Schiller réside précisément dans la capacité à manifester cette spécificité de la langue en tant que telle.
37Humboldt découvre ainsi chez Schiller une sorte de grammaire générale de la poésie, qu’il est nécessaire de suivre pour être en mesure de saisir la réflexion interne du poème. Cette grammaire peut être rendue méthodologiquement opératoire. La « langue » devient alors une technique de découpage et de démembrement au moyen de laquelle l’interprète peut répéter dans la critique l’acte de production et, ainsi, le comprendre. Dans ses lettres et les essais qu’il consacra à Schiller et Goethe, Humboldt distingue au demeurant cette notion de grammaire et un sens relatif à la théorie de l’art. On pourrait penser que cela n’était pas nécessaire : pour Humboldt, Schiller possédait une individualité dans la mesure où il était capable de s’exprimer de façon particulièrement universelle, autrement dit par la langue. Cependant, dans la dynamique générale, la langue et la Bildung qui est censée, par contraste, conférer à Schiller son individualité, ne font qu’un. On le voit lorsqu’on compare l’essai sur Hermann et Dorothée et les lectures de Schiller par Humboldt. L’antagonisme entre les arts doit ainsi devenir, dans le poème, une forme. Les orientations en matière de théorie de l’art finissent par marquer le sens des mots. Ce sens ne peut être calculé par le biais d’une « formule ». Humboldt le découvre dans l’éloge, spontanément, sans en chercher la raison. Le sens est logé dans les expressions forgées par Schiller qu’il trouve neuves et belles. La connaissance n’est pas dirigée par la théorie, mais naît d’une pratique dont la théorie fonde le comprendre.
38En fin de compte, on peut par suite se poser la question de savoir dans quelle mesure cette pratique est un savoir-faire. L’herméneutique de Humboldt se conforme au programme esquissé par August Boeckh dans la droite ligne de Friedrich Schleiermacher : pour Boeckh, l’objectif était de comprendre les énoncés linguistiques à travers le rapport entre grammaire et expression individuelle35. Ces énoncés avaient en propre une forme de rationalité qui autorisait seule la compréhension par delà les époques. Boeckh forgea pour cela la formule de la « connaissance du connu ». Elle est ambiguë : elle se réfère au sens marqué, d’une part, et, de l’autre, à la connaissance qui rend seule le sens possible. Boeckh écrit dans son Encyclopédie et méthodologie des sciences philologiques : « L’agir et le produire dont s’occupent la politique et la théorie de l’art ne concernent en rien le philologue ; il cherche à connaître, en revanche, ce qui est produit par ces théories. Par suite, la tâche proprement dite de la philologie semble être la connaissance des produits de l’esprit humain, c’est-à-dire du connu. »36 Le projet de connaître « ce qui est produit par ces théories » se réfère au sens, dans la mesure où celui-ci voit le jour sous la conduite de la théorie. La philologie elle aussi donne le jour à de tels « produits de la théorie ». Elle se contrôle elle-même par le biais de sa propre « connaissance du connu » et vérifie après coup les règles qui l’ont guidée, comme, justement, le rapport entre grammaire et discours. Sa théorie est une théorie de la pratique, au sens où elle découvre ses règles a posteriori et ne procède précisément pas par le biais du concept. De ce point de vue, c’est un art. Boeckh : « Même les philologues fameux s’y entendent souvent mal à comprendre les textes, même les meilleurs se trompent souvent. S’il faut donc vraiment un art pour cela, cet art aussi doit avoir sa théorie. Celle-ci doit contenir un développement scientifique des lois du comprendre, et non des règles seulement pratiques – comme c’est il est vrai le cas dans la plupart des œuvres d’herméneutique et de critique. (..) C’est donc par la théorie que la philologie devient vraiment un art. » Les lois du comprendre doivent être mesurées à l’aune de celles de la « connaissance » inscrite dans les objets.
39C’est ainsi que l’on peut définir la position de Humboldt dans l’herméneutique. La langue devient un instrument pour mettre au jour ce qui s’est manifesté comme connu (« le connaître du connu ») – dans l’objet – ; la théorie de l’art, en revanche, s’applique à « la connaissance du connu ». Elle vise l’individuel, mais elle le fait au sein d’une théorie du comprendre de provenance kantienne. Dans la mesure où Humboldt l’a intériorisée à l’état pratique, elle est en mesure de renvoyer à l’individualité, sans comprendre celle-ci à l’intérieur d’une théorie du texte. La spontanéité est un produit de la formation théorique, et le programme développé avec Schiller et partagé par l’un et l’autre constitue leur base commune. Ce n’est que dans la distance historique entre l’objet et l’interprète, dans la normalité philologique, que la réflexion permanente, le penser de chaque théorie donne au philologue le naturel second nécessaire pour saisir le particulier. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une philologie critique.
Notes de bas de page
1 Friedrich Schiller, « Elegie », dans : Die Horen. Eine Monatschrift, éd. par F. Schiller, année 1795, t.IV, 10, p. 72-85. Le présent article prend pour point de départ la deuxième version (Friedrich Schiller, « Der Spaziergang », dans : Schillers Werke. Nationalausgabe (désormais citée NA), begründet von Julius Petersen. Fortgeführt von Lieselotte Blumenthal, im Auftrag der Stiftung Weimarer Klassik und des Schiller-Nationalmuseums in Marbach, éd. par Norbert Oellers, Weimar, 1943 sq., ici t. II/1 : Gedichte in der Reihenfolge ihres Erscheinens 1799-1805, der geplanten Ausgabe letzter Hand (Prachtausgabe), aus dem Nachlaß herausgegeben von Norbert Oellers, Weimar, 1983, p. 308-314.
2 Lettre de Friedrich Schiller à Wilhelm von Humboldt, 29 novembre 1795, dans : Schillers Werke, NA (cf. note 1), t.28, Briefwechsel. Schillers Briefe 1.7.1795-31.10.1796, éd. par Norbert Oellers, Weimar, 1969, p. 116.
3 Lettre de Wilhelm von Humboldt à Friedrich Schiller, 23 octobre 1795, dans : Schillers Werke, NA (cf. note 1), t.35, Briefwechsel. Schillers Briefe 25.5. 1794-31.10.1795, éd. par Günther Schulz, Weimar, 1964, p. 392sq.
4 Cf. le compte rendu de Matthisson par Schiller, dans lequel – conformément aux idées de Lessing dans le Laokoon – il souligne la différence entre le poète et le peintre. Le premier ne peut rendre des processus que dans le temps et doit donc s’en tenir à la description d’objets en mouvement : « Son objet est toujours davantage le multiple dans le temps que dans l’espace, toujours davantage la nature en mouvement que la nature immobile et en repos » (Friedrich Schiller, « Über Matthisons Gedichte », dans : Schillers Werke, NA (cf. note 1), t.12, Vermischte Schriften, éd. par Herbert Meyer, Weimar, 1958, p. 274sq. ; sur ce point, voir aussi Wolfgang Riedel, « Der Spaziergang » : Ästhetik der Landschaft und Geschichtsphilosophie der Natur bei Schiller, Würzburg, 1989, p. 49sq.).
5 Sur ce point, voir Jörg Schuster, Poetologie der Distanz : die « klassische » deutsche Elegie 1750-1800, Fribourg, 2002 ; Wolfgang Riedel, op. cit. (cf. note 4) ; Daniel Frey, Bissige Tränen : eine Untersuchung über Elegie und Epigramm seit den Anfängen bis Bertolt Brecht und Peter Huchel, Würzburg, 1995 ; Theodore Ziolkowski, The Classical German Elegy 1795-1950, Princeton, 1980 ; Klaus Weissenberger, Formen der Elegie von Goethe bis Celan, Berne/Munich, 1969 ; Friedrich Beißner, Geschichte der deutschen Elegie, Berlin, 1965.
6 Lettre de Friedrich Schiller à Wilhelm von Humboldt, 1er février 1796, Schillers Werke, NA, t. 28 (cf. note 2), p. 180.
7 Lettre de Friedrich Schiller à Wilhelm von Humboldt, 5 octobre 1795, ibid., p. 73.
8 Lettre de Wilhelm von Humboldt à Friedrich Schiller, 23 octobre 1795, dans : Schillers Werke, NA, t. 35 (cf. note 3), p. 93.
9 Voir le résumé que donna Goethe de leurs réflexions communes sur les genres : une des caractéristiques majeures du genre épique est qu’il ne cesse d’avancer et de reculer ; par suite, tous les motifs qui produisent un effet de retard sont épiques (Lettre de Johann Wolfgang Goethe à Friedrich Schiller, 19 avril 1797, dans : Der Briefwechsel zwischen Goethe und Schiller in drei Bänden, Bd. 1, 1794-1797, éd. par Hans Gerhard Gräf et Albert Leitzmann, Leipzig, 1912, p. 319).
10 Lettre de Friedrich Schiller à Wilhelm von Humboldt, 26 octobre 1795, Schillers Werke, NA, t. 28 (cf. note 2), p. 84.
11 Ibid.
12 Ibid. Dans son essai Sur la poésie naïve et sentimentale, Schiller écrit que le génie donne à son idée, « d’un unique coup de pinceau réussi, un tracé défini pour toujours, net et pourtant tout à fait libre. Alors que [dans " l’entendement scolaire "], le signe reste éternellement hétérogène et étranger à ce qu’il désigne, la langue jaillit ici de l’idée comme sous l’effet d’une nécessité interne et elle se confond à tel point avec elle que l’esprit semble comme mis à nu, même sous son enveloppe corporelle » (cité d’après : Schillers Werke, NA (cf. note 1), t. 20, Philosophische Schriften. Erster Teil, éd. par Benno von Wiese avec la collaboration de Helmut Koopmann, Weimar, 1958, p. 426). Sur la dialectique du naïf et du sentimental, implicitement présente ici encore, voir Peter Szondi, « Das Naive ist das Sentimentalische. Zur Begriffsdialektik in Schillers Abhandlung », dans : Peter Szondi, Schriften, éd. par Jean Bollack avec Henriette Beese et al., Francfort/Main, 1978, t. 2, p. 59-105. Voir aussi Rolf-Peter Janz, « Wilhelm von Humboldt liest Schiller », dans : Die Realität der Idealisten. Friedrich Schiller, Wilhelm von Humboldt, Alexander von Humboldt, éd. par Hans Feger et Hans Richard Brittnacher, Köln u. a. 2008, p. 167-175.
13 Friedrich Schiller, « Tabulae Votivae », dans : Schillers Werke, NA (cf. note 1), t. 1, Gedichte in der Reihenfolge ihres Erscheinens 1776-1799, éd. par Julius Petersen et Friedrich Beißner, Weimar, 1943, p. 302.
14 Lettre de Friedrich Schiller à Wilhelm von Humboldt, 1er février 1796, Schillers Werke, NA, t.28 (cf. note 2), p. 179 (ces vers sont cités à plusieurs reprises dans des lettres adressées à d’autres correspondants, avec des variantes). Voir aussi Schillers Werke, NA (cf. note 1), t.7/ II, Don Karlos, Anmerkungen, éd. par Paul Böckmann et Gerhard Kluge, Weimar, 1986, p. 185sq.
15 Lettre de Friedrichch Schchiller à Wilhelm von Humboldt, 1er février 1796, Schillers Werke, NA, t.28 (cf. note 2), p. 179.
16 Parmi les nombreux ouvrages consacrés aux réflexions de Schiller sur la langue, mentionnons une étude récente : Andrea Bartl, Im Anfang war der Zweifel. Zur Sprachskepsis in der deutschen Literatur um 1800, Tübingen, 2005, p. 185-237 ; sur l’usage des gestes, du mime et du mouvement dans l’espace, ainsi que des éléments musicaux, voir le commentaire de Helmut oopmann et Benno von Wiese, dans : Schillers Werke, NA (cf. note 1), t.21, Philosophische Schriften. Zweiter Teil, éd. par Benno von Wiese avec la collaboration de Helmut oopmann, Weimar, 1963, p. 302sq. ; voir aussi Gabriele Brandstetter, « " Die Bilderschrift der Empfindungen ", Jean-Georges Noverres " Lettres sur la Danse et sur les Ballets " und Friedrich Schillers Abhandlung " Über Anmut und Würde " », dans : Schiller und die höfische Welt, éd. par Achim Aurnhammer et al., Tübingen, 1990, p. 77-93.
17 Wilhelm von Humboldt, Gesammelte Schriften, 17 Bde., éd. Albert Leitzmann u. a., Berlin 1903-1936, t. 7, 1907, p. 174. ; cf. Jürgen Trabant, « Linguistik und Philologie : Sprache bei Humboldt, Grimm und Bopp », dans : Das Potential europäischer Philologien. Geschichte, Leistung, Funktion, éd. Christoph König, Göttingen : Wallstein Verlag 2009, p. 140-161.
18 Jürgen Trabant, « Wallenstein und die Sprachen des Neuen Kontinents », dans : Die Realität der Idealisten (cf. note 12), p. 53-67, ici p. 57sq.
19 Lettre de Wilhelm von Humboldt à Friedrich Schiller, 23 octobre 1795, Schillers Werke, NA, t. 35 (cf. note 3), p. 392.
20 Ibid., p. 393.
21 Ibid.
22 Wilhelm von Humboldt, « Über Denken und Sprechen », dans : du même, Gesammelte Schriften, t. 7 (cf. note 17 ), p. 581-583. Ce fragment mériterait une étude à part : Humboldt y est déjà au-delà de Kant, mais encore bien éloigné de ses pensées plus tardives selon lesquelles les représentations seraient conditionnées par le langage.
23 Ibid., p. 581.
24 Ibid.
25 Cf. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen. Erster Teil : Die Sprache, dans : du même, Gesammelte Werke. Hamburger Ausgabe, t. 11, éd. par Birgit Recki, Darmstadt, 2001, p. 98-106.
26 Wilhelm von Humboldt, cf. note 22.
27 Ibid., p. 582. La thèse d’un arrêt et d’une objectivation par les mots de la réalité fuyante devient centrale dans la théorie du langage de Cassirer. L’idée de Humboldt concernant la fonction du mot y trouve un prolongement, voir. Ernst Cassirer, « Die Sprache und der Aufbau der Gegenstandswelt », dans : du même, Symbol, Technik, Sprache. Aufsätze aus den Jahren 1927-1933, éd. Ernst Wolfgang Orth et John Michael Krois, Hambourg 1985 (Philosophische Bibliothek 372), p. 121-151.
28 Lettre de Wilhelm von Humboldt à Friedrich Schiller, septembre 1800, Schillers Werke, NA (cf. note 1), t. 38/1, Briefwechsel. Briefe an Schiller 1.11.1798-31.12.1800, éd. par Lieselotte Blumenthal, Weimar, 1975, p. 338.
29 Ibid., p. 331.
30 Ibid.
31 Ibid.
32 Ibid., p. 338.
33 Voir Christoph König, « Wilhelm von Humboldt 1798. Zu Goethe und zur Problematik einer dichterischen Aktualität », dans : Grenzen der Germanistik. Rephilologisierung oder Erweiterung, éd. par Walter Erhart, Stuttgart/Weimar, 2004 (Germanistische Symposien. Berichtsbände 23), p. 128-158.
34 Wilhelm von Humboldt, « Ästhetische Versuche. Erster Theil : Über Göthe’s Hermann und Dorothea », dans : du même, Gesammelte Schriften (cf. note 17), t. 2, 1904, p. 158.
35 Cf. Szondi, « Schleiermachers Hermeneutik heute » (1970), Schriften 2, p. 106-130.
36 August Boeckh, Encyclopädie und Methodologie der philologischen Wissenschaften, éd. par E. Bratuschek, Leipzig, 1877, p. 10.
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