Pouvoir des textes
p. 83-92
Texte intégral
Superstition littéraire :
J’appelle ainsi toutes croyances qui ont de commun
l’oubli de la condition verbale de la littérature.
P. Valéry
1Une question traverse le travail et l’œuvre de Jean Bollack, celle de notre compréhension actuelle, toujours actuelle, de la temporalité, car la manière dont nous la concevons décide de notre rapport à la tradition, de notre compréhension des significations qu’on y recherche et qu’elle nous lègue, de notre attitude à l’égard du statut des textes où ces dernières sont produites, et, finalement, de notre appréhension du « sens ». Il en va aussi, bien entendu, du problème de l’histoire et, sur le plan philosophique, du type d’herméneutiques qu’on adopte.
2La thèse très générale dont part Bollack est qu’une « société s’interprète », ce qui suscite une instance de réflexivité dont procèdent les écrivains quel que soit le genre par eux choisi pour exprimer la distance réflexive où ils se situent comme des sujets décidés à jouer un rôle dans l’histoire lato sensu grâce aux événements qu’ils y créent1, leurs textes, où se déploient les « variations expressives » de leur langue, c’est-à-dire du matériau dont eux-mêmes héritent. Si, comme l’affirme Bollack, ces variations sont « intentionnelles et pensées », on n’a plus affaire ni à des sujets traversés par un « sens », originaire, immémorial et inaccessible, dont ils ne sont que les truchements contingents, ni à des textes où du sens se construirait par innovation et en rapport avec un état différent de la tradition, ni à des significations qu’il faudrait d’abord dégager des œuvres elles-mêmes sans les chercher d’emblée dans leurs contextes non littéraires. La règle première de l’herméneutique qu’il défend est qu’« aucune œuvre, si elle est un monde de parole […] ne peut être lue et comprise sans que l’on entre dans le système de l’organisation nouvelle et idiomatique qui a pris une forme distincte »2. L’idée d’avoir à tenir compte d’une intention de l’auteur3 a fait fuir la critique qui s’est alors jetée dans les bras plus confortables de l’inconscient, de l’histoire de l’être, des nécessités internes de la structure, ou des intérêts propre à telle phase d’évolution des infrastructures – toujours, la réponse précède alors le minutieux travail historien qui cherche à comprendre comment cette intention « s’est réalisée dans le texte écrit » où « elle se confond avec le principe organisateur », l’œuvre constituant d’abord un « système qui s’est construit contre des possibles, existants ou virtuels »4. En outre, « le texte s’interprète lui-même », ce qui implique à la fois que les sens qu’on y déchiffre ont une histoire également interne au texte, et qu’au fil du texte plusieurs niveaux d’énonciation peuvent être repérés comme autant d’anticipations ou de retours réflexifs sur les significations en train d’y être construites : « Le texte est trois fois historique, par la culture à laquelle il se rattache, par l’horizon concret et identifiable dans lequel il s’est inscrit et ensuite par la somme des différences qui le distingue5 ».
3Ces différences gisent dans le détail, et la singularité d’un texte, c’est-à-dire sa capacité d’innovation, ne se dégage qu’au prix d’un refus de toute vision d’ensemble laquelle donnera facilement dans le convenu sans toujours être consciente du type de reconstruction de l’histoire qui lui servira d’étai. Il est, en effet, difficile d’admettre que les œuvres ne résultent exclusivement ni d’une nécessité historique ni d’un arbitraire individuel, et que l’innovation à laquelle elles contribuent éminemment n’est ni anonyme – structures ou « épistémè » engendrant d’autres structures – ni capricieuse comme le voudraient finalement les différents cultes du génie. Les œuvres sont toujours à la fois la sédimentation d’écarts innovants et le lieu où se forgent d’autres écarts ; mais ce qui fut une fois liberté créatrice s’est déposé dans une tradition en s’y arrêtant, tandis que ce qui fut énergie naturelle irrépressiblement active, poussée aveugle et incontrôlée, s’est muée, après s’être attaquée à la tradition contemporaine de son irruption, en œuvre, précisément6. Soit le chiasme, arbitré par la synthèse individuelle réalisée par des sujets qu’on ferait mieux de ne pas vouloir évacuer, entre nécessité et liberté dont les effets se retrouvent chaque fois dans le registre contraire de celui de leur déclencheur : « Le meilleur moyen, pour l’interprète, de se soustraire à l’influence des déterminations psychologiques, sociales et historiques, comme à la simple subjectivité du jugement, consiste à faire débuter l’explication là où l’œuvre reflète sa capacité propre, et montre qu’elle s’affranchit de formes antérieures d’expression en les intégrant à son projet et, ainsi, les dépasse7 ».
4Voici un exemple qui n’est pas taillé sur mesure pour illustrer ce qui vient d’être dit, mais qui permet de saisir en acte ce que signifie l’herméneutique critique dont on a défendu l’intérêt pour comprendre l’un des aspects essentiels du travail de traduction. Il est tiré des trois premiers chapitres de la Genèse et il concerne le problème des noms propres de personnes. Pour ne pas rentrer dans un examen trop impraticable, on se limite à deux traductions convoquées à titre de comparaison, la King James et la Segond assez répandue en France.
5On rappellera, parmi d’autres modes de réduction préalable des textes, deux stratégies effectivement déployées au cours de l’histoire de l’herméneutique biblique ; ce sont deux tendances qui sans cesse alternent, s’accusant l’une l’autre de détourner la « vraie parole » du texte.
6Pour l’allégorisme, le sens du texte est toujours ailleurs – c’est-à-dire déjà fixé dans des catégories auxquelles on accordera une valeur supérieure à la lettre du texte et à son sens immédiat –, pour le littéralisme, il n’est jamais que déjà là au point qu’il s’agit de le localiser jusque dans la valeur accordée à chaque lettre, et peu importe alors que cette valeur puisse se faire numérique même si le texte lui-même ne donne aucune indication à cet égard. Dans l’une comme dans l’autre méthode, le texte s’estompe, victime, dans le premier cas d’une surenchère sur son signifié, dans le second, d’une hypostase de son signifiant. Or ces deux formes d’une même réduction n’ont d’autre autorité que celle qu’elles prêtent également à son auteur transcendant. Le sacré, ainsi entendu, a pour immédiate conséquence de faire courir la frontière qui le préserve du profane selon un tracé tel que l’accès à son expression langagière soit désormais impossible dans le registre du temps historique. échappant à l’histoire, le texte allégorisé vaut pour tous les temps, une fois pour toutes, mais de telle sorte qu’il se dissout dans le temps universel en cessant d’y avoir été d’abord événement ; littéralisé, son sens reste pris dans le miracle de son événement si unique qu’alors « une fois n’est pas coutume » à tel point qu’il arrête désormais toute histoire en refusant d’emblée la postérité qui lui échapperait. Comme on sait, l’histoire fait retour, et de manière insidieuse, d’abord dans les différentes logiques canoniques qui décident, sans inspiration particulière mais au terme d’une discussion argumentée et en fonction de certains critères datés, quelle sera finalement la composition du texte faisant autorité – on connaît les avatars subis à Yabneh, à Carthage à Trente et même dans la traduction de Luther par le livre de Judith, exclu des ketouvim, déclaré non canonique, puis réputé deutérocanonique, un temps jugé apocryphe puis finalement intégré à la Bible protestante – ; la constitution des livres et l’économie générale des textes obéit alors à des intentions dont la logique confessionnelle renforce le caractère d’extériorité adventice ; ensuite, dès que le texte sera dépecé par la critique historique, l’« esprit historien », dans sa pire version antiquaire, s’emparera des textes pour les découper en autant de fragments référés à une réalité archéologique, sociologique, institutionnelle, de telle sorte que, là encore, le texte disparaît au profit de ses conditions de production dont il n’est plus que le pâle et, finalement, l'inutile reflet superstructurel. À ce dernier avatar, auquel d’ailleurs la « Science du judaïsme » a prêté quelque peu la main au XIXe siècle, on comprend la résistance exprimée très vite, du côté de l’orthodoxie, par Samson Raphaël Hirsch8, du côté du judaïsme plus libéral, par Benno Jacob9, puis, à sa suite, par Buber et Rosenzweig lorsqu’ils entreprirent de traduire la Bible, et, chez les chrétiens, par Karl Barth10.
7Au texte biblique est refusé d’être pleinement dans l’histoire, alors qu’il est sans doute celui dont le rôle d’acteur historique effectif est, pour une large part de la tradition occidentale, le plus éminent. Ce refus est puissamment soutenu par la quasi-impossibilité de rétablir des contextes précis qui eussent pu éclairer les raisons pour lesquelles ces textes bibliques ont vu le jour, et qui eussent également permis de montrer tout le système des écarts mis en place par leur rédaction et leur composition, ainsi que de faire valoir autrement que de manière exceptionnelle le réseau des intertextualités qu’ils intègrent. La philologie se voit ainsi frustrée d’une très large part des matériaux dont elle a besoin ordinairement pour inscrire un texte dans son histoire, et les raisons objectives de cette frustration entrent pour beaucoup, force est de le reconnaître, dans l’impression qu’on aurait affaire à un texte dont le statut serait inouï. Mais lui est aussi refusé une temporalité plus subtile, celle que le texte lui-même déploie selon sa logique propre. Et les différentes manières de lire, de commenter ces textes doivent se confronter à ces temporalités, se justifier par rapport à elles, qu’il s’agisse d’une lecture confessionnelle ou d’une lecture philosophique. La réduction du texte à ses dimensions proprement textuelles – en quoi consiste véritablement le point de vue de l’interprétation traductive – paraît-elle restrictive ou brutale ? Elle est, en fait, un préliminaire qui peut être, au départ du moins, admis par les deux perspectives, pour autant que l’une et l’autre reconnaissent que se sont des mains humaines qui l’ont composé, sans aborder d’emblée la question délicate de son inspiration, et pour autant que la nature d’un tel texte n’exclut nullement qu’on puisse y déceler une intelligence rationnelle à l’œuvre jusque dans sa composition même.
8Ce recours à la logique de composition du texte qui fait apparaître un écart et le suppose voulu écarte d’emblée toute perspective herméneutique telle que l'entend Gadamer en affirmant que « le sens d’un texte dépasse son auteur, non pas occasionnellement, mais toujours »11. Cette herméneutique-là s’enferme dès le départ dans une contradiction propre à l’allégorisme : en effet, si le sens dépasse toujours son auteur, quel sens reconnaître au texte qui argumente en faveur d’une telle motion ? Là encore, c’est l’autorité de l’interprète qui arrête les contours du « dépassement de sens » et en fixe le périmètre, c’est-à-dire ne reconnaît au texte que le statut de truchement d’une tradition dont la source de sens est, nécessairement, postulée toujours antérieure et supérieure ; elle devient une origine à peu près indifférente aux différents « incipit » des textes effectifs et historiques. Pour cette herméneutique, le temps de la lecture est déjà référé à son originalité sans qu’on s’interroge sur ce qui paraît dès lors contingent : les différents textes qui sont pourtant bien autant d’interventions modifiant le cours même de l’histoire effective et ne renvoient pas à celle d’un dévoilement progressif de la source originaire.
9Au contraire, ce qui importe du point de vue d’une herméneutique, critique cette fois, c’est, au premier chef, la conformité d’une hypothèse générale de cohérence aux détails de la composition du texte qui, en retour, n’apparaissent pleinement qu’à la lumière de cette cohérence qu’on y suppose. Encore une fois : l’original n’est pas un donné brut. L’interprétation n’est pas autre chose qu’une hypothèse, et cette hypothèse ne se forge pas au terme d’une subsomption d’indices textuels empiriques, car pour les identifier comme pertinents, il faut déjà disposer de cette hypothèse qui, seule, les fait apparaître à la lecture. Le critère de validité de cette hypothèse – toujours révisable, bien évidemment, et nécessairement provisoire, historique – est le degré de cohérence qu’elle produit dans la reconstruction de l’original. Le paradoxe apparent de cette conception est que ce qui est éminemment traduisible est ce qui fut le plus historique dans l’écriture du texte original. Le sens que dégage l’interprétation n’est pas « trouvé », il est découvert dans la dynamique du texte, et il n’est pas question d’imaginer que sa « lettre » serait négligeable au prétexte que le signifiant serait inexportable – on ne traduit pas des « signes », mais des sémantèmes. Ce qui peut nous apparaître insolite ou étrange dans le texte biblique n’est pas à imputer commodément à ce qu’une représentation vulgaire, et donc fort répandue, en a fait : un texte archaïque, écrit de manière imparfaite par des auteurs qui maîtrisaient mal l’architectonique moderne de l’écriture livresque et ne partageaient pas notre savoir du monde et de la nature. Pas non plus à la sacralisation du texte qui transformerait chacune de nos hésitations en indices de notre propre finitude face à un discours parfait. Il faut admettre que l’interprétation puisse fort bien, pour un temps, ne pas savoir rendre compte de tout, et se trouver dans l’obligation de reconnaître les limites de son hypothèse sans pour autant renoncer au principe de cohésion ; mais c’est aussi redonner au texte toute sa dignité d’intervention historique, intervention voulue par un ou des auteurs, maîtrisant leur art et ses techniques, conscients des écarts qu’ils introduisaient par rapport aux possibilités déjà frayées dans leur langue, et soucieux de modifier, par le langage même, les configurations spirituelles léguées par un environnement et une tradition12. Le texte est dans l’histoire, il y est doublement singulier, comme événement d’abord et comme intégration de la temporalité qu’il sédimente sous la forme de ces écarts précisément : c’est cette double singularité qui ouvre l’accès à ses relectures, à ses reprises, à ses interprétations comme à ses traductions et retraductions.
10En Genèse 1, 26, Dieu se décide à faire un adam (nahasseh adam13) qu’il crée au verset suivant de manière tout à fait spéciale – il est ici impossible de rentrer dans la problématique de ce qu’on a appelé l’imago Dei – puisqu’il « les créa mâle et femelle » (ve-ibera elohim et ha-adamah […] zakhar venekebah). La King James traduit adam par man et la Segond par homme. Ce faisant, la King James complique inutilement la situation en risquant d’emblée de faire de cet homme un androgyne, tandis que la Segond, fidèle au choix de la Septante, traduit par un terme connotant le genre qui admet une différence spécifique d’ordre sexuel, conformément à l’une des indications sémantiques du texte. D’ailleurs, Genèse 5, 2 lève toute ambiguïté en rappelant qu’ adam est le nom donné par Dieu à l’homme et à la femme lorsqu’ils furent créés. Il s’agit donc bien d’abord et essentiellement d’un nom commun : l’homme au sens d’être humain, distinct de l’animal, de la plante, etc. En hébreu, le signifiant adam connote l’idée générale de ce qui est terrestre, de ce qui est à la surface de la terre ; il renvoie à un autre terme, adamah qui signifie la croûte terrestre, la terre comme matériau (et qui est distingué de la terre comme contrée, ce que l’on peut constater en Genèse 2, 6 où eretz désigne la terre par opposition au ciel, par exemple, et adamah la surface du sol). Mais, comme il n’y a pas en hébreu de graphème signalant qu’on a affaire à un nom propre, adam n’a pas d’autre signifié que celui qui se construit négativement par rapport aux autres noms communs désignant ce que Dieu crée au long des six jours, et, comparativement, par rapport à adamah. Son équivalent serait en français quelque chose comme « le terrestre ». Le sens de adam se dessine néanmoins très vite dans une sorte de jeu de mots qui est plutôt une assonance, en Genèse 2, 5 : « ve-adam aïn la-havod et-ha-adamah » (« et il n’y avait pas de terrien pour travailler la terre »). Le verset 6 répète adamah, et le verset 7, qui explique de quoi adam est spécifiquement fait, intercale adamah entre deux occurrences de adam, et indique très clairement sa nature double : l’adam est un mixte de adamah et de souffle divin. Il est difficile de maintenir la version de la King James qui s’obstine à traduire par man, tout simplement parce que ce serait alors refuser que les femmes aient une âme (ce point a été soulevé au Concile, fort régional, de Mâcon, en 585, en arguant de la différence entre homo et vir ; il en est résulté la légende selon laquelle un Concile avait statué sur l’absence d’âme chez les femmes…). L’intérêt de ce verset est de donner en quelque sorte une motivation au signifiant adam dont la connotation sémiotique évoque la finitude. La logique du texte installe ainsi un premier jalon dans sa didactique du langage. Le deuxième jalon apparaît en Genèse 2, 19 lorsque l’adam doit nommer les animaux ; comme on le constate, il échoue dans sa tâche parce qu’il ne se trouve aucune contrepartie (et non pas une « aide », comme dit Segond, ni “an help”, pour la King James). La nomination des êtres animés presque semblables à l’être humain pose le problème de la nomenclature, du lexique, donc, et celui de l’identification de soi – l’adam réussit à établir un lexique, mais échoue lorsqu’il s’agit de se désigner lui-même. Si aucune objectivation n’est possible, c’est que le langage, pour être autre chose, justement, qu’un lexique, implique une autre dimension qui n’est pas encore présente14. Les traducteurs de la King James ont tout de même dû avoir une obscure intuition du problème sous-jacent à cet épisode puisque c’est à cette occasion qu’apparaît la première occurrence du nom propre Adam. Cette apparition n’est donc pas tout à fait arbitraire, mais elle constitue une sorte de contresens au regard de l’échec dont fait état le verset 20. Et c’est bien cet échec qui motive immédiatement la création de la femme, non plus comme femelle par rapport à un mâle – elle existe déjà –, mais comme femme face à un homme, et, surtout, comme interlocutrice. La solitude évoquée au verset 18 et jugée mauvaise, n’est pas celle d’un mâle sans femelle, mais celle de l’adam doté d’une « âme » et qui, seul, ne saurait accéder au langage. La torpeur où est plongé l’adam pendant la création de la femme qui est, non pas tirée de sa côte, mais de son côté, a une fonction essentielle : l’adam n’assiste pas à la naissance de sa contrepartie. évacuons tout de suite les représentations parasites qui se bousculent dans notre représentation de modernes : pas d’anesthésie générale rendue nécessaire par l’intervention toute corporelle du chirurgien suprême ! Il ne s’agit pas d’une naissance corporelle – encore une fois, la femelle existe déjà –, mais bien de pallier une incapacité dans l’ordre langagier. En outre, la femme n’aura ainsi qu’un rapport plus médiatisé à la terre, à la finitude, dont elle sera moins dépendante – il ne s’agit pas ici d’évaluation, mais simplement de constater une altérité véritable sur fond d’identité substantielle. Enfin, la torpeur de l’adam signifie précisément qu’il ne sait rien de l’origine de sa contrepartie : il ne maîtrise en rien ni ne peut contrôler ce qui fait l’altérité de la femme, il ne saura jamais tout de son autre ; on ne peut pas mieux dire ici que ne le fait Levinas en disant de l’altérité qu’elle est « relation avec le mystère, c’est-à-dire avec l’avenir »15. Mais l’adam sait reconnaître immédiatement qu’elle est son autre identique, par la chair qui n’est plus désormais simple donnée naturelle, et aussitôt par le langage : l’objectivation, impossible au verset 2016, devient partiellement réalisable maintenant puisqu’un nom commun juste peut être donné à l’adam et à la femme, un même nom, décliné, comme il se doit au masculin et au féminin, ish et isha. Ni la King James ni la Segond ne peuvent rendre compte de ces deux noms communs sauf en ayant de nouveau recours à “Man” (doté alors d’une majuscule) et à « homme ». Ce deuxième jalon est essentiel dans la compréhension de ce qu’est le langage, car que serait un langage qui ne pourrait du tout être parlé ni partagé, donc soustrait à toute identité substantielle, à toute illusion référentielle par la pratique qui toujours le modifie, l’altère ? Que serait, par ailleurs, un langage unique, sans les rapports inévitables mais d’abord nécessaires avec d’autres langues, relation de filiation, de dérivation, de confrontation, d’emprunt, de métissage ? Le « langage adamique » dont parle Benjamin ? Mais précisément, Adam ne parle à personne, et si Dieu s’adresse à lui, comment ne pas tomber dans le pire anthropomorphisme si l’on imagine ce langage fait sur le patron des langues que nous savons ? Enfin et surtout, le langage n’est pas d’origine divine ; les dix paroles divines d’où surgit le monde n’ont rien de commun avec un langage humain qui est d’abord une langue parmi d’autres.
11Le verset 24 se présente comme une conséquence du rapport d’interlocution qui vient de s’établir. Mais sa formulation est quelque peu surprenante : ce n’est pas l’adam qui doit quitter père et mère pour s’unir à sa femme, mais l’homme masculin. Cette indication va tellement à l’encontre de la coutume de l’époque, que le lecteur est alors averti, par la surprise trompant l’attente normale qu’il s’agit-là de tout autre chose que de l’institution du mariage que nombre de commentaires ont voulu y voir justifiée. Peut-être le verset suggère-t-il, que les conditions de l’union charnelle, tout aussi fugitive et illusoire que l’accord langagier, mais tout aussi attirante et désirée, impliquent une rupture avec la tradition, avec ce qui est simplement donné et légué, impliquent, sinon de parler une autre langue, du moins de parler autrement la même langue puisqu’on la parle désormais avec un autre. Ainsi l’histoire, discrètement, fait son apparition, directement liée à toute la constellation du langage effectif, c’est-à-dire parlé, échangé, transmis et sans cesse transformé.
12Mais justement, l’adam et sa femme ne s’adressent pas la parole – à aucun moment. Que le verset 23 propose une première résolution de l’impasse où l’adam restait prisonnier tant que sa contrepartie n’était pas reconnue comme telle ne vaut pas encore pour installer pleinement une relation dialogique effective. Certes, une première objectivation langagière est possible, l’adam devient ish et sa contrepartie isha, mais ce n’est qu'une identification partielle qui en reste au registre de la généralité des données du monde : les conditions de l’histoire ne sont présentes qu’au niveau très abstrait du temps – celui du septième jour où le parachèvement de la création est simultanément le « repos » de Dieu qui laisse ainsi ouverte la temporalité humaine –, mais pas au plan très concret des conditions anthropologiques, à savoir le travail et l’échange symbolique par le biais du langage. L’absence de dialogue partagé entre l’adam et sa femme est à la fois responsable de ce qu’on a appelé la « chute » ou le « péché originel » où se manifestent immédiatement les conséquences du mutisme réciproque, mais aussi de la situation d’emblée conflictuelle des deux fils de ce couple puisque, eux aussi, vont reproduire le mutisme parental avec, cette fois, la conséquence tragique que l’on sait. La résolution de cette situation dramatique n’aura lieu qu’après le déluge et après l’épisode régressif de Babel, et, comme par hasard, il faudra que les fils de Noé soient, non plus deux, ce qui risquerait de reconduire un face à face dangereux, mais trois, afin que se déporte vers un tiers la confrontation qui, ainsi, se neutralise de telle sorte qu’enfin l’histoire effective soit possible.
13Mais revenons à la démarche observée en Genèse 2 et 3. La deuxième résolution du problème posé en Genèse 2, 19 et amorcé en 2, 5, aura lieu en Genèse 3, 20, juste après qu’est rappelée la substance composite de l’adam avec une insistance particulière sur sa finitude fatale exprimée dans le sens de son signifiant : il retournera à la terre (adamah) dont il a été tiré, et il n’échappera pas à la poussière qu’il est pour partie (Genèse 3, 19). C’est alors que, par réaction pour ainsi dire, l’adam parvient à créer un nom propre, pas le sien, mais celui de sa femme, qu’il appelle hava en motivant son néologisme par l’expression d’un espoir qui vient contredire symboliquement le rappel de son caractère de mortel : hava signifie la mère de tous les (êtres humains) vivants. Deux remarques s’imposent : tout d’abord, le fait que le signifié motivé d’« Ève » (que la Septante traduit directement par « Zoé », la « vivante ») fait alors chiasme avec le signifiant motivé de l’adam, et révèle ainsi toute la construction subtile sur laquelle reposait la dynamique du texte depuis le début du chapitre 2 ; ensuite le temps du verbe employé – elle « est devenue » la mère de toute l’humanité (à l’accompli) – montre qu’il ne peut s’agir d’une énonciation de l’adam, mais que c’est un propos du « narrateur », une objectivation par rapport au récit, comme pour renforcer, chez le lecteur, l’intuition que le texte se situe précisément à plusieurs niveaux d’énonciation. Le premier nom propre de personne fait accéder au langage dans une perspective qui indique en même temps qu'elle en est l’une des fonctions : échapper au donné, envisager une autre dimension temporelle que celle du passé ou du présent, c’est-à-dire se situer dans le futur qui ne peut pas être appréhendé par nous autrement que dans le langage.
14Cette leçon interne, discrète, sur la nature du langage, le texte biblique la délivre sans didactisme affiché, mais avec une grande subtilité dans le détail qui témoigne bien d’un art d’écrire parfaitement maîtrisé. Qu’on ne s’y trompe pas : le statut propre à l’adam symbolisé par le suspens entre nom commun et nom propre n’est pas exclusivement réservé à la gent masculine ; l’homme et la femme partagent cette même condition d’êtres finis et mortels, attachés littéralement à la glèbe. Et l’aspiration à l’histoire telle qu’elle se manifeste à un niveau supérieur d’objectivation, celui du nom propre, ne vaut pas uniquement pour les femmes même si leur capacité d’être mère les distingue et les rend plus immédiatement responsables de l’innovation historique effective (c’est la raison pour laquelle c’est à une femme qu’est attribué le premier nom propre) : le « terrestre » et la « vivante » partagent de fait leur qualité éponyme. La condition d’être fini va de pair avec la singularité individuelle – le nom propre –, et c’est cette singularité qui est à l’œuvre dans la saisie d’une langue héritée et que l’on s’approprie, à sa manière, dans le statut de récipiendaire d’une tradition qui n’est jamais un rôle strictement passif.
Notes de bas de page
1 Cf. F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 285 : « […] les plus grandes pensées sont les plus grands événements ».
2 Jean Bollack, « Mythe et littérature », Cahiers de la Villa Gillet 10 (1999), p. 6 et p. 9.
3 Cf. F. Nietzsche, Opinions et sentences mêlées, § 126 : « […] comme si les maîtres d’autrefois n’avaient manqué que des moyens indispensables à faire parler distinctement leur âme […] c’est nécessairement et non point par hasard qu’ils choisirent leurs moyens d’expression […] on honore les grands artistes du passé […] par d’actifs efforts pour leur procurer sans cesse une vie nouvelle ».
4 J : Bollack, « Mythe et littérature », loc. cit.., p. 13.
5 J. Bollack, Sens contre sens, p. 98.
6 Cf. Jean Starobinski, La relation critique, Paris, Gallimard, 1970, p. 48sq. : « […] la figure de Humboldt pour qui l’œuvre de langage, ergon, renvoyait à un pouvoir intérieur, energeia, à la fois propre au sujet parlant et à sa communauté historique. L’œuvre est donc abordée comme l’expression d’une activité psychique qui l’a conditionnée et façonnée ; l’œuvre est la Tatsache qui porte la marque d’une Tathandlung. »
7 J. Bollack, « Zum Verhältnis von Aktualität und Ueberlieferung », Neue Hefte für Philosophie 15/16 (1979), p. 9.
8 La publication du premier livre de son commentaire de la Tora date de 1868.
9 Cf. Benno Jakob (1913), Die Thora Moses, Francfort.
10 Voir la préface de 1918 à la première édition de son commentaire de L’Épître aux Romains.
11 Cf. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Le Seuil, 1996, p. 318.
12 Cf. W. von Humboldt, « Théorie du déploiement de soi », dans De l’esprit de l’humanité, Charenton, Éditions Premières Pierres, 2004, p. 35-37 (éd. Y. Wattenberg ; trad. fr. O. Mannoni).
13 C’est la seule fois où adam est employé absolument, sans déterminatif ; par la suite, en Genèse, 2, 3 et 4, adam sera toujours accompagné d’un déterminatif ou d’un déictique et d’un déterminatif. Il faut attendre Genèse 5, 1 pour retrouver un emploi du terme sans déterminatif.
14 Du moins au niveau second de l’énonciation portant sur la constitution progressive du langage ; car, juste avant 2, 19, le texte nomme les fleuves issu de l’Eden et les pays qu’ils traversent – ce contraste renforce la position du « narrateur » qui, lui, se situe, comme nous, ses lecteurs, après la formation des langues, et entend bien le signaler : il s’agit, en effet, dans ces deuxième chapitre, d’une reconstruction didactique des éléments indispensables à toute langue effective, et non pas d’un quelconque « désordre » du texte biblique.
15 E. Levinas, Le Temps et l’autre, Paris, PUF, 1983, p. 39.
16 Curieusement, c’est néanmoins dans cet acte de nomination, pourtant inaboutie, que Benjamin voit l’achèvement de la création : « La création divine s’achève lorsque les choses [sic] reçoivent leur nom de l’homme, cet homme seulement à partir duquel, dans le nom, le langage parle. » (Walter Benjamin, Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 148).
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